Introduction
Au cours des trente dernières années, le système sociosanitaire public du Québec a été soumis à des transformations importantes qui ont emprunté diverses orientations dictées par des priorités sociales et politiques variant suivant les époques. La recherche d'une plus grande accessibilité aux services pour tous les citoyens, la maîtrise des coûts, l'augmentation de l'efficience des services, la sensibilité des producteurs aux attentes des usagers, l'amélioration de la qualité des services ont figuré parmi les thèmes principaux mis en avant dans le cadre de ces changements. Pour concrétiser les objectifs, les décideurs ont misé sur toute une panoplie de moyens, incluant l'adoption de nouvelles pratiques de gestion, la promotion des services de première ligne et du travail multiprofessionnel, la gestion coordonnée des services, les programmes d'amélioration continue de la qualité et la mise en place de mesures incitatives. Ces différentes propositions d'action ont conduit inévitablement à remettre en question la manière dont les professionnels de la santé sont formés, sont employés et sont déployés. Comme tous les autres systèmes de soins de santé, le système québécois présente une haute densité de main-d'œuvre, et les charges du personnel représentent la plus forte proportion des dépenses. La production des services, l'atteinte des objectifs et la performance du système restent tributaires de la performance des personnels et conséquemment de la disponibilité de ces derniers en nombre et qualité suffisants, de leur répartition géographique, des conditions dans lesquelles ils exercent et des modes de régulation de leurs pratiques. C'est le stock de producteurs (nombre total d'individus), sa composition, son évolution qui déterminent la capacité théorique ou potentielle de production. La productivité du système, l'accessibilité aux services, les coûts et la qualité de ces derniers dépendent du comportement des producteurs et de leurs décisions quant au lieu de leur installation, au nombre d'heures travaillées et au style de pratique. Les ressources humaines s'avèrent ainsi critiques dans la mise en oeuvre des réformes et l'atteinte de leurs objectifs.
En même temps, les réformes s'accompagnent d'effets incontestables sur la gestion des ressources humaines. Les transformations importantes qui touchent le financement et l'organisation des services, la régulation du système et les modes d'allocation des ressources sont susceptibles d'avoir des répercussions importantes sur divers aspects de la main-d'œuvre : le stock de personnel, sa composition, sa distribution, la division et l'organisation du travail, les conditions de travail et les relations de travail, autant d'éléments qui conditionnent la performance du système de personnels et du système de santé (Dussault, 2001). Pour offrir des services qui répondent aux besoins, qui sont efficaces et efficients, il importe de connaître la capacité productive, dans ses dimensions autant qualitatives que quantitatives, et de pouvoir ajuster cette capacité aux besoins changeants, par exemple en modifiant le stock de producteurs, en influençant les processus de formation et en créant les conditions d'un fonctionnement optimal.
Cependant, en dépit de l'importance critique de la main-d'œuvre sanitaire pour la mise en oeuvre des réformes dans le secteur et en dépit de l'impact que peuvent avoir les projets de réforme sur les ressources humaines du secteur, on peut constater que l'évolution de la main-d'œuvre induite par les transformations récentes des systèmes de santé reste peu documentée. De fait, alors qu'une grande attention est portée aux transformations structurelles et aux mécanismes de financement, un faible intérêt est accordé aux conséquences qui en résultent pour le personnel en termes d'organisation du travail et d'adaptation aux nouveaux impératifs. Ce chapitre propose d'apporter une contribution en ce sens. Il brosse d'abord un tableau des transformations qui ont marqué le système de soins de santé au Québec au cours de la dernière décennie dans la foulée des recommandations de la commission Rochon, puis chercher à préciser l'impact produit par ces transformations sur le système de personnels. Cet impact sera examiné sur trois registres qui s'avèrent d'une importance centrale dans la gestion de la main-d'œuvre sanitaire et sur lesquels les réformes peuvent avoir une influence déterminante.
Le premier registre concerne le stock de personnels et se rapporte aux effectifs disponibles dans les différentes catégories d'emploi et à la répartition de ces effectifs entre les régions géographiques, entre les établissements et entre les niveaux de soins. L'offre de personnels peut être profondément touchée par les réformes. L'objectif d'une meilleure maîtrise des coûts, par exemple, se traduit souvent, dans le secteur de la santé comme dans d'autres secteurs, par un contrôle plus serré des effectifs. La définition de nouvelles priorités peut conduire à modifier la distribution des effectifs entre les catégories professionnelles ou à faire évoluer les rôles professionnels. L'objectif d'une plus grande équité dans la distribution des services peut conduire à prendre des mesures pour redistribuer le personnel entre les zones éloignées et les zones urbaines, entre les zones riches et les zones pauvres. La reconfiguration structurelle et l'évolution des rôles et des fonctions des établissements sont susceptibles d'entraîner un redéploiement et une mobilité importante du personnel entre les différentes catégories d'établissement. La méconnaissance de ces répercussions potentielles des réformes et de leurs effets sur l'offre de services met le système à la merci de divers déséquilibres qui risquent d'en compromettre la performance : déséquilibre numérique qui se traduit par des problèmes de surplus et de pénurie ; déséquilibre distributionnel qui se traduit par un déploiement inadéquat du personnel entre les zones géographiques, les établissements, les catégories professionnelles ; déséquilibre d'ordre qualitatif qui se traduit par une discordance entre les besoins de la réforme, la composition et les qualifications du personnel.
