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“Les années 30.
La première Révolution tranquille.”
par Fernand Dumont
Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1930-1939, pp. 1-20. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1978, 361 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 11. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
Au cours des soixante-quinze ans qui ont précédé la crise des années 30, l'unanimité des idéologies fut très grande au Québec. Elle ne fut jamais absolue. La pensée indépendante a toujours été présente. Dans les livres, les revues, les journaux, la divergence n'a pas cessé de se faire entendre. On pense, par exemple, aux travaux rigoureux d'Edmond de Nevers ou de Léon Gérin, qui ne se sont pas pliés a la rhétorique convenue. Et puis, il y eut cette contestation sourde et multiforme, dans les classes populaires comme dans les bourgeoisies, dont nous commençons à déchiffrer les signes. Néanmoins, si l'on cherche le premier moment historique d'un décrochage, non plus de procès dispersés mais d'un changement proprement collectif, c'est dans les années 30 qu'il se peut trouver.
Au cours des transitions de cette espèce, surtout quand la cohérence acquise des idéologies est particulièrement forte, le changement épouse des chemins divers. Leur convergence ne donne que peu à peu aux acteurs historiques, et même à l'historien ou au sociologue qui les considèrent après coup, le sentiment qu'une étape irréversible s'est accomplie. Dans les idéologies des années 30, les vieux thèmes perdurent. Ils s'exaspèrent même. Et c'est ainsi qu'ils commencent à éclater. Ils y arriveront tout à fait, et avec la rapidité que l'on sait, après la seconde guerre mondiale. C'est de l'intérieur, à partir d'une vision du monde acquise et commentée dans les idéologies, que le Québec contemporain a fait sa première « révolution » incertaine. Les idéologies qui se voulaient carrément hostiles au système officiel ont, elles aussi, subi cette loi : elles étaient pauvres en analyses économiques ; les solutions qu'elles proposaient faisaient surtout appel à la sphère des valeurs et de l'esprit. Exilée depuis fort longtemps dans l'univers des idéologies, notre société ne pouvait envisager d'en sortir qu'à partir de cet univers.
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En cette persistance d'un débat social contraint à se dire dans la scène des idéologies réside l'intérêt le plus grand des années 30. Il nous faudrait expliquer pourquoi il en fut ainsi. Et pourquoi un débat aussi confiné eut un effet de transformation sociale. Répondre, dans une brève étude, à des interrogations de cette ampleur nous condamne à esquisser un programme de recherche. Mais n'y a-t-il pas quelque profit, en cette matière à peine défrichée, à resserrer les hypothèses de travail ?
I
Avant de nous interroger sur le champ des idéologies de cette époque, sur la thématique de la vie sociale qui y est proposée, il est naturel de nous demander comment ces idéologies ont interprété la crise des années 30. Ces idéologies n'ont évidemment pas surgi de la situation. On y reconnaît aisément (mais, on le verra, ce n'est qu'une première vue des choses) les conceptions ressassées depuis un siècle au Canada français. Ces conceptions n'en ont pas moins été interrogées par la crise ; elles ont donc été forcées de définir la crise. Du même coup, elles se donnaient un enracinement historique.
Il suffit de se souvenir de ce qu'était l'univers idéologique antérieur pour proposer une première hypothèse : cette crise ne pouvait être perçue à partir de ses facteurs proprement économiques ni même politiques. Depuis longtemps, notre société était marginale. Son existence se profilait à deux niveaux apparemment disjoints : l'un, concret, celui des solidarités communautaires ; l'autre, abstrait, celui des doctrines et de l'idéal. Niveaux complémentaires, pourtant. Comme le montrent toutes les sociétés traditionnelles, les collectivités de type communautaire se donnent des fondements dans une sorte de transcendance sociale. D'autre part, les idéologies tournées vers l'idéal trouvent d'ordinaire leur garantie dans un appel au consensus et donc, en un sens, à la communauté.
Des horizons les plus variés, est dénoncée à satiété la crise morale. De l'Action catholique à l'Action nationale, les aînés le répètent inlassablement. Le fameux Programme de restauration sociale de 1933 le proclame en guise d'introduction : « Nous croyons (...) que les causes principales de la crise sont d'ordre moral et que nous les guérirons surtout par le retour à l'esprit chrétien. » Les jeunes ne parlent pas autrement que les graves auteurs du Programme. Ils vont même plus loin, jusqu'à déclarer que « la crise est d'abord métaphysique [1] ». Les idéologues qui partagent au plus près la vie quotidienne des milieux [3] ouvriers ne prêchent pas d'autre façon. Dans le bulletin paroissial d'un quartier populaire de Québec, le curé Lavergne revient souvent sur ce thème. Voici comment il dégage le sens d'une manifestation religieuse populaire à la Maison Jésus-Ouvrier :
- Le but de cette manifestation était d'obtenir une restauration économique qui donne du travail à tous nos ouvriers et chômeurs. Certes, si l'ardeur de la prière, la patience à supporter la chaleur et la fatigue pouvaient seules obtenir ces changements, sans aucun doute nos voeux s'accompliraient, mais il y faudrait ajouter la transformation de nos vies, qu'elles soient plus constamment généreuses et que le péché mortel souvent répété, et peu regretté, ne vienne pas détruire en grande partie les beaux gestes d'un jour [2].
Moralisme assez plat, dira volontiers le lecteur d'aujourd'hui. L'historien ou le sociologue ne céderont pas à une aussi courte constatation. De ce curé de style traditionnel à la jeune génération qui annonce une « révolution spirituelle », la distance n'était pas si grande. Voyez cette description que trace de la bourgeoisie l'un des plus brillants représentants de la jeunesse :
- (Un bourgeois)... c'est, dans quelque milieu qu'il appartienne, tout individu incapable d'élévation spirituelle, mystique ou intellectuelle, rivé à sa vie terre-à-terre, jaloux de ses aises, hostile aux pauvres, insoucieux de l'art, un être mesquin, qui place le centre du monde dans le bien-être de son ventre et de son compte de banque et qui se retranche derrière la moralité et la décence comme derrière un rempart qui protège ses écus et la tranquillité de sa digestion [3].
