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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Serge Dufoulon, “L'Europe et les religions.” (2007). Un article publié dans la revue Eurolimes. Journal of the Institute for Eurogional Studies, vol. 5, printemps 2007, pp.64-71. Numéro intitulé: “Religious frontiers of Europe”. Oradeo University Press. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 24 novembre 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Serge DUFOULON

L’Europe et les religions”.

Un article publié dans la revue Eurolimes. Journal of the Institute for Eurogional Studies, vol. 5, printemps 2007, pp. 64-71. Un numéro intitulé : “Religious frontiers of Europe”. Oradeo University Press.

Résumé
Introduction
L’Europe et l’Histoire pour tout horizon ?
Les religions à l’ombre des nations… Les mythes ?
Conclusion : L’Union Européenne et les menaces identitaires

« Chassé des autels domestiques, exclu des temples de sa ville, interdit sur les terres de sa patrie, l'individu se retrouve coupé du monde divin. Il perd en même temps son être social et son essence religieuse ; il n'est plus rien. Pour retrouver son statut d'homme, il lui faudra se présenter en suppliant à d'autres autels, s'asseoir au foyer d'autres maisons et, s'intégrant à de nouveaux groupes, rétablir par la participation à leur culte les liens qui l'enracinent dans la réalité divine » (Vernant, 1965 : 18 ).

Résumé

Dans cet article, l’auteur montre d’un point de vue sociologique pourquoi l’Union européenne est si difficile à réaliser. Face à un manque de mythe fondateur acceptable par tous les citoyens européens, les seules idéologies performatives en lieu et place sont celle du capitalisme et du marché d’un côté et les nationalismes et les religions de l’autre. Nous savons que les religions et les nations sont issues de mythes puissants qui fondent au jour le jour leurs identités et les conduites des hommes qui les composent tandis que l’UE est née de l’Histoire, la fatalité, mais qui ne constitue en aucun cas un destin pour le présent et le futur. Comment peut-on observer et décrire cette relation entre l’UE et les diverses religions qui la composent ?

Abstract :

In this article, the author shows from a sociological point of view why European Union (EU) is so difficult to achieve. Facing the lack of a fondator myth acceptable to all European citizen, the only ideologies acting instead are those of market and capitalism on one hand and nationalism and religions on the other. Knowing that religions and nations are born from powerful Myths giving identities and guidelines in the day to day living to belongers and EU is born from History that gives a fate to all of us but not a destiny for the present and the future. Can we observe this actual relation and role between UE and its various religions ?

Key words: European Union, Religion, Nations, Nationalism, Histoire, myths, Sociology.

Introduction

Il est délicat d’observer voire de commenter l’Europe politico-administrative qui se construit – l’Europe du marché étant apparemment déjà réalisée - sans aborder, à un moment ou à un autre, la place et le rôle des religions d’Europe. S’il est un espace de rapprochement ou d’éloignement des peuples, c’est bien celui du religieux et du sacré. La Charte européenne déclarait : « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l'Union se fonde sur les valeurs indivisibles de dignité humaine, de liberté... », les discussions n’ont pas manqué pour savoir ce que recelait le terme de patrimoine. Le gouvernement allemand souhaitait ajouter « patrimoine religieux » contre l’avis de la France et au grand regret des Églises. Le gouvernement polonais voulait que dans le préambule de la constitution, il soit fait référence à « Dieu et aux valeurs du christianisme » en tant que terreau de la culture européenne. Le Parti Populaire Européen a fait une déclaration qui reprenait en substance cette demande. Dans la rédaction non définitive du préambule, on trouvait une formule encore plus curieuse : « S'inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe qui sont nourris d'abord par les civilisations hellénique et romaine, marqués par l'élan spirituel qui l'a parcourue et est toujours présent dans son patrimoine, puis par les courants philosophiques des Lumières... » : nos technocrates auraient-ils un manque de références quant à l’héritage indo-européen cher à G.Dumézil qui a imprégné également toute l’Europe. Auraient-ils oublié le foyer culturel et religieux extraordinaire que fut pour les juifs, les musulmans et les chrétiens El Andaluz aux XIIIème et XIVème siècles, cette période qui ne tarda pas à éclairer l’Europe et à accoucher de la Renaissance italienne ? On s’accorda enfin sur la formule actuelle large et non exhaustive qui réfère aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe ».

