Jean-Charles Falardeau (1943)
“ITINÉRAIRE SOCIOLOGIQUE”.
Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. XV, nos 2-3, mai-août 1974, pp. 219-227. Québec : département de sociologie, Les Presses de l'Université Laval.
Je tenterai peut-être un jour d'expliciter en quoi et pourquoi je dois obscurément au fait d'avoir pratiqué l'orgue au collège durant quelques années, particulièrement d'avoir fréquenté Jean-Sébastien Bach, ma prédilection pour la sociologie.
Rien, en effet, dans mes préférences ou mes goûts conscients ne me signalait que je deviendrais sociologue. Ce terme, d'ailleurs, n'évoquait dans notre milieu, à l'époque où je dus faire un choix de carrière, que les travaux de théologiens ou la doctrine sociale de l'Église. J'étais attiré par les lettres et la philosophie. Mes parents firent impérativement valoir la nécessité de « gagner ma vie » et m'incitèrent à m'inscrire en droit. Ce que je fis. Tout en poursuivant, malgré tout, un cours de licence à la Faculté de philosophie de l'Université Laval où, déjà, terminant mes études secondaires au Séminaire de Québec, j'avais été l'un des premiers étudiants de Charles de Koninck. Il aura été mon premier maître véritable en me donnant le sens de la philosophie comme recherche. Je lui dois la révélation de la dialectique, le goût de la rigueur : une stimulante et indéfectible amitié se noua entre nous. Survient l'automne 1938 : la fondation de l'École des sciences sociales par le R.P. Lévesque o.p. dont j'avais déjà suivi un enseignement à la Faculté de philosophie. Je veux étudier à cette nouvelle École dont je sens confusément qu'elle offrira des nourritures terrestres correspondant à mes goûts qui se situent entre les deux pôles du juridique et du philosophique. Mon père est plus réticent mais la rhétorique intuitive du P. Lévesque emporte vite ses objections. Après quelques mois, un peu écartelé entre les cours de trois programmes universitaires : droit, philosophie, sciences sociales, je me déleste allègrement du premier.
L'éventail initial des cours de l'École est forcément hétérogène et assorti de diplomatiques compromis dont certains nous laissent sur notre appétit. Y prédominent les enseignements philosophiques ou éthiques d'où émerge péniblement la sociologie proprement dite. Le brave P. Ign. Eschmann o.p., ex-professeur à l'Angelicum de Rome, éreinte copieusement Hobbes, Rousseau, Comte et Durkheim. Son successeur, le P. Delos, o.p., venu de Lille où il a été associé au groupe des juristes institutionnalistes, Hauriou, Duguit, Renard, est d'autant plus enclin à juridiciser les concepts sociologiques que son intérêt le porte vers l'État et les relations internationales. Aucun cours d'histoire canadienne ou canadienne-française. Aucune allusion aux essayistes ou publicistes de notre XIXe siècle. Seuls nous rapprochent de quelques problèmes québécois l'enseignement de Benoît Brouillette en géographie humaine et les séminaires de Lionel Roy sur le Rapport Rowell-Sirois.
Cette absence, à l'École, d'un enseignement de l'histoire récente du Canada et du Québec n'était évidemment pas délibérée ; j'en ressentis néanmoins une grande frustration. J'étais captivé par le passé canadien -français de façon profonde, charnelle, lyrique. J'avais lu quelques historiens, de Garneau à Gustave Lanctôt. Je savais que ce pays était le nôtre. Aussi bien, durant mes années d'étudiant, Marius Barbeau m'accorda souvent le privilège de l'accompagner dans ses inventaires d'archives ou ses enquêtes à Ille d'Orléans. Peu s'en est fallu alors que, comme mon ami Luc Lacourcière, je ne me sois laissé séduire par les envoûtements du folklore. D'ailleurs, en seconde année à l'École, je confectionnai avec les moyens du bord une monographie mi-historique, mi-ethnographique sur la « réserve » des Hurons de Lorette, village voisin de celui où, depuis ma plus lointaine enfance, j'avais passé les soirées de chaque été avec mes parents, de juin à octobre, à la maison de mon grand-père paternel, lequel continuait à cultiver une terre qui avait appartenu à la famille depuis l'arrivée du premier Falardeau à la fin du XVIle siècle...