Le deuxième registre concerne les conditions de travail et les relations de travail et se rapporte aux modalités de recrutement et de rétention du personnel, aux modes et aux niveaux de rémunération, aux systèmes de récompenses et de sanctions, à la gestion des carrières, bref à un ensemble de facteurs susceptibles de soutenir la motivation des travailleurs et de leur permettre de s'acquitter de leurs tâches avec efficacité. A cet égard, la rationalisation des modalités de rémunération et de paiement des ressources, l'introduction d'une plus grande flexibilité dans les relations d'emploi et les contrats de travail, la révision des mesures incitatives, tous des éléments qui ont été au coeur des propositions de réforme au cours des dernières années, concernent au premier chef les travailleurs et sont susceptibles d'influencer les conditions dans lesquelles ils exercent leurs fonctions.
Le troisième registre concerne le système de régulation des professions et se rapporte à la fois aux modalités d'organisation de l'activité professionnelle, à la répartition des champs de pratique et aux mécanismes de protection du public. La dominance professionnelle constitue l'un des traits distinctifs des systèmes de soins de santé (Freidson, 1970). Le développement de ces derniers est largement conditionné par le rôle des professionnels et l'évolution de leurs pratiques. Les propositions de réforme sont donc ainsi non seulement susceptibles d'imposer de nouvelles exigences de compétences et de spécialisations aux organisations professionnelles, mais créent aussi de nouveaux défis quant aux relations interprofessionnelles et quant à la réglementation de l'activité professionnelle.
Il est important de souligner également les exigences que peuvent poser les réformes en termes d'ajustements des programmes de formation de base ou de mise à jour continue des connaissances et des habiletés. L'insuffisance de la formation médicale classique en ce qui a trait à la pratique dans le cadre communautaire peut ainsi compromettre l'atteinte de certains objectifs des réformes. Les changements proposés dans les modèles de soins de santé posent des défis majeurs en termes de redéfinition des profils de pratiques et d'intégration des services. Ils exigent des professionnels l'acquisition de nouvelles habiletés et des aptitudes à travailler en équipes multidisciplinaires. Nous devons toutefois constater que cette dimension de la gestion des ressources humaines en santé est très peu documentée au Québec, et cette absence de données ou les données très parcellaires existantes ne nous permettent pas de dresser un tableau valable de l'évolution qu'a connue au cours des dernières années le domaine de la formation des producteurs de services sociosanitaires.
La première section de ce chapitre est consacrée à une présentation brève du contexte dans lequel a évolué le système de santé au cours de la dernière décennie, des grands enjeux auxquels il a été confronté, des réformes qui ont été engagées et des grandes orientations qui ont été données à ces dernières. La réforme est entendue ici comme un processus délibéré, intentionnel qui procède d'une volonté consciente de changement et qui se traduit par la mise en œuvre d'un certain nombre de stratégies touchant les structures du système de soins ou des dimensions importantes de son organisation et de son fonctionnement. La seconde section cherche à mettre en lumière l'impact de ces changements sur les producteurs de services, sur la base des trois registres décrits ci-dessus.
Les objectifs de ce chapitre sont plutôt modestes, eu égard à ce qu'il faudrait idéalement savoir sur les producteurs de services. Les données disponibles et leurs limites inhérentes obligent à nous en tenir à une vision très brute de l'évolution de la main-d'œuvre et à mettre l'accent sur le secteur formel de la production sanitaire. La production informelle, qui constitue la face plus ou moins cachée du système de soins, et qui représente probablement la part la plus importante, en quantité, des soins et services consommés, reste mal connue. Même pour ce qui concerne la production formelle, les données disponibles restent parcellaires. Elles proviennent de sources multiples qui ne fournissent que des informations partielles sur le profil socioprofessionnel des personnes qui produisent des services. On connaît bien les services couverts par le régime d'assurance maladie parce que les professionnels sont rémunérés à l'acte ; en présumant que ces derniers réclament un paiement pour tous les actes exécutés et que ceux-ci ont été vraiment exécutés, on peut obtenir une image exacte de la production de la plupart des services médicaux, de certains services dentaires et optométriques. Quant à la production non assurée, elle est plus mal connue : il faut se fier à quelques enquêtes, peu nombreuses, dans lesquelles on a essayé de mesurer et, plus rarement, de qualifier la production de services. La source principale d'information sur les employés du réseau public, soit les statistiques de la Direction de la gestion de l'information du ministère de la Santé et des Services sociaux, se limite à un nombre réduit de caractéristiques de la main-d'oeuvre qui se rapportent pour la plupart à la gestion des conventions collectives ; il n'y a pas de données qui permettent de raffiner l'estimé de la production de services ; peu d'informations nous renseignent sur le profil des différents groupes de professionnels. Quant aux producteurs qui offrent leurs services sur le marché privé, les données à leur sujet sont encore plus limitées. Les sources principales sont les corporations professionnelles, dont les politiques de collecte d'informations restent très variables [1]. Pour les producteurs non regroupés en corporation, il n'y a souvent pas d'information du tout. Nonobstant ces lacunes, nous nous attacherons à recouper le maximum de sources possibles de manière à mieux comprendre l'état réel de la main-d'œuvre sanitaire actuelle au regard des réformes qui ont été engagées dans le système de soins.
[1] Les corporations dites de « titre réservé » ne regroupent pas nécessairement l'ensemble des personnes exerçant l'activité qu'elles réglementent. Il en résulte que les données qu'elles produisent sont forcément partielles, à un degré qu'il n'est pas toujours possible d'estimer. Pour les corporations « d'exercice exclusif », les données sont complètes puisque le droit d'exercer est lié à l'inscription à la corporation. Toutefois, la majorité de ces corporations ne fournissent que les informations sociodémographiques de base (âge, sexe) ; peu de données sont recueillies sur les activités des membres, de sorte qu'il est difficile d'estimer la production réelle de services.
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