RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gilles Dostaler, professeur d'économie, UQAM, De la domination de l'économie au néo-libéralisme”. Un article publié dans la revue Possibles, vol. 24, no 2-3, printemps-été 2000, pp. 11-26. [Autorisation accordée par l'auteur le 26 juin 2003]

Texte intégral de l'article
De la domination de l'économie au néo-libéralisme

Ce siècle s'achève avec la domination de l'économie, tant sur le plan de la pensée que sur celui de l'action, dans le monde comme dans la représentation du monde. Économie ne doit pas être entendu ici dans son sens originel d'art de bien gérer une maison ou dans celui, qui en est dérivé, d'art de gérer les biens de l'État, qu'on a appelé « économie politique ». Il s'agit plutôt de la « chrématistique », cet ensemble d'activités dont l'enrichissement est la fin. Aristote les avait ainsi nommées, péjorativement, en les opposant à l'économie naturelle, qui vise le bien-être matériel des citoyens. Alors que la consom­mation de biens a des limites naturelles, l'acquisition chrématistique est par nature sans fin. Il n'y a point de bornes à l'avidité au gain de qui désire l'argent pour l'argent et mesure tout à l'aulne de cet étalon. La monnaie elle-même procrée. Le Stagirite redoutait que l'argent n'en vienne à détruire la société, en la pourrissant de l'intérieur. 

Il a fallu deux millénaires pour que le danger pressenti par Aristote, la généralisation de la production en vue du gain, le triomphe de l'ordre marchand, du commerce et de l'argent, finisse par consommer le divorce entre l'économique et le social, et assurer la domination du second par le premier. Cela a été accompagné, sur le plan des idées, par la naissance de l'économie comme discipline autonome, à la fin du dix-huitième siècle, avec les physiocrates et Adam Smith. C'est avec les premiers, et leur chef de file François Quesnay, que s'impose l'idée de lois naturelles dans l'économie, lois auxquelles les hommes doivent se plier et que ne sauraient transgresser les pouvoirs publics. Ils ont été les premiers à populariser l'expression « laisser-faire ». Les physiocrates sont les véritables ancêtres du néolibéralisme contemporain. [1] Philosophe inspiré par les stoïciens, Smith considérait que le libéralisme devait être assujetti à l'éthique. On a prêté à la parabole de la main invisible des significations qui ne se trouvaient pas dans l'esprit de son concepteur, pour qui le laisser-faire ne constituait pas un impératif absolu. 

Ce sont, au dix-neuvième siècle, Jean-Baptiste Say et surtout David Ricardo qui se feront les propagateurs d'un libéralisme économique radical, en formalisant la description d'une économie dominée par des lois économiques naturelles, dans une perspective qui s'inspire plus de Quesnay que de Smith. En s'appuyant sur cette vision, plusieurs économistes proposèrent par exemple l'abrogation des lois sur les pauvres, en Angleterre, système d'assistance mis en place en 1601 et dont la présence empêchait selon eux le marché du travail de fonctionner d'une manière fluide et efficace. Intervenue en 1834, cette abrogation peut être considérée comme marquant la naissance du marché moderne du travail. Dans un passage de la première édition de son Essai sur le principe de population (1798), passage supprimé dans les éditions ultérieures, Malthus, ami de Ricardo, écrit à propos de ces lois : « Un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s'il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu'il peut justement leur demander, et si la société n'a pas besoin de son travail, n'a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture et, en fait, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n'y aura pas de couvert vacant pour lui. Elle lui commande de s'en aller » [2]. Dans Richesse et Pauvreté (1981), dont on dit que c'était le livre de chevet de Ronald Reagan, Georges Gilder, théoricien de l'économie de l'offre, un des courants du néolibéralisme, retrouve les accents de Malthus et des autres qui, à la même époque, proposaient de discipliner les travailleurs rétifs avec l'aiguillon de la faim. Pour Gilder, les mesures de sécurité sociale érodent l'incitation au travail, encouragent la prodigalité et le vice et contribuent à maintenir les pauvres dans leur pauvreté. 