Du curé Lavergne à ce jeune homme cultivé, comment ne pas sentir que la vision du monde est de la même espèce ? Lavergne insiste sur la pratique de la morale individuelle. Là se trouve, pour lui, le commencement d'une solution à la crise économique. On prendra garde cependant qu'il ne se borne pas à cela ; son Bulletin a une portée politique ; on y traite de questions concrètes, on y exige des initiatives qui relèvent d'une sorte de révolution économique. Cependant une façon morale d'envisager la crise est dominante. Le jeune Dumas, de la Relève, dans le détail de sa pensée, procède autrement que le curé. Il a lu Mounier, manifestement ; il s'adresse à des intellectuels et non à des paroissiens. Pourtant, quand il nous décrit le « bourgeois », il le fait dans un contexte moral qui n'aurait pas déparé un sermon pour paroisse bourgeoise. Le bourgeois dont il mène le procès n'est pas situé dans un milieu économique ou sociologique particulier (« à quelque milieu qu'il appartienne », dit-il). Il proclame que le bourgeois est « incapable d'élévation spirituelle, mystique ou intellectuelle ». Au fond, ce [4] bourgeois-là n'est pas si loin de l'ouvrier du vénérable curé Lavergne, ouvrier qui ne mène pas une vie « plus constamment généreuse ».
Pas plus que deux hirondelles ne font le printemps, deux textes ne suffisent à décrire l'ensemble du champ idéologique d'une époque. Je ne voulais que suggérer une première hypothèse de travail, dont on trouve d'ailleurs dans les documents du temps tellement d'illustrations. En vidant d'un coup son fichier pour appuyer cette vue d'ensemble, on n'y ajouterait que de vaines références. Au reste, ce premier survol sera nuancé par la suite.
Introduisons donc une deuxième hypothèse, qui découle étroitement de la précédente. Dans les années 30, il y eut au Québec non pas seulement une crise économique mais aussi une crise politique. On ne saurait affirmer sans réticences que, de la première, la seconde devait fatalement s'ensuivre. Le procès du régime Taschereau ne s'alimentait pas seulement des angoisses du chômage mais de la longue domination d'un même parti politique. Cet impérieux besoin de changement politique, comment l'exprimait-on ? On demandait des mesures qui eussent permis de surmonter les problèmes plus immédiats : le chômage, le malaise agricole, etc. Les idéologies de cette époque ne vivaient pas dans les nuages. De leurs écrits, on tirerait sans peine une longue liste de propositions précises. Qu'on relise, par exemple, le Programme de restauration sociale de 1933, les livres de Victor Barbeau ou les brochures de Philippe Hamel : ces gens-là savaient le détail de bien des questions. Mais la crise politique, dans ses dimensions d'ensemble, demeurait pour eux une question morale [4].
Une fois de plus, puisons une illustration dans un dossier considérable. Quelques jours avant le scrutin de 1936, Georges Pelletier écrivait dans un éditorial du Devoir :
- (Les gens « honnêtes ») demandent et demanderont à monsieur Duplessis s'il est, comme l'on pense, premier ministre mardi prochain, cette chose à laquelle nous tenons plus qu'à tout le reste en matière de politique : un gouvernement honnête, qui sache administrer la province, lui donner de bonnes et justes lois, qui nettoie la législation et les moeurs politiques [5]...
Pareille attitude se comprend dans le contexte d'une corruption institutionnalisée depuis longtemps. Il y a pourtant davantage. La crise politique relève de la moralité parce que la politique n'a pas d'abord de consistance par elle-même. Attitude très ancienne, celle-là, et qui a été interprétée de diverses façons. Retenons combien, sous la pression de la crise, s'exaspère le mépris du politicien plus ou moins confondu avec la politique. Les chroniques que l'abbé Groulx a données à l'Action [5] nationale, sous divers pseudonymes, traduisent dans les termes les plus extrêmes le vieux ressentiments contre le politicien :
- Il n'y a pas, en politique, de vérité objective. Il n'y a que l'objectivité du parti, de sa discipline, de sa caisse (...) Les deux partis iraient au diable que pour nous, Canadiens français, nous ne voyons pas où serait la catastrophe (...). Race perpétuellement trahie par les politiciens, y aurait-il, chez nous, des gens si stupides que les politiciens pussent encore être capables de les décevoir [6].
Crise « morale » et même « métaphysique », traduction de la crise en termes d'« honnêteté politique », mépris plus profond de la politique elle-même : voilà les postulats principaux du diagnostic porté sur les années 30, sur leur situation historique, par les idéologues de l'époque.
II
À partir de ce qui constitue ainsi le noyau, le foyer d'agglomération de la thématique idéologique de la décennie, on peut élargir l'examen à l'ensemble.
Auparavant, il faut insister sur un point capital. On a trop simplifié les courants d'idées au Québec d'avant 1940, en n'y retenant le plus souvent que des déclarations générales, pour ne pas marquer des nuances préalables. Les élites du temps pensent ou croient penser à partir des principes ; cela, elles l'affirment constamment. Mais, nous l'avons noté déjà, elles formulent aussi des diagnostics, elles circonscrivent des problèmes, elles proposent des solutions circonstanciées. Que l'on relise les deux livres de Victor Barbeau, les mieux écrits et les plus fortement pensés de cette époque [7] : ils fourmillent d'observations et de suggestions précises. Ces ouvrages ont d'ailleurs reçu dans les cercles nationalistes des années 30 un accueil significatif. Le Programme de restauration sociale de 1933 fournit une indication plus déterminante encore. Signé par dix personnes, ce Programme représente la synthèse de consultations nombreuses. Il est construit à partir d'« un programme doctrinal » publié en mai 1933 par l'École sociale populaire : cette doctrine « ne descend pas dans les détails, remarque-t-on en préalable. Des précisions cependant sont nécessaires. Il faut les présenter au public qui exige des réformes concrètes et pratiques. Elles relèvent, pour la plupart, des techniciens. C'est avec leur aide que nous avons préparé les articles suivants. » Nous avons là, à n'en point douter, une sorte de somme de ce que des hommes engagés dans des problèmes [6] concrets pouvaient dégager de leur expérience quotidienne [8]. Le programme du parti libéral qui inaugurera plus tard la Révolution tranquille des années 60 ne sera pas élaboré autrement...
Après un prologue relativement bref, le Programme de 1933 n'est qu'une énumération, sans aucun enchaînement rhétorique, de mesures politiques urgentes. Des propositions confinent même à une certaine technicité : « interdiction aux banques d'avancer aux courtiers plus que 50 pour cent de la cote si le titre se cote au-dessous du pair »... d'autres concernent encore nos débats les plus actuels : « élections à date fixe et déclaration obligatoire par les partis des montants souscrits à leur caisse électorale ainsi que des sommes affectées à l'organisation générale et dans chaque circonscription »... Ces citations ne sont pas arbitrairement isolées ; la quasi-totalité du Programme est rédigée de cette manière.
