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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Traité d'anthropologie médicale. L'institution de la santé et de la maladie. Un ouvrage sous la direction de Jacques Dufresne, Fernand Dumont et Yves Martin. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, l'Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC) et les Presses universitaires de Lyon (PUL), 1985, 1245 pp. Présentation du livre LA santé occupe dans la vie et la pensée de nos contemporains autant de place peut-être qu'en occupait la religion aux grandes époques de foi. En lui-même défi majeur pour l'esprit, ce nouveau culte a en outre l'inconvénient de coûter très cher : près de 15% du PNB dans certains pays, et partout, la perspective d'une croissance incontrôlable des dépenses. L'augmentation des coûts de la santé est devenue un problème majeur, d'une complexité telle qu'on ne saurait le résoudre, dans un sens ou dans l'autre, sans prendre en considération les dimensions les plus lointaines et les plus inattendues. Qui sait par exemple si la négligence des arts en faveur des services, dont ceux de la santé, n'entraînera pas un appauvrissement de l'imaginaire qui apparaîtra un jour comme préjudiciable à la santé elle-même ? L'expérience a montré d'autre part que toute forme de décroissance, ou de réallocation de ressources, pose de graves problèmes : euthanasie, déséquilibre entre régions du monde, entre groupes sociaux, incompatibilité entre les exigences d'un avenir planétaire, que nous n'avons que trop hypothéqué, et celle d'un présent humain face auquel nous manquons malgré tout de ressources. La solution de ces problèmes nécessiterait une longue et difficile réflexion, même si la médecine conventionnelle était encore aussi unifiée et sûre d'elle-même qu'au lendemain de la dernière grande guerre. Or, cette assurance et cette unité sont choses du passé. La médecine a éclaté. Il en résulte des interrogations épistémologiques et des conflits entre les pouvoirs : États, professions, corporations, syndicats, consommateurs. Un grand fleuve est donc sorti de son lit. Il fallait tenter de lui en préparer un autre. De nombreux individus, de nombreux groupes s'y emploient à travers le monde. Le présent traité est notre contribution à cette tâche. Le modèle universitaire imprègne à ce point les esprits que le mot anthropologie qui apparaît dans le titre évoquera non pas l'idée d'une science générale de l'homme, comme le suggère l'étymologie, mais une discipline spécialisée, la énième des sciences humaines. L'homme a d'abord classifié les objets, mais le voici, au terme de ce processus, qui se range lui-même dans une nouvelle case. Cette discipline spécialisée n'est toutefois qu'une branche de l'arbre. Nous revenons au tronc, pour rejoindre, par notre recherche des normes, la grande tradition illustrée notamment par Kant et Maine de Biran. Par la multiplicité des points de vue que nous adoptons pour l'analyse des faits, nous rejoignons un autre grand courant, plus apparenté à ce qu'on appelle la science. Broca, au XIXe siècle, définissait ainsi l'anthropologie : « L'étude du groupe humain envisagé dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature ». Nous avons toutefois évité de nous laisser entraîner par cette analyse des faits au point où l'homme-sujet se dissout dans l'homme-objet. Nous avons pris au sérieux la critique, aujourd'hui universelle, de ce positivisme, hier triomphant. Nous suivons en cela l'exemple de Georges Canguilhem, philosophe, médecin, mais avant tout humaniste, ayant connu comme ses semblables les peines de la maladie et les joies de la santé. Dans son ouvrage célèbre, Le normal et le pathologique, Canguilhem a replacé l'homme au centre du champ médical, en rappelant notamment que tout acte orienté vers la santé, y compris la recherche la plus fondamentale, a son point de départ dans la démarche d'un individu qui, ne se sentant pas bien, se plaint à son entourage et va consulter un guérisseur. À ceux qui voudraient voir dans ce rappel un simple retour à une banale évidence, il suffira de noter que, dans la façon dont s'élabore la perception du malaise, sinon le malaise lui-même, tous les éléments du vaste univers de la santé sont présents : les mythes aussi bien que les faits, les savoirs et les croyances aussi bien que les institutions. Dans l'idée qu'une petite excroissance peut être une tumeur et que cette tumeur peut être maligne, ce n'est pas seulement le corps et l'inconscient qui se font entendre, c'est aussi les fondations chargées de recueillir les ressources pour la recherche sur le cancer. Ces dernières renforcent le discours préventif et, par le fait même, colorent la perception que chacun a de ses malaises. Ce retournement de la situation en faveur de l'homme, lequel ne peut être le point d'arrivée de l'acte médical que s'il en a été le point de départ, donne tout son sens au sous-titre du présent ouvrage : l'institution de la santé et de la maladie. C'est bien leur institutionnalisation, prise dans son sens le plus large d'organisation et de sédimentation des pratiques collectives, qui transforme en problèmes posés à la raison les mystères du corps et de l'âme à l'intérieur desquels l'homme d'hier était tout entier engagé. C'est aussi l'institutionnalisation qui, a son point extrême, dont certains, comme Illich, pensent qu'il a déjà été atteint, réduit l'homme, le sujet qui souffre et qui guérit, à une passivité incompatible avec l'autonomie du vivant. En servant de support aux savoirs et aux pouvoirs qui se développent dans un rapport complexe d'opposition et de réciprocité, l'institutionnalisation