Karl Polanyi a magistralement décrit, dans La Grande Transformation (1944), le dessein prométhéen d'autorégulation de la société par le marché qui s'est traduit, au dix-neuvième siècle, par la tentative de transformation du travail, de la terre et de l'argent en marchandises. Il a montré que ce projet était une utopie et que la tentative de le mettre en oeuvre comportait, pour la société, des dangers mortels, dont le nazisme était l'une des manifestations. Instinctivement, la société s'est protégée contre ces dangers, en résistant par divers moyens à la domination de l'économie. C'est ainsi qu'on peut interpréter la mise en place, dès la fin du dix-neuvième siècle, en France, en Allemagne, en Angleterre et ailleurs, de diverses formes de régulation étatique et de protection des travailleurs et des plus démunis, cela par des gouvernements souvent conservateurs et autoritaires, mais se réclamant la Plupart du temps du libéralisme économique triomphant au dix-neuvième siècle. 

En même temps qu'il triomphait, le libéralisme économique se transformait en effet en s'éloignant des formes du libéralisme politique et du libéralisme moral auxquels il était, au départ, étroitement associé. Cette rupture explique quelques caractéristiques a première vue étonnantes du néolibéralisme contemporain, dont certains porte-parole sont en même temps partisans de l'autoritarisme politique ou du conservatisme moral. Penseur majeur auquel se réfèrent les libéraux contemporains, John Stuart Mill était pourtant encore plus éloigné de leur vision que Smith. Partisan radical de la liberté de mœurs comme de la liberté politique, il explique, dans De la liberté (1859), que la liberté économique n'est d'aucune manière une liberté naturelle au même titre que les deux premières, mais une affaire d'efficience. Et sa critique virulente, dans les Principes d'économie politique (1848), d'un monde qui s'est transformé, comme le montre l'exemple des États-Unis, en champ de course aux dollars, course folle qui détruit l'harmonie de la nature, est d'une actualité étonnante, au même titre que les attaques d'Aristote contre la chrématistique : 

J'avoue que je ne suis pas enchanté de l'idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l'état normal de l'homme est de lutter sans fin pour se tirer d'affaire, que cette mêlée où l'on se foule aux pieds, où l'on se coudoie, où l'on s'écrase, où l'on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l'humanité, au lieu d'être simplement une des phases désagréables du progrès industriel. [3] 

Le libéralisme de Mill annonce ainsi le nouveau libéralisme dont J.A. Hobson et L.T. Hobhouse seront les avocats au tournant du siècle, en appelant l'État à réguler l'activité économique, a corriger et à limiter les effets néfastes du laisser-faire sur le bien-être des populations : aggravation des inégalités économiques, accroissement du chômage, de la pauvreté, de la misère. C'est de ce nouveau libéralisme que Keynes et ses amis du parti libéral anglais se réclameront dans les années 1920. Il ne faut évidemment pas le confondre avec le néolibéralisme, qui en est l'exact opposé. 

Marx, comme Mill, s'appuyait sur Ricardo qu'il admirait. Il en était pourtant aussi éloigné que Mill et condamnait, comme ce dernier, la course aux dollars. Il s'appuyait sur Aristote pour décrire le mouvement de l'argent qui s'accroît de lui-même. Et pourtant Marx, qui ménageait Ricardo, se déchaînait contre les « niaiseries » de Mill. Cela n'est pas étonnant, puisque les positions de Mill étaient plus proches et donc plus menaçantes pour les siennes. Mill prônait la réforme pour humaniser un monde dans lequel les lois de la production ne pouvaient être changées. Marx prônait la révolution pour changer les conditions de la production, tout en croyant, comme les physiocrates et comme Ricardo, en des lois économiques naturelles et une direction de l'histoire. La révolution constituait pour Marx le passage obligé à un monde qui serait un jour libéré de l'argent et de l'État. Par une cruelle ironie de l'histoire, la première révolution à se réclamer de Marx accouchera d'un État tentaculaire et totalitaire dont l'écroulement, au moment où triomphe le néolibéralisme, fera place à un capitalisme mafieux dans lequel l'argent règne en maître et pourrit tout, jusqu'aux sommets de l'État. 

Le rapport de Keynes à Marx n'est pas sans ressembler au rapport de Marx à Mill. L'hostilité de Keynes envers Marx va de pair avec certaines ressemblances entre leurs conceptions d'un État idéal. Keynes a pour Aristote la même admiration que Marx. Il condamne comme une aberration psychologique, dont Freud aurait mis les racines en lumière, l'amour de l'argent, ce moteur du capitalisme, « un état morbide plutôt répugnant, l'une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales » [4]. Il considère le bolchevisme comme une aussi grande menace pour la civilisation que le nazisme, mais il reconnaît tout de même au premier le mérite d'avoir fait disparaître l'amour de l'argent comme moteur premier de l'action humaine. 