Il n'est pas moins certain que toutes ces propositions reportent à un horizon plus vaste, à une espèce de vision du monde qui n'est pas le résumé d'un savoir technique ou d'analyses de stricte conjoncture historique. Cette vision du monde est largement partagée par tous les tenants de l'idéologie officielle. Elle est, je l'ai déjà suggéré, de style communautaire. Elle constitue une sorte de théorie du développement social inspirée par l'héritage antérieur mais marquée des signes de la Crise.
Une « communauté » se donne fatalement une conception du monde extérieur qui pèse sur elle. Nous allons d'abord chercher à repérer, dans les idées de l'époque, les indices principaux de cette représentation : la peur du communisme, un certain antisémitisme, la dénonciation de la « dictature économique », le procès du gouvernement fédéral...
La peur du communisme est très répandue. On a remarqué qu'une partie considérable des brochures de l'École sociale populaire porte sur ce thème [9]. Et il suffit de lire un peu la littérature de l'époque pour mesurer l'importance étonnante de cette peur. Encore faut-il l'interpréter. Les idéologues d'alors ne se font certainement pas les interprètes du grand capitalisme international. Ils s'inspirent naturellement des Encycliques. Ils réagissent aussi plus ou moins confusément au nom d'une conception de la vie sociale, partagée aussi bien par le peuple que par les élites, où la petite propriété, très souvent exaltée, n'a guère à faire avec les grands pouvoirs dont les mécanismes sont mal connus.
De l'antisémitisme, on relève ici comme ailleurs, en ces années-là, bien des signes. Il arrive qu'on se fasse écho de l'abondante littérature antijuive qui déferle alors partout en Occident. Plus souvent, il semble, on réagit comme tout petit groupe ethnique le fait quand il coexiste avec un autre qui, en l'occurrence, lui ressemble sous bien des aspects : [7] il pousse au plus loin, jusqu'à l'exaspération, le sentiment communautaire et la volonté d'autarcie. Le passage suivant, emprunté à une chronique de Groulx, donne une bonne idée de l'argumentation le plus souvent présentée :
- Pour résoudre le problème juif, il suffirait aux Canadiens français de recouvrer le sens commun. Nul besoin d'appareils législatifs extraordinaires, nul besoin de violence d'aucune sorte. Nous ne donnerions même pas aux nôtres ce mot d'ordre : « N'achetez pas chez les Juifs ! » Nous dirions simplement aux clients canadiens-français : « Faites comme tous les autres groupes ethniques : achetez chez vous ! » Nous dirions ensuite aux commerçants canadiens-français : « Ayez un certain sens des affaires, ne laissez pas les Juifs accaparer tout le commerce de gros ; améliorez vos méthodes ; ayez une certaine volonté d'attirer et de satisfaire le client [10]...
Pareil texte a le double intérêt de montrer le lien entre une façon de poser le problème juif et l'obsession du temps pour l'« achat chez nous ». L'idéal de fond est le suivant : la communauté canadienne-française est dépouillée de pouvoir économique ; la reconquête de ce pouvoir se fera par mode communautaire, en retissant un réseau économique autochtone. Comme les juifs, en l'occurrence. « De Juifs, il ne subsisterait plus que ce qui pourrait subsister entre soi », ajoute un peu plus loin Groulx dans son article. Un ghetto ? Pas fatalement. Une représentation des choses censées s'appliquer aux juifs comme aux Canadiens français. Façon communautaire, répétons-le, de poser le problème de la dépendance et qui renvoie à l'un des axes essentiels des idéologies des années 30.
Dans le même cercle de l'examen des contraintes extérieures poursuivi par les hommes de l'époque, un thème fait transition : celui de la « dictature économique », pour reprendre l'expression alors convenue. Pour une large part, ce thème renvoie aux idées les plus anciennes : sentiment de la sujétion, désir de « s'emparer de l'industrie », apologie du petit propriétaire. Mais sous la poussée de la crise, l'accent se fait plus impératif, le diagnostic plus serré. Le Manifeste des Jeune-Canada (1932) dénonce les « capitalistes étrangers » qui font peser sur les Canadiens français « la pire des dictatures ». Le Programme de restauration sociale attaque les trusts, particulièrement ceux du charbon, du gaz, de l'électricité ; il demande qu'une enquête soit faite sur la Bauharnois Power, dont on envisage l'étatisation. Il semble que sur ce problème de la sujétion économique, ce fut encore Groulx qui synthétisa le mieux la thématique du temps, notamment dans une conférence, publiée ensuite en brochure, sur l'Économique et le [8] National qui fit grand bruit. Aux divers plans de l'exploitation des ressources, de la gestion, de la main-d'oeuvre, du salaire et de l'utilisation de l'épargne, il constate « notre déroute économique » : « de notre propre domaine, de notre propre travail, de notre propre épargne, nous bâtissons notre servitude économique ». Et il décrit la prolétarisation du peuple canadien-français :
- Le régime économique que nous avons vu se développer surtout depuis vingt ans, a opéré chez nous, un effroyable déséquilibre de population. Il a déraciné nos ruraux, gonflé démesurément nos villes. Peuple jeune et de traditions agricoles, nous voici en majorité parqués dans des agglomérations faubouriennes. Dans la ville de Montréal, ce triste honneur est le nôtre de compter proportionnellement à notre population, le plus grand nombre de secourus : 30% soit 158,761 sur une population de 523,063 Canadiens français. Nous dépassons de 4% ceux qui nous suivent de près : les Italiens et les Ukrainiens dont la proportion de secourus n'atteint que 26%. Nous avions déjà, avant la crise, un prolétariat mal enraciné, mal acclimaté, de date trop récente, pour avoir acquis une conscience de classe et pour échapper aux vices de sa condition ; nous voici maintenant avec une armée formidable de chômeurs, de vrais miséreux, en danger de s'acheminer rapidement vers le paupérisme crapuleux. Demain, si nous ne les avons déjà, nous aurons nos damnés de la terre. Et dans cette armée, vous avez un régiment dont la présence en tel milieu fait mal au coeur, le régiment de notre jeunesse instruite [11].
Enfin, le procès du gouvernement fédéral reprend vigueur au cours des années 30. Quand les Jeune-Canada se manifestent la première fois en public, en décembre 1932, ils protestent contre la faible représentation des francophones dans l'administration centrale. Ces propos accoutumés sont pourtant proclamés avec plus de force qu'auparavant. Ils conduiront à des affirmations de séparatisme, d'ailleurs sporadiques, dont, après coup, on a souvent exagéré l'importance.