Le 10 janvier 2008, le Courrier International annonçait que quatre cents associations islamiques signaient à Bruxelles la « Charte des musulmans d'Europe ». C’est la première fois qu’une tentative d’unité est revendiquée et qu’émerge un islam européen qui se veut laïc, pragmatique et intégré. On peut constater que sur le « front des religions » l’Europe s’agite, débat et accuse ses différences. Comment peut-on analyser à partir de ces quelques faits (il y en eut bien d’autres notamment les discours du Président Français à Ryad et devant les représentants du CRIF en janvier et février 2008) la place que tiennent les religions en Europe aujourd’hui et le rôle qu’elles y jouent ?

Sur ce nouveau « marché des biens de salut [1] » qu’est devenu L’Europe des religions, on y trouve en majorité des chrétiens catholiques et protestants, des orthodoxes, des musulmans et des juifs. Il existe aussi d’autres églises et mouvements confessionnels mais en moindre proportion. Sans aucun doute, la compétition entre les dogmes et les cultes des différentes églises est ouverte. D’aucun voudrait voir dans le débat sur les religions, comme le montre le travail d’élaboration de la constitution cité plus haut, une sorte de mise en garde qui implicitement s’adresserait surtout à l’islam et aux musulmans pour leur signifier qu’ici nous sommes en « terre chrétienne » et qu’on entend le rester. Je reconnais l’aridité et la brutalité de ces propos, mais il n’est qu’à analyser les réticences et les arguments concernant, par exemple, l’entrée de la Turquie en Europe, pour se rendre compte rapidement que c’est hélas bien là le problème, du moins en apparence. La relation des européens non musulmans à l’islam, la 2ème religion en Europe, est ambiguë et à notre avis, révélatrice de maux beaucoup plus profonds et sournois qui minent le projet européen dans ses dimensions identitaires, philosophiques, politique et spirituel.

Ce que nous montrerons dans cet article, c’est que la construction européenne s’est faite sur un socle essentiellement économique. L’économie ne peut en aucun cas représenter un « projet de vie et une vision d’avenir [2] » pour les nations qui composent l’Europe. Les soubresauts du libéralisme économique de plus en plus durs ces dernières années pour les citoyens européens ainsi que les décisions des élites et des technocrates européens qui apparaissent comme lointaines et arbitraires organisent des replis identitaires nationaux voire nationalistes qui s’appuient sur les religions renaissantes.

L’Europe et l’Histoire pour tout horizon ?

« L'acteur ne sait pas ce qu'il fait. Il faut l'éprouver. Un agent qui corrompt le bouillon de veau ; un agent qui transforme le sucre en alcool ; un agent qui boulote de la gélatine mais s'interrompt dans l'urine. Comment définit-on une forme ? Mais comme toutes les autres : elles sont le bord d'épreuves de force que d'autres leur font subir. » B Latour [3]