Reconnu comme le plus grand économiste du siècle, Keynes considérait pourtant que, dans un monde meilleur, l'économie devrait occuper une place secondaire, derrière le politique et surtout l'éthique, qui fut l'objet de ses premiers écrits. Sa critique du capitalisme était radicale [5], même s'il n'en proposait pas le renversement. Il a écrit que « la république de mon imagination se situe à l'extrême gauche de l'espace céleste » [6]. Comme Marx, il appelait de ses vœux une société dans laquelle l'argent comme l'État seraient dessaisis d'une partie de leurs prérogatives. Contrairement à Marx, il ne croyait pas en l'existence de lois économiques naturelles et rejetait de ce fait les nouvelles tendances, en économie, à donner de ces lois une formalisation mathématique. 

Dès ses premiers écrits, Keynes rejetait le laisser-faire, fondé sur une illusion et lourd des plus grands périls, lorsque transformé en projet politique : « Il n'est nullement vrai que les individus possèdent, à titre prescriptif, une "liberté naturelle" dans l'exercice de leurs activités économiques. [...] Il n'est nullement correct de déduire des Principes de l'Économie Politique que l'intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en faveur de l'intérêt général » [7]. C'est bien avant la rédaction de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) que Keynes propose une intervention des pouvoirs publics pour réguler l'économie, aplanir les fluctuations cycliques, assurer la stabilité des prix, et surtout réaliser le plein emploi et une plus juste répartition des revenus. Les « politiques keynésiennes » voient donc le jour avant la théorie de la demande effective qui les rationalise, comme c'est souvent le cas dans le domaine de l'économie. Et le triomphe du keynésianisme est plus affaire d'évolution historique, de rapports de force, que de débats théoriques. Ce n'est pas au terme d'une bataille d'idées que Keynes a vaincu Hayek dans les années 1940. Et la revanche de Hayek, dans les années 1970, est le fruit d'un changement dans les rapports de force plutôt que de reconsidérations théoriques. 

C'est un modèle frelaté et modéré du keynésianisme qui s'est imposé dans les trente années de l'après-guerre [8]. Alors que Keynes comparait l'économétrie à l'alchimie, l'économétrie triomphe en formalisant la Théorie générale et en proposant des recettes en principe infaillibles pour réaliser l'arbitrage idéal entre le chômage et l'inflation. Ce keynésianisme est-il responsable de la croissance soutenue pendant ce qu'on a appelé les « trente glorieuses », de 1945 à 1975 ? Les théories économiques et les économistes ont en fait beaucoup moins d'importance qu'on ne le croit, contrairement à ce que pensait Keynes lui-même. Il leur attribuait en effet beaucoup de pouvoir, projetant en quelque sorte le pouvoir très réel qu'il a lui-même exercé de son vivant. La révolution keynésienne a accompagné plus qu'elle n'a créé les trente glorieuses. 

Mais nous ne croyons pas non plus, contrairement à ce que pensent les adeptes du néolibéralisme, que les difficultés économiques qui se sont manifestées depuis les années 1970, croissance simultanée de l'inflation et du chômage, stagnation de la productivité, approfondissement des déficits budgétaires, crise monétaire internationale, soient le résultat de politiques keynésiennes qui auraient incité les sociétés, comme les individus, à vivre au-dessus de leurs moyens. Hayek a exposé avec le plus d'insistance cette thèse en montrant la source de ces errements dans le rejet, par Keynes, de la morale traditionnelle préoccupée du long terme, au profit d'une « politique du desperado » avide de jouissances immédiates. En son temps, Quesnay, qui était médecin, comparait les problèmes économiques à la maladie sanctionnant les excès. 

