Mikhaël ELBAZ
Anthropologue, professeur au département d’anthropologie,
Université Laval.
“L’inestimable lien civique dans la société-monde”.
Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Mikhael Elbaz et Denise Helly, Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme, pp. 5-29. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 2000, 260 pp.
- Introduction
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- De la mondialisation
- Le multiculturalisme, les politiques de l'identité et de la différence
- Citoyenneté postnationale et droit des gens
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- Bibliographie
Introduction
- « In the era of globalization and migration, Europe's "Other" has finally come home to roost. [...] The one way ticket and the charter flight have brought Europe within reach of its "Others" The barbarians are already within the gate. »
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Hall, 1992 : 47
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- « And some people have arrived from the frontier. They said they are no Barbarians any more. And now what will become of us without Barbarians ? Those people were some sort of a solution. »
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- Cavafy, 1971
- (cité dans Morley et Robbins, 1995 : vi)
Nous vivons dans une période confuse où le chantier de nos certitudes et de nos croyances modernes est soumis à de dangereuses turbulences. Nous vivons écartelés entre une mondialisation des objets et une « tribalisation » des sujets, entre le besoin d'avoir du sens et d'être des hommes sans qualités, entre l'espoir de vivre et le désir de ne pas mourir.
Dans cette ouverture, j'aurai à tenir compte d'un grand nombre de faits et de données en sachant bien que les enjeux soulevés demeurent. indécidables et équivoques, qu'il s'agisse de la mondialisation, du devenir de la Culture et des cultures, de la Civilité, et donc de ce qui nous rassemble et nous divise [1].
Nous débattons dans ce livre de trois grands enjeux.
- • Le premier porte sur la globalisation et les transformations qu'elle induit, notamment le désaccouplement entre le système et le monde vécu, le réseau et le moi.
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- • Le deuxième tient au relativisme culturel et moral et donc aux paradoxes qui se nouent entre l'universalisme de la science et les versions culturelles du monde, le pluralisme des valeurs et la main secourable du droit [2].
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- • Le troisième enjeu n'est autre que celui de la crise de la politique et la nécessité de repenser la civilité, une civilité soucieuse du droit à la différence, comptable des différends et de la déliaison qui sont consubstantiels au politique.
Je ne ferai que tourner autour de ces enjeux, en les déplaçant afin de soulever les apories auxquelles nous nous affrontons devant la pensée des périls que seraient la perte des fondements et la surenchère des identités.
Au fond, ces enjeux sont surdéterminés par les échéances historiques que nous vivons. La chute du mur de Berlin et des effigies du socialisme moderniste a sonné le glas des idéaux d'émancipation dont nous fûmes les héritiers. Nous assistons à un discours sans fin sur la fin de l'histoire alors que 22 guerres chaudes secouent le monde, que des millions d'humains ont pris le chemin de l'exil pour se buter à nos frontières. Le marché-monde est certes en voie d'unification et la dénonciation de l'universalité abstraite du capitalisme est aujourd'hui relayée par deux discours concurrents. Le premier invoque le choc des civilisations (Huntington, 1996) qui scanderait à l'aube du nouveau millénaire les guerres de fictions qui, au fond, n'ont jamais cessé entre l'Occident et l'Islam, l'Occident et l'Orient confucéen [3].
L'autre discours cherche à nous rassurer grâce à des croisades humanitaires et morales, en masquant le fait que si les Autres, objets de notre sollicitude, devenaient comme nous, nous n'aurions plus de raison d'assurer notre domination et les positions sociales héritées qui sont les nôtres. En effet, sans paupérisés et sans barbares à civiliser, peut-il y avoir des élites salariées qui puissent se reproduire et durer ?
Ces discours sont symptomatiques de nos incertitudes et de notre ambiguïté devant la perte des repères, le retour des vaincus sur la scène de l'histoire qu'ils réimaginent et réinventent, le pluralisme des valeurs qui a pour effet singulier de dévaloriser toute valeur. Dans une époque où nous sommes soumis à la techné, à la gouvernementalité des choses, cette indétermination n'est pas sans liens avec la surcharge du temps présent et le déficit d'avenir et de projets. Cela pourtant fut bien entrevu par un auteur aujourd'hui maudit, je veux parler de Karl Marx, quand il écrivait en 1848 dans le Manifeste du parti communiste : « Tout ce qui est solide se dissout dans l'air. »
Face aux déconvenues et à la perte d'un ennemi providentiel -le communisme -, l'Occident annonce le retour de la croissance, la réingénierie du social, ici appuyée par l'innovation régulée de la mondialisation (Giddens, 1998) et là par l'âge du biopouvoir et d'une humanité à venir (Fukuyama, 1999). Tout se passe comme si la proximité imaginaire qui se crée dans le monde nous autorisait à déconnecter le politique et l'économique, en parlant de civilisation, ou à penser l'homme et ses besoins virtuels, alors que plus d'un milliard d'êtres humains vivent dans la pénurie absolue (UNDP, 1995 : 16).
Mais le désenchantement postmoderne, salutaire ou non, c'est selon, est aujourd'hui réinvesti par une nouvelle entéléchie qui cherche, grâce à la révolution informationnelle et aux biotechnologies, à satisfaire nos désirs, en colonisant le corps, en traquant le gène fautif, en épurant l'étrangèreté qui est en nous, comme il n'y a pas très longtemps encore les nazis l'ont tente, sans que nous en tirions toutes les conséquences pour notre monde qui est toujours sous l'aveuglement de ce soleil noir. C'est donc dire qu'une réaction surmoderniste est à l'oeuvre dans la restructuration de la nature et de la culture, de l'espace civique et national sous l'effet concomitant du rétrécissement du monde et de l'accélération de la vitesse, opérés par la globalisation techno-économique des flux d'images et de populations.
DE LA MONDIALISATION
Les travaux nombreux dont nous disposons sur les thèmes abordés dans cet ouvrage sont nourris par une inquiétude énigmatique face à ce que d'aucuns perçoivent comme un millénarisme du global et d'autres comme une transformation radicale de la modernité. En se retournant sur ces notions polysémiques, on constate que les sciences sociales sont réinterrogées sur le sens et la signification de leurs objets : l'État, la société, les classes sociales, la culture au profit de champs connexes comme la localisation du global, les réseaux, la naissance d'un espace-monde, le futur des identités et des identifications, la mémoire et l'oubli, les transformations de la démocratie et de la citoyenneté, la privatisation des peurs et le contrôle des risques.
La mondialisation est un procès que l'on peut faire remonter aux guerres napoléoniennes, mais qui désigne désormais l'idée de la proximité des humains et leur sentiment d'exister dans un espace commun, fût-il segmenté (Robertson, 1992 : 6). Elle évoque également le pouvoir des multinationales, la diffusion de mots, de sons et d'images dans l'empire astral des signes, l'intégration des marchés financiers à l'échelle planétaire, la compression de l'espace et du temps (Harvey, 1989 ; Jameson, 1991).
