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Interventions
critiques en économie politique
No 7
DÉBAT
“LA VALEUR.
Keynes, Marx et Ricardo.”
Gilles Dostaler
À propos d'un article de Marc Los
Dans un numéro précédent de cette revue, Marc Los a proposé une critique de mes ouvrages sur la théorie de la valeur de Marx et son rapport avec le modèle de prix de production. [1] L'un des intérêts du texte de Los est d’introduire, dans cette question, l’apport de Keynes, ou plus exactement de théoriciens inspirés par Keynes. En effet, d’autres critiques qui m’ont été faites se situaient d'un point de vue plutôt ricardien. [2] Los conclut ainsi son article par cette phrase à première vue étonnante : “En somme, Marx serait redevenu ricardien dans les schémas de transformation parce qu'il n’était pas suffisamment keynésien”. Je me propose, dans les lignes qui suivent, de soumettre quelques commentaires sur ce texte très intéressant et stimulant. Commentaires provisoires, comme l’étaient mes ouvrages, étapes d’une réflexion et d’une recherche en évolution. En ce domaine, comme ailleurs et peut-être plus qu’ailleurs, l'effort d’appréhension doit être collectif et rien ne peut être considéré comme définitif II s'agit donc de tenter de faire progresser un débat, déjà centenaire, toujours d’actualité et qui se poursuivra sans doute encore longtemps puisqu’il concerne les fondements de l’analyse de la société. [3]
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Marc Los, avant de présenter un résumé fidèle de mes ouvrages, affirme que j’aborde la question de la valeur et des prix chez Marx "avant tout comme un historien de la pensée économique, non comme un théoricien essayant de construire une théorie logiquement cohérente à partir de l’œuvre de Marx”. Cela est en partie vrai, puisque mon intention n’était pas, en effet, de proposer une théorie logiquement cohérente, mais d’examiner un débat qui s’est déroulé au tournant du siècle et de chercher, dans l’œuvre même de Marx, la source de certains malentendus ayant entouré ce débat, dès son origine. Cela dit, la distinction entre "historien” et "théoricien” me semble relativement arbitraire. L’histoire de la pensée économique ne présente pas d’intérêt en soi, mais par rapport aux débats actuels, et, surtout, compte tenu de la lumière quelle peut jeter sur l’analyse de la réalité économique et sociale. Cette histoire ne peut, d’autre part, être "neutre" et indépendante d'une théorie. Elle est marquée par la "grille théorique” de celui qui l’effectue.
De cette grille de lecture, l’un des éléments fondamentaux est ma conception du projet de Marx comme une rupture avec l’économie politique, “classique” autant que "vulgaire”. Il ne s’agit donc pas de produire une nouvelle économie politique, mais une analyse plus globale de la réalité sociale, analyse qui implique une critique de la représentation que la société capitaliste se donne d'elle-même, c’est-à-dire une critique de l’économie politique. [4] Il s'agit d’un projet, ai-je dit, et cette rupture est un processus fort complexe et jamais achevé. Une partie de Marx, la valeur et l’économie politique est consacrée à l’examen de la genèse de cette rupture, et de ses limites. Je ne vois donc pas pourquoi Marc Los me reproche de ne pas expliquer pourquoi Marx redevient ricardien après avoir élaboré une théorie de la valeur en rupture avec celle de Ricardo. Et je signale en passant que Marx ne "redevient” pas ricardien au troisième livre du Capital après avoir été "marxiste” si on peut dire au premier livre. J’ai longuement exposé dans mon livre le processus de genèse du Capital, en soulignant que le premier livre publié est le dernier écrit.
Venons-en maintenant au cœur de la question, à la valeur. Il y a ici un malentendu dont je suis en partie responsable. Selon Los je montre "très clairement à partir de l’œuvre même de Marx que la théorie de la valeur-mesure a été la contribution originale de Marx”. Si c’est là ce que j’ai effectivement démontré, telle n’était pas, dans tous les cas. mon intention. Cette conception de la valeur serait celle de Jacques Fradin, inspiré par Bernard Schmitt, lui-même inspiré par Keynes. J’ai critiqué, dans mes livres, la conception de la valeur comme substance concrète "coagulée” dans la marchandise, sang et sueur de l’ouvrier, de même que celle de la valeur comme pur rapport entre des objets, enfant [213] de Bohème qui n’a jamais connu de loi. Je me sens tout aussi éloigné de celle de Schmitt : la valeur comme chiffre, conception éliminant en fait la question de la valeur, qui n’apparaît d’ailleurs nulle part chez Keynes. Ce n’est pas un problème de mesure que Marx cherche à résoudre dans le premier chapitre du Capital, chapitre repris d’ailleurs plusieurs fois, mais celui de la constitution de la marchandise. Il ne s'agit pas des relations d’échange entre les biens, mais des rapports sociaux. Dès lors, peut-être ne convient-il pas de parler de “valeur” en ce lieu, compte tenu des ambiguïtés que comporte ce terme. C'est ainsi que, dans un ouvrage récent, Carlo Benetti et Jean Cartelier proposent d’analyser la formation de la marchandise et des sujets marchands sans faire intervenir, au départ, la valeur et le travail. [5] Mais la discussion de cette voie de recherche nous entraînerait trop loin.