Des évolutions qui ont marqué les trente dernières années du siècle, il est encore trop tôt pour offrir une explication complètement satisfaisante, si tant est qu'on puisse y arriver un jour. On ne s'entend pas encore sur les causes de la crise des années trente. Mais on peut avoir quelques certitudes. Il n'y a pas de cause unique et mécanique de cette transformation radicale. Elle s'inscrit dans des tendances lourdes, de long terme, telles qu'elles se sont manifestées à intervalle récurrent, dans le passé. Ces tendances ne jouent pas exclusivement sur le plan de l'économie, mais du politique, du social, du culturel. Elles s'inscrivent simultanément dans des champs nationaux et internationaux. Les changements dans les rapports de force, entre pays, groupes de pays, et entre classes sociales à l'intérieur des frontières nationales, jouent un rôle majeur. Un modèle de développement, relativement équilibré, fondé sur la production et la consommation de masse, un compromis nouveau entre entreprises et travailleurs, une intervention accrue des pouvoirs publics, s'est mis en place à la sortie de la dépression des années 1930. Certains l'ont qualifié de fordiste [9]. On a assisté, à partir de la fin des années 1960, à un renversement du rapport de force qui avait assuré une croissance relativement équilibrée et un certain enrichissement de tous les groupes sociaux dans les trois décennies précédentes. Le rapport est rompu en faveur des capitaines d'industrie. Et au sein de ce dernier groupe, le leadership est passé du secteur actif, productif, au secteur financier, rentier, spéculatif. Ce qui se traduit entre autres par le gonflement spectaculaire d'une bulle financière totalement dissociée de l'économie réelle. L'histoire est marquée, depuis le début de l'accumulation capitaliste, par des retours de balancier entre les secteurs industriel et spéculatif, et l'éclosion de bulles financières ne date pas d'aujourd'hui. La mondialisation dont on nous rebat les oreilles est aussi un phénomène qui existait déjà à l'époque mercantiliste. Mais il est clair que les nouvelles facilités de circulation des capitaux à l'échelle du monde lui donnent une ampleur sans précédent. 

Ce que d'aucuns voient comme la fin de l'histoire, avec le triomphe de la rationalité économique et de la démocratie libérale, constitue une remise à jour et un élargissement des tendances qui avaient triomphé, sur une plus petite échelle, au siècle dernier. L'argent, plus que jamais, pourrit la société. Les écarts de revenus s'amplifient pendant que la misère mine les populations des pays exclus du développement. La planète est menacée d'asphyxie. Au libéralisme, déjà dangereux du siècle dernier, s'étaient opposés, parmi d'autres, Mill et Marx. Les solutions marxiste et keynésienne au laisser-faire s'imposeront au vingtième siècle sous des formes évidemment bien différentes de ce que leurs concepteurs avaient imaginé. Frères ennemis, le keynésianisme et le marxisme entrent en crise à peu près au même moment. Le néolibéralisme triomphe partout, y compris dans les anciens pays de l'empire soviétique, et en particulier dans le principal d'entre eux. Mais qu'est-ce que le néolibéralisme ? L'expression a été créée par les adversaires de ce courant. Les partisans du néolibéralisme ne s'en réclament généralement pas. Et, pour compliquer un peu plus le tableau sémantique, le mot « liberal » désigne aux États-Unis un partisan de l'intervention étatique, keynésien ou autre, de telle sorte que les véritables libéraux, au sens européen du terme, ne se réclament pas d'un terme qui leur aurait été subtilisé. 

Comme le keynésianisme, le néolibéralisme renvoie à la fois à une vision du monde, à des théories économiques et à des politiques [10]. Comme le keynésianisme, il accompagne et rationalise ex post des évolutions qui se seraient produites de toute manière. Les thèses néo-libérales sont dans l'air du temps car les politiques qui leur correspondent se sont imposées. La vision du monde néo-libérale est fondamentalement identique à la vision libérale classique du dix-neuvième siècle, dans sa version toutefois la plus extrême, celle de Bastiat, de Carey et de certains adeptes de l'école de Manchester. C'est une idéologie qui met de l'avant l'idée de l'efficacité absolue du marché et du caractère naturel des lois économiques. Elle considère la société comme un regroupement d'individus identiques, agents hédonistes, rationnels et omniscients. Elle condamne toute interférence de l'État et juge en particulier que la liberté économique est le fondement de la liberté politique, renversant de ce fait la position de Mill. Cette position est exprimée de manière particulièrement éloquente dans le manifeste de Friedman, Capitalisme et Liberté (1960). Le néolibéralisme le plus actuel se singularise par le fait qu'il applique à tous les comportements humains, dans les domaines politique, juridique, familial, sexuel, criminel et autres, le postulat de la rationalité de l'agent maximisant son utilité sous contrainte. C'est le triomphe absolu de l'économisme. Le « prix Nobel » d'économie a été attribué à Gary Becker en 1992 pour ses réalisations dans ce domaine. L'existence de ce prix, créé en 1968 et attribué depuis 1969 par la Banque de Suède - et qui n'est donc pas un véritable prix Nobel - illustre bien cette apologie de l'économie considérée comme une science exacte au même titre que la physique. 