En effet, c'est la capacité des transnationales de restructurer l'espace et de rythmer le rapport à soi, à la culture et au corps qui semble retenir l'attention. La marchandisation de biens « culturels » s'est diffusée en occultant l'appartenance à un lieu et en lui substituant la jouissance d'exister dans des Disney World, Marlboro Countries, Planet Hollywood et Banana Republics. Il serait hâtif de considérer la consommation comme horizon structurant l'unicité imaginaire du monde, ce que ne manquent pas de faire nombre d'analystes qui sous-estiment la capacité de traduction et d'interprétation des mondes locaux à dire le monde (Appadurai, 1996). Et pourtant, le statut de la culture, c'est-à-dire des formes subjectivement instituées d'entrer dans l'humanité, est désormais pose a mesure que l'Autre n'est plus cernable et que la différence est routinisée (Bauman, 1995 ; Sahlins, 1995).
La question qui s'impose est de savoir comment nous, les arpenteurs du social, les artisans du concept, contribuons aux raisons de croire que cette globalisation est un fatum, sans tenir compte des contradictions qu'elle recèle, c'est-à-dire les tendances centripètes et centrifuges qui sont à l'œuvre entre le marché, le politique et la subjectivation.
Afin de clarifier la discussion, disons que la mondialisation est au fond un régime de vérité pour nos sociétés qui, délivrées des religions de salut terrestre, doivent encore produire du croyable et de l'adhésion qui ne se réduisent point à la seule logique marchande.
Distinguons plusieurs mondialisations qui sont à l'œuvre selon leur rythme et leur champ spécifique :
- 1) la mondialisation des marchés avec l'internationalisation en temps réel du capital financier (Sassen, 1998) ;
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- 2) la mondialisation des signes qui construit du temps virtuel et intemporel grâce à la révolution informationnelle (Castells, 1996) ;
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- 3) la mondialisation idéelle qui présente le néolibéralisme comme l'horizon indépassable de la bonne société (Fukuyama, 1992) ;
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- 4) la mondialisation du politique avec l'émergence d'une gouvernementalité internationale, d'une part, et la fin de la domination occidentale sur le reste du monde (Albrow, 1997), de l'autre [4].
Ces formes de la mondialisation font référence à des systèmes de régulation où, pour certains, l'économique est surdéterminant (Hirst et Thompson, 1996), dans la mesure où légitimation et gouvernementalité vont de pair avec le pouvoir des transnationales. Les discours de la globalisation recoupent le débat ancien des théoriciens de la modernisation, de la convergence des économies et des systèmes-mondes (voir Nederveen Pieterse, 1995 ; Robertson et Khondker, 1998 ; Wallerstein, 1974, 1991). La rupture provoquée par la globalité tiendrait à l'effondrement de l'organisation de la société industrielle classique, des classes comme sujets historiques et de la nation comme espace de la citoyenneté. Cette rupture devrait être située, fût-ce brièvement. D'un point de vue économique, la globalisation a ses origines dans les crises de l'ordre économique international, la dérégulation des taux de change fixes avec la crise du système de Bretton Woods, celle du prix de l'énergie, les attaques néolibérales contre l'État assurantiel, tant en Angleterre qu'aux États-Unis. Elle correspond également à un projet technologique de délocalisation du capital, au postfordisme et à la flexibilité de la main-d'œuvre, symbolisés par les cités globales où sont concentrés de manière disproportionnée le Capital et des populations marginalisées (Sassen, 1999).
Cette globalisation surimposée par la triade du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l'Organisation mondiale du commerce est contestée par des mouvements antisystémiques : organisations non gouvernementales, syndicats, mouvements féministes, communautés ethniques, nationales et confessionnelles (Brecher et Costello, 1994 ; Falk, 1993). Le paradoxe réside dans le fait que les opposants à la mondialisation agissent comme catalyseurs de la conscience globalitaire [5] en révélant que le local est un fait global. Tel Janus, la globalisation semble double. D'une part, l'idée cosmopolitique qui soutiendrait l'action multilatérale en faveur de la paix, de la protection de l'environnement, de l'émancipation de l'étroitesse des localismes et, d'autre part, la crainte de l'homogénéisation dissolvante des singularités et de la ségrégation-exclusion de vastes populations sous-globalisées.
Dans un cas comme dans l'autre, le principe de dislocation de l'espace et de la mobilité dans le virtuel semble sous-déterminer l'importance du lieu, en raison des déplacements et des déterritorialisations, des métissages qui sont à l'œuvre et dont les anthropologues ont signalé l'importance (Appadurai, 1996 ; Morley et Robins, 1995). Pourtant, comme le note Castells (1997), des identités défensives émergent pour fonder des vérités et des croyances, se protéger de l'incertitude grâce aux effigies du nationalisme, aux religions immémoriales et à une urbanité. Dans ce contexte, il faut considérer que la mondialisation des revendications culturalistes et identitaires est le signe d'une continuelle différenciation et non, comme on pourrait l'appréhender, celui de la formation d'une culture-monde (Albrow, 1997 ; Tomlinson, 1991).
Ces mondialisations se chevauchent tout en s'articulant, comme on le perçoit avec la naissance de blocs économiques régionaux tels l'ALENA, l'Union Européenne, le Mercosur, l'APEC ou l'ASEAN, la construction de ce réseau des réseaux qu'est Internet, le capitalisme électronique, mais aussi les diasporas et les coalitions autochtones, les mouvements féministes ou écologistes, les revanches intégristes ou intégrales des localismes et des nationalismes. En réalité, la mondialisation conjoint ce que d'aucuns séparent : la postmodernité techno-économique, la bureaucratie moderne et les segmentarités de la généalogie (Castells, 1996 et Herzfeld, dans ce livre). Nombre d'anthropologues ont perçu avec justesse que ces disjonctions ne sont pas des logiques opposées mais des coprésences qui se nourrissent les unes les autres, la diversité et l'uniformité, l'universalisation du particularisme et l'homogénéisation moderniste. Chacun à sa manière, Jonathan Friedman (1994), Arjun Appadurai (1996), Ulf Hannerz (1996) ont démontré que globaliser revient toujours à localiser, ce que traduit un néologisme du marketing japonais certes inélégant sous le vocable de glocalisation. (Robertson, 1995). En ce sens, il y a peu de chances qu'émerge une culture globale, ne serait-ce à ce stade que parce qu'interviennent des interprétations culturelles de la globalité qui ne sont pas toujours celles de leurs concepteurs.