provoque enfin l'éclatement d'un objet qui était ou paraissait simple au départ. Proposer des façons de résoudre les problèmes de santé tout en leur restituant leur part de mystère, de présence subjective irréductible ; repenser les conditions de l'autonomie, redonner à l'objet éclaté une unité, en tentant d'intégrer la diversité dans un nouvel ensemble : tels sont bien nos objectifs. Ce Traité dans son ensemble aura été la réalisation d'une conception de l'anthropologie, et de l'anthropologie médicale en particulier, qui était demeurée implicite pendant les premières phases du projet. C'est cette idée qui est explicitée dans le premier texte, celui de Fernand Dumont. Il s'agit d'une idée, non d'un dogme. Nous visions la cohérence certes, mais nous n'avons jamais envisagé de limiter la liberté de nos collaborateurs, ni de nous limiter nous-mêmes dans le choix de ces derniers à seule fin d'assurer l'unité de l'ouvrage. Nous avons préféré une cohérence ouverte, si ouverte que le lecteur qui n'adhérera pas aux idées centrales n'aura pas l'impression d'être entré dans un édifice où toutes les pièces s'ouvrent avec la même clé : celle de la pièce principale. Dans le plan, nous avons voulu reproduire un dynamisme assimilable à celui de la vie. Ce plan marque plus les étapes d'un esprit en marche que des points de repère immuables et lointains. Sous les titres de Ramification des discours et des pratiques et de Élargissement des perspectives, nous proposons d'abord une exploration du terrain médical et de ses prolongements où, en attachant plus d'importance aux nouvelles données qu'aux disciplines qui y donnent accès, nous procédons à une première mise en ordre. Nous tentons ensuite de mesurer l'impact des nouvelles données sur les institutions et d'évaluer l'aptitude de ces dernières à s'adapter à un ordre nouveau. Dans la troisième partie, les institutions sont considérées sous l'angle des organisations et des techniques ; dans la quatrième, sous l'angle des patients et des praticiens. En intitulant les cinquième et sixième parties Repères pour une phénoménologie, nous indiquons clairement que, dans la meilleure des hypothèses, les institutions ne pourraient créer seules l'unité recherchée. Et en retenant des thèmes comme la sexualité et le vieillissement, pour caractériser le rapport au corps, et comme le support social ou la pratique des activités physiques, pour caractériser le rapport au milieu, nous visions moins à ajouter de nouvelles cases au tableau médical qu'à donner vie et unité à un ensemble au centre duquel se trouve l'homme. Gênant, irréductible, ce dernier, croyons-nous, a moins intérêt à se soumettre à de nouvelles prescriptions savantes qu'à faire siennes des idées fécondes, éclairées certes par les nouvelles sciences, mais aussi par les grandes traditions et les savoirs communs redécouverts. La synthèse de ces savoirs ne peut se faire que dans et par des normes. D'où le titre de la septième partie : À la recherche des normes. Il deviendra manifeste dans cette partie, encore plus que dans les précédentes, que le présent traité ne se réduit pas à une entreprise analytique. Il n'est ni un bilan de l'apport des sciences humaines ni une rallonge aux sciences physico-chimiques. Certes, nous nous sommes efforcés de situer les nouvelles données dans leur contexte. Mais situer c'est déjà critiquer. Cette dimension critique nous l'avons assumée jusqu'à la conscience d'elle-même, c'est-à-dire jusqu'à l'éthique. N'eût-il pas été dérisoire de refuser de réfléchir sur les fondements de l'action humaine après avoir présenté la vie comme une réalité instituant ses propres normes ? Tout naturellement cette recherche des normes se prolonge par une série de textes sur les politiques de santé. C'est la huitième partie. Nous ne pouvions pas mettre à ce traité un point final qui aurait pu inciter nos lecteurs à penser que nous avions l'illusion d'avoir réussi à pousser l'unité recherchée jusqu'au système clos. C'est pourquoi nous présentons à la fin, hors plan, un texte où l'intention centrale du traité est reprise sous forme d'appels, d'invocations, pourrions-nous dire, à des fondements qu'il serait vain de vouloir réduire à des critères objectifs facilement repérables. Un autre grand défi nous attendait : rendre le traité accessible aux étudiants de premier cycle universitaire, à commencer par ceux des sciences de la santé, de même qu'à tous les citoyens ayant une formation équivalente. Or, qui peut aujourd'hui tracer les contours de cette équivalence ? Comment, dans le nouveau contexte culturel, éviter d'une part la fausse clarté qui rend impossible l'accès aux fondements et d'autre part l'hermétisme dont certains de nos illustres contemporains se font une gloire ? Nous avons pris dans ce cas le même parti que dans le cas du plan : ne rien faire qui puisse brimer la liberté de nos collaborateurs et par là décevoir les lecteurs les plus exigeants. Que le lecteur moins aguerri se rassure toutefois. Dans l'ensemble, nos collaborateurs ont suivi le précepte de Valéry : de deux « mots » il faut choisir le moindre. Les quelques passages demeurés malgré tout difficiles seront largement compensés par de nombreux textes plus accessibles ; ce qui exigera un effort spécial des uns donnera aux autres la joie d'aller au fond d'une question qui les intéresse particulièrement. Parler en termes simples d'une complexité qui leur apparaît de plus en plus vertigineuse, c'est aujourd'hui le grand défi des biologistes. Il serait étonnant, inquiétant même, qu'on n'ait pas à relever le même défi aux étages supérieurs de la vie.
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