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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Jacques Dofny (1923-1994) [Directeur du Département de sociologie à l'Université de Montréal], Les stratifications de la société québécoise . Un article publié dans la revue Sociologie et Sociétés, vol. X, no 2, octobre 1978, pp. 87 à 102. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal.. Je tiens à remercier infiniment Mme Céline Saint-Pierre, sociologue à l'INRS-urbanisation de l'Université du Québec, pour ses démarches auprès de Mme Dofny qui nous a autorisé à diffuser toute l'oeuvre de son mari, le professeur Dofny. Sans les démarches de Mme Saint-Pierre, nous n'aurions pas obtenu cette autorisation. Merci.
Texte intégral de l'article de M. Jacques Dofny, Professeur de sociologie à l'Université de Montréal Vers un mouvement socialiste québécois
RÉSUMÉ
Les relations ethniques et les relations de classes sociales se combinent dans certaines situations de sociétés dépendantes dont le Québec serait un exemple. Une comparaison est établie entre cette approche et celle qui est traitée par Touraine au sujet des Sociétés dépendantes d'Amérique latine et par Wilson concernant les Noirs américains. L'analyse des classes au Québec oblige à recourir à un double système de stratification qui avait conduit à utiliser le concept de « classe ethnique » et à montrer comment les acteurs dans une telle situation participent aux luttes de classes et aux changements historiques à des niveaux différents de la réalité sociale.
SUMMARY
Ethnic relations and social class relations unite in certain situations in dependent societies, Quebec being an example. A comparison is set up between this approach and that of Touraine in relation to the dependent societies in Latin America and of Wilson concerning American Blacks. Class analysis in Quebec necessitates recourse to a double system of stratification, which has led to the use of the concept of "ethnic class" and to showing how the actors in such a situation participate in class struggle and historical change at different levels of social reality.
RESUMEN
En las sociedades dependientes, las relaciones étnicas y las relacionnes de clases sociales, se combinan en ciertas situaciones, del cual el Québec sería un ejemplo. Una comparación es establecida entre este planteamiento y él tratado por Touraine respecto de las sociedades dependientes de América Latina y por Wilson concerniente a los negros américanos. El ánálisis de clases de Quebec obliga a recurrir a un doble sistema de estratificación que había conducido a utilisar el concepto de « clase étnica » y a mostrar como los actores en una situación tal, participan a las luchas de clases y a los cambios históricos a diferentes niveles de la realidad social.
La description de l'imbrication de l'économie québécoise dans l'économie canadienne et américaine est établie depuis longtemps. On peut utiliser tout aussi bien le vocabulaire de l'économie libérale que celui de l'économie marxiste pour en tracer les contours et les structures mais les faits sont tellement évidents qu'ils parlent d'eux-mêmes. En tout cas les travaux anciens de Porter (1) les statistiques de Marion (2) et Reynaud (3), les ouvrages, enquêtes, articles de Lewit (4) Sales (5), Milner et Milner (6), Niosi (7), Fournier (8), Dubuc (9) font tous le même constat. À des degrés divers, mais suivant une même tendance, les richesses naturelles sont concédées à des groupes anglais ou américains. Le secteur manufacturier traditionnel largement entre les mains des Canadiens anglais est en état de crise et son importance dans le PNB en diminution, les compagnies américaines occupent les secteurs les plus avancés technologiquement; les Canadiens français se retrouvent surtout dans le secteur non monopoliste (35%) et ils contrôlent des établissements employant 22,2% des salariés québécois. L'État québécois ajuste son système d'éducation et son système de santé aux nouveaux besoins industriels, administratifs, sociaux. Il tente depuis vingt ans d'apporter certains correctifs à la dépendance économique, achète à prix élevés les compagnies d'électricité (1965) et une compagnie sidérurgique (1964), s'apprête à acquérir une mine d'amiante et à installer une usine de transformation de ce produit (1977), instaure une régie d'État couvrant une partie de l'assurance automobile (risques personnels) (1977).
Nul doute que la société québécoise est une société dépendante, mais sa spécificité tient à ce qu'elle l'est deux fois. Le Canada en effet offre lui aussi tous les traits d'une société dépendante des États-Unis. C'est au cours des dix dernières années, sous le gouvernement Trudeau, que les États-Unis ont poussé au maximum l'achat des propriétés qu'ils détiennent au Canada. Récemment encore, la crise du pétrole fit des sables bitumineux une ressource naturelle rentable. La province d'Alberta possède une réserve de 200 billions de barils de pétrole synthétique dans l'Arthabaska, soit l'équivalent d'un tiers des réserves du Moyen-Orient. Une société d'exploitation a été formée, où l'État canadien et les provinces d'Alberta et d'Ontario ne possèdent ensemble que 25 % des actions ; le reste est la propriété d'Imperial Oil, Exxon et Gulf.
Le Canada, lui aussi, est donc une société dépendante mais le Québec l'est deux fois. Économiquement, il dépend des États-Unis et du reste du Canada ; politiquement il est partie d'une ancienne colonie britannique encore très largement dominée par les Canadiens anglais. Il n'y a sans doute pas de situation comparable en Amérique latine où Touraine a construit et appliqué le modèle théorique qu'il utilise dans les Sociétés dépendantes (10). La question que pose cet article, à partir des réflexions de Touraine est la suivante: «Dans quels termes et selon quel modèle peut-on analyser au Québec les rapports qu'entretiennent les classes sociales entre elles, comment les définir, comment situer leur action dans le champ des actions nationalistes et des actions socialistes?»
Dans un long chapitre de 1975 sur les « Sociétés désarticulées (11) » Touraine s'attaque aux théories de la dépendance. Il reconnaît le progrès que ces théories ont permis, par rapport aux théories de la modernisation conçues dans l'esprit de l'évolutionnisme idéaliste du XIXe siècle, renouvelé par Redfield, Parsons ou Hozelitz. Mais il leur attribue un « déterminisme externe rigide et un volontarisme politique socialement indéterminé », ce qui revient à dire que « les conduites sociales ne doivent être expliquées qu'en termes de relations économiques internationales...» «Position destinée à combattre le réformisme des classes moyennes soucieuses d'intégration, de nationalisme, de développement, donc de «valeurs», négatives ou oublieuses des conflits sociaux, et à ce titre tout à fait justifiée mais qui aboutit à interdire la connaissance des acteurs sociaux et politiques et donc à transformer les mouvements sociaux en coureurs aveugles ou plus exactement en acteurs dont les pratiques et les discours sont sans rapport (12).» Il rappelle cependant la justesse de certaines critiques de Frank niant l'opposition théoriquement trop faible entre secteurs moderne et traditionnel de la société : le traditionnel ne s'expliquant que par la domination du moderne et lui étant en quelque sorte postérieur.