Je déplorais pourtant, sans doute comme la plupart de ceux de ma génération, que l'on ne nous ait pas dit des choses essentielles sur notre passé récent. La société française du Québec n'était plus ce que nos manuels scolaires, nos prédicateurs, nos hommes politiques nous avaient affirmé qu'elle était. L'abbé Groulx avait proclamé : « notre maître, le passé ». Le P. Lévesque disait : « notre maître, l'avenir ». Mais comment jeter un pont entre ce passé idéalisé et l'énigmatique avenir ? Qu'était le présent qui avait été traumatisé par la crise économique, qui avait vu se multiplier les programmes de réforme sociale et qui, durant ces années de la seconde guerre mondiale, était dessiné par les migrations massives vers les arsenaux, par le travail féminin dans les usines, par les conflits idéologiques entre les fascismes et les philosophies personnalistes et démocratiques ? L'essayiste canadien-français qui m'en avait le plus appris et m'avait le plus marqué durant les années 30 était Olivar Asselin. Par ses articles du Canada, surtout de L'Ordre, j'avais acquis le plus de connaissances concrètes de notre milieu, le besoin de réalisme, la conviction des exigences de notre culture et de notre langue françaises. André Siegfried avait aussi proposé des pistes éclairantes. De même Léon Gérin, dont j'avais lu par hasard avec avidité Le type économique et social des Canadiens. De même, Horace Miner dont, par hasard aussi, j'avais absorbé la monographie de Saint-Denis-de-Kamouraska à la suggestion d'amis de McGill. Mais il s'agissait encore, dans ces œuvres, de la paroisse, de la famille rurale, du passé. Rien ni personne, ou presque, ne nous disait ce que nous étions devenus...
Si donc je tente d'élucider pourquoi j'ai été entraîné vers la sociologie, je dois invoquer comme l'un des motifs dominants, sinon le principal : le besoin de comprendre ce qu'il était en train d'advenir à la société québécoise. Cette discipline, que je ne connaissais encore que de façon schématique, abstraite, presque négative m'apparaissait comme la seule qui pouvait répondre à mes questions. La bibliothèque de Laval, à cette époque, n'offrait que peu d'œuvres à notre gourmandise. J'y ajoutai, comme autrefois au collège, nombre de lectures « défendues » (Montesquieu !). Je ne saurais déterminer avec précision l'ampleur de l'influence qu'eut sur moi Durkheim : je sais qu'elle fut capitale. Malgré les condamnations dont l'avaient stigmatisé mies professeurs, j'ai éprouvé une sorte de vertige face à la rigueur avec laquelle il délimite l'omniprésence et l'omnipotence du collectif dans la vie humaine. Est-ce parce que j'y retrouvais l'analogue du formalisme moral de mon éducation jusqu'alors ? (Ce ne sera que plus tard que le professeur Étienne Gilson m'alertera à ce propos en me signalant les similitudes entre Les règles de la méthode sociologique et le Lévitique. Troublante et enrichissante révélation !)
Une rencontre surtout fut décisive : celle que je fis, durant l'été 1939, d'Everett-C. Hughes qui, déjà professeur à l'Université de Chicago depuis l'année précédente, était revenu quelque temps mettre la main à sa monographie de Cantonville. Je fus frappé par sa façon de penser et de poser les problèmes. Frappé aussi par la connaissance pénétrante et précise qu'il avait des transformations de la société canadienne-française qui se déroulaient sous nos yeux. Ses remarques, ses interprétations, ses questions me laissèrent alerté, plus déterminé que jamais d'en connaître davantage par moi-même. Au moment d'obtenir mes licences à Laval, en 1941, mon choix était irrépressiblement décidé : j'avais écrit à Hughes, j'irais me « spécialiser » en sociologie à l'Université de Chicago.