Dans le cadre de cette vision, que partagent aujourd'hui la grande majorité des économistes, des explications théoriques diverses et parfois contradictoires sont mises de l'avant pour expliquer le fonctionnement des économies. De ce point de vue, il en est du néolibéralisme comme du keynésianisme, du marxisme ou de l'économie politique classique du dix-neuvième siècle. Les sous-courants sont multiples ; les conflits interfamiliaux peuvent être très violents, et déboucher parfois sur le sacrifice du père, comme nous l'a enseigné Freud. Adversaire le plus opiniâtre de Keynes, dont a fut par ailleurs un ami dans les années 1930, fondateur en 1947 de la société du Mont Pèlerin, vecteur central du néolibéralisme, Friedrich Hayek, honoré par le « prix Nobel » en 1974, rejette néanmoins les tenants et aboutissants du monétarisme qui s'impose, dans les années 1970, comme le fer de lance de la résurgence du libéralisme [11]. Milton Friedman, « prix Nobel » 1976, est le chef de file du monétarisme et sans doute le plus connu et le plus efficace des propagandistes du néolibéralisme. Mais le monétarisme est lui-même un ensemble diversifié, et il a été renversé, dans les années 1980, par la nouvelle macroéconomie classique qui, sous le leadership de Robert Lucas, « prix Nobel » 1995, défend un libéralisme plus radical que celui de Friedman, déniant toute efficacité, même à court terme, à la politique économique. Les économistes de l'offre et surtout les libertariens anarcho-capitalistes, dont David Friedman, fils de Milton, est un des leaders, vont encore plus loin dans leur remise en cause de l'État. Pour ces derniers, la justice, l'armée et la police doivent être privatisées de manière à préparer la disparition d'un État qui ne peut être qu'oppresseur. 

À divers degrés, les théories avancées par ces courants de pensée permettent de rationaliser les politiques mises en oeuvre partout dans le monde depuis les années 1970 par des gouvernements dont certains ont été élus avec des programmes sociaux-démocrates. Le démantèlement de l'État-providence n'est pas en effet la marque de commerce des seuls thatchérisme et reaganisme. Recherche des équilibres à tout prix, réduction des dépenses sociales dans la santé, dans l'éducation, « mise à plat » de l'assurance-chômage et plus généralement de l'ensemble du filet de sécurité sociale instauré depuis la Deuxième Guerre mondiale, flexibilisation du marché du travail, mise au pas des syndicats, tels sont les principaux ingrédients d'un cocktail dont la recette peut évidemment varier d'un pays à l'autre et d'un endroit à l'autre. 

L'autorégulation absolue de la société par le marché, qu'appellent de leurs vœux certains adeptes du néolibéralisme, est une utopie, de surcroît dangereuse si on essaie de la mettre en oeuvre. Ceux qui sont plongés dans l'action, industriels et financiers, comme les gouvernants, le savent d'ailleurs mieux que les économistes. Ainsi accepte-t-on des interventions souvent très importantes de l'État pour soutenir l'industrie, pour se protéger sur le marché mondial et pour assurer éventuellement de manière autoritaire la flexibilité du marché du travail. Les mégafusions encouragées par les pouvoirs publics vont tout à fait à l'encontre de l'idéal libéral qu'on retrouve dans les manuels d'économie. De manière plus générale, on peut penser que ceux qui récoltent la manne des politiques néo-libérales ne connaissent sans doute pas dans le détail, et probablement pas du tout, les thèses des Hayek, Friedman ou Lucas. De la même manière qu'il était loin d'être certain que les apparatchiks soviétiques étaient très versés dans les subtilités du Capital, comme du reste leurs homologues chinois devenus marxistes-libéraux. 