Tournons maintenant le regard vers l'intérieur. Demandons-nous quelle définition de la collectivité canadienne-française se donnent les idéologies dominantes de l'époque. Encore là, rien de bien neuf en apparence par comparaison avec les décennies antérieures.
L'agriculture occupe toujours une place éminente dans la définition des valeurs autochtones. La crise avive le vieux thème. Le « retour à la terre », la politique agricole font l'objet de maintes déclarations. La terre demeure la référence fondamentale pour une communauté ethnique qui possède peu d'emprise sur l'économie. Et l'agriculture n'est-elle pas le terrain tout indiqué de repli devant le chômage urbain ? Phantasme de l'enracinement traditionnel, de la vie familiale et des solidarités de base : la symbolique collective trouve là ses sources premières.
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À l'autre extrême, celui de l'organisation proprement politique, il n'est pas étonnant de constater la vogue d'une formule qui supposait elle aussi les imageries de la communauté. Le corporatisme n'est pas d'origine québécoise, on le sait ; et l'une des raisons qui explique son succès dans le Québec des années 30 est incontestablement la garantie que lui donnait la doctrine sociale de l'Église. Il n'en reste pas moins que cette doctrine importée se trouvait en remarquable continuité avec une société marquée à tous égards par les solidarités de type communautaire. On dira de même pour la nostalgie du « chef national » qui revient si souvent dans les propos des aînés et des jeunes. La montée des dictatures dans le monde d'avant 1940 a joué certes un rôle d'incitation. Ni plus ni moins que dans tous les pays d'Occident. Parmi les « modèles » étrangers, on fait un choix : Mussolini, Salazar. Et presque partout, dans l'image du « chef », c'est moins le maître du pouvoir que le maître de doctrine qui est exalté [12].
Doctrine reste le mot clef du vocabulaire idéologique de ce temps-là. Qu'il s'agisse des menaces extérieures ou des ressources du dedans, le problème essentiel et la solution suprême relèvent de la formation des hommes, de l'éducation. Une vision communautaire de la société ne devrait-elle pas aboutir à cette primauté de l'éducation, par-delà les questions d'organisation ? Et une société qui, depuis longtemps, accordait au pouvoir de l'idéologie une importance d'autant plus grande qu'elle n'en possédait guère d'autre, pouvait-elle entrevoir son avenir autrement que dans l'éducation, c'est-à-dire dans la diffusion de l'idéologie elle-même ?
L'abbé Groulx y trouve un ultime recours :
- C'est enfin pour que l'on nous fasse un autre peuple que nous demandons, que nous exigeons ici une éducation nationale véritable, une éducation qui donnerait aux petits Canadiens français une volonté, une dignité du coeur, une âme [13] !
III
Selon un premier bilan, les idéologies des années 30 ne dépassent guère ce que proposaient déjà les idéologies plus anciennes. Au point où, par un montage de textes facile à constituer, on pourrait donner le sentiment d'une pure et simple répétition. Ce sentiment ne serait pas faux. Mais il ne correspondrait qu'à un côté des choses. Confessant le plus souvent son malaise et ses contradictions dans le langage ancien, la collectivité, ses élites, si on préfère, disent aussi autre chose, du [10] nouveau. À notre première lecture des idéologies, il faudra donc en superposer une autre. Ce ne pourra être, une fois de plus, qu'à la façon d'une esquisse.
Lorsque les Jeune-Canada, le Programme de restauration sociale, l'Action nationale, le Dr Hamel dénoncent les trusts, ils ne viennent pas de découvrir subitement l'emprise des pouvoirs économiques extérieurs sur le Canada français. Depuis fort longtemps, l'on s'était aperçu de notre infériorité et l'on avait proclamé la nécessité de « s'emparer de l'industrie ». Mais, selon un autre versant, le propos est nouveau dans les années 30 et préfigure l'insistance que l'on mettra plus tard sur le rôle de l'État dans la reconquête de l'économie. Plus ou moins confusément chez beaucoup, assez nettement chez un homme comme Philippe Hamel, l'État reprend place dans les idéologies malgré le mépris traditionnel du politicien. Jamais on ne s'était rendu compte à ce point que la dépendance ne relevait pas seulement d'une sujétion de l'agriculture à une industrie étrangère, ni même d'une subordination des francophones aux anglophones, mais plus encore du système capitaliste et de ce que nous appelons maintenant les « multinationales ».
On a parlé de l'apolitisme des années 30. André-J. Bélanger a publié là-dessus un ouvrage remarquable. Mais il y a bien longtemps que l'on nous reproche ou que nous nous reprochons à nous-mêmes notre méfiance envers la politique. N'y a-t-il pas, dans ce vieux débat, danger de confusion ? Que faut-il entendre par politique, en l'occurrence ? Une dévotion à l'État qui incite aux nationalisations, qui devait conduire au ministère de l'Éducation ? Ou, à l'opposé, une prise en charge du destin commun par les mécanismes d'organisation plus épars dans la collectivité ? Selon un vocabulaire très diversifié (étatisation, participation, etc., etc.), nous tâtonnons aujourd'hui autour d'une notion ambiguë de la politique ; il est instructif de constater que, à partir de vocables et de débris de doctrines qui nous semblent aujourd'hui étrangers, on tâtonnait déjà ainsi dans les années 30. On croyait percevoir que les « politiciens » n'étaient pas l'État. On cherchait, sous les auspices du corporatisme, les voies de constitution d'une société où la politique descendrait si loin dans la texture de la société qu'elle finirait par en exprimer la substance et la vie. Idée de la politique qui n'était pas tout à fait celle que jadis on s'en formait, qui n'est pas non plus celle des idéologies libérales devenues à la mode, mais qui pose un beau problème d'histoire : paradoxalement ne se pourrait-il pas que l'a-politique d'alors ait eu quelque parenté avec ce que nous entendons plus ou moins clairement aujourd'hui par la participation ?
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Dans la même perspective d'un certain renouveau des idéologies plus anciennes, on pourrait repasser sur tous les thèmes à la mode durant cette période.
