Introduction
- « In the era of globalization and migration, Europe's "Other" has finally come home to roost. [...] The one way ticket and the charter flight have brought Europe within reach of its "Others" The barbarians are already within the gate. »
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Hall, 1992 : 47
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- « And some people have arrived from the frontier. They said they are no Barbarians any more. And now what will become of us without Barbarians ? Those people were some sort of a solution. »
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- Cavafy, 1971
- (cité dans Morley et Robbins, 1995 : vi)
Nous vivons dans une période confuse où le chantier de nos certitudes et de nos croyances modernes est soumis à de dangereuses turbulences. Nous vivons écartelés entre une mondialisation des objets et une « tribalisation » des sujets, entre le besoin d'avoir du sens et d'être des hommes sans qualités, entre l'espoir de vivre et le désir de ne pas mourir.
Dans cette ouverture, j'aurai à tenir compte d'un grand nombre de faits et de données en sachant bien que les enjeux soulevés demeurent. indécidables et équivoques, qu'il s'agisse de la mondialisation, du devenir de la Culture et des cultures, de la Civilité, et donc de ce qui nous rassemble et nous divise [1].
Nous débattons dans ce livre de trois grands enjeux.
- Le premier porte sur la globalisation et les transformations qu'elle induit, notamment le désaccouplement entre le système et le monde vécu, le réseau et le moi.
- Le deuxième tient au relativisme culturel et moral et donc aux paradoxes qui se nouent entre l'universalisme de la science et les versions culturelles du monde, le pluralisme des valeurs et la main secourable du droit [2].
- Le troisième enjeu n'est autre que celui de la crise de la politique et la nécessité de repenser la civilité, une civilité soucieuse du droit à la différence, comptable des différends et de la déliaison qui sont consubstantiels au politique.
Je ne ferai que tourner autour de ces enjeux, en les déplaçant afin de soulever les apories auxquelles nous nous affrontons devant la pensée des périls que seraient la perte des fondements et la surenchère des identités.
Au fond, ces enjeux sont surdéterminés par les échéances historiques que nous vivons. La chute du mur de Berlin et des effigies du socialisme moderniste a sonné le glas des idéaux d'émancipation dont nous fûmes les héritiers. Nous assistons à un discours sans fin sur la fin de l'histoire alors que 22 guerres chaudes secouent le monde, que des millions d'humains ont pris le chemin de l'exil pour se buter à nos frontières. Le marché-monde est certes en voie d'unification et la dénonciation de l'universalité abstraite du capitalisme est aujourd'hui relayée par deux discours concurrents. Le premier invoque le choc des civilisations (Huntington, 1996) qui scanderait à l'aube du nouveau millénaire les guerres de fictions qui, au fond, n'ont jamais cessé entre l'Occident et l'Islam, l'Occident et l'Orient confucéen [3].
L'autre discours cherche à nous rassurer grâce à des croisades humanitaires et morales, en masquant le fait que si les Autres, objets de notre sollicitude, devenaient comme nous, nous n'aurions plus de raison d'assurer notre domination et les positions sociales héritées qui sont les nôtres. En effet, sans paupérisés et sans barbares à civiliser, peut-il y avoir des élites salariées qui puissent se reproduire et durer ?
Ces discours sont symptomatiques de nos incertitudes et de notre ambiguïté devant la perte des repères, le retour des vaincus sur la scène de l'histoire qu'ils réimaginent et réinventent, le pluralisme des valeurs qui a pour effet singulier de dévaloriser toute valeur. Dans une époque où nous sommes soumis à la techné, à la gouvernementalité des choses, cette indétermination n'est pas sans liens avec la surcharge du temps présent et le déficit d'avenir et de projets. Cela pourtant fut bien entrevu par un auteur aujourd'hui maudit, je veux parler de Karl Marx, quand il écrivait en 1848 dans le Manifeste du parti communiste : « Tout ce qui est solide se dissout dans l'air. »
Face aux déconvenues et à la perte d'un ennemi providentiel -le communisme -, l'Occident annonce le retour de la croissance, la réingénierie du social, ici appuyée par l'innovation régulée de la mondialisation (Giddens, 1998) et là par l'âge du biopouvoir et d'une humanité à venir (Fukuyama, 1999). Tout se passe comme si la proximité imaginaire qui se crée dans le monde nous autorisait à déconnecter le politique et l'économique, en parlant de civilisation, ou à penser l'homme et ses besoins virtuels, alors que plus d'un milliard d'êtres humains vivent dans la pénurie absolue (UNDP, 1995 : 16).
Mais le désenchantement postmoderne, salutaire ou non, c'est selon, est aujourd'hui réinvesti par une nouvelle entéléchie qui cherche, grâce à la révolution informationnelle et aux biotechnologies, à satisfaire nos désirs, en colonisant le corps, en traquant le gène fautif, en épurant l'étrangèreté qui est en nous, comme il n'y a pas très longtemps encore les nazis l'ont tente, sans que nous en tirions toutes les conséquences pour notre monde qui est toujours sous l'aveuglement de ce soleil noir. C'est donc dire qu'une réaction surmoderniste est à l'oeuvre dans la restructuration de la nature et de la culture, de l'espace civique et national sous l'effet concomitant du rétrécissement du monde et de l'accélération de la vitesse, opérés par la globalisation techno-économique des flux d'images et de populations.
[1] Cette brève introduction situe quelques enjeux de débats centraux aux sciences sociales et à la vie commune. L'articulation de la mondialité, de la culture et de la citoyenneté demeure tributaire des leçons de l'économie politique et de l'institution du social. Pourtant, un travail complexe et multiforme est à l'œuvre depuis trois décennies, travail de décomposition-recomposition du social, tentatives de refondation du croyable. Ces notes sont traversées par mon travail sur les politiques de l'identité et de la différence auquel Ruth Murbach a contribué de manière soutenue, comme elle l'a fait pour l'organisation du colloque dont rend compte cet ouvrage. Je lui exprime ma gratitude ainsi qu'au Fonds FCAR et au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui ont subventionné nos travaux, depuis 1993.
[2] Expression empruntée à P. Legendre.
[3] La thèse de Huntington n'est pas la seule qui tente de déplacer le débat vers d'autres catégories d'analyse dont le déterminisme ferait pâlir les marxistes. Ici c'est la catégorie de civilisation sinon de conflits interculturels qui l'emporterait désormais, et ce, sans tenir compte de fissions propres à un ensemble dit civilisationnel. Pour ne parler que de l'islam, que faire de la guerre du Golfe et des divisions qu'elle a entraînées dans le monde arabo-islamique, d'une part, et des alliances nouées par les États-Unis avec les « musulmans » de l'ex-Yougoslavie et des républiques du Caucase, d'autre part ?
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