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Cinquante ans de sciences sociales
à l’Université Laval.
L’histoire de la Faculté des sciences sociales (1938-1988)
Texte 1
“La faculté du Cap Diamant,
une genèse et une réussite.”
Par Jean-Charles FALARDEAU
LA FACULTÉ des sciences sociales de Québec est née d'un acte de foi, d'une conviction et d'un immense espoir. Plus prosaïquement, elle a été le résultat d'une création datée dans le temps, prolongement d'une institution pré-existante, les deux inscrites dans une plus vaste institution dont elles étaient des parties constituantes : l'Université Laval de Québec. Même si cette faculté est relativement récente, son évocation risque d'être scotomisée de plus d'une façon, comme la mémoire elle-même. Commençons donc par nos débuts et même par ce qui précède ces débuts.
Des temps ternes et troublants
On a dit que le XXe siècle québécois n'avait commencé que dans les années 1920. L'affirmation est particulièrement juste si l'on songe que c'est en 1920 que l'Université de Montréal devint autonome. Que c'est cette année-là aussi que l'Université Laval de Québec connut une sorte de seconde croissance. Jusqu'alors, elle n'avait guère été, depuis sa fondation en 1852, que l'addition de trois écoles professionnelles : théologie, droit et médecine auxquelles s'ajoutait une Faculté des arts, laquelle n'était constituée que d'un regroupement des collèges classiques qui lui étaient affiliés. En 1920, une campagne publique de souscription apporte à l'institution demi-centenaire un sang neuf qui lui permet aussitôt de [16] susciter la création d'une École normale supérieure (1920) qui deviendra une Faculté des lettres (1937), d'une École supérieure de chimie (1920) la future Faculté des sciences (1937), d'une École de pharmacie (1924) et d'une École supérieure de philosophie (1926) qui deviendra Institut supérieur de philosophie en 1932, plus tard Faculté de philosophie.
Dans l'enseignement supérieur du Québec, comme dans l'ensemble du monde occidental au XIXe siècle, les sciences de la nature ont en général fait leur apparition avant les sciences de la culture. Ainsi, dès le début du siècle, le gouvernement provincial du Québec avait créé, dans quelques villes, des écoles techniques destinées à préparer aux métiers de l'industrie les finissants des écoles primaires. Bien auparavant, en 1873, on avait fondé à Montréal une École polytechnique ayant mission de former des ingénieurs de travaux publics. De son côté, l'Université Laval de Québec, dès 1907, organisait une École d'arpentage qui se doublait, en 1910, d'une École de foresterie. En 1907 aussi, le gouvernement provincial créait, à Montréal, une École des hautes études commerciales qui devait, selon le vœu de celui qui en avait initialement proposé l'idée, J.-X. Perrault, « former des hommes capables d'accéder à la direction des affaires et de devenir les artisans d'une restauration économique ».
On devait beaucoup parler restauration durant les premières décennies du siècle, jusqu'au célèbre Programme de restauration sociale de 1935. Point n'est besoin de rappeler qu'à cette dernière date le Québec vivait les affres de la grande dépression déclenchée par la crise économique de 1929. À tous les niveaux de la vie collective, ces années furent des années de transformations et de perturbations dramatiques provoquées par un chômage généralisé. Simultanément à l'augmentation spectaculaire du nombre des sans-travail dans tous les domaines, on assista à un reflux des ruraux vers les villes, à une recrudescence des protestations populaires, à l'apparition de groupuscules de toute nature inspirés par les fascismes européens, à la déstabilisation d'une société jusqu'alors maintenue en place par les normes de ses institutions traditionnelles, la paroisse, la famille, le clergé. Si bien que, durant le demi-siècle à venir, on put départager les Québécois de toute condition et de tout âge en deux grandes catégories : ceux qui avaient vécu la crise des années trente et ceux qui ne l'avaient point connue.
C'est dans le but de se mettre à l'heure de ces mutations et, selon ses faibles moyens, d'y faire face que l'Université Laval, en 1932, avait créé une première École des sciences sociales, comme l'avait fait modestement l'Université de Montréal, dès sa fondation, en 1920. Cette École de Laval, affiliée à l'École supérieure de philosophie, était largement le fief de [17] professeurs ecclésiastiques et dispensait des cours du soir qui, dans l'ensemble, ne faisaient que vulgariser les enseignements pontificaux et les encycliques en matière sociale. Enseignement abstrait et éthéré qui, en aucune façon, n'abordait les problèmes spécifiques de la société québécoise et, conséquemment, ne pouvait encore moins aider à les résoudre. La pensée sociale québécoise demeurait à l'heure du XIXe siècle.
Vers le milieu de cette décennie arriva à l'Université Laval un jeune dominicain d'Ottawa, le père Georges-Henri Lévesque, chargé d'un cours de philosophie économique à l'École supérieure de philosophie. Un homme de vision et d'ardeur qui devait insuffler à la vétusté institution toutes les ressources de son dynamisme. Il avait étudié quelques années en Europe où il avait été en contact avec des personnalités marquantes dans les universités et dans de nombreuses initiatives d'apostolat social. De retour au Canada, en 1932, il eut l'occasion de parcourir la province en y donnant des conférences et en observant les mutations qu'avait entraînées la crise des années trente.