Par ailleurs, la mondialisation marchande, en se désenclavant de la socialité et du politique, aboutit aux difficultés que l'on réprouve aujourd'hui, c'est-à-dire la désaffiliation, la crise du contrat salarial et des protections que prodigue l'État assurantiel, la transformation des petits travailleurs infatigables en petits consommateurs impénitents enfermés dans leur donjon, leur banlieue, leur chez-soi, grâce à la télécité universelle, au détriment de l'espace de la délibération publique (voir Virilio, 1997).
Cette critique souvent acerbe du nouvel ordre qui est le nôtre a été perçue dans ses conséquences historiques et anthropologiques par K. Polanyi dans La grande transformation (1983 ; voir aussi Servet et al., 1998). Ce que Polanyi avait démontré demeure d'une grande clairvoyance : 1) le marché déconstruit les rapports sociaux fondés sur la réciprocité tout en étant un dispositif institué par le politique pour fonder la régulation ; 2) les effets destructeurs et disciplinaires du marché suscitent des réactions quand l'ordre imposé semble un désordre aux acteurs qui résistent en refaisant le monde à partir des catégories de la pratique, que celles-ci soient locales, communales, ethniques, confessionnelles ou nationales. Polanyi voyait dans l'État social la reconnaissance qu'on ne peut faire l'économie du politique.
C'est donc dire que l'épuisement du politique n'est qu'apparent dans le discours de l'omnimarchandisation : les inégalités persistantes, la crise urbaine et celle des équipements collectifs, les faillites bancaires et les chutes boursières témoignent constamment des logiques doubles de l'économique et du politique. En ce sens-là, le projet politique de la mondialisation est improbable puisqu'il présuppose d'imposer un chaos à l'ordre (Bauman, 1999a), sans en éprouver toutes les conséquences non imaginées - décrites et analysées notamment par Ramonet (1997) et dans sa contribution à cet ouvrage.
On concédera cependant que la dérégulation impliquée par la mondialisation n'est pas seulement une imposition impériale décidée par les élites qui se réunissent dans cette bourgade de Davos qui fut pour Thomas Mann la Montagne magique. En effet, malgré les contraintes qui traversent l'espace national et la souveraineté limitée des États, il faut dire et redire que ce sont les États-nations qui sont les acteurs de cette déréglementation paradoxale tant interne (à travers la baisse des salaires réels et la privatisation du domaine public) et externe, en appuyant ce que je nomme le nationalisme libre-échangiste qui est l'internationalisme de notre époque.
Les sociétés modernes sont structurées par ce paradoxe et cette aporie : comment parer aux risques malgré ou en dépit de la « macdonaldisation » de la société ? Je dirais en re-régulant, c'est-à-dire en surveillant et en accentuant les logiques de contrôle et de gouvernementalité au nom de la concurrence qui se livre pour les nationaux dans l'espace mondial. Cela se perçoit clairement dans le champ carcéral, celui de la santé et de la santé mentale, où la privatisation, l'autosurveillance et la désinstitutionnalisation sont des dispositifs idéels et matériels non du libre choix normatif mais du principe panoptique si bien entrevu par Bentham et par Foucault. Il y a donc des limites à ce procès des mondialisations que je noterai brièvement.
1) L'économie mondiale n'est pas encore globale, ne serait-ce que parce que demeurent des régulations monétaires, bancaires et industrielles et que la main-d'œuvre est tendanciellement fixée, malgré les flux désormais limités d'immigrants. Les États-nations tendent à agir de manière contradictoire : ils s'associent aux intérêts des transnationales, optent pour la dérégulation et induisent ainsi souvent une réduction de leurs ressources fiscales tout en cultivant un discours protectionniste de la culture et de l'identité, sans s'assurer de la défense réelle de leurs milliers de citoyens débauchés par les rigueurs de la restructuration du travail et de la production.
2) Une politique mondialisée est hautement improbable en dépit de la constitution d'une société-monde structurée par une temporalité et une spatialité, des organisations transnationales et des enjeux qui ne peuvent relever du seul champ des États nationaux tels que les pandémies, la pollution, le terrorisme, la drogue, la défense ou les communications. Cependant, il faut reconnaître la confusion issue de la multiplication des sources d'autorité que sont les institutions supranationales mais aussi des organisations spatialement diffuses ou qui échappent à l'État et au contrôle des citoyens ; les mafias en sont un exemple. On peut, dans ce cadre, s'interroger pour savoir qui sera investi du contrôle des risques tels la détérioration des réserves de nourriture, les maladies interespèces, comme celle de la vache folle, le désordre financier.
3) L'État-nation demeure la forme limitée et souveraine des droits et des devoirs des gouvernés en dépit des fragmentations intranationales ou ethniques et des restructurations supranationales à l'œuvre dans les fédérations territoriales et multinationales. Sur cet enjeu, on peut ici réitérer que le nationalisme est une idéologie culturaliste défensive qui peut être promue contre des élites globales et qu'il y a de plus en plus dissociation entre l'État et la nation. Cette situation est bien illustrée dans les fédérations territoriale et multinationale comme le Canada dont débattent ici Gilles Bourque et Jules Duchastel, Diane Lamoureux, M. Moore, W. Norman et que commente extensivement Gilles Bibeau.
4) La mondialisation n'est pas, en dépit de la « coca-colonisation » du monde, la réduction de toute altérité. Elle s'est au contraire soldée par la résurgence des ethnicités fictives qui, s'appuyant sur la métaphore du sang, visent à dresser la frontière, à classer et à distinguer pour penser sa place au monde, et ce, en dépit ou à cause du culturalisme généralisé qui tient lieu d'idéologie du marché des identités sur lequel chacun de nous est renvoyé pour s'identifier ou être assigné. Michael Herzfeld [6] nous entretient de cet essentialisme stratégique auquel nous avons recours dans un monde où les élites sont globales et les gens ordinaires, toujours localisés (voir également Hirst et Thompson, 1996 : 181). Mais Herzfeld soutiendrait avec raison que les élites sont également des gens ordinaires qui n'échappent à ce statut que par leur capacité de désorganiser le peuple par le travail influent de ces usurpateurs de l'universel que sont les bureaucrates, comme le signale si bien un philosophe aujourd'hui disparu - je veux parler de E. Lévinas (1962 : 102), quand il disait à Jean Wahl : « Il y a des larmes qu'un fonctionnaire ne peut pas voir : les larmes d'autrui ».
Ces limites précisent aussi que la transformation sociale ne peut être pensée que dialectiquement entre le local et le global. Toute la réflexion de B. Barber (1995) sur ce Zeitgeist en témoigne. Malgré la crise qui secoue la démocratie, nombre d'opposants à l'Occident ont recours à la tyrannie de la majorité sortie des urnes pour imposer leur image de la bonne société, comme ce fut hier le cas en Iran et aujourd'hui en Algérie avec les tragédies que l'on sait. Le McWorld n'est donc pas antithétique avec les logiques intégristes. C'est donc dire que les mouvements d'exclusion et de fragmentation ne s'opposent pas simplement mais se nourrissent : ce n'est pas seulement le Djihad contre le McWorld mais l'un à travers l'autre.