Mais il insiste surtout sur ce qu'il appelle le cur de la discussion. «Quels sont les rapports entre l'État national et une bourgeoisie incorporée périphériquement dans le système capitaliste international, dans le développement des sociétés latino-américaines (13)?» Ou encore «Le vrai problème qu'il faut examiner est le suivant : une société dépendante est celle dont le développement, c'est-à-dire le passage d'un type de société à une autre, et en particulier d'un mode de production principal à un autre - est dirigé directement ou indirectement par une bourgeoisie étrangère. En quoi cette situation modifie-t-elle les rapports sociaux fondamentaux et en particulier les rapports sociaux de production dans la société dépendante?» Deux instruments, selon Touraine, doivent permettre d'expliquer ces particularités:
a) le propre d'une société dépendante est la « désarticulation des relations économiques et des rapports sociaux de la même unité de production (analyse synchronique)
b) les réalités, les « types idéaux » relèvent à la fois de la connaissance de systèmes sociaux ou de modes de production d'un côté, et de modes de développement, de procès diachroniques de l'autre.
Les questions et les hypothèses soulevées par Touraine ne sont pas sans rapport avec une hypothèse de travail que j'avais avancée il y a quelques années (14). En 1962, se tint à l'Université Carleton, d'Ottawa, un colloque qui annonçait la parution prochaine du livre de John Porter: Vertical Mosaic, effort empirique et théorique pour décrire la structure sociale du Canada. Cet ouvrage fortement inspiré par le Power Elite de Mills décrivait la part tenue par des Canadiens français dans les strates élevées des grandes institutions canadiennes: économiques, politiques, religieuses, sociales, militaires, diplomatiques, etc. Partout se retrouvait la même situation : les Canadiens français étaient sous-représentés dans les strates supérieures des institutions à l'exception d'une seule: l'Église catholique.
L'interprétation de Porter mettait fortement l'accent sur le système scolaire catholique produisant plus de prêtres, d'avocats, de médecins et de notaires que d'ingénieurs, techniciens, scientifiques ou hommes d'affaires. Son hypothèse principale était que la différence fondamentale entre la société canadienne et américaine était que si cette dernière avait pu réaliser sous l'égide et la domination des WASP un melting pot où s'étaient intégrés tous les immigrants (affirmation qui se trouve aujourd'hui de plus en plus contestée), le Canada au contraire constituait une mosaïque verticale de groupes ethniques; il attribuait cette situation à l'existence au Canada de deux sociétés fondatrices: anglaises et françaises qui ne s'étaient jamais interpénétrées.
M. Rioux et moi-même avions débattu le thème des «classes sociales au Canada français (15)». Nous y avions soutenu que l'on ne pouvait s'en tenir à une explication qui semblait mettre sur le même pied les groupes fondateurs comme si le fait de leur non-intégration avait servi de modèle aux groupes ethniques ; que d'autre part si l'explication par les valeurs de l'Église catholique, et son système scolaire, faisaient partie du tableau, elles étaient bien insuffisantes pour rendre compte de la position dominée des Canadiens français.
Assurément, l'analyse que nous faisions relevait plus de la diachronie que de la synchronie. S'il s'agit d'examiner le fonctionnement d'une société, les rapports de classe viennent en première ligne, mais si, comme Touraine le dit, on parle de modes de développement et de passage d'un type de société à une autre, ces concepts ne suffisent plus : la dépendance n'est pas un mode de production, mais un mode de changement historique, c'est-à-dire qu'elle ne pose pas seulement un problème de rapport de classes mais soulève celui de la question nationale.
La notion de « classe ethnique » caractérise la situation des canadiens français dans la structure sociale canadienne et nord-américaine, ces deux dernières ne pouvant être isolées par l'analyse si l'on veut rendre compte de la structure de classes dont les canadiens français font partie. Pour saisir la signification du concept de classe ethnique on peut se référer à l'image de Vallières dans le titre d'un de ses livres les Nègres blancs d'Amérique (16). Pour forcée qu'elle soit, cette image permet d'explorer la position des Canadiens français en Amérique du Nord. Si l'on considère que le Canada est partie intégrée du capitalisme américain, avec certes l'autonomie d'un certain capitalisme canadien anglais qui perd son importance et son influence d'année en année, on peut se permettre d'examiner cette comparaison entre Noirs d'Amérique et Canadiens français et en tracer les limites.
Aux États-Unis, le débat concernant les Noirs s'articule lui aussi autour d'un double système théorique: celui des relations ethniques et celui des relations de classe. Pour de nombreux marxistes plus orthodoxes tels Baran et Sweezy (17) Harris (18) ou Nikolanikos (19), la stratification ethnique n'est qu'un aspect particulier de la stratification en classes. Afin d'accroître la plus-value, la classe bourgeoise encourage les divisions entre catégories de travailleurs afin de maintenir à son maximum la compétition intra-classe. Dans ce même schéma, les marxistes orthodoxes font rentrer toute autre division, celle des sexes, particulièrement. Discutant de ce problème, Wilson (20) montre que dans l'histoire sociale américaine, les Noirs ont constitué cette classe ouvrière marginale qui permettait de faire pression sur les salaires des ouvriers blancs. Mais il reprend aussi l'argument d'Edna Bonachich (21) pour qui l'antagonisme ethnique se développe en premier lieu dans un marché du travail éclaté (split labor market) quand le prix du travail pour la même tâche est différent pour au moins deux groupes ou le serait s'ils accomplissaient le même travail. (Pour Bonachich, le prix du travail inclut le coût du recrutement, du transport, du logement, de l'éducation, de la santé et des loisirs.) Dans cette situation, les salariés les mieux payés se sentant menacés s'opposent en termes ethniques à leurs compétiteurs. La fraction la mieux payée tendra à institutionnaliser un système de stratification ethnique qui lui assure (a) le monopole des emplois qualifiés, (b) dresse des barrières à l'apprentissage et à l'éducation, (c) s'oppose à des mesures légales qui donneraient accès à ses compétiteurs à des moyens de pression politique. De son coté Mandel (22), examinant l'histoire sociale américaine, émet l'hypothèse que l'aristocratie ouvrière américaine pouvait obtenir des salaires élevés dans la mesure même où les tâches subalternes étaient laissées aux « ethniques » à des salaires très bas. Wilson rappelle qu'autour des années 1850 les travailleurs qui étaient les plus menacés par l'arrivée des Noirs sur le marché étaient les Irlandais, qui s'opposèrent à l'extension des droits politiques aux Noirs et réussirent même à les tenir éloignés des emplois moins payés. En d'autres endroits, les travailleurs blancs qui avaient émigré du Sud et s'étaient installés en Ohio, Indiana, Illinois, adoptèrent des pratiques semblables. D'après Spero et Harris (23) «Dans la ville de New York, le Parti démocrate... qui se voulait représentant de la classe ouvrière, s'opposait à la libération des esclaves en se basant sur le fait que l'émancipation conduisait à l'émigration de milliers de Noirs vers les États du Nord, augmentant la compétition autour des emplois et réduisant les salaires même en dessous du niveau atteint par un marché déjà surapprovisionné.» Pourtant d'autres fractions de la classe ouvrière, comme les mécaniciens, souvent d'origine germanique et porteurs d'idées socialistes, accordaient leur soutien à l'abolition de l'esclavage.