Les Français et les néerlandais ont rejeté le projet européen, ou devrais-je dire, « Ce Projet », aux référendums de mai 2005. Nous savons que si des consultations populaires avaient été organisées dans d’autres pays au lieu des votes des parlementaires, il est notoire qu’il y aurait eu beaucoup plus de pays rejetant la future Constitution Européenne. Peut-on dans ce cas parler d’un échec de l’Europe ? Pas vraiment, il semble plutôt que l’on doit parler d’un rejet des technocrates, des nouvelles élites européennes et des politiques de l’Europe notamment en matière d’économie, d’emploi et de protections sociales. Effectivement, qu’observe-t-on depuis que fut signé le premier traité instituant la Communauté Européenne du charbon et de l'acier (CECA) à Paris le 18 avril 1951 ? L’Europe s’est construite à l’initiative des élites : il s’agissait d’abord de construire un espace économique et de paix commun mais certainement pas une Nation européenne : cela prend du temps et nécessite l’apparition d’un nouveau mythe fondateur (catastrophe, guerre, etc., tout ce qui pourrait créer de la solidarité et de l’identitaire). Même si en arrière toile, les protagonistes de cette aventure nourrissaient un rêve humaniste, le citoyen lambda lui, ne le percevait pas et continue à ne voir qu’une Europe de la libre circulation du Capital et de partage de marchés. D’ailleurs, n’oublions pas que nombre de campagnes électorales, particulièrement en France, ont voulu mettre l’accent sur cette image, notamment la campagne d’information sur le passage à l’euro. Alors quand le 1er janvier 1999, l'euro devient la monnaie unique de onze pays européens et le 1er janvier 2002, les billets et pièces en euros circulent dans toute la communauté, les angoisses des citoyens européens prennent corps. Nous sommes passés du « « fantasme européen des élites » perçu avec distance comme « la chose » des grands entrepreneurs, des grands financiers et de quelques intellectuels, (après tout l’Europe économique existait déjà avant l’euro…) au « cauchemar européen des peuples et des catégories sociales les plus fragiles », soit à la réalité d’un espace politique de contraintes économiques et politiques sur les citoyens européens ordinaires. Notons au passage que les promesses faites par les politiques de tous bords que « le passage à l’euro ne changerait rien dans le quotidien des citoyens », qu’  « il n’y aurait pas d’augmentation des prix », etc., tous ces discours pour rassurer ont été démentis par l’inflation galopante. Certains effets pervers se sont manifestés avec plus de force encore, d’autant plus signifiés que les médias assoiffés d’Europe mettaient l’accent sur tous les faits et gestes des politiques et des moindres évènements concernant l’espace européen. En ce sens, même si les médias ne créent pas l’événement, leur façon de trier et de commenter les nouvelles n’ont certainement pas donné une image des réalisations positives de l’Europe. Avec le passage à l’euro, les prix ont augmenté considérablement en réduisant le pouvoir d’achat des citoyens et de nombreuses entreprises se sont délocalisées à l’Est, vers les pays émergents dont les coûts de production sont beaucoup moins élevés qu’en Europe occidentale, établissant par là des compétitions économiques et industrielles intra-européennes. La banque européenne indépendante semble ne pas s’intéresser aux « vulgaires » problèmes des citoyens en maintenant un euro et des taux d’intérêts trop forts et les politiques ne sont plus à même de conduire des actions de résolution ou de correction des dérives économiques et sociales. Dans ces conditions, il paraît évident que les Européens, en ce qui concerne les catégories les plus faibles et les classes moyennes sur qui la pression s’est accrue, sont plus que sceptiques sur l’utilité et la légitimité de l’Europe à penser leur quotidien.

Il faut admettre que, pour tout un chacun, l’Europe devient un casse-tête qui se singularise par un libéralisme économique plus débridé et menaçant tandis que les citoyens semblent perdre tout contrôle sur leurs décisions en matière de politique nationale, de démocratie et sur leur destin. Ajoutons : le manque de lisibilité des politiques de Bruxelles, la méconnaissance de la bureaucratie et des députés européens, le manque de proximité des citoyens avec ces fonctionnaires et élus qui apparaissent comme des catégories de parasites inutiles, sans oublier le discrédit jeter sur l’Europe par les politiciens nationaux usant des fameux arguments jouant sur la « justification européenne » quand ils ne peuvent affronter les réformes ou quand ils n’obtiennent aucun résultats dans les politiques mises en œuvre comme on peut le voir sur l’agriculture et la pêche par exemple : « On n’y peut rien ce sont les directives européennes ! ». Le succès d’un politique se construit, comme chacun ne l’ignore pas, dans sa capacité à mobiliser « pour » et « contre » quelqu’un ou quelque chose (ennemi intérieur et extérieur classique). L’Europe est donc devenue un objet nouveau et précieux de légitimation des « succès différés dans le temps » et « d’échecs présents » incontrôlables dont personne ne serait responsable, sauf l’Hydre européenne elle-même. La perte de confiance augmente avec l’euroscepticisme [4] qui progresse sur fond de présent en crise et de futur incertain… Les pro-Européens et les gouvernements commencent à réaliser que l’écart augmente entre les opinions publiques et le processus européen.