Dans la présentation de mes thèses par Los, un autre malentendu se glisse, dont cette fois je ne me sens pas responsable. Los écrit que, me demandant pourquoi Marx se pose le problème de la transformation, je montre que “ce dernier tentait d'expliquer ainsi la conversion de la plus-value en profit, c’est-à-dire la ‘réalisation’ de la plus-value”. J’aurais ainsi démontré que “les schémas de transformation ont été une fausse réponse au problème de la ‘réalisation’ de la plus-value”. Nulle part, je n’ai écrit que le problème de la “conversion” de la plus-value s’identifiait à celui de sa “réalisation”. Il y a là, me semble-t-il, confusion. À l’intérieur même du cadre théorique de Marx dans la deuxième section du livre troisième, le problème de la “réalisation”, c’est-à- dire celui du “saut périlleux”, ne se pose pas. Il ne se pose d’ailleurs même pas dans le livre deuxième. Qu’il doive s’y poser, qu’il doive être pris en compte au niveau même de l’analyse de la marchandise, cela est une autre affaire. Mais il est clair que, pour Marx, il ne s’agissait pas de trouver une solution au problème de la réalisation. Il est bien évident par ailleurs que ce problème a préoccupé Marx jusqu'aux derniers moments de sa vie, et qu'il est à l’origine d'un autre débat important, dans lequel s’est illustré, entre autres, Rosa Luxembourg.
Mais ce malentendu n’est pas innocent. Il s’explique lorsque Los nous présente son interprétation de “la cause profonde du Marx ricardien”. Cette interprétation, Los nous en avertit lui-même, s’appuie sur la relecture de Keynes par Bernard Schmitt. On sait que Schmitt a aussi procédé, avec Cencini, à une “relecture de Marx” dans laquelle, précisément, le problème de la réalisation est posé dès l’analyse de la plus-value. [6] La thèse de Schmitt-Fradin est résumée succinctement par Los dans son article. Partant de la distinction keynésienne entre “l’anticipé et le réalisé”, on nous dit que la plus-value, comme la valeur de la force de travail et celle du produit global, sont formées et réalisées [214] simultanément dans la même opération logique, l’échange généralisé : "la plus-value apparaît ex post comme le solde positif mesurant l'écart entre la valeur du produit social global et la valeur de la force de travail”. La plus-value serait à la fois formée et réalisée par les prix, purement nominaux. La “loi de la valeur " serait donc une loi de la circulation.
Poussée à son terme logique, cette vision des choses conduit à la théorie du "profit upon aliénation", élaborée par James Stewart et critiquée par Marx au début des Théories sur la plus-value ; Cencini et Schmitt écrivent précisément que cette critique de Stewart par Marx repose sur un malentendu. Le profit naîtrait donc de l’échange, tout se jouant sur le marché. Los affirme d’ailleurs que la plus-value dépend des besoins de consommation des travailleurs autant que de leur rôle dans la production.
Cette thèse serait donc plus conforme à la théorie de la valeur- mesure du chapitre premier que la vision traditionnelle qui voit la plus-value formée dans la sphère de la production. Cette dernière conception, "plus visiblement compatible avec sa vision de l’exploitation des travailleurs par les capitalistes et avec ses objectifs politiques révolutionnaires", rendrait compte du retour de Marx à Ricardo. Je signale toutefois que, lorsque Los écrit que les "biens" deviennent "marchandises” par la dépense des salaires, nous sommes, me semble-t-il, assez loin de la théorie marxiste de la marchandise interprétée dans un sens non-ricardien. On nous dit aussi que si les anticipations des entrepreneurs étaient réalisées, la plus-value "formée" dans la production se confondrait avec la grandeur de la plus-value "réalisée", et qu’il y aurait une liaison entre "le surtravail concret fourni dans la production et la plus-value réalisée dans l’échange". Il y là, de nouveau, un glissement conceptuel surprenant pour une analyse qui se veut en rupture avec celle de Ricardo. Peut-être cela découle-t-il du fait que la distance entre Keynes et Ricardo, n’est, au fond, pas si grande qu’on le pense. Mais je ferme ici cette parenthèse qui pourrait me valoir une accusation de casuistique.