Cependant, pour Wilson, à qui cette discussion est empruntée, ni la théorie des marxistes orthodoxes, ni celle de Bonachich ne peut rendre compte d'une façon satisfaisante de la dynamique des conflits qui opposèrent les différentes catégories d'ethniques blancs au XIXe. Les immigrants étaient ignorés des unions déjà établies, et forcés de bâtir les leurs. À fortiori, les Noirs eurent-ils toujours beaucoup plus de difficultés que les immigrants blancs pour avoir accès aux organisations syndicales. Enfin abordant la question des libérations nationales, Wilson cite Lieberson pour qui «La différence la plus fondamentale entre la stratification ethnique et d'autres formes de stratification réside dans le fait que la première est presque toujours la base d'une désintégration interne des frontières existant à l'intérieur d'un État-Nation. À la fois sur un plan théorique et sur un plan empirique, seuls les groupes ethniques peuvent engendrer un mouvement orienté vers la création d'un État-Nation séparé (24)». Wilson prend précisément comme exemple le « Black Power Movement » aux États-Unis et le mouvement séparatiste au Québec. C'est donc une conjonction d'oppression de classe et d'oppression nationale qui pour certains groupes ethniques constitue une expérience spécifique et entraîne des comportements qui ne peuvent pas être complètement expliqués par la seule analyse en termes de classe. Ainsi, conclut Wilson, ni une thèse de strict déterminisme économique ni une thèse de strict antagonisme ethnique ignorant les facteurs de classe ne peuvent rendre compte de la réalité.
Les Canadiens français en Amérique du Nord ne sont pas les Nègres blancs (24a). Mais lorsqu'ils émigraient vers le milieu du siècle dernier dans les industries textiles de la Nouvelle Angleterre, ils faisaient partie de ces «ethniques» utilisés comme cheap labor ou comme briseurs de grève (25). Et si l'industrie américaine et canadienne anglaise ouvre des entreprises dans la deuxième moitié du XIXe siècle au Québec, c'est qu'elle y trouve un réservoir de main-d'uvre à bon marché, issue de cette population de petits paysans aux familles nombreuses, que la famine avait décimées et que les prêtres tenaient dans le droit chemin de l'abnégation et du respect de l'autorité. En d'autres mots, les Canadiens français dans l'économie de l'Amérique du Nord constituaient aussi un split market, mais ils se distinguaient de tous les autres « ethniques » par deux traits de grande importance. Ce sont des fondateurs, Us ont un passé non pas d'émigrants qui viennent s'assimiler à un groupe dominant mais bien au contraire ce sont eux les premiers venus. Ce sont peut-être des colonisés, mais dans leur histoire ils furent des colonisateurs, et lesquels ! Ils ont donc un passé qui les distingue de tous les autres «ethniques» d'Amérique du Nord. (Mis à part bien entendu les premiers occupants et maîtres de ces territoires que furent les Indiens). Ils ont gardé le drapeau de ce passé glorieux, du temps où ils étaient partie conquérante d'un des plus grands empires de l'histoire. (Ainsi le nationalisme flamand en Belgique, s'il fut, au cours du siècle dernier, principalement le fait d'un peuple de paysans, n'en est pas moins nourri de très longue date du passé glorieux du comté des Flandres). Le second trait qui distingue les Canadiens français des autres «ethniques» d'Amérique du Nord c'est qu'ils sont concentrés sur un territoire, ils ont un pays, et ont résisté à toute assimilation. (De la même façon, leurs cousins Acadiens en Louisiane ont manifesté la même résistance à l'assimilation, allant même jusqu'à assimiler d'autres immigrants irlandais, allemands et même écossais (26)! En d'autres mots, si l'on s'en tient à une analyse socio-économique on peut dire que les Canadiens français sont parmi les «ethniques» que la bourgeoisie anglo-saxonne américaine ou anglaise a dominés et exploités, mais ce sont des «ethniques» différents des autres. De leur passé pré-industriel, ils ont conservé le souvenir et les traces d'une bourgeoisie marchande que la bourgeoisie marchande canadienne-anglaise élimina progressivement. Mais ils ont toujours constitué une société avec des institutions culturelles, sociales, religieuses, administratives et sa bourgeoisie de marchands, d'avocats, de notaires, de médecins, de juges, de députés, de ministres, de chanoines, d'évêques et de cardinaux.
Bien plus, ils ont toujours eu un projet sociétal contrecarrant le projet de les assimiler. Pour la Couronne de Londres, en effet, il s'agit d'intégrer et d'assimiler (ce sera l'Acte de l'Amérique du Nord britannique...) ce peuple de 600 000 petits paysans et sa petite couche de bourgeoisie marchande, et celle des notaires, des avocats, encadrés par l'Église. C'est pourquoi d'ailleurs se révoltèrent les patriotes, en 1837/1838. Ils furent pendus. Mais si l'intégration politique et économique se réalisa, jamais l'assimilation sociologique ne réussit. La structure sociale (et cléricale) canadienne française subsista. Pour beaucoup d'historiens, le partage des influences économiques et culturelles se fit entre l'Église canadienne-française et le pouvoir britannique, chacun y trouvant son bien.