Nous rencontrons là déjà, les éléments d’une certaine « mythopraxis » pour reprendre un concept cher à M. Sahlins [5]. Qu'il nous suffise de souligner avec cet auteur que les analyses structurelles confrontant les « parties au tout » (le citoyen à l’Europe par exemple) mettent en exergue des circulations de logiques entre des éléments de pratiques sociales, de représentations et de significations. M. Sahlins nous rappelle que le sens dépend de la structure, et, qu'un événement est « une relation entre un certain phénomène et un système symbolique donné » (1989 : 158-159). Ce qui signifie qu'il est nécessaire de connaître les « schèmes culturels » dans lesquels est interprété l'événement pour en comprendre le sens [6]. Il paraît difficile aujourd’hui de dire quels sont éléments culturels et symboliques sur lesquels s’appuie l’Europe, exception faite du libre échangisme. D’autant plus que les quelques symboles qui constituaient une référence commune viennent d’être effacés d’un trait de plume, à savoir : le drapeau et l’hymne européen… Constat d’une identité qui n’arrive pas à se construire et à se définir.

Il est aisé de comprendre comment dans ce contexte, le rejet de la future constitution au référendum de 2005 paraissait une évidence. Mais maintenant, à ce mécontentement concernant l’Europe s’ajoute la méfiance accrue à l’endroit de nos élites et de nos représentants nationaux car ils auraient confisqué aux citoyens la possibilité de participer à la sacro-sainte « construction européenne » en permettant qu’ils donnent leur avis par voie référendaire après aménagement de la future constitution. Là, l’Europe devient ouvertement une machine bureaucratique et administrative qui est perçue comme se dressant contre les peuples, d’ailleurs je ne suis pas certain et les sondages dans les différents pays d’Europe confirmaient ce ressenti en 2007, si nous devions voter dans toute l’Europe pour une constitution et un avenir commun, que les tenants de l’Europe unie l’emporteraient.

En ce sens, on peut affirmer que les citoyens des pays émergents avec lesquels j’ai eu l’occasion de discuter ne sont pas aveuglés par le nouveau mythe européen. Ils perçoivent parfaitement les « effets d’aubaine » que constitue, pour le présent leur adhésion à l’Europe. Après des années de totalitarisme, ils souhaitent se tourner vers les pays libéraux. L’Europe devient l’interlocuteur par défaut bien qu’ils valorisent davantage les pays aux économies et aux idéologies libérales puissantes tel que les Etats-Unis. Dans leur imaginaire collectif, seul les USA pouvaient s’opposer à la puissance impérialiste de la Russie et aux idéologies communistes agonisantes. Il est un fait, nous observons après la chute du mur de Berlin en 1989, un redéploiement géostratégique des deux grandes puissances que sont les Etats-Unis et la Russie qui ne laisse pas entrevoir une réelle disparition du règne de « la guerre froide » et la naissance de relations pacifiées. On constate au contraire la mise en place d’une sorte de « jeu de Go » qui consiste à occuper le terrain et bloquer l’adversaire dans ses initiatives économiques, stratégiques, politiques, etc., de la part des Américains et des Russes, partie qui se jouerait dans la prise d’influence sur les pays frontaliers de l’Europe, « l’Europe de voisinage » et de la Russie : en Asie installation de bases américaines ; soutient ou désaccord des Russes avec les Républiques satellites telles que l’Ukraine, la Tchétchénie, l’Ossétie, la Géorgie, la Pologne (radars) et maintenant la Serbie qui se tourne vers la grande sœur orthodoxe, etc. Dans ces conditions, on peut dire que les relations Est-Ouest se sont réchauffées et normalisées mais l’Europe fragilisée par ses dissensions (on l’a vu lors de la guerre en Irak) se trouve prise en tenaille entre deux impérialismes, aussi arrogants et corrosifs l’un et l’autre.

Les pays de l’Est et d’Europe centrale ont également sous les yeux l’exemple des pays de l’Europe occidentale tentant de démêler le fil d’Ariane qui relie Europe économique libérale et intérêts sociaux et spirituels des peuples. A quand leur tour en matière de hausse des prix, de délocalisation (vu la vitesse d’augmentation des salaires) semblent-ils se demander ? Tous les individus se construisent à partir de stratégies identitaires [7] qui leur permettent d’exister en exprimant les diverses facettes identitaires qui composent leur personnalité : ainsi être citoyen dans une économie libérale, c’est aussi pouvoir disposer d’un certain pouvoir de consommer et de participer au « jeu des marchés » sur lesquels abondent les produits. Pour exemple, il n’est que d’observer les comportements des nouveaux consommateurs des pays de l’Est, de la Russie et de la Chine. Cette dimension identitaire est légitime et essentielle pour les individus dans toutes les sociétés comme l’ont démontré M Sahlins [8] et M Mauss [9] dans leurs travaux sur l’échange.