Dans ce contexte, les deux composantes de la mondialisation - arraisonnement abstrait du capital et surenchères identitaires - sont des processus réflexifs. Nous assistons à une déconnexion croissante entre la production et la consommation, la rationalisation et la subjectivation. Elle suscite une réaction en boucle d'une gouvernementalité partagée entre les tranchées nationalistes et l'apologie de la mondialisation, d'une part, et les résistances de la société civile qui se réapproprie les icônes de la culture et la nostalgie de la communauté afin d'imposer des limites à la société-monde [7], d'autre part.
Le multiculturalisme, les politiques
de l'identité et de la différence
- « Traditionnally culture worked alongside other concepts in the analytical repertoire - gender, kinship, ritual, structure, domain, above all society - all of which problematised the relationship between different kinds of knowledge. For as long as culture was understood as referring to local forms of expressions, it was thus contextualised by other descriptions of (social) relations between people. What is likely to disappear nowadays is that relational contextualisation. »
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Le multiculturalisme est un concept et une idéologie dont la polémicité n'est pensable qu'au nom de la déstructuration de la narration nationale sous l'effet de la globalisation. Le multiculturalisme, autrefois nommé pluralisme culturel et/ou cosmopolitisme, par Horace Kallen ou Randolph Bourne (Hollinger, 1995), tente de concilier la diversité constituante de toute société puisqu'au fond, la différenciation sociale opère constamment, déterritorialisant et reterritorialisant les identités réelles ou assignées, construites ou fictives. Distinguons cependant là aussi des logiques multiculturalistes qui se séparent sur bien des plans (Goldberg, 1994 ; Gordon, 1996).
1) Le multiculturalisme communal et corporatif est une logique de politisation de la marque assignée ou retournée de groupes stigmatisés qui tentent d'élargir la jouissance de droits déjà institués au nom des discriminations ou des torts historiques dont ils ont été victimes (Elbaz et Murbach, 1991, 1996). La logique à la fois pragmatique et instrumentale qui crée des ayant-droits a tendance à essentialiser la culture et à enfermer ses membres dans des substantifs. La reconnaissance par l'État de la diversité et de la tolérance passe cependant par la médiation institutionnelle d'élites issues de la culture minorisée, qui sont cooptées tendanciellement au sommet de l'État au nom des clientèles qu'elles représentent. Ce multiculturalisme suscite autant d'appuis que de désaveux. Certains craignent une reféodalisation des sociétés nationales et la confusion entre la loi surplombante et les singularités, l'espace public et privé. D'autres perçoivent cette forme de communalisation comme une contestation de l'idéal républicain d'autant plus inquiétante si se combinent l'origine ethnique et la position sociale, la formation de ghettos sinon des revendications de séparation dans l'espace scolaire ou juridique. Dans ce cas, le risque est grand de substituer la différence culturelle au bien commun et de susciter la frustration de tous contre tous. On le voit bien lorsque la liberté de conscience est en cause. L'affaire dite du foulard « islamique » en France ou celle du turban porté par des Sikhs dans la Gendarmerie Royale du Canada ont démontré à quel point il devenait difficile de trancher entre des valeurs fondamentales : la liberté et l'égalité, mais aussi l'égale dignité. Plus généralement, il s'agit de savoir si la culture est une médiation institutionnelle pertinente pour dire la justice et l'injustice, produire un sujet à la fois incorporé et stratégiquement inséré dans la cité.
Ce débat met aux prises libéraux et communautariens. En effet, pour les tenants de la justice libérale, celle-ci crée les modalités du pluralisme culturel, bien qu'elles puissent être partiales, comme le signale le philosophe Thomas Nagel (1991). Les communautariens répliquent que la culture est un bien substantif qui n'est dénié par les intégristes libéraux que parce qu'il s'impose dans les faits. On perçoit très vite que l'écart tient moins à la justice en soi qu'à l'injustice. Puisque toutes les sociétés libérales fabriquent de l'inégalité non sur une base purement aléatoire mais grâce à des procédures qui ne relèvent pas du voile d'ignorance, la question qui nous est posée est celle-ci : est-ce que ceux et celles qui sont inclus en tant qu'exclus peuvent s'organiser collectivement pour défendre leurs droits ? C'est donc dire que ce culturalisme politique est paradoxal puisque ce qu'il cherche à lever, ce sont les barrières à l'incorporation égalitaire alors même qu'il reproduit mimétiquement les stigmates d'une ethnicité misérable. Débat à reprendre sans cesse au nom moins de la philosophie que du pluralisme juridique constitutif de nos sociétés, un dilemme au fond sur la construction imaginaire de la société et de la justice, qui est débattu dans ce livre par P. Dumouchel. Pourtant, force est de reconnaître qu'au moins, dans les États qui ont institutionnalisé ce pluralisme ethnoculturel, le Canada et l'Australie, la reconduction des différences est limitée par la primauté du droit, le respect par les minorisés des principes fondamentaux tels que l'équité, la tolérance, l'égalité des sexes, le partage d'une langue commune. Autrement dit, l'espace de la coexistence est fondé sur l'universalité des droits du citoyen tout en acceptant que les membres des différents groupes aient des valeurs, des intérêts et des besoins qui demandent une attention particulière. Ce modèle vise à gérer la tension inter-ethnique en la nommant plutôt qu'en l'occultant, comme a tendance à le faire le modèle républicain. Les républicains contestent l'idéologie multiculturelle qui segmente l'espace public, mais ne proposent aucune solution pour réduire les discriminations. La mondialisation, en accentuant la polarisation sociale, a comme effet paradoxal de faire l'éloge de la différence, fût-elle standardisée, et il n'est pas étonnant que les luttes pour la reconnaissance soient liées à celles pour la redistribution de la richesse et du pouvoir. C'est donc dire que l'intégration sociale et politique n'est pas symétrique avec l'intégration culturelle et que la différence comme l'identité traduisent l'éclatement du référent national, sans nécessairement signifier le déclin de la démocratie (Benhabib, 1996 ; Phillips, 1993).
2) L'autre version du multiculturalisme est une idéologie politique qui cherche moins à s'adosser à l'État qu'à en contester le monoculturalisme et la propension à penser l'Autre intraitable en dehors de l'histoire qui l'a constitué, qu'il fusse Juif, homosexuel, afro-américain ou appartenant à un genre. Ici, le ressentiment contre l'eurocentrisme ou l'androcentrisme, par exemple, donne lieu à une réécriture de l'histoire et à une déconstruction des communautés de savoir. La recherche éperdue de l'authenticité perdue par la conquête moderniste dérive souvent vers un infranationalisme et un culturalisme généralisé qui font fi de la mixité et donc du prix sans prix de l'altérité. A cette critique, nombre d'auteurs influents tels que C. West ou L. Gates (voir Turner, 1994 : 413) contestent qu'ils seraient ceux qui localisent le global puisque ce dernier a toujours été fragmenté par la nationalité, la classe et le genre. La seule façon de transcender ces clivages, selon eux, c'est de partir des humains différenciés et non d'un idéal d'indifférenciation qui occulte les versions et les interprétations des divisions fondatrices d'une unité imaginaire.