Le plus tenace : la terre. À côté d'anciennes apologies, de sentiments nostalgiques devenus des clichés, commence à se dégager un diagnostic rigoureux. Il ne contredit pas l'idéologie plus ancienne. En un sens, il en fait mieux ressortir la logique. Le Programme de restauration sociale, des articles de l'Action nationale ou même de l'Action catholique pourraient être invoqués. Des romans aussi : Un homme et son péché, Trente Arpents, Menaud maître-draveur, pour ne mentionner que les plus connus. Pour demeurer dans la sphère des idéologies spéculatives, citons Victor Barbeau :
- Par nécessité non moins que par vocation, notre sort se confond avec celui de l'agriculture. Faut-il vraiment en faire la preuve ? Qu'on nous enlève nos champs, nos forêts et nous cesserons virtuellement d'exister. Pas un de vous d'ailleurs ne l'ignore. Vous savez bien que ni le commerce ni l'industrie ni la finance ne nous appartiennent. Nous n'y figurons qu'en qualité de comparses. Il n'est pas une seule entreprise franco-canadienne dont les anglo-canadiens ne soient capables de se passer. Dans tous les domaines, il en ont dix, cent pareilles, plus puissantes. Ils occupent partout le sommet de l'échelle. Et nous ? De quelle façon, hypothèse absurde, pourrions-nous leur faire sentir notre force ? En faisant la grève du gaz, de l'électricité, du téléphone, des chemins de fer, des tramways, des textiles, de la métallurgie ? Ne prolongeons pas la plaisanterie. Nous vivons sous la domination économique, matérielle, financière, capitaliste, machiniste, administrative des peuples anglo-saxons. Nous sommes leur bien, leur chose. Allons jusqu'au bout : nous sommes leur serfs. Les villes leur appartiennent ; plusieurs villages de même. Alors que nous reste-t-il ? La terre [14].
Comment a-t-on pu parler sans nuances du « mythe agricole », en rassemblant sous l'étiquette pseudo-abstraite de l'agriculturalisme des réflexions qui furent souvent plus nuancées et plus radicales à la fois ? Comme d'autres, Barbeau est conscient que l'agriculture est un genre de vie et que celui-ci n'est point idyllique :
- On n'est pas moins homme parce qu'on est paysan. On n'en est pas moins sensible aux douceurs de la vie ou à ce qu'il est convenu d'appeler de la sorte. On recherche le confort, ses aises, la société, le plaisir (...) On aime le bien-être matériel. Quand a-t-on songé à en doter les campagnes ? Pour contrebalancer l'attirance des grands centres, il aurait fallu non seulement des lois protégeant la culture mais des mesures visant à rendre l'existence moins pénible [15].
Et l'éducation ?
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Prenons garde que l'insistance sur l'« éducation nationale » qui domine cette époque ne se ramène pas à un plaidoyer totalitaire. Dans une conférence de 1936, Groulx en fournit le principe de base :
- La nation évoque l'idée de culture. Qui dit nation, dit milieu culturel, milieu éducateur et même milieu générateur. Par ce milieu, en effet, par sa puissance éducative, nous sortons de notre indétermination, du potentiel brut de notre nature, pour nous acheminer vers la réalisation de notre personnalité humaine, et selon le mode qui nous est naturel, selon les formes du génie héréditaire. La culture, qu'est-ce à tout prendre, sinon le climat physique et spirituel du milieu national, un ensemble de formes ou d'influences qui façonnent un type d'humanité [16] ?
Par ailleurs, Groulx souligne fortement que l'éducation, si primordiale qu'elle soit, n'est pas tout. Rappelant ses propos antérieurs, il insiste sur ce contexte plus large :
- Ce problème d'éducation, les Canadiens français ne le peuvent aborder que dans une vue ordonnée, synthétique. La culture d'un peuple (...) ne saurait survivre, s'épanouir artificiellement elle exige un climat, des conditions particulières, voire des appuis matériels : appuis auxquels il arrive même parfois de tenir le rôle de conditions vitales. (...) À l'heure actuelle, pour sauver leur avenir et leur culture, les Canadiens français auront besoin de conquérir, en même temps, leur liberté économique [17].
Cette préoccupation ne se réduit pas au cercle de l'Action nationale, de l'École sociale populaire ou de l'abbé Groulx vieillissant. Les jeunes revues ne parlent guère un autre langage. Vivre, la Relève cherchent selon des voies apparemment bien différentes un style de vie. La jeunesse intellectuelle tente de refaire l'« éducation du jeune Werther ». Car une sorte de mouvement romantique saisit le pays après le long hiver de la littérature conventionnelle et de la rhétorique politicienne.
Même les aînés éloignés du nationalisme ou du cléricalisme de l'époque participent à leur manière à ce mouvement. Chez eux aussi, la doctrine se mue en éducation. Indice fondamental de ce que nous proposions plus avant : le changement social s'est alors défini, de tous les horizons, d'abord comme une mutation idéologique. Dans les Demi-Civilisés, Jean-Charles Harvey fait le procès des Barbares, c'est-à-dire de la bourgeoisie ignare et bornée. Rien dans ce roman ne dénonce ce qu'on appelle les conflits de classes. Dans le Jour, Harvey revient souvent sur l'éducation. Il veut l'enlever aux prêtres ; il souhaite qu'elle soit axée avant tout sur la liberté. Quelle liberté ? Celle de l'individu, avant tout. À l'encontre de cette « éducation nationale » dont on parle [13] tellement à l'époque, il plaide pour une éducation qui récuserait le nationalisme [18].
Voici un autre indice suggestif. En 1939, la Jeunesse indépendante catholique organisait un congrès où Lionel Groulx, Victor Barbeau, Esdras Minville parlèrent de l'« avenir de notre bourgeoisie ». Ces conférences, réunies en volume [19], provoquèrent l'ire d'Albert Pelletier dont le rôle fut important dans la littérature de l'époque :
- On sait que pendant plus de trente ans, l'ambition des maîtres de la jeunesse bourgeoise du Canada français fut de ne former que des hommes d'idéal, de les gaver d'idéal et de leur faire rendre plein de l'idéal. Et messieurs Minville, Barbeau et Groulx, l'un après l'autre, d'endosser leur bel habit et de se bomber très sérieusement le torse pour accepter l'office de pythonisse et faire semblant d'émettre des directives : je veux dire que leurs directives se résument à imposer le devoir de chaque individu de la classe bourgeoise de donner des directives... Et voilà la directivothérapie lancée au grand congrès de la J. I. C. [20].