Sur le plan politique, pour se réaliser, l'Union Européenne impose aux pays membres la rétrocession d’une part toujours plus importante de leur souveraineté. A cela, les peuples opposent intuitivement (et parfois d’une manière plus construite) un calcul économique, social, identitaire, etc., en termes de coûts/avantages : si le résultat n’offre pas de solde positif l’adhésion à l’Union n’offre aucun intérêt. Pour les nouveaux pays, soumis pendant des décennies au totalitarisme soviétique, accepter de renoncer à une part de souveraineté, - alors qu'ils viennent seulement, et dans certains cas pour la première fois, d'accéder véritablement à la souveraineté nationale-, requiert des motivations importantes, la claire perception d'avantages décisifs ce qui ne semble pas être le cas. Là encore, ce ne sont pas les calculs arbitraires des technocrates de Bruxelles qui rassurent et je n’en prendrai pour exemple que le cas du Kosovo [10] qui vient de déclarer son indépendance avec la reconnaissance d’un grand nombre de démocraties occidentales [11]. Comment peut-on réagir lorsqu’on appartient à l’Europe et que l’on peut se dire qu’un jour au gré des « opinions et des croyances » des Eurotechnocrates, car c’est de cela qu’il s’agit, notre sort ou celui de notre pays, pourrait être scellé sans nous demander notre avis ? Rappelons également que dans cette affaire, l’Europe et l’OTAN viennent d’établir un précédent juridique dont pourraient se revendiquer la Transnitrie, le Pays Basque, la Flandre, la Corse, etc., sans compter ce que coûtera aux citoyens européens, encore une fois non consultés collectivement sur cette question, l’installation d’une « démocratie » et de tous ses organes institutionnels et administratifs. On peut, dans ce sens, être plus que sceptique sur le sens du bien fondé des décisions européennes.

À partir de ce constat d’une Europe qui se cherche en commettant de graves surdités ou pire des erreurs tant en matière de démocratie que de choix géopolitiques, économiques, sociaux et identitaires, on peut observer maintenant quelle peut être la part des religions dans ce concert des nations.

Les religions à l’ombre des nations…
Les mythes ?

« Quant à moi, quand je jouais du violon, il y avait des régions où je n'osais pas m'aventurer. Y aurait-il des contrées où les anges habitent, mais où les imbéciles ont peur de pénétrer ? » G Bateson [12]

La religion au sens durkheimien [13] est un outil puissant au service de l’éducation et de l’intégration des individus dans une communauté morale et de croyances, une « église ». En ce sens, les valeurs transmises traditionnellement par la religion devraient selon le célèbre sociologue être reprise par la société civile notamment à travers l’éducation afin de construire une « conscience collective » et « un citoyen moral » : « Si l’on attache quelque prix à l’existence de la société […] il faut que l’éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d’idées et de sentiments sans laquelle toute société est impossible »[14]. Nous avons ici une des préoccupations de l’Europe quant à l’élaboration d’un projet et d’une constitution rassemblant des valeurs morales communes à tous les peuples de l’Union en tenant compte de la dimension « métisse » des cultures et des spiritualités européennes comme on l’a vu plus haut. Transférer les valeurs morales et spirituelles au cœur d’une communauté de fidèles, du religieux vers l’éducation, c’était aussi, bien avant E Durkheim, une des préoccupations de J-J Rousseau [15] qui souhaitait que les religions ne soient pas au-dessus des lois. Nous pouvons observer chez ce philosophe les frémissements d’une élaboration laïque de la société. Il s’agit pour J-J Rousseau d’unir les domaines du privé (l’homme religieux, croyant) et du public (citoyenneté) sans que la religion ne vienne entrer en contradiction avec les lois et ne les remettent en question. A ce stade, J-J Rousseau parlera de « profession civile de foi […] sans laquelle aucun homme ne peut se sentir un bon citoyen ». Ce thème de la religion civile sera développé par R Bellah [16]. Ce sociologue américain affirmait qu’il existerait une vision religieuse commune aux citoyens américains de leur société, de leur constitution, de leurs institutions et de leur leadership, j’ajoute, ce qui fait défaut à l’Europe. A ce moment de nos réflexions, on ne peut manquer de se poser la question de la laïcité dont les Français sont d’ardents partisans. Il y a différents types de laïcité en Europe qui ont participé de la naissance ou de la progression des démocraties en autonomisant le domaine du religieux et le domaine du politique [17]. Dans ce sens là, on peut affirmer que la Turquie est un Etat laïque depuis le début du siècle : Quid de la dimension culturelle et religieuse de ce pays qui, selon certains, s’opposerait à son entrée dans l’Union Européenne ?