*
* * 

Le néolibéralisme n'est pas une fatalité. Les mutations actuelles peuvent ne pas déboucher sur la catastrophe que porte en elle l'utopie néo-libérale. Mais rien n'est acquis. Il n'y a pas de lois de l'histoire. Son déroulement est le fruit de rapports de force, entre groupes sociaux, entre pays. Il est relativement facile de mettre à jour les faiblesses des thèses néo-libérales. Plusieurs courants de pensée, s'inspirant de Marx, de l'institutionnalisme ou de Keynes, s'y emploient avec succès. Mais il est beaucoup plus difficile de dévier de la route sur laquelle sont engagés, aujourd'hui, presque tous les pays du monde. La crise des années 1930 avait débouché sur un accroissement de la maîtrise de l'économie par le politique, à l'intérieur des frontières nationales. L'internationalisation sert justement aujourd'hui d'argument pour soumettre de nouveau, et plus fortement que jamais, la société à l'économie. Non seulement faut-il renverser la vapeur au niveau national, mais on ne pourra désormais réussir que si la maîtrise de l'économique par le politique s'exerce à l'échelle internationale. Il reste à savoir s'il faudra une nouvelle catastrophe, comme celle des années 1930, pour que l'histoire accouche d'une solution positive, conforme aux intérêts de la majorité des populations dans le monde, plutôt qu'à ceux de minorités qui ne cessent de s'enrichir. Il n'y a pas lieu d'être exagérément optimiste.


[1]    Nous avons développé cette thèse, ainsi que d'autres éléments de la présente contribution, dans « Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales », Cahiers d'épistémologie, Groupe de recherche en épistémologie comparée, Université du Québec à Montréal, no 9803, 1998 ; voir aussi « Du libéralisme au néolibéralisme », dans S. Paquerot (éd.), L'État aux orties ? Mondialisation de l'économie et rôle de l'État, Montréal, Écosociété, 1996, p. 42-51.

[2]    Cité par Michel Beaud, Le Basculement du monde, Paris, La Découverte, 1997, pp. 155-156.

[3]    Stuart Mill : textes choisis, Paris, Dalloz, 1953, p. 297.

[4]    John Maynard Keynes, Essais sur la monnaie et l'économie, Paris, Payot, 1971, p. 138.

[5]    « Le capitalisme décadent, international mais individualiste, entre les mains duquel nous nous sommes retrouvés après la Guerre, n'est pas un succès. Il n'est pas intelligent, il n'est pas beau, il n'est pas juste, il n'est pas vertueux- et il ne livre pas la marchandise. En bref, nous ne l'aimons pas et nous commençons à le mépriser » (« National self-sufficiency », 1933, in The collected writings of John Maynard Keynes, Londres, Macmillan, 1971-1989, vol. 21, p. 239).

[6]    The collected writings..., op. cit., vol. 9, p. 309.

[7]    Essais..., op. cit., p. 117.

[8]    Nous avons fait l'histoire de cette évolution, puis de la résurgence du libéralisme, dans M. Beaud et G. Dostaler, La Pensée économique depuis Keynes (Paris, Seuil, 1993 ; édition abrégée, 1996).

[9]    Voir par exemple les travaux de l'école de la régulation en France, qui s'inspirent de Marx, de Keynes et de l'institutionnalisme et ceux, qui leur sont proches, des post-keynésiens, disciples radicaux de Keynes.

[10]   Sur les diverses facettes du néolibéralisme, voir entre autres : M. Bernard, L'Utopie néolibérale, Montréal, Renouveau Québécois et Chaire d'études socio-économiques de l'UQÀM, 1997 ; G. Bourque et J. Duchastel, « Le discours politique néolibéral et les transformations actuelles de l'État », Discours social, nos 3-4, 1992, p. 77-95 ; D. Brunelle, Droit et exclusion : critique de l'ordre libéral, Montréal et Paris, L'Harmattan, 1997 ; L. Gill, Le Néolibéralisme, Montréal, Chaire d'études socio-économiques de l'UQÀM, 1999 ; Lizette Jalbert et L. Beaudry (éd.), Les Métamorphoses de la pensée libérale : sur le néo-libéralisme actuel, Québec, Presses de l'Université du Québec, 1987 ; M. Lagueux, « Le néolibéralisme comme programme de recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, nos 16-17, 1989, pp. 129-152.

[11]   Sur le rôle capital de Hayek dans la résurgence contemporaine du libéralisme, voir G. Dostaler, « Hayek et sa reconstruction du libéralisme », Cahiers de recherche sociologique, no 32, 1999, pp. 119-141.


Retour au texte de l'auteur: Dernière mise à jour de cette page le vendredi 29 décembre 2006 9:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref