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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mikhaël ELBAZ et Denise Helly, “Modernité et postmodernité des identités nationales”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 19, no 3, 1995, pp. 15-35. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation formelle accordée le 15 août 2007 par M. Elbaz et le 17 janvier 2008 par Mme Helly de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Mikhaël ELBAZ et Denise HELLY

Respectivement anthropologue, professeur au département d’anthropologie, Université Laval
et chercheure, Institut national de la recherche scientifique (INRS), Montréal.
 

Modernité et postmodernité des identités nationales”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 19, no 3, 1995, pp. 15-35. Québec: département d'anthropologie de l'Université Laval.
 

Résumé / Abstract
 
Introduction
 
Les fondements de l'identité nationale
 
L'invention de la nation politique dans l'économie-monde capitaliste
La socialisation à l'habitus national par la modernité industrielle
La communauté linguistique imaginée
Nationalisme, démocratie et politique de la reconnaissance
Les fondements ethniques de la nation
Le rôle de l'État : la fabrication des « nationaux »
 
L'État-providence et la religion des droits
 
La postmodernité et la reconfiguration des identités nationales
 
Le nationalisme libre-échangiste et la recomposition de l'espace de la citoyenneté
Le nationalisme patrimonial et la réitération de l'identité nationale
La fragmentation de la narration nationale et l'idéologie multiculturaliste
La formation des diasporas et les coalitions autochtones
 
Conclusions
Références

 

RÉSUMÉ/ABSTRACT

Modernité et postmodernité des identités nationales

 

La réécriture des identités nationales n'a cessé d'intriguer acteurs et chercheurs depuis deux siècles. La globalisation et l'internationalisation des flux migratoires réinterrogent notre rapport à l'État, à la nation et aux jeux de l'identité qui se profilent dans la société civile. La crise de la modernité ouvre de nouveaux horizons pour repenser la mémoire, la culture et la démocratie. Dans cet excursus, nous cherchons à lire ces mutations et leurs conséquences sur le devenir de l'État-nation dans des sociétés polyethniques et concluons sur la nécessité de sauvegarder les droits des minorités. 

Modernity and Postmodernity of National Identities 

National identities have been the focus of reflection by social scientists in the last two centuries. However, mass migration and market globalization have produced a vast array of transformations in civil society, the state and the nation ; citizens have to rewrite and rethink their identities. The crisis of modernity could be seen as a « life in fragments », where we ask ourselves about the future of culture, memory and democracy. In this article, we try to discern these transformations and their eventual consequences on the nation-state in polyethnic societies. We conclude by asserting the need to saveguard minorities rights in states and societies. 

 

Introduction

 

La redéfinition des narrations et des identités nationales, les transformations de la citoyenneté et de la civilité, la résurgence des ethnonationalismes sont inséparables de la globalisation économique et culturelle ainsi que du redressement des cartes avec la fin de la guerre froide et l'éclatement des unions yougoslave et soviétique. Nous assistons en fait à un double processus. D'une part, les migrations de populations de sociétés postcoloniales et la formation de diasporas ont forcé les États-nations à reconnaître que leurs frontières sont poreuses et que leur homogénéité imaginée devient en fait une hétérogénéité pluriculturelle dont les effets sur les mythes fondateurs, les formes de l'État et de la démocratie demeurent indécidables. D'autre part, la taille des États-nations fluctue, des marchés étendus se forment alors que la nationalisation d'espaces régionaux se poursuit. Ces processus soulèvent nombre d'interrogations sur l'État et la nation [1]. 

Assistons-nous au déclin de la nation comme forme politique de la souveraineté et de l'égale dignité des citoyens ? Quelles articulations peut-on imaginer entre les citoyennetés supranationales et les identités nationales ? Est-ce que les régionalismes et les ethnonationalismes sont les formes d'existence des particularités de l'avenir ? Quelles sont les conséquences de l'ethnicisation de la culture et de l'espace public sur l'État-nation moderne ? L'État, substitut monothéiste, peut-il rester un lieu vide avec l'affirmation des singularités et des communautés ? 

Ces questions en appellent d'autres. Nous avons choisi de distinguer dans un premier temps les fondements de l'identité nationale tels qu'ils ont été forgés et conceptualisés dans les principaux États du bloc occidental. Nous énonçons six interprétations complémentaires et contradictoires dans ces espaces historiques, européens et américains. Dans un second temps, nous analyserons les transformations provoquées par la crise de l'État-providence et la transnationalisation des référents de la nation, de la société civile et de l'État de droit. Nous nous demanderons enfin si la postmodernité et la globalisation signent le déclin de l'État-nation ou relancent le débat sur le pluralisme démocratique, la marginalisation et l'exclusion. 

 

Les fondements de l'identité nationale

 

La formation des identités nationales est un terrain contesté chez les analystes du nationalisme et les théoriciens de la nation. Malgré des désaccords persistants sur les origines ethnolinguistiques des nations (Smith 1981, 1983, 1992) ou le dressage des citoyens par les États, il y a un accord tacite sur le fait que la nation est la forme moderne de la souveraineté et de la citoyenneté. En effet, les régimes monarchiques n'ont pas contrôlé la socialisation civique et une allégeance nationale de leurs sujets. Il existe aussi un accord implicite sur le fait que, comme religion civile et communauté de mémoire, l'identité nationale oriente et définit une volonté, un esprit, une authenticité et un horizon moral chez des individus nationalisés, comme le percevait Herder. 

L'émergence de cet habitus national et sa reproduction présupposent un certain nombre de conditions et d'acteurs tant dans l'espace national que dans le système interétatique mondial. Afin d'expliciter ces fondements, six interprétations complémentaires et contradictoires peuvent être brièvement discernées dans la littérature sur la nation et le nationalisme. Malgré cette relative confusion, tous les analystes s'entendent pour dire que la narration nationale apparaît simultanément dans le nord-est de l'Europe et aux Etats-Unis vers la fin du XVIlle siècle, se diffuse d'abord en Amérique latine, en Allemagne, en Italie et au Japon, en Russie pour atteindre les Empires austro-hongrois et ottoman et divers pays durant la décolonisation. La mobilisation à la socialisation civique et à l'identité nationale s'est aussi faite à des rythmes différents, s'est nourrie de néo-classicisme et de romantisme, s'est appuyée sur des logiques citoyennes comme en Angleterre, en France et aux États-Unis, s'est diffusée par les guerres napoléoniennes en Europe centrale et s'est matérialisée dans les capitalismes tardifs - Italie, Allemagne, Japon - par des réformes démocratiques et leur déroute autoritaire ou totalitaire. On comprendra aisément que nous nous limiterons ici aux espaces historiques où apparut la nation comme forme moderne de la souveraineté.

 

L'invention de la nation politique dans l'économie
- monde capitaliste

 

La notion de communauté politique émerge avec l'idée de souveraineté du peuple et des individus, la lutte contre les privilèges et le ressentiment de catégories sociales exclues du domaine politique. Pour Hobsbawm (1990), cette communauté ne devient nationale qu'ultérieurement sous l'effet de deux facteurs sous-tendant l'invention de la tradition nationale. Les référents culturels et linguistiques ne sont pas au XVIIIe siècle des mythomoteurs susceptibles d'unifier l'espace national. C'est l'idée de patrie qui est essentielle et elle ne se transformera en narration nationale qu'avec la « levée en masse » lors de la bataille de Valmy en 1792. 

Autre processus primordial, la rivalité interétatique pousse les classes dirigeantes à consolider l'économie nationale, le marché des coéchangistes, offrant à chacun plus de possibilités de promotion sociale que la région. Le territoire national demeure ouvert à quiconque accepte les rigueurs de la loi, sans distinction de culture et de langue. En ce sens, l'homologie Nation-Peuple-État est tributaire de la grande transformation capitaliste du début du XIXe siècle. À l'instar de Wallerstein (1991), Hobsbawm perçoit la nation comme l'espace politique, limité et souverain, de l'économie - monde capitaliste. Cependant, après 1870, la crainte du changement économique, des flux migratoires massifs et la résistance ouvrière feront ressortir l'aspect diviseur du nationalisme. 

La redécouverte folklorique du « peuple » ou la résurgence récente du nationalisme ethnique et linguistique sont pour l'auteur des projets réactifs et des témoignages montrant que la narration nationale est en crise (voir également Hobsbawm 1995).

 

La socialisation à l'habitus national
par la modernité industrielle

 

L'idée que la société industrielle ne peut se structurer que grâce à une langue et à une culture communes a été clairement formulée par Gellner (1989). Pour lui, l'identité nationale est une socialisation à la modernité industrielle. Il récuse donc toute définition positive de la nation. Ce sont les nationalismes qui créent les nations dans la mesure où l'État moderne tire sa légitimité tant du monopole de la violence légitime que du monopole de l'éducation de masse. Seul l'État a la capacité de prendre en charge les coûts, d'inculquer les compétences techniques, administratives et scientifiques utiles à l'industrialisation et d'imposer la nouvelle différenciation sociale que celle-ci instaure. La centralisation de l'éducation va de pair avec celle de l'État qui promeut une langue et une culture communes, supplantant les origines et les localismes, favorisant la mobilité sociale et spatiale, homogénéisant la représentation de la nation commune et indivisible. 

Moins complexe en apparence, la thèse de Karl Deutsch (1953) part de prémisses similaires mais impute aux communications de masse la naissance de modes de vie complémentaires entre individus. Le peuple se représente grâce à cette expérience intersubjective accélérée par les échanges et l'alphabétisation. Bref, l'habitus national est l'effet du processus d'homogénéisation culturelle que requièrent la modernisation et l'industrialisation, la clôture du territoire et du marché national.

 

La communauté linguistique imaginée

 

B. Anderson (1983) soutient que l'identité nationale est l'effet d'un changement de la conception du temps propre à la modernité : le temps devient homogène, linéaire et vide. Le déclin des cosmologies religieuses et l'incertitude ontologique qui en découle permettent et induisent le déplacement de loyautés et croyances religieuses vers une « communauté » de semblables ; la notion de communauté religieuse dans les régimes monarchiques est progressivement laïcisée alors que la langue devient le référent de la similitude. L'État recouvre peu à peu cette communauté au point de devenir un substitut monothéiste, selon Legendre (1976). Cette mutation est rendue possible par des changements techniques et institutionnels. Parmi ceux-ci, l'invention de la presse, la diffusion de journaux et de romans, l'extension de langues vernaculaires créent un sujet collectif abstrait - imaginé - dont on retrouve les traces dans la nation sociologique : la communauté de lecteurs qui, ne se rencontrant jamais, savent que tous les autres ont les mêmes référents. Anderson ne réduit pas la communauté nationale à des déterminations économiques ou instrumentales. Il attache une importance centrale à la dimension cognitive mais aussi, à l'instar de Gellner et de Hobsbawm, à la diffusion de textes écrits en langue vernaculaire comme fondement de l'apparition du sentiment national au XVIlle siècle. 

Le nationalisme est également pour Kedourie (1960) un millénarisme sécularisé. Pour cet auteur, le nationalisme est une religion de salut terrestre dérivée des conceptions kantiennes des êtres humains comme sujets autonomes. Le développement de l'idée d'autonomie individuelle par Fichte et par Herder a donné naissance à une caste de prêtres laïcs, les intellectuels, ambitieux d'accéder au pouvoir ou d'en fonder la légitimité. Le nationalisme demeure cependant pour Kedourie un démiurge potentiellement destructeur.

 

Nationalisme, démocratie
et politique de la reconnaissance

 

Dans son livre admirable, Greenfeld (1992) critique les thèses fonctionnelles ou instrumentales du nationalisme ou celles qui font de la nation une religion civile. Elle souligne que le nationalisme a précédé l'industrialisation et se développe dans la guerre de fictions à laquelle se livrait le monde chrétien aux XVIle et XVIlle siècles. Elle conteste également qu'il puisse être l'équivalent des grandes religions. Pour elle, l'identité nationale naît du besoin d'authenticité, d'égale dignité, de la lutte pour les franchises et du ressentiment provoqué par un statut précaire, notamment chez les intellectuels. Les inventeurs du nationalisme, membres de l'aristocratie Henricienne britannique, firent l'équivalence entre le peuple et la nation, et élevèrent chaque membre de la société à la dignité de l'élite [2]. 

Le principe de la reconnaissance qu'ils poursuivaient était fondamentalement individualiste. La souveraineté du peuple résidait à leurs yeux dans les individus et c'est parce qu'ils l'exerçaient qu'ils étaient membres de la nation. Nation et démocratie sont associées chez les inventeurs du nationalisme, selon Greenfeld. Mais la diffusion du nationalisme est une quête de dignité qui n'a pas toujours impliqué l'instauration de la démocratie. Pour Greenfeld, cette dissociation introduit souvent un telos collectif, une réification de la communauté, une inégalité entre les interprètes de la volonté collective et ceux qui sont disqualifiés pour la fonction.

 

Les fondements ethniques de la nation

 

Nombre d'auteurs estiment que l'identité nationale est une réécriture d'appartenances ethniques ou confessionnelles et non une invention. Armstrong (1983) ainsi que Smith (1981, 1983) ont signalé le long cycle de résurgence ethnique en Europe et distingué les fluctuations des frontières et des allégeances. A la suite de Weber (1948), ils réitèrent que les nations sont analogues aux groupes ethniques, lesquels sont unis par une descendance commune, réelle ou putative. Ce qui les distingue selon Weber, c'est l'attachement de perpétuer la « communauté de prestige » ethnique en communauté politique. 

Geertz (1963) a pour sa part montré la dualité complémentaire des dimensions civique et ethnique du sentiment national, notamment dans les États postcoloniaux, plaidant toutefois pour une révolution intégrative qui accorderait la primauté à la civilité. Enfin Connor (1993) critique l'ensemble de ces perspectives tout en adoptant la conception webérienne. Il constate cependant que l'identité nationale a souvent peu de liens avec l'ethnohistoire de la communauté civile et qu'elle est rarement achevée. Il s'agirait d'une identité collective diffuse et changeante, ce qui expliquerait les tensions ethnonationales récurrentes.

 

Le rôle de l'État :
la fabrication des « nationaux »

 

La majorité de ces approches sous-estiment le politique, l'État et la menace de mort dans la construction des identités nationales. Breuilly (1993) et récemment Schnapper (1994) insistent sur le politique comme instance autonome pour saisir le processus de formation de la communauté civile et nationale. Smith (1983) accorde également un rôle fondamental à l'État scientifique moderne bien que sa légitimité demeure contestée par les logiques assimilationnistes, réformistes ou néotraditionalistes. Giddens (1985) est le plus radical. Pour lui, c'est l'État qui crée la nation : frontière de l'espace de sa structuration sociale. 

On admettra volontiers que l'identité nationale est inséparable du travail de l'État et de ses opérateurs symboliques : le marché et le droit. L'intégration nationale grâce à l'accès à la citoyenneté et au droit de vote fut inégale. Les franchises furent tout d'abord limitées aux bourgeois pour être concédées à tout homme, sous la pression politique des mouvements ouvriers et des idéaux universalistes, puis aux femmes au XXe siècle, dans l'entre-deux-guerres, comme reproductrices de la nation décimée par la guerre. 

Dès la fin du XIXe siècle, le projet moderniste de l'État l'a transformé en État jardinier, architecte et thérapeute qui normalise les identités plutôt que d'ouvrir un espace de dialogue et de reconnaissance, nous dit Bauman (1992a et 1992b) dans son œuvre. En effet, la régulation fordiste de l'économie accentue les inégalités et pousse l'État à intervenir sur le marché et à développer des politiques sociales : assistance sociale, congés de travail, assurance-maladie (voir Ewald 1986). De plus, l'école et le dressage des individus par l'armée ont fabriqué des citoyens qui revendiquent tant des droits civiques que des droits économiques et sociaux (voir Green 1992 ; Enloe 1980). Enfin, la pacification de la classe ouvrière est scellée par les deux boucheries auxquelles elle participe au nom d'idéaux patriotiques ou de l'antiuniversalisme militant que fut le nazisme. 

L'État n'est en effet pensable que par sa géopolitique. La rivalité interétatique a été clairement analysée par Tilly (1975) comme l'une des conditions essentielles à la formation des États-nations modernes. En effet, l'intégration nationale et le patriotisme sont fortement corrélés avec la guerre et les dépenses consacrées à l'appareil militaire, comme l'a démontré Mann (1993) pour la période allant de 1760 à 1914. Le rempart militaire et le nationalisme ont été également l'antichambre de la planification économique et de l'expansion capitaliste dans ses formes coloniale et impériale. On n'insistera donc jamais assez sur la militarisation des sociétés civiles comme fondement de l'homo nationalis, même là où la neutralité normative de l'État dans les affaires géopolitiques est la règle, comme en Suisse qui est, hormis Israël, une nation de soldats-citoyens. 

En résumé, civique ou ethnique, l'identité nationale a associé ou disjoint la citoyenneté et la nationalité. Ses fondements ne peuvent être séparés de la rationalisation du monde nourrie par la modernité et le modernisme. Libéraux et communautaires, marxistes et capitalistes ont cherché à capter l'amour politique de leurs sujets (Legendre 1976), privilégiant ici l'universalisme de la loi surplombante (Walzer 1983, 1992) et là, la communauté pleine et entière. 

L'identité nationale a été traversée par les logiques populistes et le syncrétisme biosocial. Elle fut arraisonnée par le nationalisme intégral, démontrant ainsi les « possibilités cachées » de la bureaucratie moderne à soumettre les individus à la cage de fer de l'État. Le nationalisme triomphant a été incapable de reconnaître les droits des minorités, des exclus de la modernité qu'il dominait dans ses colonies intérieures et extérieures, ni encore de reconnaître les legs civilisationnels qui sont constitutifs et constituants des sociétés nationales. Enfin, la volonté d'unifier l'imaginaire national a été constamment contrebalancée par les appartenances de classe et de genre et par le racisme qui n'a cessé de se métamorphoser depuis la formation du capitalisme historique, comme le démontre admirablement Goldberg (1993).

 

L'État-providence et la religion des droits

 

La Seconde Guerre mondiale révéla la « face noire » du nationalisme sur le continent européen et la renaissance d'un nationalisme slavophile russe tout en consacrant l'impérium américain. La restructuration étatique et interétatique d'après-guerre se poursuivit en fait selon trois processus : rappel des menaces communiste et nucléaire, extension des ramifications de l'État social [3], grâce à la codification des relations privées et de la culturalisation des rapports sociaux, la globalisation des échanges économiques et des migrations internationales. Nous assistons en fait à une double logique de clôture du national et d'émergence d'un cadre postnational où évoluent des migrants, du capital et des artefacts culturels. 

Les années 1945-1980 sont aussi profondément marquées par la guerre froide, la course aux armements et les affrontements militaires dans le Tiers-Monde. La formation d'un bloc occidental ne supplante guère les nationalismes territoriaux, comme en attestent les débats et conflits au sein de l'OTAN. 

Enfin, techniques de subjectivation et de surveillance se sont accélérées à la fin de la Seconde Guerre mondiale tandis que la pacification au centre du système-monde, l'expansion du capitalisme multinational ont entraîné une juridification des rapports sociaux, la routinisation du syndicalisme de combat et la naissance de mouvements sociaux. La superposition État-Nation-Société désigne dès lors la capacité de fonder une intégration sociale et culturelle au nom des idéaux du progrès, alors que ceux-ci venaient d'être défaits. L'État ultramanagérial étend ses ramifications non seulement dans l'espace public, en intervenant dans l'économie, en socialisant les coûts liés aux risques et aux catastrophes (santé, chômage, accidents du travail, etc.), en finançant l'éducation et la culture, mais aussi en intervenant dans la sphère privée, en régulant les rapports hommes-femmes, la violence familiale, l'éducatibilité et les soins accordés aux enfants, l'avortement et même des activités personnelles considérées comme privées. 

La dissociation graduelle entre la nation et la démocratie, notamment à cause des inégalités persistantes surdéterminées par les divisions sociale, ethnique, sexuelle et raciale du travail, provoqua une crise de légitimation de l'État qui ne pouvait être résolue par la seule justice procédurale. L'adoption par des États-providence de la notion d'exclusion systémique apparaît dès lors comme l'une des menaces les plus vives pesant sur la représentation de l'homogénéité nationale. 

En effet, dès les années 1960 aux États-Unis, puis progressivement sous l'impact social de l'augmentation des flux migratoires racialisés dans les sociétés occidentales, des demandes de droits à la fois culturels et économiques sont formulées par des groupes catégoriels qui contestent la justice distributive des États-providence. L'échec ou l'exclusion sont perçus désormais comme des expériences cumulatives ne relevant pas d'une loterie individuelle mais de processus inégalitaires, reproduits structurellement et subis par des groupes aux expériences communes et aux destins familiaux déterminés. Ce mouvement, inauguré par la lutte des droits civiques aux États-Unis, s'est élargi en revendiquant l'instauration d'une justice rétrospective au nom des torts historiques, l'esclavage et la discrimination raciale des Noirs américains, le patriarcat et la division sexuelle du travail. 

Des programmes de discrimination positive en faveur des femmes et/ou des minorités nationales et immigrées sont implantés à partir des années 1970 tant aux États-Unis qu'au Canada, en Hollande qu'en Grande-Bretagne. À cette époque, des États - le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande -inventent de nouveaux mythes fondateurs pour intégrer leurs minorités territoriales ou immigrées. 

Le pluralisme classificatoire qu'induisent les droits positifs en faveur de populations stigmatisées, racisées ou discriminées en fonction de l'âge et du sexe est interprété, notamment en Europe, comme une déstructuration de l'homogénéité sociale et culturelle de la nation et du concept de citoyenneté. Certes, l'Europe a historiquement poursuivi des politiques assurancielles plus extensives que les États-Unis, mais la crise du modèle est patente alors qu'émergent des réactions populistes, xénophobes et racistes et que se fragilisent les médiations institutionnelles qui ont pu naguère fonder l'intégration sociale et la nation solidaire. 

| partir des années 1970, se profile la fin d'un cycle de conquête de droits économiques et sociaux en raison des déficits publics et, surtout, d'une nouvelle restructuration des échanges internationaux. La globalisation de l'économie n'est nullement une simple extension des échanges commerciaux et financiers, comme le capitalisme l'a connue depuis deux siècles. À la différence de l'internationalisation qui tend à accroître l'ouverture des économies nationales (chacune conservant en principe son autonomie), la globalisation ou mondialisation tend à accroître l'intégration des économies. Elle affecte les marchés, les opérations financières et les processus de production, réduit le rôle de l'État et la référence à l'économie nationale (Kébabdjian 1994). 

La montée des exclusions et du chômage ne peut être traitée comme un effet de conjoncture et seule une réallocation massive des ressources (Miller 1989) pourrait réduire les inégalités structurelles, repérées depuis deux décennies par les économistes radicaux américains qui parlaient déjà de société duale alors que leur analyse n'a été appropriée en Europe que récemment. 

Cette crise de l'État-providence tient aux limites historiques de sa capacité à maintenir le principe égalitariste, la protection sociale et la condition salariée, à la culturalisation des rapports sociaux qu'il génère pour se maintenir et à la globalisation de l'économie qui accentue ses difficultés à gérer le marché de l'emploi. La crise de l'État social se manifeste dans son incapacité de remplacer les instances privées productrices de solidarité nationale et de répondre aux désillusions des citoyens face aux projets modernistes et à l'affaiblissement de l'espace de la nation. Cette incapacité suscite une polémique sans cesse relancée entre libéraux et communautaristes, comme en témoignent les discussions soutenues entre Rawls (1971), Nozick (1974), Elster (1992), Young (1990), Pateman (1988), Walzer (1983), Taylor (1989), pour n'en nommer que quelques-uns. Cette controverse ne peut être traitée à fond ici mais demeure circonscrite par la compression de l'espace-temps du capitalisme et l'affirmation du sujet.

 

La postmodernité et la reconfiguration
des identités nationales

 

La réévaluation des formes et moyens d'intervention de l'État-providence, la dissémination mondiale d'artefacts culturels, la formation de diasporas, la réémergence de conflits ethniques, nationaux et religieux, les destructions écologiques et le sous-développement endémique dessinent un état du monde et des lieux qui pourrait être hâtivement perçu comme un chaos qui signe la faillite sinon la fin de la modernité. La fin de la guerre froide en 1989 et les crises économiques et politiques à l'est de l'Europe ne font qu'accentuer cette perception. 

Cette période de turbulences a été marquée par quelques retournements qui vont de l'individualisme héroïque aux revendications communautaires, de l'allégeance transcendante à la classe, à la nation ou à la citoyenneté vers des identités polycentriques, de l'assimilationnisme au pluralisme ethnique et aux politiques de la reconnaissance, du phallocentrisme aux déconstructions féministes, de l'industrialisme conquérant à la flexibilité de la régulation dans le postfordisme, de la rationalisation instrumentale de la vie au culte de l'invention de soi. 

Ces mutations multiorientées se sont traduites par la perte des repères et la destruction des grands récits - la Science, le Progrès, le Salut individuel par l'Action qui ont pu naguère faire sens et intégrer les acteurs, malgré les crises successives de la modernité. La question centrale est désormais de savoir comment interpréter les nouvelles articulations entre le capital international, la nation et la démocratie, l'espace urbain et les formes locales de la diversité culturelle, les résistances et les exclusions. Limitons-nous ici à quelques dimensions de cette reconfiguration des identités nationales. 

 

Le nationalisme libre-échangiste
et la recomposition de l'espace de la citoyenneté

 

La formation de marchés étendus en Europe, en Amérique et dans la zone du Pacifique a eu et aura des conséquences complexes sur la nationalisation d'espaces régionaux et les articulations entre les citoyennetés supranationales et les identités nationales. Bien avant la signature du Traité de Maastricht ou celui de l'ALENA [4], Nairn (1977) et Hechter (1975, 1979) avaient estimé que la mondialisation de l'économie risquait de fracturer des États-nations développés. La séparation était d'autant plus probable que les nations minorisées pouvaient s'arrimer à l'économie globale sans avoir à supporter les coûts d'une union constitutionnelle qui contraint leur développement. Leur pronostic ne s'est pas matérialisé encore ni dans la Frange Celtique, en Catalogne ou au Pays Basque, bien que les tensions soient persistantes là comme en Belgique. Dans l'ex-bloc communiste, les États baltes, l'Ukraine, le Tartastan et les ex-républiques de l'Asie centrale soviétique développent cette même logique du nationalisme libre-échangiste, formant des alliances économiques avec la Turquie, les pays de l'Ouest ou l'Iran. 

En fait, en Occident, c'est au Québec et au Canada que s'est jouée cette année la viabilité de ce type de nationalisme. En effet, la continentalisation de l'économie dont les Québécois furent les ardents adeptes, la crise de l'État-providence et l'endettement endémique de l'État fédéral sont un contexte où les enjeux de la souveraineté se sont déplacés sur le terrain de la prospérité que peut procurer dans l'avenir l'État fédéral ou un Québec indépendant. 

Toutefois, le nationalisme libre-échangiste promu par le Parti québécois est complémentaire de la logique de mobilisation nationale décrite par Hroch (1985) : 1. l'inventaire folklorique, culturel et littéraire ; 2. l'invention des emblèmes et du discours nationaliste ; 3. la transformation du nationalisme culturel en nationalisme politique. 

Malgré la synergie entre globalisation et mobilisation nationale, le mouvement souverainiste a pu endiguer les réactions négatives de l'État canadien à toute union future et les pressions du marché financier international. Il a su au contraire faire la preuve que le ressentiment envers un fédéralisme territorial pouvait aboutir à l'éclatement si la construction de l'État n'était repensée en termes multinationaux. L'issue du référendum du 30 octobre 1995 a provoqué un redressement des cartes cognitives. Le peuple québécois est désormais placé devant la nécessité de réimaginer sa différence et les logiques d'inclusion, fondatrices d'une nation civique, tandis que le Canada anglais évalue que la voix et la loyauté des Québécois sont sursitaires tant que leur reconnaissance comme nation n'est pas assumée. Seule une dévolution des pouvoirs pourrait endiguer la sortie du système et éviter de placer les uns et les autres face à une rupture dont les conséquences sur la société civile ne peuvent être maîtrisées (voir Hirschman 1970). 

Le redressement des cartes dans les sociétés libérales et démocratiques a rarement eu lieu depuis la Seconde Guerre mondiale à l'exception de Singapour de la Fédération de la Malaysie. Le succès relatif du mouvement souverainiste au Québec témoigne des difficultés de concilier le patriotisme constitutionnel et le nationalisme territorial dans ce fragment de l'Europe en terre d'Amérique. Conquérants et conquis devront encore écouter la voix des Autochtones qui disent à leur manière que le nationalisme libre-échangiste ne peut que mettre en péril leur survie et se refusent à accepter des nationalismes qui font fi de leurs revendications. Bref, le nationalisme libre-échangiste déplace les débats sur le terrain des communautés qui se sentent menacées tout en s'affirmant et laisse indécidables les transactions nécessaires à une démocratie plurielle où les uns et les autres se reconnaîtront. 

L'Europe est la figure inversée de la situation canadienne. La communauté européenne ressemble plus à un condominium qu'à une fédération. L'unification économique n'a pas subverti la souveraineté nationale en dépit de la règle de subsidiarité. Ses promoteurs ont à la fois des desseins géopolitiques : maintenir le statut de moyenne puissance de la France, contenir la position centrale de l'Allemagne sur le continent, contrecarrer la compétition que lui livrent les autres blocs économiques. 

Toutefois, la Communauté ne dispose ni de diplomatie commune ni d'identité partagée. Elle n'a pas encore de partis politiques qui transcendent les frontières nationales et seules les élites semblent se disputer ce que sera la maison Europe. Le nationalisme libre-échangiste risque de devenir un champ de bataille culturel, notamment face aux populations à l'est de l'Europe et aux communautés d'immigrants - Denizens, Gastarbeiter ou étrangers, comme on les nomme malgré une résidence prolongée. 

La fin de la menace soviétique risque de reterritorialiser les peurs devant l'étrange et l'étranger, comme l'attestent la guerre de fictions qui se joue avec l'Islam et le radicalisme islamique, la montée de la violence, du racisme, de l'antisémitisme, le contrôle des flux migratoires et des réfugiés. Les résistances populistes et nationalistes qui ont accompagné les référendums dans les divers pays européens semblent témoigner de la crainte que manifestent les nationaux devant le contractualisme et la gestion des États qui s'accommodent du chômage structurel devant la baisse réelle des salaires, au nom des sacrifices qu'il faut livrer dans l'ère de la globalisation économique pour maintenir le rang ou la puissance de l'État-nation.

 

Le nationalisme patrimonial
et la réitération de l'identité nationale

 

L'une des conséquences de l'individuation et des inégalités sous l'effet de la crise des États-providence et de la standardisation des biens culturels est le désaccouplement entre le système et le monde vécu, dont parle Habermas. La tentative de restaurer l'identité nationale, de refonder le lien social, de réécrire la narration nationale se perçoit clairement dans la croissance de l'industrie de la mémoire et de l'héritage depuis les années 1970 (Hewison 1987). Cette croissance ne tient pas à la démocratisation de la consommation de biens culturels puisqu'elle concerne essentiellement des activités muséologiques et de commémoration nationale et non les marchés du cinéma, du théâtre, du livre, des arts plastiques et de la télévision. 

Les commémorations sont des rites institués par l'État national depuis le XVIlle siècle, mais leur prolifération récente atteste de la volonté des États de contenir la transnationalisation culturelle et médiatique. La promotion du patrimoine est manifeste dans l'engouement pour l'étude des « terroirs », les « lieux de mémoire », la généalogie des héros ou d'événements fondateurs. 

Le culte des anniversaires, comme le note Johnston (1992), est devenu une véritable religion civile dont les promoteurs sont les intellectuels organiques. Là où la séparation de la culture et de l'État n'est pas clairement établie, comme en France, contrairement aux États-Unis, la fonction culturelle de l'État vise à construire et à transmettre la référence nationale comme monument et mémorial [5]. Le modèle napoléonien de la Grande Culture nationale financée par l'État s'est diffusé dans le monde entier. Le parrainage des grands travaux par Mitterrand et la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, le débat sur « l'exception culturelle » lors de la négociation des accords du GATT consacrent la matérialisation de la singularité locale et la crainte d'une dissolution du telos national. 

En Allemagne, par contre, la nation a toujours été pensée comme un projet inachevé et la crise de l'identité nationale allemande provoquée par le nazisme a poussé la République fédérale à revenir à la tradition qui vénère des héros culturels (Goethe, Schiller) ou un théologien, Luther, fondateur de la Kultur. La distinction entre nation politique et nation culturelle se reflète dans la manière dont les Français et les Allemands construisent la mémoire. Sont significatifs à cet égard le débat sur la révision de l'histoire en Allemagne et les difficultés qui entourent la célébration d'événements comme la Nuit de cristal, le 9 novembre 1988 (50e anniversaire). Ironie de l'histoire, un an plus tard, le mur de Berlin tombait, transformant une date tragique en événement - la réunification de l'Allemagne pour la seconde fois en 125 ans - et le mur en « lieu de mémoire ». L'Autriche ne peut pour les mêmes raisons célébrer des événements politiques tels que l'Anschluss (50e anniversaire) et renoue avec la tradition habsbourgeoise pour cimenter son identité nationale. 

L'Italie et la Grande-Bretagne n'éprouvent pas le même besoin de forger une religion civile ; la première, en dépit de sa sécularisation, consacre ses anniversaires aux saints, tandis que pour les Britanniques, l'Église anglicane et la monarchie sont des instances de continuité de l'identité nationale. 

Dans les fragments de l'Europe en Amérique du Nord et en Océanie, le nationalisme patrimonial dépend du régime constitutionnel, de la force ou de la faiblesse de l'État central, du pluralisme ethnique et des mythes fondateurs. Aux États-Unis, la constitution et la continuité du régime politique garantissent la mémoire d'une nation providentielle où l'identité ethnique n'est guère un obstacle à l'allégeance à l'État. Hormis la guerre de sécession, les commémorations promues essentiellement par le mécénat privé ne suscitent pas la vénération du passé. Paradoxe des paradoxes, il a fallu attendre les années 1990 pour que soit érigé un musée de l'immigration à Ellis Island qui narre la fabrique de la nation américaine grâce a des vagues successives d'immigrants. 

Enfin, l'expansion de la culture muséographique (en Angleterre, un musée est inauguré toutes les trois semaines tandis qu'au Japon, 500 l'ont été durant les quinze dernières années) témoigne de la marchandisation culturelle et de la déprivatisation de la mémoire au point que nous commémorons ce que nous ne vénérons plus, avec le risque, comme le montre Young (1993) pour les mémoriaux consacrés à la Shoah, qu'il s'agit moins de se remémorer que d'oublier.

 

La fragmentation de la narration nationale
et l'idéologie multiculturaliste

 

La déstructuration de la « Grande Culture » sous l'effet du développement des communications de masse et la différenciation sociale et normative dans les grandes métropoles, la délégitimation des intellectuels au profit des experts et la politisation des processus distributifs dans les pays occidentaux ont remis sur le tapis les significations rattachées à la culture. La désintégration de « communautés de savoirs », comme l'a noté Williams (1973), a préparé la réaction postmoderniste, la métropolisation du monde, un monde où désormais il y a une concaténation plus évidente entre le statut social et les marques imputées ou réputées être somatiques ou culturelles. 

Le multiculturalisme est dans ce contexte une constellation de politiques et de pratiques qui cherche à concilier l'identité et la différence, à déconstruire et à relativiser la métaculture des sociétés postindustrielles. Il faut cependant distinguer deux formes de multiculturalisme. La première renvoie à la communalisation ethnopolitique des groupes stigmatisés qui utilisent stratégiquement la marque culturelle pour revendiquer un accès aux diverses sphères de la société. La logique instrumentale qui sous-tend la demande de droits tend dans un premier temps à réifier la culture et à mobiliser les membres au nom d'une différence assignée. 

La reconnaissance par l'État des revendications des entrepreneurs ethnoculturels se traduit tant par la cooptation des élites que par la formation des clientèles. La légitimation de facto du pluralisme culturel et institutionnel a pour envers une seconde forme de multiculturalisme qui vise moins la réduction des inégalités que la réécriture de l'histoire par des groupes minorisés comme on peut le percevoir dans le développement des Cultural Studies, des Jewish, Black, Women et Chicano Studies, ou encore par les Autochtones (voir notamment Turner 1993). Le différentialisme culturaliste conteste l'eurocentrisme, les pratiques assimilationnistes, la construction de l'Autre dans la littérature, l'éducation et le pouvoir. 

Si dans l'une on vise à assurer une incorporation égalitaire sous-tendue par le pluralisme culturel, dans la seconde, le ressentiment et la recherche de l'authenticité dérivent vers un nationalisme culturel et un relativisme absolu. 

Peu de sociétés ont résolu les dilemmes posés par ces deux formes de multiculturalisme. Certains craignent une balkanisation des sociétés nationales et le retour des conflits entre la religion et l'État. Schlesinger (1992) s'inquiète d'une désunion de l'Amérique, tandis qu'en France un multiculturalisme de fait, tolérable, fait craindre l'émergence d'un multiculturalisme institutionnel qui est pour les concepteurs de la nation une aberration. Dans les ex-dominions britanniques, contrôlés par des populations blanches, l'incorporation égalitaire des minorités prend une forme particulière. Il est facile de comprendre que les sociétés issues de l'immigration ont été plus ouvertes à instaurer le multiculturalisme comme responsabilité étatique de la gestion des inégalités sociales et des tensions interethniques. Le Canada et l'Australie ont des politiques officielles qui garantissent à la fois l'existence des communautés ethniques et des programmes d'action positive. 

À la différence des États-Unis, les Australiens, les Néo-Zélandais et les Canadiens sont restés marqués jusqu'aux années 1970 par une identification privilégiée à la Grande-Bretagne. Depuis deux décennies, leurs États ont tenté d'asseoir leur légitimité sur un mythe fondateur, national, incluant les minorités territoriales ou immigrées. Les politiques de création d'un sentiment national se sont heurtées ici comme là aux Autochtones, à la transformation multiculturelle provoquée par l'immigration et, dans le cas du Canada, à la coprésence de deux sociétés nationales. Néanmoins, des politiques de reconnaissance des droits des minorités autochtones ont été adoptées. 

La Nouvelle-Zélande a développé un système de gestion fondé sur le principe de « l'autodétermination » des Maoris et sur la dévolution, admettant une forme de souveraineté culturelle de la minorité autochtone. L'existence de droits ancestraux des Maoris est reconnue depuis 1975 et, selon le tribunal décidant de l'interprétation du Traité de Waitangi de 1840, par lequel les Maoris se sont soumis à la souveraineté britannique, ces derniers retiennent des droits dont ils avaient été privés depuis cette date, en raison notamment de la confiscation de leurs terres. Toute revendication des Maoris doit ainsi être examinée en fonction de la jurisprudence maorie existant avant la signature du traité. Les décisions du tribunal prennent certes la forme de recommandations à la Couronne plutôt que de jugements exécutoires, bien que la Cour suprême en ait entériné la légalité. Depuis 1986, le fonctionnement de cette entente commence nettement à montrer ses effets sur le plan de l'administration publique, au sein de laquelle les Maoris jouent désormais le rôle de partenaires lors de toute décision les concernant. Mais, depuis 1988, sur les plans judiciaire et constitutionnel, les Maoris demandent des réformes ; ils réclament un système de deux législatures afin de voir leurs revendications adjugées sérieusement par les tribunaux. En 1990, ils ont violemment contesté les célébrations du 150e anniversaire du Traité de Waitangi. 