Les sociologues en général et les sociologues des religions en particulier, se sont intéressés depuis le début, et avant la constitution institutionnelle de leur discipline, à la place qu’occupent les religions dans les sociétés [18]. Que l’on songe à A Comte et à sa « religion de l’humanité » dont le grand prêtre aurait été le savant, bien entendu, acteur principal du positivisme de l’époque pour l’auteur. Il est extrêmement intéressant d’observer comment au XIXème siècle, les idéologies socialistes prennent leur essor dans le mouvement des migrations des lieux ruraux vers les centres industrialisés urbains. C’est à ce moment que les religions deviennent, dans les analyses notamment de K Marx et F Engels, un facteur idéologique d’aliénation du prolétariat dans la mesure où elles sont le ciment idéologique de justification de la hiérarchisation sociale qui vient légitimer la domination économique [19]. Difficile de parler d’aliénation sans faire un bref détour sur les nouveaux messianismes tels que le souligne R Aron à propos du marxisme qu’il nomme « religion séculière » tant le communisme et les idéologies modernes seraient animés d’un esprit prophétique et d’une volonté de salut par l’instauration d’une société idéale [20]. R Aron aborde le national-socialisme et le communisme lénino-stalinien comme des formes de millénarismes modernes annonçant le salut et la naissance de l’Homme nouveau après la chute aux enfers.

Il serait indécent et injuste de limiter le rôle des religions aux riches et pertinentes analyses de ces auteurs. En nuançant, il semble qu’on doit marquer la différence entre une religion ou une minorité religieuse en situation de survie idéologique, plutôt progressiste et une religion hégémonique davantage conservatrice : ce fut le cas des protestants en France qui participèrent à l’élaboration de « l’esprit » de la IIIème République d’où naquit la laïcité tandis que l’église catholique soutenait les orléanistes. Ce fut également le cas de l’église polonaise, seule autorisée à tenir un langage différent de celui du parti durant les années de communisme [21]. On peut citer aussi le rôle de l’église catholique en Amérique du Sud dans le soutien aux mouvements de libération et, sous un tout autre angle, la montée en puissance des intégrismes religieux et du « créationnisme » sous l’ère de la présidence G Bush. N’oublions également pas que certaines églises furent l’objet de persécutions par les communistes, c’est le cas de l'Église orthodoxe dans les pays de l’Est sous la férule de Lénine dès 1918. L’historien M Burleigh écrit au sujet de ces persécutions :

« À la veille du coup d’Etat bolchevik, l’Eglise orthodoxe russe revendiquait cent millions d’adhérents, deux cent mille prêtres et moines, soixante-quinze mille églises et chapelles, plus de onze cents monastères, trente-sept mille écoles primaires, cinquante-sept séminaires et quatre académies de niveau universitaire, sans parler des milliers d’hôpitaux, d’hospices de vieillards et d’orphelinats. En quelques années, les structures institutionnelles furent balayées, les églises dévastées, vandalisées ou affectées à un usage séculier. Beaucoup de membres du clergé furent emprisonnés ou fusillés ; assez judicieusement, le premier camp de concentration du Goulag fut ouvert dans un monastère situé dans les régions arctiques. La religiosité elle-même subsista, disparaissant sous terre, ou se réfugiant dans des canaux affectifs superficiels, et se concentra sur de faux dieux, dont le plus puissant donna au socialisme un visage omniprésent, grêlé et souriant.» [22]

Les religions d’Europe effectivement ont participé de manière classique de notre histoire contemporaine soit dans le soutien au pouvoir politique en place (l’Espagne franquiste) soit dans l’opposition (les lutte nationalistes et religieuses en Irlande du Nord) voire dans les persécutions des croyants (Juifs et orthodoxes) ou dans l’imprégnation de l’art et des identités (Islam, etc.).