Après cette diatribe, on pourrait s'attendre à ce que Pelletier descende des directives aux profondeurs de la société. Il n'en est rien. Pelletier s'attache à un procès de l'éducation. « Si l'influence culturelle, politique, économique et sociale des Canadiens français s'est rétrécie si visiblement depuis les années 1900, c'est que par les moyens de l'école, de la chaire, des cercles à aumôniers, une caste à réussi à s'assurer de plus en plus la mainmise sur la pensée, les aptitudes et l'activité de chacun [21]. » Olivar Asselin ne parle pas autrement. Et il le faut noter, l'Action nationale elle-même. Dans une notice nécrologique consacrée à Asselin, l'un des principaux collaborateurs de la revue écrit :
- À peu près seul de son temps, il découvrit que le problème était d'ordre éducationnel. On était alors exclusivement hanté par l'électoralisme. Nous ne voyions de guérison que dans les curetages politiques. Avec une clairvoyance rare, une lucidité exceptionnelle pour l'époque, et malgré que lui-même fût partisan d'une amélioration parlementaire un peu exclusive, il mit le doigt sur la plaie d'une éducation vidée de tout réalisme, livresque, n'incarnant rien [22].
Au cours des années 30, des adversaires ont pu s'opposer selon ce qu'ils concevaient comme les horizons les plus extrêmes. Ces horizons étaient pourtant ceux d'un même univers, dominé par le même principe que je me risquerai à énoncer dans un axiome : si l'éducation était mieux faite, la crise serait conjurée ; du même coup, la vieille histoire de cette société, dont la crise de 1929 est un révélateur, connaîtrait enfin son dénouement. Former des hommes, ce fut la préoccupation principale. À partir des vues les plus opposées, s'amplifia un réquisitoire [14] contre l'école. Il n'est pas étonnant que la Révolution tranquille des années 60 se soit d'abord orientée vers une réforme de l'éducation...
IV
On ne peut en rester à ce paysage d'idées.
Les idéologies des années 30, nous l'avons vérifié, furent à la fois une persistance des thèmes anciens et un renouveau des diagnostics. Ne serait-ce que par ce décalage, elles nous invitent à un examen de leurs supports dans la collectivité. Écartons pourtant tout recours aux mécaniques faciles où, par je ne sais quelle magie théorique, il suffirait de parler de petite ou de grande bourgeoisie pour tout expliquer. Ces théories n'en sont pas puisqu'elles savent d'avance, avant toute analyse un peu circonstanciée, ce qu'il s'agit justement de trouver.
Dans les idéologies que nous avons considérées, c'était des gens d'une classe qui s'exprimaient ; et ceux qui les lisaient appartenaient à la même classe. Cependant, il n'est pas du tout certain que cette classe fût homogène. Je parierais pour l'affirmation contraire. L'Action nationale, le Programme de restauration sociale, les brochures de l'École sociale populaire, les idées de Philippe Hamel, de Lionel Groulx ou d'Arthur Laurendeau n'étaient sûrement pas l'écho de l'ensemble de la bourgeoisie professionnelle ou de la bourgeoisie des affaires des années 30. Et Jean-Charles Harvey, Albert Pelletier, se trouvaient aussi de la même classe que ceux qu'ils contestaient. Débats d'une certaine bourgeoisie : à partir de là, on peut proposer quelques orientations de recherche.
Première constatation, la plus sûre : prêchant la primauté de la doctrine, insistant sur la réforme de l'éducation, les idéologies dominantes des années 30 s'adressaient d'abord à la jeunesse des écoles. Mais ne faudrait-il pas distinguer plusieurs jeunesses des années 30 ?
Une première jeunesse provient de la bourgeoisie professionnelle. La Relève, les jeunes collaborateurs de l'Action nationale en sont les porte-parole. Dans un roman à clef, Robert Charbonneau a reconstitué quelque peu l'atmosphère de ces réunions ou des étudiants désoeuvrés cherchaient à refaire le monde [23]. L'oeuvre et le destin de Saint-Denys Garneau demeurent la meilleure illustration de cette quête métaphysique.
Une autre jeunesse, celle qui est venue de la campagne ou de milieux populaires urbains pour parcourir la voie traditionnelle des études classiques et universitaires a subi d'une autre façon le défi de la crise. Je retiens un témoignage écrit confirmé par tant d'autres récits oraux des [15] hommes de cette génération. Dix-septième enfant d'une famille d'agriculteurs, Gérard Filion, après le cours classique, s'est inscrit à l'École des hautes études commerciales :
- Que faire en sortant des Hautes études commerciales en 1934 ? C'est la crise à son plus creux. Sur vingt-huit finissants, un seul, et ce n'est pas moi, trouve un emploi, les autres doivent bricoler. C'est ce que je fais durant un an. Ce fut le moment le plus pénible de ma vie. On a la réputation d'avoir été un élève brillant, on a eu la naïveté de le croire, et on débouche dans le vide ; rien à faire, rien à gagner.
Léopold Lamontagne, qui rapporte ces propos de son camarade de collège, continue son récit :
- Il était de passage à Rimouski et me rendit visite au Séminaire où je venais de commencer à enseigner. Je le revois encore sur le divan antique de ma chambre austère. Derrière mon pupitre, par-dessus la Guerre des Gaules de César, les racines grecques et les fables de La Fontaine, je comprenais le désarroi de mon interlocuteur, moi qui n'avais même pas pu entrer comme reporter à l'Événement, et qui, comme professeur principal de syntaxe latine, gagnais le salaire si peu familial de 300 dollars par année. En guise de consolation, je lui montrai le plan et les premières pages d'un roman que j'ébauchais. Lui me parla de capitaux qu'il recherchait pour une industrie qu'il songeait à lancer [24].
Deux jeunesses des écoles ? C'était trop dire. Venue de la bourgeoisie ou du peuple, interrogée selon les voies diverses par la crise, ce fut la même jeunesse instruite et dépourvue d'avenir qui fit le procès de sa société. Ébauchant un roman comme Léopold Lamontagne ou cherchant des capitaux comme Gérard Filion, menant le procès du capitalisme ou du fédéralisme, occupée de métaphysique ou de révolution, cette jeunesse mise en disponibilité par la crise reprend les idéologies traditionnelles pour les pousser jusqu'à leur agonie. Mouvement de jeunesse, comme il ne s'en était pas produit depuis 1840. Les analogies entre ces deux coupures de notre histoire sont en effet frappantes : deux crises radicales de la société québécoise, et définies par des enfants de collèges, des enfants des idéologies.