Les États canadien et australien ont progressivement, durant les années 1970-1990, reconnu des droits spécifiques à leurs minorités autochtones, leur restituant des territoires, participant au maintien de leurs langues ou négociant des formes d'autonomie gouvernementale (Canada). Ils ont aussi transformé l'idéologie de l'Australie Blanche et du Canada britannique en de nouvelles identités nationales polyethniques. 

Le Canada a depuis 1971 tenté de développer concurremment une identité pancanadienne, une réduction des inégalités culturelles et raciales et une gestion patrimoniale des cultures ethniques, sans arriver à produire une identité nationale où puisse se reconnaître le mouvement sécessionniste québécois. Depuis 1984, il met l'accent sur une incorporation égalitaire des groupes ethnoculturels et la construction d'une allégeance nationale fondée sur le partage des institutions politiques, du principe multiculturaliste et de la Charte des droits et libertés. À l'instar de la France, le ministère du Patrimoine canadien finance les activités culturelles et artistiques, cherchant à consolider son territoire culturel face à l'influence nord-américaine. 

Le gouvernement Whitlam a dès 1973 pavé la voie à l'adoption d'une politique officielle d'intégration des immigrés non blancs en Australie en parlant de « nation multiculturelle ». Cette orientation a été fermement reprise par le gouvernement Fraser, en 1975, qui a adopté des mesures pour favoriser la multiplication des médias ethniques, la diffusion et la connaissance des cultures immigrées, le respect des droits individuels des migrants. La commémoration du bicentenaire de la fondation du Dominion, en 1988, illustre aussi cette volonté étatique d'imposer une vision multiculturelle de la société australienne. 

La légitimation étatique de la pluralité culturelle à la base des politiques officielles multiculturalistes vise autant la réduction des inégalités structurelles que la construction d'une identité nationale. Celles-ci tentent de résoudre les dilemmes posés par la division ethnique et sociale du travail, l'exclusion et l'incapacité de la doxa assimilationniste à dissoudre la distinction ethnoculturelle avec le passage obligé des générations. 

Nulle part, cependant, la fragmentation de la narration nationale n'est acceptée sans contestation et n'est entrevue comme un nouveau répertoire où les identités seraient transigées. Partout, le multiculturalisme soulève la question des fondements du consensus et du centralisme juridique qui assurent une égalité négative et le pluralisme culturel. Horace Kallen, qui fut le promoteur de ce pluralisme en 1915, le concevait dans une société, les États-Unis, qui sont une nation de nationalités, et plaidait pour une transculturation plutôt que l'uniformisation dissolvante du centralisme culturel démocratique. 

L'ironie de l'histoire est que la déstructuration des identités et la formation concomitante de communautés nous renvoie constamment sur le marché des identités pour nous définir et être définis. Certes, l'héritage démocratique de notre univers politique se méfie des revendications communautaires qui mettraient en cause le projet d'autonomie de l'individu et du citoyen, construit laborieusement dans la modernité. Ainsi, les demandes de responsabilité élargie envers des ensembles humains au nom des torts historiques, de la survie culturelle ou de l'exclusion peuvent être désignées de singulières au regard d'une régulation universaliste des intérêts et des droits. Pourtant, seul un universalisme contextuel, « inchoatif », réitératif selon les termes de Walzer (1992) peut nous permettre de délibérer publiquement sur nos identités et nos différends, au-delà de la réification de la culture ou de la simple surenchère des droits. 

La perspective n'est pas dénuée d'intérêt mais laisse indécidable la manière dont nous arbitrons la demande de droits culturels et sociaux dans une société qui a perdu le sens de son auto-immunité et de sa sécurité existentielle avec la déstructuration du projet moderniste. Mais il reste à savoir si les États-nations sont capables de repenser la persona ficta qui les a institués pour intégrer les identités et les cultures, sans nécessairement faire l'impasse sur l'invention démocratique qui est la condition et l'effet des processus d'individualisation et de communalisation.

 

La formation des diasporas
et les coalitions autochtones

 

Le débat sur l'immigration dans les pays occidentaux, notamment en Europe, occulte souvent la rupture provoquée par la postmodernité et la formation de réseaux diasporiques internationaux qui partagent un imaginaire de la perte, un code culturel qui peut conjoindre les sphères privée et publique, des échanges matériels et symboliques, une tension entre l'appartenance à la patrie et au lieu de l'hospitalité (voir Safran 1991). Figures hybrides, les membres des diasporas développent une conscience de l'identité et de la différence qui ravive tant la mémoire du colonisateur et du racisme que la marginalité et les exclusions dont ils sont l'objet dans les pays d'accueil. Gilroy (1993) a montré comment une panethnicité naissait entre groupes racialisés, alors qu'on assiste à des processus similaires chez les Maghrébins en France, les Latino-Américains aux États-Unis, les Haïtiens en Amérique du Nord, sans parler ici de l'archétype des diasporas : la communauté juive. 

Les chroniques des diasporas nous confrontent aux métissages culturels et linguistiques et consacrent le déclin de l'assimilationnisme comme logique d'insertion. Tout se passe comme si les techno-télécommunications, l'économie informelle et les réseaux familiaux transnationaux se conjuguaient pour reproduire des communautés autonomes sans souveraineté étatique qui ne s'ethnicisent pas comme on l'affirme mais disposent d'un répertoire hétérogène de significations culturelles (voir également Clifford 1994). 

Bien que non exilées au sens strict du terme, les communautés autochtones ont l'expérience de la dépossession et de pratiques ethnocidaires par les Blancs. Elles recomposent et réécrivent leur histoire, une histoire marquée par les déplacements et la frontière et revendiquent la souveraineté, fût-elle fictive, des États qui les ont incorporées. La recomposition des Autochtones en système international parallèle subvertit également la clôture imaginée des cultures et des identités nationales (voir Werther 1992). L'enjeu posé par les nouvelles diasporas et les Autochtones n'est autre que celui des politiques de la reconnaissance déjà évoque par les revendications communautaristes de groupes intégrés à la société civile. 