Conclusion :
L’Union Européenne
et les menaces identitaires

« J'aimerais avoir un message positif à vous transmettre, je n'en ai pas ! Est-ce que deux messages négatifs vous conviendraient ? » Woody Allen

Aujourd’hui l’Europe ressemble plus à une immense zone commerciale dans laquelle, certaines « boutiques » ou pays seraient plus rentables que d’autres, plutôt qu’à un pays ayant un projet politique et spirituel qui constituerait le socle d’une identité européenne pour l’avenir de ses adhérents. Or aucun projet dans l’Histoire n’a pu se concrétiser uniquement sur les sables mouvants de l’économie les individus ayant besoin de se construire symboliquement en termes d’appartenance identitaire.

On peut douter que l’Europe représente quoi que ce soit de positif pour ceux qui ne font pas parties des élites européennes appartenant aux catégories politiques, intellectuelles et entrepreneuriales. D’ailleurs un rapide sondage dans chacun des pays européens concernés mettrait en évidence que la grande majorité des citoyens européens ne sait pas qui préside l’Europe actuelle ou précédente de l’Union, le rôle des institutions, etc. La plupart des peuples quand ils ne sont pas ouvertement eurosceptiques (France, Hollande, etc.) semblent user de stratégies qui limitent l’Union à des modes de financement, de développements économiques ou comme alliée dans les revendications nationalistes (Kosovo). Le vide symbolique et identitaire européen permet que les religions refleurissent à l’ombre des tensions et des conflits identitaires notamment dans les Balkans, pour les traditions orthodoxes, catholiques et musulmanes. On a même pu assister ces dernières années à des nettoyages ethniques sous couvert des nationalismes-religieux ce qui paraissait impensable depuis la dernière guerre mondiale de 1939-45.

Ce constat historico-sociologique, quelque peu sombre, nous met hélas en demeure de regarder sans complaisance la résurgence des nationalismes européens qui s’appuient et se légitiment en grande partie sur les religions qui demeurent des référents identitaires puissants. En paraphrasant E Durkheim [23] et M Weber [24], on peut affirmer que les hommes ont besoin de croire et d’espérer en un ailleurs, de nature plus transcendante qui puisse leur permette d’affronter leur destin et les changements sociaux avec sérénité. Actuellement l’Europe sans mythe fondateur semble être impuissante à répondre à cette attente de la manière dont les nations construites historiquement l’ont fait pendant des siècles. Plus encore, les nations paraissent renforcer cette offensive européenne dans tous les domaines de la vie privée et publique des citoyens européens. Faudra-t-il attendre ou espérer la venue d’un « prophète » européen capable d’interpréter pour tous les européens les changements sociaux au sens de M Weber et qui puisse « réenchanter » l’horizon de la famille européenne ?



[1] Berger P., The sacred Canopy, Doubleday, Garden City, 1967; La religion dans la conscience moderne, Paris, Centurion, 1971.

[2] Sur la notion de projet on pourra consulter Reynaud. J. D, Les règles du jeu, L'action collective et la régulation sociale, Paris, A.Colin,  1989

[3] Latour. B., Les microbes; Guerre et Paix, Paris, A.M.Métaillé, 1984.

[4] Il est intéressant à ce sujet d'aller sur les sites d'information tels que Google et de démarrer une recherche sur le mot "Euroscepticisme",  on trouvera plus de 20 000 pages d'informations en première instance concernant ce terme sur tous les pays européens.

[5] Sahlins. M., Des îles dans l'histoire, Paris, Seuil, 1989.

[6] Il n’en demeure pas moins que les acteurs peuvent accéder à une partie du sens que leurs pratiques sociales véhiculent, mais rarement à la totalité - d'autant que pour les différents acteurs sociaux eux-mêmes, le sens d'une pratique commune puisse ne pas être identique, voire puisse être ignoré -, car tout événement se déroule simultanément à deux niveaux : « la relation entre certaines histoires de vie et une histoire qui est au delà et au dessus de celles-ci, l'existence des sociétés » (Sahlins, 1989 : 117). En ce sens les citoyens européens sont entièrement légitimés dans leurs réactions de ne pas comprendre et accepter où l'Europe les conduit, ou encore d'avoir une perception négative des effets des politiques européennes sur leur quotidien. Ce ne sont pas les élites européennes et le parlement européen saisis par la frénésie prométhéenne qui parviendront à les convaincre du bien fondé de leurs choix notamment en faisant l'histoire de l'Europe comme… Dieu créa le monde… C'est le quotidien qui est à améliorer et à réinventer, les anciens mythes et dieux nationaux sont encore vivaces et actifs dans la conscience collective.