Il a raconté lui-même comment avait germé dans son esprit l'idée d'un enseignement scientifique des sciences sociales qui fût authentiquement universitaire [1]. Les débuts de l'institution qu'il avait à l'esprit furent silencieux, voire secrets. Ils prirent d'abord la forme d'entretiens amicaux avec trois prêtres du Séminaire de Québec qui partageaient ses préoccupations, l'abbé Charles-Omer Garant qui devait devenir évêque auxiliaire de Québec, l'abbé Georges-Léon Pelletier, futur évêque de Trois-Rivières, et l'abbé Alphonse-Marie Parent, déjà secrétaire adjoint de l'Institut supérieur de philosophie, qui devait occuper successivement tous les hauts postes de l'institution universitaire, d'abord à titre de secrétaire général, de vice-recteur et de recteur. On multiplie les textes de projets et, lorsque le dernier de ceux-ci sembla satisfaisant, se posa le problème de le faire parvenir à l'autorité suprême de l'Université qui n'était autre que son chancelier, le cardinal-archevêque de Québec, Rodrigue Villeneuve, O.M.I. L'agent de liaison fut le doyen de la Faculté de théologie, le chanoine Arthur Robert, depuis longtemps intéressé par la « question sociale ».
Télescopons de nouveau les événements. L'épisode final eut lieu le 28 février 1938 à l'occasion d'une conférence publique du père Lévesque donnée au Palais Montcalm de Québec sous la présidence du cardinal Villeneuve. Celui-ci annonça solennellement que, le jour même, le Conseil de l'Université avait décidé la fondation, à Laval, d'une École des sciences [18] sociales dont le directeur serait le père Lévesque. L'épilogue de son allocution mérite d'être cité ; même s'il est soulevé par un élan trop lyrique, il comporte un élément vaguement prophétique : « Je rends grâce à la direction de notre université, disait le cardinal, pour cette importante création... Je pense que nous avons maintenant lieu d'espérer que, si nous ne retrouvons pas le paradis perdu, nous serons quand même dans le chemin pour y arriver... »
Avant la Faculté, l'École
Le coup d'envoi était donné. Il restait à se mettre à l'œuvre, et assez rapidement, car il y a peu de temps entre février et l'automne qui le suit. Le père Lévesque avait décidé qu'il faudrait cinq ans avant que la nouvelle École pût devenir une faculté autonome. Cette École fut donc d'abord rattachée à la Faculté de philosophie que l'Université avait constituée, l'année précédente, en transformant son École supérieure de philosophie. Il fallait fabriquer, de toutes pièces, un programme de trois années d'études qui devait conduire à une maîtrise et, après deux premières années, à un baccalauréat en sciences sociales.
Le fondateur se mit à l'œuvre, en tenant forcément compte des personnalités locales susceptibles d'assurer les enseignements qui composeraient les premiers programmes. Si l'on parcourt la liste des cours de cette première année et des quelques années qui suivirent, on constate qu'ils se répartissent en quatre ou cinq grandes catégories plus ou moins imperméables. D'abord des cours de caractère philosophique : philosophie sociale, philosophie politique, philosophie économique, méthodologie générale et spéciale. En second lieu, des enseignements portant sur des disciplines sociales empiriques : sociologie, science économique, histoire économique générale et histoire des doctrines économiques, histoire économique canadienne, finances publiques, géographie humaine, les grands mouvements politiques contemporains ; suit une liste de divers cours juridiques : droit civil, droit constitutionnel et administratif, législation sociale, droit international, droit public de l'Église ; enfin, des cours orientés vers l'action : morale sociale, technique de l'action, organisation professionnelle, service social. À ces cours s'ajouta, dès la première année, le début d'un cycle de deux ans d'enseignement du soir sur le mouvement coopératif. Cet enseignement récapitulait l'histoire du mouvement en différents pays, ses principes de base, ses méthodes, ses modes d'organisation. Il se prolongera plus tard en une série de cours par correspondance, lesquels avec la revue Ensemble constitueront modestement la pierre d'angle d'une future rénovation du mouvement coopératif québécois.
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On aura remarqué le nombre relativement important des enseignements portant l'étiquette de philosophie. Il y avait à cela deux raisons principales. L'une, d'ordre diplomatique : l'École ne voulait pas sembler rompre avec la tradition de la pensée orthodoxe de l'université québécoise ni s'afficher prématurément comme une entreprise « laïcisante ». Plus profondément, il reste qu'une formation intellectuelle digne de ce nom ne peut se structurer solidement qu'en se basant sur des données philosophiques.
Malgré ces préoccupations et ces embûches, l'École fut prête à ouvrir ses portes au début d'octobre 1938. Le premier cours du père Lévesque fut une éloquente leçon d'ouverture et électrisa ses auditeurs. Il était étayé sur trois affirmations clés qui, de plus d'une façon, signalaient ce que devaient être les trois pôles de l'orientation générale de l'École durant ses premières années et longtemps par la suite. « En ce moment, disait le Père Lévesque, nous faisons l'histoire de l'Université Laval. » Affirmation prophétique car, si elle nous situait dans une continuité intellectuelle, elle nous projetait dans le dynamisme d'un avenir que nous avions à construire et dont nous devions nous exalter dès le départ. La seconde affirmation, dans le prolongement de la première, venait en accentuer l'urgence. En effet, prenant le contrepied du titre d'un ouvrage de l'abbé Groulx, le père Lévesque nous parlait avec assurance de « notre maître, l'avenir », aphorisme qui ne voulait que nous inciter à nous mettre incessamment au travail et nous donner confiance dans « des lendemains qui chantent ».
La troisième pensée devait être fréquemment reprise par la suite par le père Lévesque. « La liberté aussi vient de Dieu... » Ce matin-là, s'élançant au-dessus de la large manche blanche de la tunique, pointant vers le crucifix noir qui surplantait la tribune (on songe à une toile de Goya), cette exclamation, tombant dans les oreilles déjeunes pétris par des maîtres qui n'avaient cessé de les galvaniser par le sacro-saint impératif de l'autorité, ne pouvait que dilater l'esprit et le cœur en proposant une boussole nouvelle pour l'orientation de toute une vie.
