Introduction
De nombreux auteurs (M. Foucault (1966), T. Szasz (1976), R. Castel (1979), etc.) nous ont appris que l'idée de définir la folie comme une maladie mentale est à vrai dire une idée relativement récente, c'est-à-dire qui date du 17e siècle environ. Et même, il faudra attendre le milieu du 19e siècle pour que cette idée d'assimiler la folie à une maladie débouche sur la psychiatrie comme science et comme pratique sociale.
Auparavant, du moins dans le monde occidental, la folie est pour l'essentiel éprouvée à l'état libre ; le fou circule partout où il veut, il va, il vient ; il fait partie du décor pour ainsi dire et il est intégré à la vie quotidienne ainsi qu'à la culture commune (on retrouve le personnage du fou dans la peinture, le théâtre, l'architecture par exemple). Avec le développement du capitalisme (vers le milieu du 17e siècle en Europe) on commence à enfermer les « fous » avec l'ensemble des « marginaux » de l'époque, prêtres défroqués, libertins, pauvres, handicapés, vieillards... La « tare » commune de ces gens est précisément de ne pas être productifs, de ne pas travailler. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'à l'intérieur de ce qu'on appelle l'hôpital général, ceux qui sont enfermés sont soumis au travail forcé. C'est là le tribut à payer à la morale bourgeoise qui s'implante : « l'oisiveté devient la mère de tous les vices ».
Donc, on peut avancer que de façon générale, les sociétés occidentales ont été largement caractérisées par une longue tradition de renfermement punitif d'une catégorie sociale appelée « malades mentaux ». Toutefois, au fil de l'évolution, chaque société a trouvé une manière originale de rompre à un moment donné avec le système asilaire.
En France par exemple ce mouvement de rupture s'amorce aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Durant l'occupation allemande, beaucoup de malades mentaux sont morts d'inanition dans les asiles ; les psychiatres français ont assisté impuissants à ce spectacle et dès la paix revenue ont décidé irréversiblement de sortir la psychiatrie de ce carcan, ou bien en transformant l'hôpital psychiatrique en organisation moderne de soins axée sur des techniques relationnelles, et c'est la psychiatrie institutionnelle, ou bien en développant une psychiatrie hors des murs de l'hôpital axée sur toute une gamme de soins destinés à la population, et c'est la psychiatrie de secteur.
Aux U.S.A., la santé mentale communautaire s'est développée à l'ombre du mouvement général de santé publique qui avait réussi à endiguer des fléaux publics comme la fièvre jaune, la tuberculose, etc. D'où les « mental health clinics ». Plus tard, vers les années quarante, comme la psychiatrie américaine avait réussi à juguler la névrose de combat, problème très coûteux pour l'économie militaire, les psychiatres ont vite conclu que toutes les maladies psychiatriques ne sont que « réactions » et sont susceptibles d'être guéries. Cette idée et l'arrivée des drogues psychotiques ont suffi pour transformer le visage des asiles et pour faire sortir les malades de ces institutions. De plus, la Commission conjointe sur la maladie mentale et la santé mentale et le discours du président Kennedy au Congrès américain plaident en faveur du malade mental inconsciemment rejeté par sa famille, par ses voisins et par les professionnels.
Le Québec va connaître sensiblement la même évolution, avec bien sûr un certain retard par rapport au contexte européen et aussi avec certaines particularités liées au contexte socio-culturel d'ici (voir plus loin). L'analyse de cette évolution est intéressante à plus d'un titre car, comme l'a signalé H. Wallot (1979), l'histoire de la folie dans une société donnée présente souvent un double intérêt. D'abord elle révèle « la nature des répressions » que cette société se donne et nous informe par le fait même « sur l'évolution des groupes au pouvoir dans cette société ». Cette histoire permet ainsi de constater que « les buts des organisations qui prennent en charge la folie, se concrétisent différemment selon la définition sociale de la folie à une époque et selon les intérêts en place » (p. 102). C'est dans cette perspective que l'auteur a retracé l'histoire de la psychiatrie au Québec, en dégageant cinq grandes périodes : a) la période politico-religieuse ou pré-asilaire (avant 1845) ; b) la période asilaire ou celle du professionnalisme d'affaires (1845-1895) ; c) la période neuro-hospitalière ou franco-religieuse (1895-1962) ; la période psychiatrique (1962-1971) et finalement la période sociale (1971-1978). L'auteur conclut sur la période actuelle, qu'il identifie comme étant une période de « récupération communautaire ».
Dans la même perspective, on doit signaler l'excellente étude de Françoise Boudreau (1978) sur l'évolution du système psychiatrique au Québec, où sont dégagées trois grandes périodes : 1) du début de la colonisation à la révolution tranquille (1960), 2) de 1960 à 1970 et 3) de 1970 à 1978 (date de parution de l'article). Pour chacune de ces grandes étapes, l'auteur tente de dégager a) la principale caractéristique du système en place ; b) les principaux promoteurs de ce système ; c) l'idéologie dominante ; d) le but officiel déclaré ; e) la représentation de la situation et finalement f) le modèle d'intervention privilégié (voir le tableau ci-dessous ; traduction libre). De même, la récente analyse des psychiatres G. Aird et A. Amyot (1980) sur l'évolution de la psychiatrie communautaire au Québec reprend sensiblement cette division en trois grandes étapes puisqu'ils évoquent : 1) la période de la psychiatrie asilaire, de 1845 à 1960, 2) la révolution psychiatrique au Québec, de 1960 à 1970, et finalement 3) la période de crise, de 1971 à 1977.
Comme on peut le constater, ces tentatives de « typologie » se recoupent sensiblement ; c'est pourquoi, pour nos besoins, nous allons tenter de les résumer brièvement, tout en étant bien conscients qu'il s'agit là de grandes étapes et que la réalité historique n'est sans doute pas aussi linéaire qu'on le laisse entendre.
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