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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques DUFRESNE, “La proposition Philia. Réflexions sur la maladie mentale et la déficience intellectuelle”. Texte d'une conférence publié dans Crise de société... recherche de sens. Actes du colloque du 10 mai 2001, pp. 69-84. Montréal: L'Association canadienne pour la santé mentale, section Montréal, 2001, 123 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 mai 2006.] Introduction Il y a deux grands mystères dans la condition humaine, disait le psychiatre Karl Stern, la mort et la maladie mentale. J'ai vécu très près de ces mystères au cours des derniers jours. À cause de cette conférence, que je préparais mentalement, à cause aussi de mon engagement dans le projet Philia, j'ai eu maintes occasions de réfléchir sur le sort des malades mentaux et sur les personnes souffrant de déficiences intellectuelles. Ce matin, j'assistais aux funérailles de mon unique frère. La mort a été chantée par les poètes, qui l'ont adoucie à nos yeux.
Je ne sais pourquoi, ces vers de Valéry exercent sur moi un pouvoir magique. Les êtres chers disparus revivent à mes yeux à travers les fleurs sauvages du printemps. Le second mystère, la maladie mentale, da pas eu droit aux mêmes faveurs de la part des poètes. Les philosophes aussi l'ont négligée, eux qui pourtant ont écrit de si belles choses sur la mort et sur l'immortalité. « Philosopher c'est apprendre à mourir » (Platon). « Il faut vivre chaque instant comme s'il était le dernier » (Marc-Aurèle). Les romanciers et les dramaturges ont eu plus d'égards à son endroit. Don Quichotte est un fou sublime. Un loco ! Cervantès ayant soin de bien distinguer la locura de la tonteria. Dostoïevski a donné un statut littéraire à l'idiot. C'est à Shakespeare d'abord que l'on doit d'avoir compris et souligné le lien mystérieux entre la folie et la vérité. Dans son théâtre, comme dans celui de nombreux auteurs de son époque, comme sans doute aussi dans la société de son temps, ce sont les fous qui disent la vérité. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi à notre époque? Une chose est certaine, quand on dit la vérité crûment, sans ménagement, on prend toujours le risque de passer pour fou. Deux expériences récentes m'ont aidé à mieux comprendre le sens de la maladie mentale en elle-même, pour la communauté et pour les personnes, parents ou professionnels, qui sont en rapport étroit avec les personnes souffrant de maladie mentale ou de déficience intellectuelle. Je déjeunais récemment dans un restaurant élégant du centre-ville avec un ami souffrant d'un handicap physique dont les séquelles, quoique légères, peuvent susciter des comportements irrespectueux. À trois reprises, la serveuse lui a demandé, avec une insistance grossière, s’il avait terminé sa soupe. Elle aurait dû au contraire le remercier d'avoir fait les choses de façon impeccable, en dépit d'un problème de coordination manifeste. La semaine suivante, je me retrouve avec le même ami, rue Saint-Zotique, dans un café d'apparence extérieure minable. À une chaleur humaine immédiatement perceptible, à l'odeur inimitable de l'excellent café italien, à je ne sais quelle joie qui se lisait sur tous les visages, nous avions flairé le bon endroit. Et c'était le bon endroit. À notre égard - nous étions des étrangers dans ce restaurant de quartier sinon de famille -, la patronne a eu immédiatement, spontanément, la bonne attitude. Elle a été naturelle, vraie, tout simplement. Comme pour nous rassurer sur l'humanité de son établissement, elle nous a tout de suite appris qu'elle était derrière son comptoir depuis plus de trente ans. Juste devant ce comptoir, appuyé plutôt qu'assis sur un tabouret, se tenait un homme âgé, au regard perdu et pourtant confiant, abandonné. J'ai tout de suite pensé qu'il était atteint de la maladie d'Alzeimer. Pour la patronne, il était un client comme les autres, une présence attachante, qui contribuait à la chaleur, à l'humanité du lieu. Et derrière lui, un autre client, immobile, semblait plongé dans son journal depuis des temps immémoriaux. C'était peut-être un professeur à la retraite depuis quelques jours. Cet homme s'est levé tout à coup, s'est approché du comptoir pour payer son addition, puis il s'est tourné vers le monsieur du tabouret, et tout en le regardant de la façon la plus aimable et la plus naturelle qui soit, a serré ses épaules de ses deux mains, dans un geste affectueux et énergique... Comme j'aimerais pouvoir décrire ce geste parfaitement ! Mais il vaut peut-être mieux qu'on le devine. La journée du vieil homme au tabouret venait de prendre un sens. Si vous aviez vu son regard ! Je n'aurai jamais épuisé la leçon qui se dégage de la comparaison entre les deux établissements. Le premier ressemblait à une usine, les clients étant assis sans le savoir à une chaîne de montage. Le second me rappelait tous ces lieux