Qui étaient ces jeunes Québécois du premier cours et des toutes premières années de l'École ? Ils étaient une soixantaine qui se pressaient dans l'amphithéâtre de Droit de la côte Sainte-Famille. Soixante individus disparates venus de tous les coins de l'horizon géographique et intellectuel du Québec : tous des « enfants de la crise ». Des prêtres et des ecclésiastiques, plusieurs femmes, quelques journalistes de toutes allégeances. Tous avaient dû travailler pour « gagner » leurs études et tous devaient continuer à travailler pour les poursuivre en sciences sociales. Les motivations qui les animaient variaient sûrement de l'un à l'autre mais un dénominateur commun étayait leur intention profonde. Quelques années plus tard, un [20] professeur devait, durant plus de vingt ans, soumettre aux étudiants, au début de chaque année, un même questionnaire dont la question principale demandait : « Pour quelles raisons avez-vous choisi les sciences sociales ? » Dans la très grande majorité des cas, d'année en année, les réponses se recoupaient dans une identique affirmation : « pour mieux connaître ma société et pour aider mes compatriotes à améliorer leur sort ». Il serait étonnant que les étudiants de la toute première année n'aient pas été entraînés par un souci identique et par les mêmes ambitions.
« Après le jour de mon ordination, ce premier jour de l'École
est le plus beau de ma vie... » [Georges-Henri Lévesque]
Aussi bien, il n'est pas sans intérêt de noter que, durant les six ou sept premières années, un bon nombre d'étudiants nous vinrent de juvénats d'ordres religieux ou de grands séminaires : un du noviciat des dominicains de Saint-Hyacinthe, un de chez les trappistes, un du noviciat des pères Blancs d'Afrique, les autres de grands séminaires. Ce phénomène tient sans doute au fait qu'encore à cette époque le jeune homme qui terminait ses études classiques se trouvait dans une sorte de cul-de-sac qui ne lui laissait comme option professionnelle que la médecine, le droit, la vie religieuse, un peu les sciences. Il est aussi pertinent de rappeler un [21] parallélisme encore plus significatif : aux États-Unis, à la seconde génération de sociologues, plus des trois quarts d'entre eux étaient fils de pasteurs... Dans un ordre d'idée parallèle, soulignons aussi que, durant les toutes premières années, un professeur et trois étudiants avaient complété un cours d'agronomie avant de se diriger vers les sciences sociales. Sans le savoir, ils se situaient dans le début d'une « tradition » québécoise : en effet, notre premier sociologue, Léon Gérin, lorsqu'il arriva à Paris, pour poursuivre des études supérieures, s'inscrivit d'abord au Muséum d'Histoire naturelle pour y suivre des cours de botanique et d'histoire naturelle. Le fils d'Antoine Gérin-Lajoie, l'auteur de Jean Rivard, ne pouvait oublier son ascendance ni le vœu paternel. Ce n'est que plus tard qu'il découvrit l'École de la Science sociale de Tourville et Demolins. Ne pressentait-il pas aussi une continuité entre la vie à la campagne et la vie sociale en général ?
L'un des premiers étudiants devait écrire, dès la troisième semaine des cours, dans le journal des étudiants, l’Hebdo-Laval : « Qu'êtes-vous venus voir dans cette nouvelle École des sciences sociales ? Un roseau agité par le vent ?... Mais encore, qu'êtes-vous venus voir ? Un nouveau « salon où l'on cause » ? Une vague Académie de Platon où l'on discute sans trop savoir de quoi l'on parle ? Non, et je vous dis en toute sincérité : il s'agit d'une véritable école supérieure qui est promise à de grands destins... »
Il fallait un certain don d'enthousiasme et quelque naïveté pour parler ainsi d'un avenir inconnu. Naïveté surtout si l'on s'arrête au programme des cours dont nous avons esquissé un aperçu sommaire. Naïveté enfin si l'on considère les noms des professeurs qui constituent la première équipe d'enseignants. Parmi ceux-ci, avons-nous rappelé, un certain nombre étaient déjà professeurs de carrière à l'Université Laval ou en des universités européennes. Évoquons en premier lieu l'imposante figure de Charles De Koninck, jeune docteur en philosophie et en théologie arrivé depuis peu de l'Université de Louvain et qui savait communiquer de façon lumineuse les principes de philosophie sociale ; le père Ignatius Eschmann, un Allemand débonnaire venu de l'Angelicum de Rome et à qui on avait demandé un enseignement portant à la fois sur la méthodologie et la sociologie générale ; monsieur Paul-Henri Guimont (dont nous aurons à reparler), diplômé de l'Université Harvard et à l'enseignement duquel plusieurs étudiants durent leur orientation en économique ; le notaire Joseph Sirois qui venait de faire partie de la célèbre commission canadienne dite Rowell-Sirois sur les problèmes constitutionnels et qui, de ce fait, était l'homme le plus informé pour nous parler des avatars du droit constitutionnel ; le [22] révérend père Lévesque lui-même qui s'était chargé d'un double enseignement, l'un en philosophie économique, l'autre qui s'intitulait énigmatiquement « Technique de l'action... » À cette litanie, il faut ajouter plusieurs autres noms et d'autres enseignements qui, au cours des cinq premières années, vinrent étayer en le diversifiant l'enseignement de l'École. Le cours de l'incontournable père Papin-Archambault, S.J., sur l'enseignement social de l'Église ; de messieurs Victor Barbeau et Henri-C. Bois en coopération ; de monsieur Benoît Brouillette en géographie humaine ; de monsieur Lionel Roy sur la situation internationale du Canada ; de Me Paul LeBel en histoire des doctrines économiques et de l'abbé Georges Savard en histoire générale. À ces noms s'ajouta, en 1940, celui d'un autre dominicain français, le révérend père Jean-T. Delos, chargé d'un cours de sociologie générale qu'il orientait dans la perspective de l'École française des institutionnalistes : Renard, Hauriou et Duguit.
De cet inventaire elliptique, on peut retenir au moins deux faits d'une signification durable. D'une part, malgré les intentions utopiques du fondateur, l'École, à ses débuts, a plutôt le caractère d'un grand collège que d'une véritable faculté universitaire : la bibliothèque est inexistante ; les étudiants ne sont pas encadrés ni encore moins dirigés par les enseignants ; les cours eux-mêmes ne dépassent pas, en général, le niveau de vagues ou pieuses généralités bref, l'atmosphère générale laisse les étudiants plutôt passifs et guère disposés à l'initiative personnelle. Par contre, dès les débuts, les influences intellectuelles sont de deux ordres : l'influence européenne et l'influence américaine. Nous verrons que cette double polarisation ne fera que s'amplifier avec les années et sera telle que l'École, plus tard la Faculté, tout en demeurant enracinée dans les problèmes québécois, en cherchera tant l'éclairage que les solutions dans les foyers intellectuels d'Europe pour, finalement, opérer ses propres synthèses originales.
Au-dessus et par-delà ce cheminement s'exerce, répétons-le, l'influence dynamique et toujours discrète du révérend père Lévesque. Influence psychologique, intellectuelle, aussi morale. On ne dira jamais assez que ce qui a essentiellement caractérisé cet homme à tous les niveaux est qu'il fut imbronchablement, de façon subtile ou éclatante, un grand prêtre. Peuvent en témoigner non seulement les étudiants de l'École et de la Faculté mais tous ceux qui ont été en contact avec le père Lévesque durant la suite de son existence. La marque qu'il a imprimée en eux a été une marque sacerdotale. Soit par des conseils discrets, soit par des conversations d'où devait découler le choix de l'orientation de toute une vie, soit par un simple encouragement ou par des mises en garde, le souci primordial de ses propos a incessamment été d'ordre spirituel. Que si l'on cherche en quoi a [23] consisté le « secret » de l'épanouissement de la Faculté des sciences sociales de Laval, c'est là qu'il faut le chercher, dans l'esprit et l'âme de cet homme qui fut d'abord un dominicain : un homme qui avait consacré ses pensées, son action, toute sa vie, à la recherche de la vérité. C'est nantis de ce viatique que les élèves de l'École, plus tard de la Faculté, ont, une fois leurs études terminées, quitté l'institution pour s'engager dans le champ d'activités qu'ils avaient élu pour exercer leurs talents.
Les universités ne vivent pas seulement des paroles qui sortent de la bouche des professeurs, mais aussi des sous qui sortent du gousset de leurs mécènes. L'École des sciences sociales, à ses débuts, vécut financièrement du support de l'Université Laval : entendons du Séminaire de Québec, et aussi de l'aide que lui apportèrent bénévolement quelques amis généreux. Parmi ceux-ci, un nom mérite une mention particulière, d'autant que personne n'en a jamais rien su sauf quelques intimes du père Lévesque. Il s'agit d'un des premiers professeurs dont nous avons déjà parlé : monsieur Paul-Henri Guimont. Celui-ci faisait précocement partie du contingent des jeunes hommes d'affaires prospères de la ville de Québec. Bien qu'il ne fût pas exceptionnellement riche, il sut avec une extrême discrétion combler à point des déficits épisodiques de la jeune institution. À ce titre, il fut un inestimable bras droit du père Lévesque. Grâces lui soient enfin rendues !
À la fin de la troisième année, ce fut le départ du premier groupe de finissants, dans toutes les directions professionnelles. Quelques-uns parmi ces finissants qui pressentaient, confusément ou très vivement pour en avoir discuté avec le père Lévesque, qu'ils pouvaient prévoir un poste de professeur dans l'École, se dirigèrent vers les États-Unis pour poursuivre des études plus avancées : deux vers l'Université Harvard en philosophie sociale et en économique ; un vers Washington, en service social ; un quatrième à Chicago en sociologie. Deux autres devaient, l'année suivante, suivre des voies similaires, l'un vers l'University of Western Ontario, à London ; l'autre, à Toronto, en histoire économique.
Durant l'été qui suivit la première année académique, des ouvriers transformèrent une ancienne maison située tout à l'extrémité de la rue de l'Université, près de la rue des Remparts. C'est dans cette maison rénovée que s'installa l'École dès l'automne. Un local qui sans être vaste offrait, au moins dans un lieu unique, le minimum d'espace dont elle avait besoin : au rez-de-chaussée, une salle des pas perdus et le bureau du directeur, un secrétariat et une salle de réunion ; à l'étage, deux salles de cours ; au second, deux autres salles de cours, une salle de lecture et l'espace d'une bibliothèque à venir.
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À l'automne survint un nouveau contingent d'étudiants. Quelques cours furent ajoutés au programme de la première année. Quelques professeurs nouveaux apparurent. L'École prit lentement un nouveau rythme de croisière. Déjà, c'était la seconde guerre mondiale et le ciel québécois s'était lourdement assombri de l'absence et du silence de la France.
C'est durant ces années que l'Université Laval avait connu une sorte de troisième naissance. Grâce à l'encouragement, quelquefois à l'impulsion directe de son infatigable secrétaire général, Mgr Alphonse-Marie Parent, des institutions nouvelles avaient vu le jour : l'École de pédagogie en 1943, un Institut d'histoire et de géographie en 1946, des archives de folklore qui équivalaient pratiquement à un département d'ethnographie, en 1949.
Ces institutions, en particulier l'École de pédagogie, devaient établir avec l'École des sciences sociales d'étroites relations. Deux événements marquants ponctuent ces années 1942 et 1943 à l'intérieur même de l'École : la mise en marche, en 1942, de Cahiers périodiques sur des problèmes sociaux d'actualité locale ou internationale et faisant appel à des collaborateurs internes ou externes ; la venue à l'École, durant deux trimestres consécutifs (automne 1942 et hiver 1943), d'un sociologue de l'Université de Chicago, le professeur Everett C. Hughes, qui donna des enseignements orientés principalement sur l'initiation à la recherche. Au moment de son départ, il publia un des Cahiers de l'École sous le titre Programme de recherches sociales pour le Québec, qui dessinait à larges traits les principaux champs d'investigation qui pouvaient solliciter le labeur des professeurs de l'École durant les années à venir.
La Faculté du Cap Diamant
L'événement principal, fondateur, eut lieu en 1943. En décembre de cette année, l'Université Laval décréta que l'École devenait une faculté autonome dont le doyen serait évidemment le père Lévesque. Sans savoir qu'il empruntait un modèle américain, le nouveau doyen subdivise la nouvelle faculté en quatre départements : sociologie et morale sociale, économique, relations industrielles, service social (qui devint peu après une École de service social). Le « département » n'a jamais fait partie (du moins jusqu'à une époque récente) de la structure des universités françaises : il est une création institutionnelle de l'université américaine... On nomma comme directeur des études un religieux qui avait été associé à l'École comme professeur en 1942, le franciscain Gonzalve Poulin. Aussi bien, dès cette année-là, on réaménagea le programme des cours en créant une première année d'enseignements obligatoires pour tous les étudiants, un [25] tronc commun que sanctionnerait le baccalauréat en sciences sociales, les deux années suivantes conduisant à une maîtrise étant encadrées par l'un ou l'autre des départements. Ce régime dura jusqu'en 1948, alors que le cours complet de la Faculté, jusqu'en 1952, fut porté à quatre ans, le tronc commun à tous les étudiants demeurant d'une année. Dans le même temps, la Faculté institua un centre de recherches sociales qui, à ses débuts, constitua en quelque sorte le laboratoire d'un enseignement qui se donnait en première année sur les méthodes de recherches sociales. Une première manifestation concrète de ce Centre fut une publication décrivant les problèmes du logement dans la ville de Québec (1944). Quelques années plus tard, en 1946, le Centre mobilisa tous les étudiants de la Faculté en une vaste enquête auprès d'un échantillon de plus de 7 000 familles représentatif de toutes les familles de Québec. Entre temps, chaque année et durant trois ans, les étudiants de première participèrent à une investigation des problèmes sociaux dominants dans trois paroisses défavorisées de la périphérie de la ville. Pour autant, la ville servit de « laboratoire social » aux étudiants de la Faculté. Prophétisme involontaire, ces enquêtes sur les paroisses furent une sorte de chant du cygne dans la mesure où, à peine quelques années plus tard, les paroisses commencèrent à perdre leur intérêt et leur importance et l'institution familiale elle-même, dans Québec comme ailleurs dans la province, commença à s'effriter.
Durant les premières années de leur existence, les départements durent improviser, chacun à sa façon, les programmes de cours, la pédagogie adaptée à ces cours, des formules de séminaires, des bibliographies. Pour tous, le grand problème demeura longtemps celui de la bibliothèque. Jusqu'en 1946, tous les contacts avec la France demeurant inexistants, il fut impossible soit de commander des livres français, soit de s'abonner à des revues françaises. La solution de rechange fut de drainer vers la Faculté, depuis la bibliothèque générale de l'Université, le plus grand nombre possible d'ouvrages se rapportant à nos disciplines. Mais là se posa le délicat problème que l'on devine : il se trouvait que la plupart des œuvres qui nous intéressaient appartenaient à la catégorie d'ouvrages dits « réservés » sinon tout à fait interdits à la lecture générale. C'était le cas de Montesquieu, de Spencer, de Durkheim, et de combien d'autres. En plein milieu du XXe siècle ! Quelle frustration pour ceux d'entre nous qui avions connu la dilatante liberté des universités américaines ! Mais grâce à nos demandes répétées et grâce surtout aux discrètes ou insistantes interventions du doyen, il fut possible de faire diriger chez nous la plupart des ouvrages que nous sollicitions. Ce n'est pas là le moindre des élargissements d'horizon que provoqua la présence de la Faculté des sciences sociales.
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Se posa aussi durant les premières années et longtemps par la suite un problème aussi délicat qu'important : celui de la traduction d'ouvrages ou d'articles de revues américaines. Tous les « jeunes professeurs de carrière » qui avaient étudié aux États-Unis avaient forcément été en contact avec une littérature scientifique en langue américaine (qui n'était souvent pas du meilleur anglais). Un de leurs efforts d'adaptation avait été de s'adapter aux néologismes de cette langue doublement étrangère. Mais il n'était pas question de transformer notre Faculté en institution subrepticement bilingue en farcissant la tête des étudiants d'un sabir franglais qui n'avait déjà que trop cours sous d'autres formes dans notre société. Il n'y avait qu'une solution : traduire nous-mêmes au moins des chapitres de livres ou des articles entiers et les distribuer aux étudiants. Pour autant, la Faculté anticipait de quarante ans les injonctions de la loi 101 et prévoyait les recommandations du Conseil de la langue française...
Il ressort des deux derniers ordres de remarques que les influences qui ont inspiré les enseignements de la Faculté ont été également européennes (éminemment françaises) et américaines. Évoquons quelques noms : Montesquieu, Comte, l'Allemand Max Weber, Durkheim, Raymond Aron, du côté français ; Sumner, W. I. Thomas, Park, Redfield, Wirth, Leontieff, du côté américain. Chaque professeur, selon les cas, visait à dégager les principes éthiques qui éclairaient les prémisses de sa discipline, les fondements empiriques qui en avaient été établis au XIXe siècle, en élargissant sa réflexion aux dimensions des recherches et des hypothèses contemporaines qui ont rajeuni ou réorienté la pensée. Aussi bien, une préoccupation dominante des enseignements de la Faculté, dès les premières années, fut de centrer ceux-ci sur le destin du Québec en dégageant de son passé les traits marquants de ses institutions, des mentalités, des idéologies qui avaient conditionné son évolution... Nous avons déjà fait allusion aux effets de la crise des années trente. L'impact de celle-ci fit ressortir les faiblesses qui, à notre insu, avaient miné certains fondements de notre société que nous avions cru les plus inébranlables. Plus dramatique encore, tandis qu'une industrialisation effrénée avait entraîné une urbanisation massive et une perturbation de la structure des familles, de leurs modes de comportement et de pensée ainsi qu'une altération des mentalités, les idéologies véhiculées par la pensée officielle de l'Église et des pouvoirs politiques persistaient à promulguer des idéaux qui étaient ceux d'une société rurale demeurée de type traditionnel. Un écart sans cesse grandissant comme celui d'une paire de ciseaux qui s'ouvre s'était établi entre l'état réel de la société et les définitions officielles qu'on ne cessait de lui en présenter. Notre société vivait dans une sorte de vide, dans un état que [27] Durkheim avait jadis qualifié d'anomie. Nos enseignements devaient faire prendre conscience de cette évolution, de cet intolérable état de fait, et faire réfléchir sur les moyens les plus aptes à nous acheminer vers le réalisme et le progrès. Ainsi la Faculté, à la fois par sa seule présence et par ses enseignements, fut un catalyseur de transformations intellectuelles et de renouveau social.
Durant les années cinquante, la Faculté s'enrichit du retour des plus brillants élèves de nos premières années qui eux-mêmes étaient allés se perfectionner, principalement dans les universités d'Europe : la Sorbonne, Louvain, la London School of Economics and Political Science, Genève. Notre corps professoral se dilata de façon dynamique ; les départements, plus diversifiés, purent s'engager dans une vie communautaire et mieux encadrer leurs étudiants. Bientôt, des ouvrages originaux commencèrent à paraître.
Ce ferment intellectuel ne fut toutefois pas l'effet d'un credo collectif ni d'une « doctrine » qui eût été formulée par les professeurs ou par leur doyen. Ce que l'on a appelé l'« esprit » de la Faculté ne fut pas la conséquence d'un ensemble de préceptes a priori mais plutôt la convergence de pensées individuelles qui cheminaient chacune selon son inspiration dans la plus complète des autonomies. S'il y eut un principe qui détermina un esprit de la Faculté, ce fut celui de la plus entière liberté qui était affirmée à temps et à contretemps par le père Lévesque et dont chaque professeur faisait sa pâture en tout domaine et en toutes circonstances.
Longtemps, on a reproché à la Faculté dans son ensemble ou à ses professeurs individuellement de ne pas s'affirmer davantage dans les débats « nationalistes » de l'époque, depuis la Ligue pour la défense du Canada, le Bloc populaire, les polémiques de l’Action nationale. À ceci, il y a une réponse simple et catégorique : nous n'étions pas une école apostolique ni une tribune politique.
D'ailleurs, le concept de nationalisme est chargé de connotations multiples. D'une part, il signifie une intensité du sentiment patriotique. À ce point de vue, notre institution a toujours été franchement et imbronchablement patriotique. À un autre extrême, le terme nationaliste renvoie à une ou des positions idéologiques qui en font un impératif absolu, généralement polémique. C'est en ce sens que le nationalisme canadien-français a davantage été un phénomène montréalais que québécois. Songeons à Louis-Joseph Papineau et à Etienne Parent. Nous avons peut-être inconsciemment cherché à nous situer du côté d'Etienne Parent plutôt que de Louis-Joseph Papineau. Quoi qu'il en soit, nous n'avons jamais été, idéologiquement, solidaires de quelque école de pensée que ce soit bien [28] que, durant les années soixante-dix, certains de nos professeurs aient été, de leur propre chef, ostensiblement péquistes.
Notre œcuménisme intellectuel fut d'ailleurs perçu avec satisfaction par tous les groupements ou associations qui firent appel à plusieurs professeurs à titre de conférenciers ou de conseillers. La Faculté devint ainsi un réservoir privilégié où, de tous les coins du Québec oriental et même de l'ensemble du Québec, on venait chercher des conseils ou des inspirations. Prenons à témoin, en particulier, les nombreuses « tables rondes » de discussion de Radio-Canada qui se multiplièrent durant les années cinquante et auxquelles furent invités de nombreux professeurs de la Faculté. Ces tables rondes constituaient une tribune où des esprits libres venaient discuter de sujets d'actualité et débrider les plaies plus ou moins visibles de notre société. C'était l'époque du gouvernement Duplessis et Dieu sait que l'on n'avait que l'embarras du choix des sujets de contestation de ce régime qui se faisait une politique d'attitudes antisyndicales, de compressions du système d'enseignement à tous ses niveaux et d'oppressions à toutes les formes de liberté. C'est pourquoi on peut parler de maquis pour définir les quelques groupes ou institutions qui, tels Radio-Canada et la Faculté des sciences sociales de Québec, les syndicats ouvriers et le journal le Devoir, ne cessèrent, durant ces années, de dire non à l'agresseur gouvernemental et préparèrent les voies aux libérations de toutes sortes qui éclatèrent dans les années soixante et auxquelles on appliqua l'appellation équivoque de « révolution tranquille ».
Une autre initiative, peut-être la plus importante, qui durant ces années constitua un carrefour de toutes ces contestations et leur donna une voie commune, fut l'Institut canadien des affaires publiques, fondé en 1954. Les conférences annuelles de l'Institut, dont chacune durait une semaine, s'adressaient à un vaste public auquel il étendait la discussion et la réflexion d'un conférencier et de quelques participants choisis. On peut affirmer que cet ICAP fut l'une des principales soupapes de sûreté qui permit l'aération de cette période de notre société qu'un historien français, Henri Marrou, a qualifiée de mérovingienne.
La présence publique de la Faculté ne fut pas seulement orale mais prit la forme d'écrits collectifs. Le premier fut provoqué par la célébration du centenaire de l'Université Laval en 1952. À cette occasion, l'Université avait décidé qu'il conviendrait d'organiser quatre colloques scientifiques qui perpétueraient l'évidence de son progrès. La Faculté se mit sur les rangs pour l'organisation de l'un d'entre eux. Il eut lieu en juin 1952 et porta sur le thème des répercussions sociales de l'industrialisation au Québec. La plupart des communications présentées en séance publique [29] furent par la suite publiées en un volume portant comme titre Essais sur le Québec contemporain [2] dont on a dit qu'il avait marqué un tournant de la recherche sociale au Québec.
Deux ans plus tard, Maurice Lamontagne publia une œuvre qui fit autant sinon davantage sensation, le Fédéralisme canadien [3]. Ce volume, qui suivait de près l'enquête générale menée par le juge Thomas Tremblay à la demande du gouvernement du Québec sur les problèmes constitutionnels canadiens, proposait un diagnostic solidement documenté des acquis et surtout des déficits de la fédération canadienne après cent ans d'existence. À rencontre de nombreuses études polémiques ou passionnelles sur le sujet, il offrait une analyse des facteurs permettant d'expliquer « pourquoi et comment le Canada a connu une certaine unification politique » et comment « notre pays a évolué en oscillant entre deux pôles d'attraction, le gouvernement central et les gouvernements provinciaux » (Introduction, page 6).
Un autre volume exige une mise au point car il a donné lieu à de regrettables méprises. C'est l'essai collectif intitulé la Grève de l'amiante. Même s'il fut publié tardivement, en 1956, il constitue une étude d'ensemble, par de nombreux collaborateurs, dont plusieurs professeurs de la Faculté, sur la célèbre grève des ouvriers de l'amiante en 1949. Il existait alors une petite « fondation », inconnue du grand public et même des universités, composée de trois membres, les professeurs Frank R. Scott, de McGill, Jean-Charles Falardeau, de l'Université Laval, et monsieur Eugène Forsey. Ceux-ci avaient la responsabilité de gérer une dotation mise à leur disposition par une riche personne de l'Ouest dans le but de faire connaître les uns aux autres les Canadiens de langue française et de langue anglaise. Il apparut à la fondation que la grève de l'amiante constituait un sujet volcanique dont les tenants et les aboutissants méritaient d'être connus par le grand public, d'abord celui du Québec. On confia la mise en œuvre d'une série d'études à un responsable qui fut Jean Gérin-Lajoie. Mais on connaît les lenteurs et les délais inévitablement inhérents à ce genre d'entreprise. Quelques années passèrent sans résultat. Avec l'accord des intéressés, on finit par confier la responsabilité de la coordination à Pierre Elliott Trudeau. Celui-ci fit diligence et poussa le zèle jusqu'à rédiger un long chapitre d'introduction qui était rien de moins qu'une récapitulation [30] de l'histoire sociale du Québec depuis le début du siècle. Ce chapitre, remarquable en tous points, assura la cohésion de l'ensemble des études particulières en les situant dans leur contexte global. Si bien que s'accrédita bientôt la légende que l'ensemble de la Grève de l'amiante était l'œuvre de Pierre Trudeau et qu'on lui en attribua depuis la paternité complète et exclusive. Il était temps de laisser à César ce qui est à César et de nous rendre ce qui est à nous...
De nombreuses autres publications, plusieurs de haute valeur, se multiplièrent vers cette époque : œuvres d'Yves Martin, de Fernand Dumont, de Gérard Bergeron, de Léon Dion, de Gérard Dion, d'Adélard Tremblay et de quelques autres mais on en parlera plus au long dans les chapitres suivants qui traiteront de chacun des départements de la Faculté. Ainsi, très tôt notre Faculté est devenue une entité plus grande que la somme de ses parties.
Les réunions annuelles de l'ICAP que nous avons évoquées furent aussi pour la Faculté l'occasion de bénéficier de l'enseignement de professeurs français invités. Chaque réunion, en effet, accueillit comme conférencier d'honneur une sommité du monde intellectuel universitaire de France. Chaque fois, nous profitâmes de leur passage au Canada pour les inviter à venir rencontrer nos étudiants pour une ou plusieurs conférences. C'est ainsi qu'au cours des années nous eûmes la faveur de recevoir à la faculté monsieur Beuve-Meury, le réputé directeur du journal le Monde de Paris, des professeurs du Collège de France tels que messieurs Paul Muss, François Perroux, Raymond Aron. D'autres vinrent grâce à d'autres conjonctures : les professeurs Georges Gurvitch, Maurice Duverger, Jean Stœtzel, Georges Balandier ou encore Roland Barthes et le directeur de la revue Esprit, Albert Béguin, et le poète Pierre Emmanuel.
Le révérend père Lévesque a pu raconter [4] toutes les vilenies et les attaques dont la Faculté a été la cible durant cette décennie. Contre vents et marées, nous demeurions inébranlables. Comme la rue des Remparts à la pointe orientale du Cap Diamant auquel nous étions accrochés. Le Cap Diamant : bastion extrême de la ville de Québec, de l'ensemble du Québec, pourrions-nous dire, que durant plus de vingt ans nous avions défendu avec une inébranlable conviction. Plusieurs d'entre nous avons vu dans cet enracinement géographique un symbole profond, le support de notre mythologie personnelle la plus stimulante. La première Faculté des sciences sociales de Québec a bien été la « Faculté du Cap Diamant ».
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L'exil
Nous disons la première car, aux environs des années soixante, il fallut déménager, comme plusieurs facultés avaient commencé à le faire, à la nouvelle cité universitaire qui, depuis quelques années, s'était installée sur le plateau de Sainte-Foy, à l'ouest de Québec. Peut-être ce déplacement fut-il une entreprise nécessaire par suite de la croissance exponentielle du nombre des étudiants. Durant ses premières années du moins, il prit un caractère catastrophique : construction d'édifices ressemblant davantage à des usines ou à des sièges sociaux d'entreprises commerciales ; bureaucratisation croissante de la structure universitaire ; anonymat kafkaïen des relations entre professeurs et entre départements. La Faculté cessa d'être une entité homogène pour n'être plus qu'un assemblage de départements imperméables les uns aux autres sans dénominateur commun. Sur les remparts, nous avions vécu une vie communautaire, quasi familiale ; à Sainte-Foy, nous devînmes l'équivalent d'une gare de triage. Cette parcellisation fut davantage accentuée dans les années 1965 et les suivantes par l'arrivée massive des premiers étudiants ayant terminé leur cours dans ces institutions qui avaient été la « géniale » création du Rapport Parent : les cégeps ! Nous nous retrouvâmes devant des auditoires de 200 à 300 étudiants de première année. D'où nécessité de comprimer certains enseignements, de multiplier le nombre des assistants de cours, de modifier la forme des examens. Les départements devinrent eux-mêmes de petites usines. Certains prirent l'allure de navettes spatiales, éparpillées dans la galaxie Gutenberg. L'institution dont nous célébrons le cinquantenaire n'est plus une entité homogène mais une nébuleuse dont les astéroïdes voguent chacun dans sa direction. Mais ce n'est là qu'un cas particulier d'un phénomène devenu général. Nous sommes à une époque de remise en question. Les institutions que l'on croyait les plus solidement ancrées s'interrogent sur leurs raisons d'être et sur l'orientation de leur devenir. Notre Faculté n'a rien à craindre : elle a connu des moments de somnolence, voire de quasi-léthargie. Elle est maintenant riche de nouvelles ressources en homme et en idées. Tout l'incite, et en particulier le présent anniversaire, à se donner un nouveau souffle et de nouvelles énergies qui en feront un dynamique laboratoire et un phare comme elle l'était sur le Cap Diamant : le phare du plateau de Sainte-Foy.
Elle peut et elle doit, à compter de maintenant, redonner aux sciences de l'homme la place qui leur revient au-dessus du désarroi actuel des tendances et des idéologies. On ne peut plus les aborder comme on le faisait il y a cinquante ans. Il semble que la meilleure voie pour leur redonner du sens soit de les transcender sous une optique philosophique : circonscrire leurs
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fondements dans ce qui les constitue en sagesse pour la pensée humaine. Déjà, des pistes sont dessinées : à nous de les élucider et de les élargir.
Jean-Charles FALARDEAU,
professeur émérite.
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NOTICES BIOGRAPHIQUES
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Jean-Charles FALARDEAU
Après des études secondaires aux collèges Sainte-Marie et Brébeuf de Montréal et au Séminaire de Québec, il obtient le baccalauréat es arts en 1935, et en 1941 une licence en philosophie de l'Université Laval. Boursier de la Société royale du Canada, il poursuit des études prédoctorales à l'Université de Chicago, de 1941 à 1943. En 1943, il est nommé professeur de sociologie à l'Université Laval et occupe ce poste jusqu'en 1983. De 1953 à 1961, il est directeur du département de sociologie de la Faculté des sciences sociales. Il a été professeur invité à l'Université de Toronto à l'hiver de 1949 et professeur à l'Université de Bordeaux en 1949-1950. Professeur invité à l'Université d'Aix-en-Provence à l'été de 1955 et à l'Université de Vancouver (University of British Columbia) à l'été de 1957, il est professeur « associé » à l'Université de Caen durant trois années consécutives (1968-1971). Il a été professeur invité à l'Université de Paris-nord en 1972-1973. Il a été fait docteur « honoris causa » en droit de l'Université de York (Toronto) en 1977. Il est membre, depuis 1953, de la Société royale du Canada. Durant huit ans, il a été membre du Conseil de recherches en sciences sociales du Canada et président en [383] 1952-1953. Il a été membre du bureau de direction de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences (1953-1955). Il a été membre de la délégation canadienne à la neuvième Conférence générale de l'Unesco à la Nouvelle-Delhi (novembre 1956), président du Conseil des arts du Québec (1962-1965) et membre du Conseil de la langue française du Québec. Il est membre de l'Académie canadienne des sciences morales et politiques, de l'Académie canadienne-française ainsi que de la Société des écrivains canadiens. Il a mérité la médaille Louis-Gérin de la Société royale du Canada, la médaille Esdras Mainville de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et le grand prix Léon-Gérin pour les sciences de l'homme du gouvernement du Québec. Il a publié plus de deux cents articles et monographies portant sur quelques grandes lignes historiques, la société québécoise, son histoire et ses principales institutions, depuis l'Église et l'université jusqu'aux classes sociales, à la famille et à la culture en général. Il a publié quelques volumes sur la littérature québécoise en général et, en particulier, sur le roman dont il a été le premier à dégager les significations en regard de la société ambiante. Mentionnons seulement Notre société et son roman, Imaginaire social et littéraire, et de nombreux articles dans le Dictionnaire biographique du Canada et principalement dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec.
[1] Voir ses mémoires, Souvenances I, Montréal, Éditions La Presse, 1983, ch. VI.
[2] Les Presses de l'Université Laval, 1952.
[3] Les Presses de l'Université Laval, 1954, 288 p.
[4] Souvenances II, Éditions La Presse, 1988.
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