[7] Sur ce thème on peut consulter Camilleri. C., Kastersztein. J., Lipiansky. E. M., Malewska-Peyre. H., Taboada-Leonetti. I, Vasquez. A., Stratégies identitaires, Paris, PUF, 1990 et sur économie et identité on peut aussi lire : Dufoulon S, « Le prix de la voyance ». Revue du MAUSS. n°10,2eme semestre 1997. 290-307.

[8] Sahlins. M., Age de pierre, âge d'abondance, Paris, Gallimard, 1972.

[9] Voir le fameux essai sur le don, Pottlach et Kula in Mauss.M., Anthropologie et sociologie, Paris, PUF,  195O, reed. 1991

[10] Les circonstances de l'indépendance du Kosovo apparaissent iniques, troubles et le résultat des débats et négociations souterraines des politiques de Bruxelles et des Américains, ce qui tend à discréditer un peu plus cette Europe qui ressemble davantage à une bureaucratie injuste, lourde et sombre à l'image de celles qu'ont connues les Pays ex-communistes. Pour la première fois l'Europe prend une décision politique dangereuse qui attribue à une ethnie ou un peuple des frontières politiques et administratives ce qui ouvre la porte à toutes les revendications ethniques et nationales en Europe et ailleurs. A ce sujet, on peut aussi consulter l'article intéressant  "KOSOVO • Moscou dénonce un nouvel Etat “mafieux” L’ancien patron du bureau d’Interpol en Russie l’affirme haut et fort : les dirigeants kosovars, à commencer par le Premier ministre Hashim Thaçi, sont étroitement liés aux réseaux mafieux de la région." Courrier International, 28 févr. 2008

[11] A ce sujet on pourra lire l'article de l'historien Edouard Husson "Kosovo : une poudrière est née... merci qui?" Marianne, 06/03/08, http://www.marianne2.fr/ qui relate clairement comment le sort du Kosovo fut décidé arbitrairement par les grandes puissances appartenant à l’OTAN et par Bruxelles, sans tenir compte des facteurs historiques, sociaux, identitaires, etc.

[12] Bateson. G. & Bateson. M. C., La peur des anges. Vers une épistémologie du sacré, Paris, Seuil, 1989.

[13] Durkheim. E., Les forme élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[14] Durkheim. E., "L'éducation, sa nature et son rôle", in Education et sociologie, Paris, PUF, 1993 (1911), pp99-100. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[15] Rousseau JJ., Rousseau prône la nécessité d’une religion civile  dans le Livre IV chapitre VIII Du Contrat Social.

[16] Bellah R., "Civil religion in America" (La religion civile en Amérique), in Deadalus, 96, pp1-21, 1967.

[17] Sur ce thème on pourra lire avantageusement : Willaime J-P., Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle, Paris, Fayard, Les dieux dans la cité, 2004, 378 p

[18] Pour un bref rappel historique et sociologique voir : Dufoulon S, « L’ésotérisme à l’ombre des grandes religions », Cerveau & Psycho n°21, Paris, mai, 2007.

[19] Marx K, Engels F., Sur la religion, Paris, Editions Sociales, 1960. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[20] « Aron R., L’âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Ed de la France, 1946. p 288. "Je propose d’appeler religions séculières les doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité " et Aron R., 1944. « L’avenir des religions séculières », repris dans Aron R., Chroniques de guerre. La France libre, 1940-1945, Paris : Gallimard. 1990. On pourra consulter aussi Aron R., L’opium des intellectuels, Paris : Hachette. 2002 (1955).

Soulignons que l'historien des religions M Eliade a également traité ce thème.

[21] Michel P., La société retrouvée, Paris, Fayard, 1988 ; Pace E., La societa parallela. Religione, resistenza e opposizione nella Polonia contemporanea (La société parallèle. Religion, résistance et opposition dans la Pologne contemporaine), Milan, Angeli, 1984.

[22] Burleigh M., Sacred causes. Religion and Politics from the European Dictators to Al Qaeda. Londres, Harper Press, 544 pages.

[23] op cit, 1912.

[24] Weber.M., L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1964. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 décembre 2008 12:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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