Mais on comprend facilement que lorsque la grande industrie se met en marche, celle de l'acier, des chemins de fer, de l'automobile, de l'aviation, de la chimie et de l'électronique, c'est une tout autre bourgeoisie qui prend les commandes, exploite les richesses naturelles, en un mot possède ou contrôle de très près toute la vie économique. De cette grande bourgeoisie capitaliste les Canadiens français sont exclus. On oppose bien l'existence de quelques entrepreneurs conquérants du début du siècle, dont il ne reste aucun empire, ou de quelques entrepreneurs plus récents dont les empires paraissent aussi éphémères ou sont déjà fortement intégrés dans des réseaux bancaires canadiens-anglais. Il y a toujours eu des entrepreneurs au Québec, mais depuis la constitution de la société industrielle il n'a jamais existé une classe de capitalistes canadiens-français propriétaires des richesses naturelles et des moyens de transformation de ce pays, telles que Marx les a décrites en Angleterre et en France. Dans le sens de «non propriétaires des moyens de production» on peut parler de classe dominée pour caractériser les Canadiens français et à l'inverse on peut parler d'une bourgeoisie anglaise du Québec et du Canada comme d'une classe dominante. Ces deux classes peuvent être qualifiées, m'a-t-il semblé, d'ethniques.
Historiquement il existe une structure économique industrielle nord-américaine. Elle prend son essor dans la zone Est du continent (symbole: chemin de fer) pour aboutir dans les développements plus récents de l'ouest et du sud (symbole: aviation) en passant, au début du siècle, par la grande industrialisation autour des grands lacs (symbole: automobile). Dans ces trois périodes, l'économie québécoise a fourni les ressources naturelles nécessaires à ce développement: bois, fer, aluminium, amiante, électricité principalement. (Il est typique de la structure économique du Québec contemporain que son point faible soit le secteur de la transformation et que même dans ce secteur le poids des vieilles industries à main-d'oeuvre est très important. Le Québec est de ce fait très touché par les transferts vers la périphérie.)
Au cours de cette évolution - à partir de la première guerre mondiale, mais surtout à partir de la seconde - le capital américain prend progressivement la place du capital canadien anglais. Les répartitions en secteurs primaire, secondaire et tertiaire tendent à des taux comparables au Québec, au Canada et aux États-Unis. Il y a donc gonflement des classes moyennes, disparition progressive des cultivateurs, diminution des cols bleus, accroissement des cols blancs. L'attention s'est beaucoup portée sur le rôle et la composition de ces classes moyennes anciennes et nouvelles, on y retrouve les petits entrepreneurs, les gérants de coopérative, les enseignants, les journalistes, les commerçants et toutes les catégories nouvelles de techniciens que l'industrie moderne et les «affaires sociales» qui l'accompagnent recrutent et entraînent. On a beaucoup disserté, analysé, comptabilisé cette petite bourgeoisie. On a noté l'importance de la nouvelle petite bourgeoisie dans les rangs du parti séparatiste. Il est vrai que le Québec est doté d'un gouvernement provincial dont les deux tiers du budget sont consacrés aux secteurs de l'éducation et de la santé. Les gouvernements qui se sont succédé se sont surtout préoccupés de ces problèmes et ils ont accompli de notables réformes que les grandes entreprises ne pouvaient voir que d'un bon oeil. Ils ont été soutenus dans leurs entreprises par un électorat qui a abandonné le vieux Parti d' « Union nationale » pour soutenir les « Libéraux » modernisateurs.
Dans une telle situation les allégeances de classe ne sont pas facilement identifiables, l'absence d'un parti représentant la classe ouvrière est très démonstrative de cette situation. Les plus importants enjeux de classe qui concernent les travailleurs ne sont pas en question lors des élections provinciales. En ce sens, les organisations syndicales québécoises portent un poids politique inhabituel par comparaison à toute autre société industrielle avancée. Il y a très nettement séparation des aspects économiques et des aspects sociaux de la situation: «Les fractions de classe s'opposent les unes aux autres par leur rapport différent au système de domination» (27) qui est étranger. On se rapproche ici de l'analyse que fait Touraine des classes sociales dans une société dépendante. Parlant de l'Amérique latine, il note que «les mots qui sont les plus habituellement employés ne sont pas ceux de prolétariat et de bourgeoisie, mais ceux de peuple et d'oligarchie. Il faut les définir. Le plus explicite et le plus facilement perçu est celui de pueblo. Ce mot indique la coïncidence d'une catégorie communautaire, nationale, régionale ou locale (souligné par nous). C'est à dire qu'en lui les éléments d'ascription sont plus importants que les éléments d'achievement.» Et plus loin «En Amérique le peuple représente à la fois une classe et la réalité locale ou régionale violée par la pénétration étrangère (28)»; ou encore «une société dépendante est cassée en deux par la séparation d'un secteur privilégié lié aux intérêts étrangers et d'un secteur national populaire marginalisé, réprimé ou simplement sous privilégié (29)».
Au Québec on pourrait dire que la société est cassée en trois dans la mesure où les intérêts étrangers sont doubles : canadiens-anglais et étatsuniens. L'État québécois quant à lui a pris beaucoup d'ampleur depuis 1960. Son appareil technocratique et bureaucratique s'est gonflé à un point tel qu'il est devenu le plus gros employeur. Il se trouve coincé dans un système de négociation collective conçu pour des unités de production isolées et non pour des secteurs professionnels entiers tels les hôpitaux ou les établissements scolaires. Il s'est fait entrepreneur mais d'un service public - en nationalisant les compagnies d'énergie électrique ou en acquérant une aciérie. Le Parti québécois, aujourd'hui au pouvoir, s'efforce de pousser aussi loin que possible dans le cadre de la démocratie parlementaire, les revendications nationalistes. S'il s'est d'abord présenté comme radicalement indépendantiste et modérément social-démocrate, il a mis de l'eau dans son vin pour accéder au pouvoir. Ses militants se recrutent dans une fraction de la petite-bourgeoisie industrielle et commerciale, parmi les professions libérales, les fonctionnaires, les ingénieurs, les techniciens et cols blancs des secteurs privés et public et une fraction minoritaire des cols bleus. Les membres du gouvernement sont majoritairement issus des universités.
Les sondages effectués sur les intentions de vote, peu avant les dernières élections, indiquaient entre 50 et 60% du vote ouvrier en faveur du Parti québécois. Il est vrai que cette victoire du Parti québécois était interprétée plus comme un vote de protestation provoqué par la crise économique grave qui sévit depuis plusieurs années. Les mêmes sondages indiquaient que l'option séparatiste elle-même ne recueillait que 24 ou 28 % sur l'ensemble de la population. C'est un parti qui a un soutien populaire indéniable, qu'on pourrait dire «populiste», dirigé principalement par une intelligentzia démocrate-chrétienne et par d'anciens hauts fonctionnaires.
En effet ce n'est pas dans ses rangs que se trouve la bourgeoisie (au sens fort de ce terme) puisqu'elle est presque uniquement américaine, ou canadienne anglaise. Ce n'est pas non plus un parti de classe ouvrière. Au cours de la période qui a précédé l'élection, les organisations syndicales n'ont pas caché leur sympathie pour le Parti québécois, mais deux centrales sur trois ont pris leurs distances à l'égard du gouvernement, alors que la Fédération des travailleurs du Québec, bureau de liaison des fédérations majoritairement affiliées à l'AFL-CIO, soutient ouvertement le gouvernement depuis sa prise de pouvoir. La CSN quant à elle, beaucoup plus sensible aux courants socialistes, s'est prononcée lors de son dernier congrès (juin 1978) en faveur d'une société socialiste, a critiqué l'option «souveraineté association» du gouvernement pour son ambiguïté, et a rejeté la création d'un parti socialiste comme n'étant pas de sa responsabilité, mais a reconnu la nécessité de donner aux travailleurs une formation qui leur permette de réaliser un projet socialiste. La troisième centrale, celle des enseignants, s'est montrée aussi critique du Parti québécois, et souhaite elle aussi une société construite pour et par les travailleurs.
Ce qui se passe au Québec semble bien être caractéristique des sociétés dépendantes, plaçant les rapports de classe dans cette situation de désarticulation dont parle Touraine. La classe ouvrière, partie de la communauté nationale, ne peut et ne veut pas se désintéresser de la question nationale. Mais les organisations syndicales qui la représentent, ne peuvent pas plus quitter le terrain de la revendication professionnelle qu'elles ne peuvent accorder leur soutien à un projet national dans lequel elles ne trouvent ni assez de garanties pour la défense de leurs intérêts, ni une vision suffisante d'une société de travailleurs à laquelle ils pourraient adhérer. Le milieu patronal, de son côté, est tout aussi réservé ; les milieux d'affaires américains aussi bien que le gouvernement ne cachent pas qu'ils souhaitent garder un marché canadien organisé dans le régime fédéral, incluant le Québec. De plus, si une séparation du Québec, réalisée par le Parti québécois, ne comporte manifestement aucun risque politique ou militaire, elle pourrait en comporter dans l'avenir, si ce Québec devenu indépendant se mettait à virer au socialisme. Pas question de voir surgir, si près de New York et de Washington, un nouveau Cuba.
L'analyse des classes et des rapports de classes au Québec nécessite donc de recourir à un double système de stratification. Une première grille d'analyse appliquée à l'Amérique du Nord et au Canada permet de situer les Canadiens français parmi les «ethniques» de l'Amérique du Nord dominées par le capitalisme des White Anglo-Saxon Protestants. Mais ces mêmes Canadiens français considérés sur le territoire de la Province de Québec constituent un autre système de stratification tronqué. En effet, il existe une société composée des Canadiens français et sur ce même territoire cohabitent un groupe issu de la société canadienne-anglaise (10 %) et un autre représentant les immigrants (10 %). S'il s'agit d'utiliser la notion de classe pour identifier des comportements, des attitudes, qu'elles soient politiques ou religieuses, économiques ou sexuelles, il y a peu de chance que l'on puisse traiter ces trois groupes comme s'ils appartenaient à une même société, à un même système de classe. Il faut bien accepter qu'il y a deux structures sociales, basées autant sur l'histoire sociale et politique que sur la structure économique. Les immigrants, quant à eux, tout en appartenant à leur sous-culture propre, ont tendance à s'intégrer par la voie professionnelle et économique (et d'abord scolaire) à la structure dominante. De même on a souvent avancé contre cette analyse en termes de double structure d'une part la présence au Québec de capitalistes canadiens-français et d'autre part celle d'ouvriers canadiens-anglais, avec lesquels les ouvriers canadiens-français ne formeraient qu'une seule classe. En ce qui concerne les entrepreneurs canadiens-français, on sait qu'ils sont concentrés dans les secteurs des petites et moyennes entreprises, soit qu'ils approvisionnent des marchés locaux, soit qu'ils fonctionnent en satellites des entreprises monopolistes. Les cols bleus canadiens anglais sont au nombre d'environ 50 000 (29a), soit une fraction très mince dont on ne peut pas dire qu'ils ont une importance signi ficative dans les relations de classe qui existent au Québec. Lorsqu'il s'agit de débattre du sort de la communauté québécoise les travailleurs canadiens anglais du Québec et du reste du Canada n'ont jamais manifesté une solidarité bien grande avec le sort des travailleurs canadiens-français. Dans les assemblées syndicales au Québec ce fut toujours le droit de ces travailleurs de s'exprimer dans la langue anglaise mais on n'a jamais reconnu ce même droit aux travailleurs canadiens-français qui vivent et travaillent en Ontario.
Impossible d'étudier les Canadiens français, où qu'ils se trouvent en Amérique du Nord, au Canada ou au Québec, sans utiliser plusieurs systèmes de stratification et de rapports de classe. De la même façon certains auteurs ont parlé de bourgeoisie extérieure, de bourgeoisie intérieure, et de bourgeoisie compradore utilisant trois concepts pour décrire la bourgeoisie. Il est clair que la bourgeoisie intérieure entretient un réseau de relations de classe. Elle a un certain type de rapport de classe avec la classe bourgeoise extérieure et avec la classe ouvrière intérieure. De même la classe ouvrière intérieure entretient avec la bourgeoisie intérieure des relations d'un certain type relevant de la communauté historique dont elles font toutes les deux partie. Mais elles ont d'autres types de rapport avec la classe ouvrière extérieure à la communauté, même si ces rapports sont souvent, mais pas nécessairement toujours, des rapports d'alliance, semblables aux rapports d'alliance ou de compétition que les diverses bourgeoisies entretiennent entre elles.
L'étude de la société québécoise rencontre continuellement cette disjonction, ce parallélisme ou cette combinaison de relations de classe. La société historique est toujours là comme un volcan non entièrement éteint et qu'une conjoncture particulière remet en activité. Si le premier congrès du Parti québécois, après sa grande victoire de 1976, ne réunit que quelques centaines de militants, le Congrès charismatique, quelques semaines plus tard, en réunit 50 000. «Les vieilles histoires des pays d'en-haut», roman écrit et radiodiffusé avant la guerre de quarante, histoire de pauvres paysans du début du siècle, bat encore aujourd'hui, à la télévision nationale, des records d'écoute. Le Parti québécois peu après son arrivée au pouvoir a fait ériger devant le Parlement du Québec, la statue de Duplessis, incarnation de l'ancien régime tant honni. Les danses carrées et les violoneux se disputent l'écoute avec Charlebois et le «disco» québécois, comme le «joual» accompagne le langage de l'informatique. On pourrait même suggérer que l'arrivée récente à la direction du Parti libéral de Claude Ryan, secrétaire de la commission des évêques pendant vingt ans, et plus tard directeur du Devoir (29b), symbolise le retour des forces catholiques traditionnelles, toujours partisanes du vieux pacte entre le gouvernement anglais et l'Église catholique. Les sondages récents (juin 1978) manifestent la popularité de ce type de leader social. Il serait faux de qualifier un homme comme Claude Ryan de «représentant du grand capitalisme». Les grands capitalistes sont physiquement absents, mais ils ont sur place des représentants, des gérants, des directeurs. On ne peut effectivement pas confondre le gérant de l'usine General Motors à Sainte-Thérèse ni avec le PDG de General Motors à Detroit, ni avec le Conseil d'administration de cette multinationale. Mais leur délégué est présent dans le Conseil du patronat québécois.
Il y a des relations de classe qui se situent au niveau de la vieille société, lorsque les journalistes se mettent en grève dans un quotidien canadien-français comme le Devoir. Dans ce cas, on qualifie les relations de classe par les antagonistes du conflit. Il ne faut pas perdre de vue cependant que le mode de relation (le type légal de négociation collective), ou que le contenu de la négociation (salaires ou droits de gérance) empruntent aux modes de négociation collective pratiqué sur tout le continent américain. De même une fédération, affiliée à l'AFL-CIO, peut mener une négociation avec un petit entrepreneur canadienfrançais et au même moment une autre avec une des plus grandes multinationales du nickel. Dans ces deux cas, les adversaires du syndicat ne font pas partie de la même société, et même pas, éventuellement, du même marché économique, l'un ayant un caractère nettement régional et l'autre au contraire, nettement international. La division internationale du travail parfois découpe des ensembles économiques qui font coïncider marché économique, marché du travail et société. Dans d'autres cas, de plus en plus fréquents, ces coïncidences n'existent plus et si les directions des entreprises multinationales arrivent à mettre au point des stratégies économiques ou sociales, c'est rarement le cas des forces syndiquées, beaucoup plus liées aux intérêts et aux conditions d'existence de chaque société nationale.
Les rapports politiques de classe se jouent eux aussi sur plusieurs tableaux et présentent aussi disjonctions, parallélisme ou combinaisons. La séparation des élections provinciale et fédérale est parfaitement claire institutionnellement. L'histoire politique a souvent manifesté ce double jeu, correspondant à la double stratification. On peut dans le même temps favoriser un gouvernement très nationaliste à Québec et un gouvernement très fédéraliste à Ottawa. C'est-à-dire qu'on joue simultanément des parties différentes sur des échiquiers différents. Même si ce sont les mêmes personnes qui se comportent ainsi, il ne s'agit pas là de schizophrénie politique, mais il s'agit de rôles différents dans des sociétés différentes. Certes si l'on veut modifier cette situation et supprimer un des échiquiers, on fera disparaître un certain type de relations politiques de classe. Mais les structures sont tellement imbriquées, et depuis si longtemps, que les efforts pour les dissocier sont très difficiles, s'accompagnent de promesses et de souhaits de « raccommodages » ultérieurs et presque simultanés. En d'autres mots, on ne se sépare que pour s'unir d'une autre façon, plus adaptée aux changements intervenus dans la structure sociale de la société québécoise et dans la structure du capitalisme nord-américain. De la même façon, certaines fédérations syndicales affiliées à l'AFL-CIO, ne seraient pas fâchées de ne plus appartenir à la ligue canadienne de ces fédérations et de ne relever que du bureau chef de Detroit ou de Pittsburg, de la même façon aussi les maisons de courtage canadiennes-françaises souhaitent négocier directement des emprunts à Wall Street et ne plus être obligées de passer par les intermédiaires canadiens anglais. De la même façon encore, un parti socialiste québécois ne ressentait pas la nécessité de n'être qu'une branche du New Democratic Party canadienanglais, même s'il était tout disposé à passer des accords électoraux avec ce parti.
Comme on le voit, les rapports de classe sont en état de conjonction ou de disjonction, c'est-à-dire, que les acteurs peuvent se comporter de façon identique sur les différentes stratifications, ou ils peuvent se comporter de façon différente, voire même apparemment contradictoire. Ils peuvent se mobiliser à des temps différents ou simultanément sur des conflits, ou des stratégies dont les enjeux relèvent soit de la lutte de classe, soit du changement historique. Mais celui-ci accompagne celle-là constamment, avec toutefois des intensités qui varient selon les phases historiques ou les conflits sociaux. Lorsque les Canadiens français, lors des deux grandes guerres, refusent majoritairement la conscription, c'est à leur conscience nationale plus qu'à leur conscience de classe qu'ils font appel. La différence ne se situe pas ici entre l'ouvrier, l'avocat ou l'entrepreneur canadien-français, mais entre «les» Canadiens français et «les» Canadiens anglais. Si par contre le gouvernement d'Ottawa met en branle des changements technologiques importants dans les postes canadiennes, la résistance s'établit dans tous les bureaux de postes du Canada, mais le mécanisme se met en marche de façon telle que ce sont souvent les postiers canadiensfrançais qui sont les plus combatifs et les derniers à rentrer au travail. En sens inverse, dans certains conflits opposant les travailleurs québécois au gouvernement du Québec ce furent parfois les travailleurs des hôpitaux anglais qui déclenchèrent la lutte ou la poursuivirent plus longtemps.
Ainsi, selon les enjeux, ce sont les mécanismes de structures différentes qui sont mis en mouvement. Ils peuvent relever des rapports de production ou d'un changement historique. Ces mécanismes peuvent se superposer ou s'enclancher les uns dans les autres, de façon telle que de mêmes forces font avancer des pions sur des échiquiers différents, ou, au contraire, peuvent simultanément ou à contretemps faire avancer de façon différente des acteurs sociaux sur des espaces économiques sociaux et politiques différents.
L'analyse en termes de classe implique qu'on ne perde jamais de vue qu'un système de rapports de classe peut se trouver imbriqué dans un système plus large dominé par les forces sociales d'une autre société. Mais encore les systèmes nationaux eux-mêmes sont le résultat d'une stratification de différents systèmes de classe correspondant à des phases différentes de développement. Ainsi peut-on encore reconnaître en France les vestiges de la noblesse, classe dominante du système féodal. On peut encore voir en action une très importante catégorie de grands propriétaires terriens, et une catégorie correspondante d'ouvriers agricoles. Même si le rôle de ces catégories reste important, cellesci n'en sont pas moins attaquées par les forces dominantes de la phase subséquente du capitalisme dans ce secteur, en l'occurrence les multinationales du secteur agro-alimentaire. Quelqu'alliance qui puisse se forger entre ces forces issues de systèmes différents, on n'en passe pas moins d'une phase du capitalisme à une autre et la typologie des acteurs principaux n'est plus la même.
La noblesse a quitté le Québec lors de la conquête anglaise. Ce qui est resté c'est un peuple de petits paysans et leurs curés, notaires, avocats et marchands. Ce petit peuple n'a pas réalisé l'accumulation indispensable au démarrage capitaliste, ou s'il a essayé parfois de le faire, il en fut vite empêché par ses conquérants et son clergé ne l'y encourageait pas. C'est ce peuple de petits fermiers qui s'est transformé au cours des cent dernières années en un peuple de travailleurs de la société industrielle. Mais pas plus qu'ils n'avaient les moyens de l'accumulation économique, pas plus ils n'avaient les moyens de l'accumulation sociale. Il n'y a guère eu d'héritiers sociaux au Québec. Les dysasties sociales sont inconnues, celles dont on parle sont de très fraîche date. Ainsi s'est superposée à un système de classe d'une société sans grands propriétaires terriens, mais faite de petits cultivateurs indépendants (à la grande différence des sociétés dépendantes d'Amérique latine et des Noirs d'Amérique du Nord), une société industrielle dont la classe dominante a toujours été étrangère à cette même société dont les Canadiens français n'ont jamais cessé d'être une composante. La petite bourgeoisie - dont certaines fractions ne furent pas sans rappeler cette fois certains traits de la bourgeoisie noire américaine, notamment par une longue résistance au syndicalisme, ou la tentative de le canaliser dans des syndicats de boutique catholiques au début du siècle (30) - a constamment joué le rôle d'auxiliaire, de sous-traitant, de gérant du capitalisme canadien-anglais et américain. À cette classe moyenne issue de l'industrialisation, s'ajoute une classe de plus en plus importante de commis de l'État provincial, technocrates ou bureaucrates. Leur importance, pour grande qu'elle soit dans l'explication du jeu politique, ne doit pas faire perdre de vue que cet État provincial lui même se comporte souvent comme le gérant des affaires sociales d'un des secteurs du marché nord-américain. Ce n'est pas de cette fraction de classe que peut naître un mouvement social. Si un mouvement social doit entreprendre - à quel prix, par quels moyens et dans quelles conditions ? - la réalisation du projet sociétal des Canadiens français, il ne peut être issu que de la classe des travailleurs, seule héritière du peuple d'habitants qui ont fait ce pays.
Cette classe nouvelle, ce n'est pas une classe ouvrière du XIXe siècle, correspondant au capitalisme du XIXe, c'est un conglomérat de catégories professionnelles (31), où se logent la multitude des emplois de la société industrielle contemporaine, résultat de la diversification des tâches qu'a entraîné, en deux siècles, la division mécanique du travail, et qui se regroupent en familles selon la branche industrielle ou selon les nouvelles disciplines scientifiques et leurs branches appliquées. Entre ces emplois aux atomes plus ou moins crochus et plus ou moins nombreux s'établissent des raccords ou des voies de passage de l'un à l'autre, des glissements souvent infimes dans les réseaux des micro stratifications, ou des poussées plus vigoureuses qui font passer les acteurs professionnels d'une famille à l'autre, d'un statut à l'autre, d'un échelon hiérachique à l'autre. C'est-à-dire que l'hétérogénéité de ces couches socioprofessionnelles est grande, qu'on ne situe pas facilement dans une même catégorie des classes sociales, l'ouvrier ajusteur, l'infirmière, la secrétaire de direction, le statisticien d'un ministère, le mineur, la laborantine et le chauffeur de camion. S'ils se retrouvent dans des fédérations syndicales ou dans des centrales, leurs conditions d'emploi et de travail sont tellement diverses que leur action commune au nom d'une centrale syndicale devient plus difficile à mettre en marche. D'autre part, plus globalement, ils commencent à percevoir que la base économique de leurs conditions d'emploi, est une structure articulée par des mécanismes de pouvoir, dont ils apprennent à distinguer les contours. Ce qui se perd en cohésion au niveau des catégories professionnelles, se retrouve au niveau du secteur, de la région, de la communauté, ou de la collectivité nationale. C'est à la charnière de ces clivages professionnels, et de ces ensembles qui prennent de plus en plus des aspects régionaux ou nationaux que se trouve la dynamique provoquée par l'interaction des classes et des nationalités.
Mais on se tromperait beaucoup si l'on ramenait ces phénomènes de multiples stratifications et de réseaux de relations de pouvoir qui les articulent aux seules sociétés dépendantes. Les plus vieilles sociétés industrielles se sont toutes fondées sur des rapports ethniques, religieux, nationaux. Les mineurs polonais de la Rhur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, faisaient la grève, drapeau polonais en tête. Les ouvriers irlandais des aciéries de Sheffield communiaient dans la fête de la saint Patrick et attendaient la libération de leur patrie. Les mineurs flamands de Wallonie au début du siècle devaient apprendre le wallon pour gagner leur vie sous les ordres de contremaîtres wallons (plus tard ceux-ci travaillèrent plus souvent sur le carreau de la mine, et les Polonais, puis les Italiens et les Grecs, travaillèrent sous les ordres des fils de mineurs flamands). On parle encore «croquant» dans certains ateliers et dans les fermes d'Occitanie; on parle français, ou «joual», entre ouvriers de Montréal en Amérique.
Chaque strate qui compose un ensemble sociétal est un fragment composé lui même de sous stratifications plus ou moins anciennes ayant gardé plus ou moins de vitalité, de vigueur sociale. À ne considérer que les relations de classes comme un système de rapports de force contemporaine, l'analyse perd en profondeur, un peu comme si le botaniste se contentait d'une coupe dans la tige d'une plante pour en décrire les parties, les réseaux, les canaux horizontaux. C'est là une vision purement synchronique de phénomènes sociaux. Mais il faut analyser aussi les structures verticales, celles qui répondent plus aux mouvements profonds, aux histoires anciennes, à l'histoire ; c'est la superposition de ces deux grilles d'analyse qui permet de comprendre la dynamique de la vie sociale.