La cause profonde de la "déviation ricardienne" de Marx m'aurait donc échappé du fait que je "reste trop fidèle à Marx jusque dans certaines de ses erreurs". En ce qui concerne cette fidélité, je suis prêt à faire certains aveux et amende honorable. J'ai effectivement écrit que la monnaie est une marchandise et moins clairement que la plus-value est un surtravail engendré dans la production. Sur le premier point, plusieurs travaux récents m’amènent à reconsidérer sérieusement ma position. Concernant la seconde question, je n’ai jamais pensé que la plus-value était une substance concrète solide ou fluide engendrée usine par usine. Ceci n’implique évidemment nullement l’élimination du concept de plus-value non plus que sa détermination [215] dans le champ de la circulation. Une autre conception de la plus-value d'ailleurs présente au même titre que la première dans les écrits de Marx la voit comme découlant du fractionnement de la valeur, fractionnement qui n’a de sens qu'au niveau global (alors que dans la théorie de Schmitt, la plus-value est formée au niveau des entreprises). Partir de là plutôt que de la ”valeur” d’un panier de subsistances ne doit toutefois pas conduire à évacuer l’analyse de la détermination de ce fractionnement. Cette détermination renvoit à l’étude du rapport salarial elle-même liée à la division de la société en classes. La plus-value n’est pas le fruit d'une “coagulation de temps de travail”. Elle n'est pas non plus fixée par la différence entre les prix anticipés et les prix réalisés. Elle découle de la lutte des classes, et non pas d’un déterminisme économique objectif auquel se réfère autant l’interprétation ricardienne de Marx que l'interprétation schmittienne de Keynes. Bref, pas plus chez Keynes que chez Ricardo ne voit-on le fondement du profit, catégorie par ailleurs inexistante dans la théorie néo-classique “pure”.
Est donc posé de nouveau, en définitive, le problème des limites de l’économie politique. À partir des questions posées par Marx et de quelques-unes des réponses qu’il a fournies, on peut élaborer une analyse de la genèse de la marchandise et du rapport salarial. Ni la théorie de la valeur-mesure ni celle de la plus-value comme différence entre valeurs anticipées et valeurs réalisées ne peuvent s’y substituer. Cela dit, le chemin de la reconstruction du “concret de pensée” est encore long et semé d’embûches.
Gilles Dostaler
Octobre 1980
* * *
[1] Marc LOS, “Commentaires sur deux livres de Gilles Dostaler”, Interventions critiques en économie politique, no. 3, printemps 1979, p. 61-71. Gilles DOSTALER, Valeur et prix, histoire d’un débat, Montréal, Maspéro/P.U.Q./P.U.G., 1978 ; Marx, la valeur et l’économie politique, Paris, Anthropos, 1978. Signalons aussi la publication dans un numéro précédent de la revue d’une excellente présentation du problème de la transformation des débats qu’il a suscités et des implications méthodologiques de ce débat : Daniel BOUTAUD, “Le problème de la transformation des valeurs en prix de production”. Interventions critiques..., no. 4, hiver 1979, p. 141-161.
[2] Voir en particulier la recension de J.A. KREGEL dans Economic Journal, Vol. 90, No. 358, juin 1980, p. 421-424.
[3] C'est pourquoi ma réponse demeure “d’actualité”, si j’ose dire, nonobstant le délai qui la sépare de la publication du texte de Los.
[4] Voir à ce sujet ma réponse à une critique de Maurice LAGUEUX : Gilles DOSTALER, “Marxisme et ‘science économique’ ”, Cahiers du socialisme, no. 2, automne 1978, p. 216-232.
[5] C. BENETTI et J. CARTEL1ER, Marchands, salariat et capitalistes, Paris, Maspéro, 1980.
[6] A. CENCINI et B. SCHMITT, La pensée de Karl Marx, critique et synthèse, vol. 1, La valeur ; Vol. II, La plus-value ; Albeuve, Castella, 1976 et 1977.
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