conviviaux qui nous paraissent sacrés à force d'être modestement, simplement, naturellement humains. Le cours du temps y étant suspendu, je me croyais dans une oasis d'éternité. Tandis que dans le premier restaurant, le même cours du temps était accéléré. Il faut du temps pour être humain, pour que le sens puisse pénétrer dans nos vies personnelles et dans celle de nos communautés. Et il faut encore un peu plus de temps que d'habitude pour traiter un vieil homme atteint de la maladie d'Alzeimer avec tous les égards qui lui sont dus. Après cette entrée en matière qui m'a été imposée par les circonstances, et sans doute aussi par votre accueil bienveillant, je vous invite à réfléchir avec moi sur des idées qui me sont venues en pensant à la vertu et au sens moral étonnants qui nous sont offerts en exemple par tant de parents, d'amis qui s’occupent des personnes souffrant de déficience intellectuelle ou de maladie mentale... Il est parfois difficile de dire ce qui, de la science ou de la technique, des mots ou de l'action, est apparu en premier. Le levier était sûrement connu et utilisé bien avant qu'Archimède ne découvre les lois de la physique qui en expliquaient l'efficacité. La bombe atomique, par contre, est un exemple où la théorie a précédé l'action. La même question se pose dans le monde moral. Les idées viennent parfois en premier, mais il arrive aussi qu'elles apparaissent longtemps après qu'un changement de mentalité et de comportement ait eu lieu. Ainsi cette idée selon laquelle les animaux n'étaient que des machines animées - un concept philosophique apparu au XVIIe siècle - a servi à légitimer le sort cruel fait ensuite aux animaux dans les laboratoires ou dans les fermes usines. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, l'attitude face aux animaux a changé, sans qu'aucune théorie philosophique sur l'animal ne soit venue déloger les théories réductionnistes et mécanistes encore enseignées dans les écoles. C'est là un exemple dune pratique ayant précédé la théorie. Le fait de prendre soin de personnes avec un handicap grave en est un autre exemple. Il n'existe pas en ce moment de conception de l'homme généralement admise qui soit à la hauteur de ces comportements. Le XXe siècle a sûrement été témoin des crimes contre l'humanité les plus atroces de toute l'histoire, mais il a aussi élevé nombre de vertus morales à des niveaux jamais atteints jusque-là. rune de ces vertus est le respect témoigné envers les personnes avec un handicap. Le niveau d'engagement moral exigé d'une famille moyenne qui accepte d'assumer les soins à l'un de ses membres ayant un handicap sérieux, et qui le fait de façon continue, jour après jour, d'heure en heure, est sans précédent dans l'histoire de l'humanité. C'est un sommet moral, un Everest spirituel. Mais cette comparaison même est fausse : en effet, une fois que les grimpeurs ont atteint le sommet du mont Everest, ils se hâtent de redescendre pour retrouver plus d'oxygène. Tandis que les gens qui prennent soin d'un membre de leur famille habitent leur sommet moral, jour après jour, et y demeurent longtemps après que l'oxygène dont ils ont besoin pour leur bien-être spirituel se soit épuisé. L'observateur distant est pris de vertige en pensant à ce qui est demandé à ces gens. Comment leur procurer l'oxygène dont ils ont besoin, en proportion avec ce que leur engagement moral exige? De quelle conception de l'homme et de la vie tous les Latimers du monde auraient-ils besoin pour assumer leurs responsabilités sans mettre leur intégrité personnelle en péril? je ne pourrai répondre à ces questions qu'au prix d'un détour par l'histoire et la philosophie qui paraîtra peut-être long et hors de propos à certains. C'est pourquoi j'aurai soin d'illustrer mes propos les plus théoriques par quelques-unes de ces belles anecdotes qui rendent les choses difficiles plus intelligibles en les rendant sensibles. L'histoire et la philosophie nous donnent quelques indices pour nous aider à comprendre la lente transformation qui s'est opérée dans la dernière moitié du XXe siècle, et nous a amenés à accueillir dans nos maisons et communautés des personnes qui, auparavant, étaient abandonnées dans des institutions publiques, à un sort pire que celui des animaux. Le christianisme n'est pas étranger à la haute moralité que je viens d'évoquer, comme le prouve aujourd'hui l'exemple de jean Vanier. Quels qu'aient pu être ses écarts de conduite, la religion du Dieu souffrant ne s'est jamais complètement désintéressée du sort des plus souffrants parmi les hommes. La haute moralité actuelle a toutefois des racines modernes qui me paraissent plus déterminantes que ses racines gréco-judéo-chrétiennes. Ces racines modernes sont à première vue opposées : les unes appartiennent en effet à la sphère de l'idéal, les autres à celle d'un réel réduit à ses éléments les plus matériels.
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