Pour en rester à la jeunesse instruite des années 30, il faut pourtant souligner que certains accents font parfois préfigurer des changements radicaux d'accents quant aux thèmes accoutumés. Le paysage se diversifie. Les uns, par-delà le nationalisme ou les problèmes économiques de l'heure, plaident pour la « restauration spirituelle [25] ». D'autres critiquant le parlementarisme, le capitalisme, cèdent au fascisme. Mais ces déplacements de la métaphysique aux impératifs économiques ou politiques [16] ne s'expliquent pas par les origines sociales de tel ou tel. C'est un fils de bourgeois, Pierre Dansereau, qui écrit à Robert Charbonneau de la Relève :
- Vous reconnaissez que la présente société est un éteignoir, que la pieuve capitalisme nous étouffe. Et cependant, à quoi vous en prenez-vous ? Au manque de Charité, d'Amour, au matérialisme du siècle et à une foule d'autres conceptions qui portent des majuscules orgueilleuses... Tu veux sauver le monde, mon cher Robert, avec des principes... Si tu étais allé à Valcartier parmi les chômeurs, mon cher Robert, tu y aurais appris - outre le bel argot parisien qu'on y parle - la nécessité, l'imminence de la révolution, et tu cesserais de la chercher dans saint Thomas... [26].
Découverte au-delà des principes et de la doctrine, de la réalité prolétarienne, de la nécessaire révolution économique et politique ? De pareils écrits sont rares à l'époque. En insérant la lettre de Dansereau, la rédaction de la Relève note cependant qu'« elle exprime un état d'esprit très répandu... ».
Mais qu'en était-il des attitudes de la jeunesse en milieu populaire ? Sur ce point, nos connaissances sont rarissimes. Épinglons pourtant deux observations de Hugues, dans sa monographie sur Drummondville, dont les matériaux ont justement été réunis au cours des années 30.
La première observation nous suggère que les thèmes mis à la mode par les idéologues de la bourgeoisie, par la jeunesse nationaliste instruite, eurent un certain écho chez des jeunes du milieu ouvrier. Hugues décrit le défilé de la Saint-Jean à Drummondville, en 1937 :
- Un certain nombre de chars allégoriques se joignirent à la procession. L'un d'eux, donné par une quincaillerie, rendait hommage aux Patriotes de 1837 qui dirigèrent une révolution qui, bien que condamnée par l'Église à l'époque, est devenue un événement symbolisant la lutte des Canadiens français pour leurs droits au Canada. Le char de la Jeunesse Catholique Canadienne représentait la mort de Chénier aux mains des perfides Habits Rouges [27]...
La seconde observation a trait aux attitudes des jeunes ouvriers et des chômeurs lors des élections de 1936 :
- Aux coins de rue et dans les tavernes, les jeunes ouvriers et les jeunes chômeurs attaquaient le parti libéral, les propriétaires de moulins et leurs compatriotes aînés. Pour les jeunes gens, l'Union n'était pas un parti mais un mouvement destiné à assurer aux ouvriers Canadiens français et aux gens de condition modeste en général un traitement équitable de la part des industries possédées par les étrangers. À tout propos on les entendait répéter qu'ils ne voteraient pas Conservateur mais National. On ne cessait de répéter que les gens âgés étaient trop partisans ; qu'ils s'en tenaient au parti de leurs pères de la campagne et [17] qu'ils s'attendaient à ce que leurs fils fassent la même chose, ne se rendant pas compte que le parti libéral ne faisait rien pour libérer les ouvriers canadiens-français de la ville du joug des industries anglaises [28].
En rapprochant ainsi la jeunesse instruite et la jeunesse populaire urbaine des années 30, est-il besoin de dire que je ne veux pas le moins du monde atténuer les différences de classes ? Je cherche plutôt, je l'ai assez souligné, à cerner un contexte original. Et, après tout, une certaine analogie des attitudes ne s'explique-t-elle pas assez aisément par la crise et la similitude de ses incidents dans les deux classes ? Le chômage atteignit les deux jeunesses et devait fatalement provoquer la rencontre, confuse bien entendu, de deux malaises et de deux protestations.
Il faut aller plus loin, quitte à pénétrer sur un terrain moins sûr encore. Entre la bourgeoisie adulte de la crise et le prolétariat adulte des villes, les divergences étaient mal ressenties.
La bourgeoisie canadienne-française des années 30 est occupée avant tout à des tâches où les relations personnelles sont prédominantes. La crise la prive de revenus d'ordinaire modestes. Aussi traverse-t-elle cette crise un peu à l'image des milieux populaires. Certains de ses membres, de par leur vie quotidienne, de par leurs souvenirs de collège et leurs visions des choses, ont donc pu adhérer spontanément aux idéologies du temps, à l'examen qu'elles proposaient comme aux solutions extrêmes qu'elles suggéraient.
De leur côté, comment les ouvriers adultes des villes ont-ils vécu la crise ? Il faut avouer que nous en savons peu de chose. Un taux extraordinaire de chômage en milieu urbain : en 1932, au Québec, 26,4% des ouvriers syndiqués. Ces indications ne sont qu'approximatives ; le nombre des ouvriers syndiqués ne rend évidemment pas compte de l'ensemble de la main-d'oeuvre, surtout à cette époque. Pays marginal, le Québec souffrait plus que d'autres de la misère de la crise, davantage que l'Ontario par exemple. Mais, par sa marginalité, il trouva des ressources psychologiques qui lui permirent de la traverser. Vieille tradition de soumission et de fatalisme héritée de la campagne, ressources des solidarités familiales et paroissiales encore vivaces : chacun de nous sait, par les souvenirs transmis par les parents, que ces mécanismes ont joué. La révolte n'était pas pour autant exclue. La grève du textile, en 1937, est un cas parmi d'autres. Il faudra l'étudier de près. On peut y voir sans doute moins la manifestation d'un prolétariat depuis longtemps formé qu'une jacquerie d'ouvriers tout proches des vieilles [18] colères paysannes. Ne préjugeons pas, pour autant, de recherches qu'il reste à poursuivre.
* * *
La société québécoise aborde la crise des années 30 avec des ressources idéologiques acquises depuis longtemps. Elle vit la crise à travers ces aperceptions. Grâce à la crise, elle les remanie aussi. De même, les classes sociales traversent la crise avec des attitudes anciennes mais qui, particulièrement dans la jeunesse bourgeoise et semble-t-il dans la jeunesse urbaine, ont été mises en question. Depuis longtemps en marge des pouvoirs économiques et politiques, une société a fait d'abord sa révolution dans la sphère de l'idéologie : c'était là, on s'en souviendra, notre présupposé de départ.
N'était-il pas normal que ce fût dans la littérature que se marqua au mieux la révolution au sein du champ idéologique traditionnel. On relira la monographie minutieuse de Jacques Blais sur la poésie de cette époque, où sont analysés, année par année, les recueils de poèmes et les critiques qu'ils ont suscitées [29]. La superposition de l'ancien et du nouveau, la naissance de nouveau sous l'ancien y apparaissent avec une étonnante évidence. La mutation de la littérature a précédé la forme de l'éducation qui devait s'effectuer plus tard. Nous attendons toujours la mutation de l'économie et de l'État. Aussi, cette révolution par les idéologies, qui fut celle des années 30, demeure instructive pour une plus large interprétation de notre histoire, de la plus ancienne comme de la plus récente.