Mais nous pouvons également situer la formation des diasporas dans une analyse historique plus large, telle que suggérée par McNeill (1986). Selon McNeill, la norme de structuration des sociétés a toujours été polyethnique et l'homogénéisation pratiquée par les États-nations européens entre 1750 et 1920 est une aberration. L'ère de la globalisation ne permet plus de réconcilier les idéaux de liberté et d'égalité avec des hiérarchies et des inégalités ethniques structurelles, des limitations à la participation civique et politique et des idéologies de suprématie culturelle en apparence universalistes. Il est prudent d'opter pour une structure consociative qui puisse garantir les droits individuels et les droits des minorités plutôt que de s'enfermer dans la nostalgie de la nation unitaire et d'une démocratie qui a toujours été imparfaite et fondée sur des exclusions. 

 

CONCLUSIONS

 

La transnationalisation économique et l'extension des droits démocratiques, la surenchère des identités annoncent-elles comme certains le prétendent le déclin de la nation comme forme politique moderne ? Harvey (1989), Hobsbawm (1990) et Schnapper (1994), en partant de prémisses différentes, doutent de la capacité de la nation et des identités nationales de se perpétuer. Allons-nous vers une ère « post­nationale », réglée par la formation de sociétés consociationnelles ou se négocient les valeurs, les biens et les charges entre citoyens particuliers mais non particularisés ? Certains, comme Taylor (1992) et Walzer (1994), plaident pour une politique de la reconnaissance qui conjoint diversité culturelle et droits fondamentaux, démocratie et pluralisme, particularisme et universalisme. 

Habermas (1993) critique toute tentation de faire de ]'État un lieu « plein » en instituant des différences normatives dans l'ordre juridique. Seule la justice procédurale qui sous-tend le « patriotisme constitutionnel » peut nous permettre de poursuivre l'idéal des Lumières et nous défendre contre les tentations nihilistes qui nous guettent. Vattimo (1992) nous dit, avec conviction, que nous ne sommes pas encore suffisamment nihilistes, collés que nous sommes à des logiques fondationnelles. Certes, le rêve de reconstruire ce qui a été déconstruit par le modernisme s'énonce de nouveau avec la crise de l'État-nation. Mais la conquête n'a plus d'horizon : les individus sont plus individualisés, plus complexes et hybrides que les « Je » héroïques de la modernité. Certes, le capitalisme et la culture fusionnent dans ce que F. Jameson (1991) a appelé « l'hyperespace postmoderne », mais cela n'implique guère la déstructuration des fondements de la nation. 

En effet, la souveraineté nationale a toujours été contrainte par la circulation du capital financier, des flux de populations et des biens culturels. Ce sont la nature et le rythme de la globalisation et les références de la nation qui changent la perspective et le diagnostic. 

Doit-on invoquer Marx pour réitérer que dès l'origine, le capitalisme a été local, national et mondial ? Au contraire, on peut affirmer que l'État-nation demeure le lieu de la souveraineté et de l'égale dignité des citoyens, tout en s'inquiétant qu'en Europe, un condominium d'intérêts économiques et géopolitiques, la crise des référents de l'État-nation entraînée par la polyethnicité de leurs sociétés respectives ne poussent les États et la Communauté à constituer une forteresse « blanche », normalisant les identités nationales par le racisme plutôt que par des politiques de la reconnaissance multiculturelle. Si tel était le cas, le dilemme américain dont parlait Myrdal (1944) se transposerait en Europe et exigerait tôt ou tard une instauration de droits civiques et des politiques d'action positive. Sinon, face à l'autisme, à l'exclusion et aux violences, le risque est grand que se propagent le terrorisme et le contre-terrorisme comme dérives intégristes et intégrales des références nationale et Immigrée. 

Nulle part dans le monde le nationalisme n'est obsolète. Certes, la décomposition de l'Union yougoslave et de l'Union soviétique n'a pas a priori été causée par des mobilisations nationalistes, mais seul le nationalisme ethnique pouvait combler le vide dans des espaces où l'État a détruit la société civile. Depuis 1991, on dénombre 18 nouveaux États-nations, dont 14 à la suite du démembrement du monolithe soviétique. Demeurent des conflits persistants dans le sous-continent indien et au Moyen-Orient, tandis que le Canada risque l'éclatement. Le redressement des cartes semble à l'œuvre, mais il est difficile de prévoir comment le système international, désormais unipolaire, légitimera ou non les sécessions. Gurr (1993) a montré que, dans le monde contemporain, il y a 233 minorités à risque. Doubler le nombre d'États-nations semble improbable, mais la seule leçon que donne ce siècle est que la reconnaissance internationale n'a pas été clairement assujettie aux droits des minorités. Les tragédies yougoslave et rwandaise sont le témoignage que nous vivons dans des sociétés posthitlériennes où nous n'avons pas compris que le droit des gens doit précéder les intérêts de l'État jardinier. 

Pourtant, face à ce pessimisme provoqué par les désillusions postmodernes et la crise des identités nationales, nous renouons avec d'autres époques, d'autres fins de siècle. Concluons prudemment en disant que les possibilités d'une modernité modeste, délivrée des croyances totalitaires, ouverte à la fois aux expérimentations transculturelles, à la liberté et au dialogue sont là à condition que la désolation, comme le notait Arendt, n'entraîne les individus et les collectivités vers des idéologies de réenchantement du monde dont le nationalisme demeure l'un des répertoires éprouvés et éprouvants. 

 

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Mikhaël Elbaz
Département d'anthropologie
Université Laval
Sainte-Foy (Québec)
Canada GlK 7P4

 

Denise Helly
INRS - Culture et Société
306, place d'Youville
Montréal (Québec)
Canada H2Y2B6


[1]    Cet article est un effort modeste pour situer les débats complexes qui nous confrontent quand nous voulons réfléchir sur les jeux de l'identité et ses frontières dans les États-nations où nous vivons. Nous plaçons ici le dispositif des éléments de réflexion, fussent-ils partiels, pour susciter le débat. Nous remercions Yvan Simonis ainsi que deux évaluateurs pour leurs commentaires et leurs suggestions.

[2]    Un argument similaire est développé dans le récent ouvrage de Walzer (1994).

[3]    La genèse de l'État-providence est souvent rapportée aux années 1930 maison pourrait en tracer le projet au XVIIIe siècle en Allemagne où est instituée une véritable science de l'État, un système administratif, médical et policier. Foucault (1994) perçoit là une véritable stratégie biopolitique qui commande aux individus comment vivre, produire, consommer et mourir.

[4]    Accord de libre-échange de l'Amérique du Nord.

[5]    De plus, des secteurs des industries culturelles soutenus par des fonds publics et en perte de marchés d'exportation participent de plus en plus à cette politique patrimoniale. Le cas du cinéma et de la télévision illustre ce processus en France. Les productions d'envergure traitent essentiellement de thèmes nationaux, le plus souvent historiques, et participent de l'entreprise de commémoration nationaliste. Ces industries deviennent localistes face à la concurrence américaine.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 6 mars 2008 20:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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