La critique la plus systématique de ce culturalisme différentialiste a été énoncée par Turner (1994). Selon lui, la rhétorique du relativisme culturel a tendance à réifier l'univers moral et les frontières ethniques, à faire l'apologie de la cohésion et de la conformité plutôt que « challenging, revising, and relativising basic notions and principles common to dominant and minority cultures alike, so as to construct a more vital, open, and democratic common culture » (ibid. : 412). Pour cela, il y a lieu de distinguer culture et ethnicité, ethnicité et identité. Or, malgré les discussions vives sur ces notions, tout se passe comme si nous parlions d'états, de choses et non de catégories de la pratique et d'événements contingents. La politisation des identités et des cultures (Calhoun, 1994 ; Castells, 1997) renvoie à des processus d'identification et de différenciation qui présupposent la multiphrénie (voir Gergen, 1991) et non la réduction au même, comme le signale avec raison Appiah (1994).
3) La dernière version du multiculturalisme que je nomme le syndrome Benetton réfère bien sûr à la marchandisation culturelle qui nous sollicite au nom de la paix et de la justice (par exemple Ennemis, supplément au Monde, 1998), des nourritures matricielles et des musiques du monde, des pizzas et des bagels, qui sont à la fois la traduction standardisée de la diversité et du localisme, de l'exotisme et d'un cosmopolitisme peu soucieux de la solitude qui était celle de Diogène, qui inventa ce mot, en n'imaginant guère qu'il serait repris aujourd'hui par ceux qui disposent de codes pour circuler sur la planète.
Le monde, tel un bazar, fait craindre une babélisation culturelle, mais signale tout autant la capacité de réinterprétation contextualisée à laquelle se livrent les producteurs et les récepteurs des messages et des biens [8]. Nous savons que nous vivons désormais au mode subjonctif dans un village-monde avec des produits venant du marché-monde mais distribués selon une mosaïque des goûts, des sons et des odeurs. Il n'y a pas lieu évidemment de trancher ici un débat aussi difficile sinon de constater que l'État comme lieu vide est contesté et que la culture comme manière de faire et de défaire le monde devient une essence ritualisée. De plus, il faut ajouter que le développement du multiculturalisme n'implique guère une extension de la pluralité culturelle mais parfois sa réduction, c'est-à-dire le développement de contrariétés au nom des petites différences qui font toute la différence, comme le notait Freud, et la difficulté de vivre le sentiment océanique de la planétarisation du monde qu'il percevait avec acuité dans Malaise dans la civilisation (1976 : 16).
La généralisation de ce multiculturalisme dans les grandes métropoles peut faire craindre la difficulté de faire cohabiter des populations hétérogènes qui n'ont pas de référent pour fonder le vivre ensemble. Il s'agirait même dans certains cas d'un transnationalisme qui fait l'apologie des racines et des routes, des déplacements et du croisement. Les diasporas en seraient la figure emblématique, démontrant l'importance des circuits et des réseaux, la crise de l'État-nation et de la modernité ainsi que de la culture comme espace imaginaire (voir Appiah et Gates, 1998 ; Bhabha, 1994 ; Canclini, 1995 ; Clifford, 1997 ; Gilroy, 1993 ; Hannerz, 1996 ; Töltöyan, 1996). Penser la culture en mouvement, dans un entre-deux permanent, comme le préconisait Clifford (1997), peut être interprété comme une stratégie de réécriture et de traduction de la globalité ou, au contraire, un assujettissement. C'est ce dernier argument qu'invoque Badiou (1998 : 11), qui récuse la communautarisation de l'espace public :
- Rien de plus captif, pour l'investissement marchand, rien de plus offert à l'invitation de nouvelles figures de l'homogénéité monétaire qu'une communauté et son ou ses territoires... Quel devenir inépuisable pour les investissements mercantiles que le surgissement, en forme de communauté revendicative et de prétendue singularité culturelle, des femmes, des homosexuels, des handicapés, des Arabes !
La position philosophique de Badiou réitère l'universalité abstraite de la loi, mais laisse entière la division, l'écart, l'altérité de l'humanité qui prend certes la forme de prédicats. En effet, l'individu moderne est au carrefour de ces restructurations marchandes, locales et globales. Il est inscrit dans le monde, câblé aujourd'hui comme il fut enraciné hier. Ce nouvel être jeté dans le monde n'est cependant pas sans attaches. Il a des préférences et n'est pas à l'abri des préjugés. Louverture sur le monde le fascine et l'effraie. Il considère comme inévitable la multiplicité des expériences et des influences, tout en sachant qu'il ne peut être soi qu'en étant séparé des autres. D'où ce retour qui n'est peut-être bien qu'un détour vers les identités prismatiques et les tyrannies de l'ethnicité. Nous assistons à un détournement des acquis de la modernité, en feignant de croire que notre identification prime l'action et que c'est ce qu'on est plutôt que ce qu'on fait qui devrait avoir cours désormais. Le renversement opéré par les politiques de l'identité et de la différence n'est pas sans conséquences, nous le savons. D'une part, il y a le risque évident que ces pratiques en viennent à disséminer un relativisme culturel généralisé qui normalise les identités plutôt que d'ouvrir le champ pour un ordre négocié sur les règles du jeu des uns et des autres [9]. D'autre part, il y a la possibilité non entrevue que ces déplacements et cette multiplicité des frontières redessinent la carte de nos représentations de la modernité ; une modernité qui reconnaîtrait enfin qu'elle n'a plus d'horizons fondationnels, que ce qui a été détruit ne peut être reconstruit et qu'il est de fait nécessaire de voir dans les villes pluriculturelles où nous vivons le symptôme de la perte de la cohérence et de la vérité, une chance de réhumanisation [10], un plaidoyer pour la complexité des humains et des manières qu'ils inventent pour faire et défaire le monde.
Le multiculturalisme nous replace au fond devant deux lectures de l'universalité qui sont à la fois un détour et un accès à l'universalisme et qui peuvent se résumer en deux propositions :
- 1) En dépit de nos différences, nous sommes tous humains.
- 2) C'est grâce à nos différences que nous accédons à l'humanité.
La première proposition n'est autre que la conception paulinienne [11] fondatrice de l'universalisme chrétien ; la seconde est la lecture herderienne du monde, qui présume que tout ensemble humain a un Geist, une singularité qu'il est en droit de préserver et de transmettre [12].