Fernand DUMONT
Département de sociologie,
Université Laval.
[1] Claude HURTUBISE, la Relève, novembre 1935, 781. L'idée, sinon le concept, est courante à l'époque.
[2] La Bonne Nouvelle, 19 septembre 1931. Cité ci-après dans l'étude de Louis GARON.
[3] Paul DUMAS, la Relève, mars 1935, 186.
[4] Elle n'a pas cessé d'être une question éthique. Mais nous n'entendons plus la « morale » (ni la « politique ») comme le faisaient les gens des années 30.
[5] Le Devoir 13 août 1936.
[6] André MAROIS (l'abbé GROULX) : « Pour qu'on vive », l'Action nationale, mars 1935.
[7] Mesure de notre taille, Imprimé au Devoir, 1936 ; Pour nous grandir, Imprimé au Devoir, 1937.
[8] L'étude de la Province, périodique publié par Paul GOUIN et son équipe fournirait une constatation du même genre.
[9] 39% de l'ensemble, près de 50% des écrits d'ordre économique et social, d'après les calculs d'André-J. BÉLANGER. (l'Apolitisme des idéologies québécoises. Le grand tournant de 1934-1936, P. U. L., 1974.)
[10] Jacques BRASSIER (l'abbé Groulx) dans l'Action nationale, avril 1933, 242-243.
[11] « l'économique et le national (1936) », conférence reproduite dans Directives, Éd. du Zodiaque, 1937, 56, 58-60.
[12] Parfois, la doctrine s'exaspère jusqu'au délire. Dans une chronique, Groulx invoque l'Italie et la dictature de Mussolini pour montrer « comment un vrai chef d'État s'y prend pour inculquer à une nation mourante, décadente, le goût, la passion, de la grandeur et de la résurrection ». Le dictateur italien est vu comme un afficheur de mots d'ordre, un prédicateur : « Dans les plus petits bourgs, sur les murs d'une humble maison, le touriste peut lire des consignes, des sonneries de fanfare comme celles-ci, mots du maître jetés à la volée, comme le blé de la main d'un semeur : Croire, obéir, combattre... celui qui n'est pas prêt à mourir pour sa foi n'est pas digne de la professer. » Le long d'une muraille de Gênes : « Nous irons toujours tout droit... » D'autres citations s'alignent qui font de Mussolini un professeur de rhétorique. La chronique continue par une Prière à l'acropole, à la ville de Québec en l'occurrence ! On est alors à la veille du Congrès de la langue française. Par avance, Groulx dresse le décor idéal du verbe régénérateur : « Quand, venus de tous les coins de l'Amérique, nous nous retrouvons sur le Cap, en cette fin de juin 1937, aurons-nous l'impression de fouler la terre la plus française de ce continent, celle où l'esprit de notre race a le moins cédé, se défend le mieux, est resté le plus intact ? Sur le front du Champlain de la Terrasse, ne verrons-nous pas errer quelque ombre, l'angoisse d'un retour prochain des Kirke ? Vieille Cité, nous t'en prions, de ton passé, de ta vie profonde, refais-nous le paysage virginal... » (André MAROIS, l'Action nationale, mai 1937, 311, 312, 315.)
[13] IDEM, l'Action nationale, mars 1935, 172.
[14] Victor BARBEAU, « Pour nous grandir », le Devoir, 1937, 91-92.
[15] Ibid., 96. Il faut abréger la citation. On se reportera avec intérêt aux exemples concrets que donne Victor Barbeau à la suite.
[16] « L'éducation nationale », conférence au Congrès des instituteurs catholiques de Montréal, 5 décembre 1936, reproduite dans Directives, 1937, 142.
[17] Ibid., 137. Pour un plus large éventail idéologique, on se reportera particulièrement à l'enquête de l'Action nationale de 1934-1935, qui portait justement sur l'éducation nationale.
[18] Le texte suivant me semble résumer l'essentiel de sa pensée : « Le mal est chez nous, le mal est en nous, je le répète. Et la racine de ce mal est bien plus dans l'éducation que dans l'empiètement de l'étranger. On a empoisonné l'esprit des jeunes en leur racontant le mythe de l'envahissement anglais, anglo-canadien et américain. Et on a créé des xénophobes. Pourquoi ne pas dire franchement aux jeunes : si vous n'avez pas de carrières, demandez-en le pourquoi a ceux qui n'ont pas su préparer ni vos pères ni vous-mêmes à la lutte pour la vie et qui vous ont plongés dans un nationalisme isolant et stérilisateur ». (Le Jour, 25 septembre 1937.) On rapprochera ce passage d'un article de Paul Riverin qui concorde parfaitement avec des déclarations cent fois réitérées de Jean-Charles Harvey : « Tendance trop accentuée, chez les personnes formées dans les institutions actuelles, à se sentir dans une vague métaphysique, à généraliser là où il faut des données concrètes, à orienter leur vie d'après un idéal sentimental paré du nom de principe, à raisonner sur des abstractions au mépris des réalités les plus visibles ». (Le Jour, 1er novembre 1941.) Textes cités dans l'étude de Pascale GUIMOND, ci-après.
[19] L'Avenir de notre bourgeoisie, Valiquette et Édition de la J.I.C., 1939.
[20] Les Idées, mai 1939. Je cite d'après le choix de textes d'Albert PELLETIER, Écrits du Canada français, 34, 1972, 89, 90.
[22] Arthur LAURENDEAU, « Olivar Asselin », l'Action nationale, septembre 1937, 57.
[23] Chronique de l'âge amer, Éd. du Sablier, 1967.
[24] Présentation de Gérard Filion à la Société royale par Léopold LAMONTAGNE, Mémoires de la Société royale du Canada, section française, n° 18, 1963-1964, 11.
[25] « Une doctrine qui dit : « Soyons les maîtres de l'économie et du politique dans le Québec, et alors nous établirons solidement les valeurs spirituelles », est une doctrine de négation du spirituel qui risque de précipiter notre peuple dans le matérialisme ». (La Relève, sept.-oct. 1936, 9.) L'abbé Groule, entre autres, est évidemment visé.
[26] Lettre publiée dans la Relève, décembre 1936, 58-62.
[29] Jacques BLAIS, De l'ordre et de l'aventure ; la poésie au Québec de 1934 à 1944, P.U.L., 1975.
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