Le Québec et le Canada connaissent un de ces moments, un de ces tournants historiques. C'est là l'ambiguïté d'une ancienne colonie qui cherche à affirmer son autonomie, tout en gardant des attaches de plus en plus symboliques avec la couronne britannique pour ce qui est des Canadiens anglais, tout en brandissant au contraire le drapeau fleur-de-lysé de l'indépendance pour ce qui est des Canadiens français, Mais dans les deux cas, il s'agit fondamentalement d'un décrochage des structures impériales anglaises et d'une attraction très puissante de/vers l'empire américain. Au moment ou se produit ce mouvement historique, les classes sociales sont ces ensembles complexes et extrêmement ramifiés décrits plus haut. Ils coïncident avec un clivage ethnique majeur qui fait du Québec une société dépendante dans un État fédéral lui-même dépendant.
Notes: 1. John H. Porter, The Vertical Mosaic, Toronto, University of Toronto Press, 1965.
2-3. André Raynauld, G. Marion, R. Béland, La Répartition des revenus entre les groupes ethniques du Canada, étude pour la Commission d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1968, Ottawa.
4. K. Levitt, la Capitulation tranquille, Montréal, l'Étincelle 1972. 5. Arnaud Sales, Capital, entreprise et bourgeoisie, thèse de doctorat d'État, Université de Paris, VII, 1976. 6. S et H. Milner, The decolonization of Québec, Toronto, Mc Clelland and Stewart, 1973. 7. Jorge Niosi, Le Contrôle financier du capital Canadien, Montréal, Presses de l'université du Québec, 1978. 8. Pierre Fournier, The Quebec Establishment, Montréal, Black Rose Book, 1976. 9. Alfred Dubuc, « Les fondements historiques de la crise des sociétés canadienne et québécoise » Politique aujourd'hui, no 7/8, Paris, 1978. 10. A. Touraine, les Sociétés dépendantes, Paris-Gembloux, Éditions J. Duculot, 1976. 11. A. Touraine, op. cit., chap. 2, « Les sociétés désarticulées ». 12. Alain Touraine, op. cit., pp. 59 et 60. 13. Alain Touraine, op. cit., pp. 65 et 66. 14. Jacques Dofny et Marcel Rioux, « Les classes sociales au Canada français », Revue française de sociologie, vol. III, no 3, juillet-septembre 1962.
Cette hypothèse a été critiquée à maintes reprises notamment par Nicole Laurin et Gilles Bourque, Charles Halary, D. Roussopoulos, Guy Rocher ; c'est l'occasion ici de préciser mes idées sur ce point.
Nicole Laurin et Gilles Bourque, « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec », Socialisme québécois, Montréal, no 20, 1970. Voir aussi D. Roussopoulos, « Nationalism and Social Classes in Quebec », Our Generation, vol. 8, no 2, 1972. Guy Rocher, « Les recherches sur les occupations et la stratification sociale », Recherches sociographiques, Québec, III, 1-2, janvier/ septembre 1962 ; Charles Halary, « Le débat sur les relations entre conscience de classe et conscience nationale au Québec, 1960-1976 » dans Anthropologie et sociétés, Québec, Presses Université Laval, printemps 1978, p. 149-165. 15. ultérieurement, M. Rioux, de son côté, a poursuivi ce débat dans un article paru en 1965 dans Recherches sociographiques. Dans les controverses qui ont suivi, on a utilisé indistinctement les deux versions.
16. Pierre Vallières, Nègres blancs d'Amérique, Montréal, Parti pris, 1968. 17. Baran, P. A. et P. M. Sweezy, Monopoly Capital, Harmondsworth Penguin, 1966. 18. Harris, N., « Race and Nation », International Socialism, no 9, 1968. 19. Nikolanikos, M., « Notes on an Economic Theory of Racism », A Journal of Race and Group Relations, 14, 1973. 20. Wilson, W.J., « Ethnic and Class Stratification : Their Interrelation and Political Consequences », Paper delivered at the 8th Worked Congress of Sociology, Toronto, août 1974.
21. Bonachich, E., « A Theory of Ethnic Antagonism : The Split Labor Market », American Sociological Review, vol. 37, 1972. 22. Mandel, B., Labor : Free and Slave, Workingmen and the Anti-Slavery Movment in the United States, New York, Association authors, 1955. 23. Spero, S.D. and AL. Harris, The Black Worker : The Negro and the Labor Movment, New York, Columbia University Press, 1931. 24. Lieberson, W.M., « Stratification and Ethnic Groups », Sociological Linquiry, 40, 1970, pp. 172-181. 24a. Il faut cependant noter que de tous les groupes ethniques des États-Unis, les Noirs par leur nombre, leur implantation concentrée dans le Sud, leur statut d'esclave, furent le groupe qui présentait le plus de caractéristiques d'une société : c'est d'ailleurs le seul où a surgi, à un moment de son histoire, une revendication nationaliste. 25. Lahne, H. T., The Cotton Mill Worker, New York, Farrau and Rinehart, 1944. 26. T. Lynn Smith and J. Parenton Vernon, « Acculturation among the Louisiane French. » Paper presented at the Southern Sociological Society Chatanoogre, April 1, 1938, The American Journal of Sociology, 1944, p. 355. 27. A. Touraine, op. cit., p. 99. 28. Ibid., p. 102. 29. A. Touraine, op. cit., p. 105. 29a. Dont 17,3% « spécialisés et semi-spécialisés », sur le total de la population active anglaise ce qui constitue une sous-représentation par rapport à la proportion de cette catégorie au Québec (25,3%) (1971). L'hypothèse, d'application douteuse, d'une aristocratie ouvrière anglaise au Québec (M. Van Schendel : « Les classes ouvrières faibles. Le cas québécois », dans Contradiction, Bruxelles, no 3, 1973) ne semble pas évidente. 29b. Le Devoir fut fondé en 1910 par Henri Bourassa, journaliste nationaliste célèbre. Ce journal a orienté vers une clientèle d'intellectuels un tirage de 55 000 exemplaires. Dans le passé, l'archevêché de Montréal en assumait les déficits. 30. It is a lamentable fact, well known to all organizers who have worked in industries employing considerable number of negroes, that there is a large and influential black leadership including ministers, politicians, editors, doctors, lawyers, social workers, etc. who as a matter of race tactics are violently opposed to their people going in to the the trades-unions », dans Foster William L., 1920, The Great Steel Strike and its Lessons, N.Y., Heubsch, cité par E. Bonachich, «Advanced Capitalism and Black/White Relation», American Sociological Review, 1976, vol. 41, no 1, p. 42. 31. Dont le revenu moyen la situe, à l'échelle internationale, dans la tranche la plus élevée.
Dernière mise à jour de cette page le Mardi 06 janvier 2004 18:46 Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
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