Citoyenneté postnationale et droit des gens
- « Postmodern politics aimed at the creation of a viable political community needs to be guided by the triune principle of Liberty, Difference, and Solidarity ; solidarity being the necessary condition, and the essential collective contribution, to the well-being of liberty and difference. »
-
Z. Bauman, 1997 : 207
-
- « A tous les repas pris en commun nous invitons la liberté às'asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis. »
Faut-il opter pour l'universalisme abstrait ou pour l'universalisme réitératif de la tribu universalisante ? Probablement ni l'un ni l'autre, ce qui m'amène au dernier enjeu, qui n'est autre que celui de la crise de la citoyenneté et la réhumanisation de l'espace civique et civil où nous vivons.
En abordant cet enjeu, on ne peut faire comme si nous n'étions pas les témoins impuissants de ces écoles de cruauté que furent les abattoirs concentrationnaires. De fait, la contestation de l'idéal progressiste et historiciste qui a marqué le développement des droits civiques et sociaux est inséparable de leur désubstantialisation par le pouvoir nu, dont parle Giorgio Agamben (1997). La désolation et la désubjectivation inscrites dans cet abîme reposent avec acuité le statut du politique et du bien commun et le risque toujours entier d'être à la fois citoyen et de traiter ses concitoyens comme s'ils ne l'étaient pas.
Nous avons certes, au sortir de la guerre et durant trois décennies, adopté le modèle de la citoyenneté tel qu'il fut conçu par T.H. Marshall (1950, 1998), comme un ensemble noué de droits civils, politiques et sociaux. Nous savons aujourd'hui les limites de ce modèle, qu'elles soient historiques (l'exclusion des femmes, des Noirs et des aborigènes de la citoyenneté durant de longues périodes) ou conjoncturelles (cycles économiques, conscription, politiques sociales) [13]. Les transformations du capitalisme, l'augmentation des flux migratoires, la fixation des femmes sur le marché du travail et l'irruption du féminisme, le déclin de la mobilisation ouvrière dans les pays occidentaux et la montée concomitante des mouvements sociaux - autant de processus dont les effets combinés et contradictoires se sont traduits par la contestation des idéaux civiques, libéraux et républicains de la citoyenneté.
Parallèlement, la mondialisation techno-économique, l'émergence graduelle de pouvoirs transnationaux - étatiques ou non étatiques - la constitution d'un référent international de droits humains fondamentaux (chartes, conventions, Cour pénale) représentent des réalités horizontales que d'aucuns perçoivent comme un espace où apparaît déjà une citoyenneté post-nationale dont les caractéristiques demeurent imprécises [14].
Les limites de la citoyenneté stato-nationale dérivent en un certain sens de la présence croissante de non-nationaux [15] qui ont des droits sociaux et civils, possèdent une citoyenneté dualiste et des allégeances multiples ou qui marquent un désintérêt pour leur « naturalisation » (Soysal, 1994). Elles sont nourries par les politiques de l'identité et de la différence, la déconstruction du discours libéral par les féministes, les communautariens et les postcoloniaux (voir notamment Kingdom, 1998 ; McNeely, 1998 ; Young, 1998). La critique est marquée par la tension entre égalité et liberté et la volonté de partir de la différenciation sociale et catégorielle pour lever ici les torts et là l'invisibilité politique, de promouvoir une société plurielle mais non pluraliste où coexistent des ensembles particuliers mais non particularisés (Mouffe, 1992). Par ailleurs, les revendications des droits des minorités et le multiculturalisme dénoncent l'absolutisme de la souveraineté défendu par les républicains (Kymlicka, 1995).
La réflexion sur la citoyenneté reflète de plus en plus une dissociation entre les droits et l'identité des acteurs. Tandis que les droits humains acquièrent une dimension globale, l'appartenance semble être posée dans un espace communal - la nation - dont l'imaginaire est réinterrogé. Certains auteurs accusent ce diagnostic, en notant que : « In North America and Western Europe, the basis of state legitimacy is shifting from principles of sovereignty and national self-determination to international human rights » (Jacobson, 1996 : 2) ou encore qu'une citoyenneté mondiale serait la forme de la « bonne » vie (Boli, 1998 : 371-401) [16].
Bref, ce qui pouvait apparaître comme des droits inaliénables du citoyen est aujourd'hui contesté sur nombre de fronts, celui de la citoyenneté supranationale et celui des droits des minorités, mais tout autant par la dérégulation de l'État social et assurantiel et corrélativement par la destruction de la nation solidaire. Par ailleurs, l'affranchissement de la menace de mort par l'incorporation à l'armée et l'appel au front, du moins en Occident, a levé le principe qui présidait à l'amour politique pour ne laisser au citoyen que d'être sujet de la gouvernementalité, de la police, comme dirait J. Rancière (1995, 1998), en le convoquant désormais comme client, usager ou bénéficiaire, ressource humaine, lui signifiant du même coup qu'en dépit de la liberté inconditionnée qui le constitue en citoyen, il demeure un sujet assujetti (voir aussi Debray, 1999).
Ajoutons que le déni de l'égalité - la présence d'une « part des sans-part » - est décentré par la fracture relative entre la société civile et l'État (Rancière, 1995). En effet, la domination croissante des lois du marché sur celles de la cité transforme le citoyen en consommateur qui exige des protections tout en demeurant souvent dans l'isolement. L'économie politique de l'incertitude qui est devenue la pragmatique actuelle du postfordisme occulte la nécessité d'un « revenu de citoyenneté »pour refonder la solidarité et la république (Bauman, 1999b, Aronowitz et Cutler, 1998).
Comment contourner ces écueils, c'est-à-dire comment éviter de transformer le politique en raison ultra-managériale, comme dirait Pierre Legendre (1999), et donc faire en sorte que le politique ne soit pas enseveli par la politique ?
L'une des réponses les plus ambitieuses à ces écueils est énoncée par Habermas (1998, 1993, 1992), qui depuis des années suggère une issue postnationale et non a-nationale, tout en critiquant les impasses du communautarisme. Pour lui, l'État-nation est soumis aux pressions du multiculturalisme et de la globalisation, auxquelles il doit s'ajuster en reconnaissant des principes politiques universalistes, la fin de l'hégémonie d'une culture au sein de la nation, la déconnexion entre citoyenneté et nationalité. Il plaide pour l'intégration démocratique dans des sociétés multiculturelles, en misant sur les règles procédurales du patriotisme constitutionnel et sur le droit des gens au niveau international. Pour Habermas, l'espace politique peut se développer en articulant le national et l'international, grâce à une éthique de la discussion, dont la finalité est de forger un consensus raisonné et de conjurer la violence. Le cosmopolitisme est repensé dans des termes différents, mais qui rejoignent ceux de Derrida (1997a) pour qui la citoyenneté, si elle présuppose l'État-nation, doit nécessairement s'étendre, au nom de notre coresponsabilité d'habiter un monde commun désormais unifié par le capitalisme, une citoyenneté qui invoquerait des droits sociaux pour tous et non l'uniformisation nationale ou culturelle, improbable.
Disons cependant que l'éthique de la discussion ne va pas de soi mais est traversée par la disputatio, qui produit de la communauté politique lorsque les dominés contestent leur domination, comme le réitère Rancière dans son oeuvre et dans sa contribution à ce livre. En un certain sens, il n'y a de politique et d'espace civique que parce qu'il y a de la déliaison qui vient nous mettre à l'abri de l'unité, malgré les rappels sans cesse relancés de recréer du lien social. Il n'y a de la civilité donc que parce que je fais l'épreuve de l'étrange et de l'étranger, que je fais face aux visages des sans-statut, des sans-lieu, des sans-papiers, de tous ceux dont le temps est discontinu et dont les paroles sont orphelines (Balibar et aL, 1999). La citoyenneté, c'est également le besoin de ne pas s'imaginer hors du politique, des montages de l'État et du droit, fondateurs de notre humanité, comme nous le rappelle cet exorde du Traité des Pères : « Priez pour l'État, sans lui les hommes s'avaleraient les uns les autres. » La leçon de cet exorde est nette : il faut un lieu qui substitue à la violence de tous contre tous l'arbitrage de la parole. Si la démocratie moderne ne peut être pensée autrement que comme cet espace du litige qu'aucun consensus n'est capable de combler, alors la citoyenneté et l'inestimable lien civique deviennent notre capacité à imaginer des ouvertures, des césures, des arrivances qui ne soient pas déjà arrivées (voir Derrida, 1997b). En dépit de la polémicité et du dilemme des valeurs qui sont désormais les nôtres, nous pouvons opter au moins pour un minimalisme moral, comme dirait Michael Walzer (1994), nous entendre donc sur ce qui est interdit : le meurtre, l'inceste, le viol, l'esclavage, la purification ethnique, l'ethnocide et le génocide.
Au-delà de ce minimalisme moral, il existe des noyaux d'universalité propres à chaque culture et l'ascèse qui nous incombe, c'est de nous déprendre de nous-mêmes en pensant au sacrifice et à la dette, à la souffrance de l'Autre et a ma responsabilité envers lui. Voilà qui semblera en deçà du postmoralisme qui nous tient lieu de pensée. En effet, ce problème ancien dans le corpus des religions est aujourd'hui battu en brèche par le relativisme moral. Il est pourtant explicite, comme le montre cette parabole hassidique ; le fond de l'outrecuidance, c'est-à-dire de la pensée, tient à la manière de parler, donc à l'éthique :
- Des étudiants rendent visite à leur rabbin et lui déclarent : « Rabbin, nous t'aimons. » Le rabbin réplique alors : « Savez-vous ce qui me blesse ? » Les étudiants médusés rétorquent : « Rabbin, pourquoi nous demandestu si nous savons ce qui te blesse quand nous te disons que nous t'aimons ? » Et le rabbin de répondre : « Si vous ne savez pas ce qui me blesse, comment pouvez-vous me dire que vous m'aimez ? »
Autrement dit, l'éthique dialogique est plus que jamais nécessaire pour dire le monde, un monde qui, donnant à chacun sa place, reconnaît le visage mystérieux de l'Autre. C'est sans doute la raison pour laquelle Hannah Arendt était si sensible aux réfugiés, aux gueux, à ceux qui sont en trop sur la terre. Car pour être au monde, disait-elle, il faut pouvoir détenir une place qui rende les opinions crédibles et l'action possible. C'est pour cela qu'elle tenait pour nécessaires les ancrages civiques et nationaux qui sont des principes de stabilité et de limitation.
La société-monde qui émerge est analogue à l'économie-monde dont ont parlé Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein. Elle demeure virtuelle mais relance le débat du cosmopolitisme qui nous vient de l'héritage grec, du christianisme paulinien sécularisé par les Lumières et dont Kant nous a livré dans La Paix perpétuelle l'idée de notre patrimoine commun.
Il s'agit de ce vieil idéal (Nussbaum, 1996) dont nous savons la valeur à mesure que nous nous confrontons aux situations extrêmes où le biopouvoir a consacré l'inutilité de l'humain et en même temps reconstruit notre rapport à l'espèce humaine. Le discours cosmopolitique [17] qui fait l'apologie d'une citoyenneté modulaire ou flexible se construit en rupture avec les postures nationalistes et les enracinements locaux, déplace la scène du politique dans les interstices du global : zones franches, diasporas, espaces frontaliers. Nombre d'anthropologues nous rappellent que ces pratiques sont anciennes, même si elles prennent une forme singulière à l'âge global. Clifford (1998 : 369) note :
- Discrepant cosmopolitanisms guarantee nothing politically. They offer no release from mixed feelings, from utopic / dystopic tensions. They do, however, name and make more visible a complex range of intercultural experiences, sites of appropriation and exchange. These cosmopolitical contact zones are traversed by new social movements and social corporations, tribal activists and cultural tourists, migrant worker remittances and e-mail. Nothing is guaranteed, except contamination, messy politics, and more translation.
Clifford opte pour une postmodernisation du politique qui recoupe les dimensions horizontales plutôt que verticales dans l'espace démocratique émergent. Le déploiement d'une communication éclatée et hétérogène grâce à la révolution informationnelle peut à la fois favoriser l'éclosion d'idéaux civiques républicains [18], l'individuation du politique [19], la formation de réseaux qui promeuvent la dignité et la sympathie tout autant que la diffusion de discours haineux (voir Tsagarousianou et al., 1998 ; Castells, 1996). Dans ces conditions, comment peut-on réduire la distance qui s'accroît entre les axes verticaux et horizontaux de la communication politique ? Disons avec Barber (1997), en étendant l'espace de la démocratie grâce aux chartes, aux référendums d'initiative populaire et aux assemblées locales. Ajoutons que le politique s'imagine et se crée tant dans l'expérience privée que publique et, par conséquent, que la civilité renvoie à la conciliation toujours instable entre l'autonomie et l'hétéronomie.
Les débats ébauchés ici indiquent la tension qui n'a au fond jamais cessé entre le nationalisme et le cosmopolitisme, le local et le global, les classes sociales et le capital, l'égalité et la liberté, la tyrannie de la majorité et les droits des minorités. Plus que jamais, ces discussions, comme le font aussi les auteurs de ce livre, exigent l'interpénétration des diverses disciplines : l'anthropologie des sociétés modernes et les études culturelles, la philosophie politique et le droit, la science politique et la sociologie. Cette interdisciplinarité éclaire mieux les obstacles sur cette nouvelle scène inédite - ni internationale ni a-nationale - où s'inventent d'autres pratiques sociales et culturelles dont il faut espérer qu'elles tournent à l'avantage de la liberté.
Le temps passant, il est impossible de conclure sinon de dire que ces enjeux ne peuvent être aplanis par la nostalgie du monde d'hier, celui de l'héroïsme conquérant du modernisme, du nationalisme ou de l'historicisme téléologique, mais plutôt par la confrontation des paroles échangées. C'est aussi ajouter que la tâche qui nous revient, malgré la délégitimation des intellectuels, n'a rien de désenchantant. Ce travail de dévoilement ne peut l'être qu'au nom du déchiffrement d'une réalité en contradiction avec les nonnes officiellement instituées : fraternité, égalité et surtout désintéressement, don sans restitution, hospitalité sans hostilité (Derrida, 1997b), bref tout ce qui rend possible la civilité, la vie commune dont parlait Hannah Arendt. Il ne me reste plus qu'à clore cette ouverture en réitérant que le devenir monde du capitalisme ne scelle aucun avenir, loin s'en faut. En m'abritant derrière le poète René Char, je dirais que « notre héritage est sans testament. »
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_____, (1991), Geopolitics and Geoculture, Essays on the Changing World Systems, New York et Paris, Cambridge University Press et Editions de la Maison des Sciences de l'homme.
Walzer, M. (1994), Thick and Thin : Moral Argument at Home and Abroad, Notre Dame, Notre Dame University Press.
_____, (1998), « The Civil Society Argument », dans G. Shafir (dir.), The Citizenship Debates, Minneapolis, The University of Minnesota Press, p. 291-308.
Young, I. (1998), « Polity and Group Difference : A Critique of the Ideal of Universal Citizenship », dans G. Shafir (dir.), The Citizenship Debates, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 263-290.
[1] Cette brève introduction situe quelques enjeux de débats centraux aux sciences sociales et à la vie commune. L'articulation de la mondialité, de la culture et de la citoyenneté demeure tributaire des leçons de l'économie politique et de l'institution du social. Pourtant, un travail complexe et multiforme est à l'œuvre depuis trois décennies, travail de décomposition-recomposition du social, tentatives de refondation du croyable. Ces notes sont traversées par mon travail sur les politiques de l'identité et de la différence auquel Ruth Murbach a contribué de manière soutenue, comme elle l'a fait pour l'organisation du colloque dont rend compte cet ouvrage. Je lui exprime ma gratitude ainsi qu'au Fonds FCAR et au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, qui ont subventionné nos travaux, depuis 1993.
[2] Expression empruntée à P. Legendre.
[3] La thèse de Huntington n'est pas la seule qui tente de déplacer le débat vers d'autres catégories d'analyse dont le déterminisme ferait pâlir les marxistes. Ici c'est la catégorie de civilisation sinon de conflits interculturels qui l'emporterait désormais, et ce, sans tenir compte de fissions propres à un ensemble dit civilisationnel. Pour ne parler que de l'islam, que faire de la guerre du Golfe et des divisions qu'elle a entraînées dans le monde arabo-islamique, d'une part, et des alliances nouées par les États-Unis avec les « musulmans » de l'ex-Yougoslavie et des républiques du Caucase, d'autre part ?
[4] Une typologie de la globalisation/mondialisation est suggérée également par Albrow, 1997 ; Hirst et Thompson, 1996 ; Laïdi, 1997.
[5] Expression empruntée à Ignacio Ramonet.
[6] Je tiens à remercier vivement Michael Herzfeld qui a accepté dans un délai très court de présenter une communication au Colloque.
[7] J'ai énoncé en 1990 la notion de société-monde comme substitut tendanciel à celle de société-nation (voir Elbaz, 1995). Cette idée fait écho à celle de Hobhouse qui, déjà en 1906, pouvait dire que « l'humanité devient rapidement une seule société » (Robertson, 1990 : 21). Il y a une tendance inhérente à la popularisation d'un terme englobant, ainsi, par exemple, celui du « risque-monde » (Beck, 1992) ou de la « culture-monde ».
[8] Voir l'analyse proposée par Kahn (1995) et King (1997).
[9] Aux États-Unis, la résurgence de la conscience ethnique, les politiques de l'identité et de la différence ont eu une influence limitée sur la « culture globale » et sur le pouvoir du capitalisme transnational.
[10] L'idée a été développée par mon collègue et ami Y Simonis, qui commente d'ailleurs les articles de Dumouchel, de Herzfeld et de Rancière en suivant cette idée féconde.
[11] « Il n'y a plus ni Juif ni Grec... ». La conception paulinienne peut être conçue comme fondatrice de l'universalisme. Le fait est qu'il y a des Juifs et des Grecs, avec toutes les conséquences qu'entraîne cette altérité interne à l'humanité.
[12] Toute nation démocratique est en fait multiculturelle. Les adeptes des luttes pour la reconnaissance qui posent la culture comme un bien essentiel et la tolérance comme une ascèse nécessaire à la vie commune cherchent évidemment à concilier l'universalisme et les particularismes. La question la plus épineuse est comment ne pas transformer les différences en indifférence et cesser de ranger les citoyens sous la même loi.
[13] Sur l'analyse critique des travaux de Marshall comme de leur actualisation, voir Bulmer et Rees, 1996 ; Turner et Hamilton, 1994.
[14] Sur cet aspect, de nombreuses publications tentent d'en cerner la difficulté et l'ambiguïté, entre autres Archibugi et Held, 1995 ; Faist, 1995 ; McNeely, 1998 ; Shafir, 1998.
[15] Soysal (1994) nomme les travailleurs immigrés ayant une résidence permanente des « denizens ». Turner (1990 : 212) nous dit que ce terme fut synonyme de citoyen au XVIe siècle, c'est-à-dire un ensemble de personnes vivant dans une cité et ayant des droits limités.
[16] Walzer (1998 : 291-308) relève quatre projets de la « bonne vie » noués par l'idée d'une civilité déférentielle. Ce sont : le communautarisme politique, l'homo faber « marxien », le marché, la nation. À ses yeux, aucun de ces projets ne saisit adéquatement la complexité de la société humaine et le fait que l'adhésion et la loyauté sont sources de conflit. Son projet de la « bonne vie », « l'associationnisme critique », est ancré dans la société civile, lieu du conflit mais aussi de la solidarité.
[17] Discours vivement critiqué par A.D. Smith (1995 : 24) quand il affirme que « a timeless global culture answers to no living needs and conjures no memories. If memory is central to identity, we can discern no global identity in-the-making, nor aspirations for one, or any collective amnesia to replace existing "deep" cultures gwith a cosmopolitain "flat" culture... It strikes no choral among the vast masses of people divided into their habitual communities of class, gender, region, religion, and culture. »
[18] À cette thèse développée par Tsagarovianou et al. (1998) s'oppose Virilio (1997), pour qui l'abolition de la distance se traduit par la dissipation de l'espace public et l'épuisement du politique.
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