J'y arrivais plus démuni (en sociologie) que les étudiants américains de baccalauréat. J'étais condamné au progrès forcé, obligé tout à la fois de m'initier à l'abc de cette discipline et d'assimiler les enseignements de maîtres dont chacun était une autorité en son domaine. Le Département de sociologie de Chicago vivait encore de la fébrilité intellectuelle que lui avait imprimée le professeur Robert E. Park. Celui-ci enseignait à ce moment à Fisk University, une université noire du sud. Lors de l'une de ses visites à Chicago, Everett Hughes qui avait été un de ses disciples préférés me présenta à lui en disant : « votre petit-fils intellectuel ». Amicale générosité, sans doute, mais puissant défi. Quelques années plus tard, ayant à revenir à Chicago durant deux trimestres, j'eus la fortune inespérée d'habiter l'ancien appartement du professeur Park, maintenant décédé. Fascination quasi magique de me trouver dans le sanctuaire d'un puissant aîné qui, à mes yeux, avait pris figure de géant ; d'accéder aux volumes de sa bibliothèque ; d'éprouver le sentiment de participer aux silencieux mystères d'une genèse ancienne.
Si je m'interroge sur les auteurs ou les enseignements qui m'ont le plus façonné durant mes deux années à Chicago, je réponds : Simmel et Weber, W.1. Thomas et Georges Mead, Marcel Mauss, tel séminaire de Redfield, les enseignements de Louis Wirth et de Herbert Blumer. Le professeur Ogburn faisait encore grand état du concept de cultural lag qu'il avait inventé : je n'eus aucune peine a me convaincre que le Québec était bien l'une des sociétés où se manifestait avec le plus d'acuité le décalage entre les définitions officiellement professées du destin collectif et l'ordre des réalités sociales vécues. Je me mis à regarder le Québec avec des yeux nouveaux. Cela commença, durant mes furetages dans les sous-sols de la bibliothèque, avec la rencontre de l'œuvre de LePlay, puis de la revue La science sociale et, dans celle-ci, des premiers travaux historiques et théoriques de Léon Gérin. Sous la direction de Redfield, j'entrepris une étude de l'évolution de l'institution paroissiale sous l'Ancien régime et au Québec ; avec Warner, une exploration des strates socio-économiques de l'univers québécois, avec Wirth, une analyse de la morphologie de la ville de Québec ; avec Burgess, une esquisse d'études à effectuer sur nos structures familiales. Et mes conversations avec Hughes, en toutes occasions, aiguisaient mon impatience d'appliquer à ma société une optique, des interrogations, des modèles d'analyse et d'interprétation sociologiques.
À Chicago, je me suis imbibé de sociologie. Aucune école de pensée n'y régnait de façon dogmatique. On vivait de sociologie comme d'une poussée vitale. Je crois avoir pris mon bien où je le trouvais. Et ce bien était étayé sur la conviction que, seule, la sociologie permet une vision globalisante des phénomènes humains, une vision postulant que la totalité sociale est plus que la somme de ses parties constituantes. J'étais convaincu qu'aucune sociologie n'est possible sans l'histoire ni sans une psychologie sociale. Je persistais à percevoir des liens nécessaires entre la sociologie et une éthique : de même que Freud, comme l'a rappelé Thomas Mann, fut moraliste dans la mesure où, révélant tout ce qu'il y a d'irrationnel dans le comportement humain, il a permis de préciser le registre (très faible) où l'homme demeure vraiment libre, de même la sociologie, en circonscrivant les déterminismes culturels qui s'imposent à l'individu aussi bien que les circonstances où celui-ci peut les infléchir ou les modifier, met en mesure d'identifier les zones où l'autonomie est effectivement possible. Je m'étais enfin convaincu que la sociologie, science dynamique encore en devenir, doit d'abord se pratiquer avec les yeux et avec les pieds, en observant et en marchant.
Je revins à l'Université Laval comme professeur, en 1943, électrisé par ces certitudes fondamentales. J'ai dit ailleurs [1] ce que furent les années durant lesquelles nous, qui constituâmes le premier noyau des professeurs de carrière de l'École des sciences sociales (Maurice Lamontagne, Maurice Tremblay, Roger Marier, Albert Faucher, le P. Gonzalve Poulin, le P. Gilles Bélanger, l'abbé Gérard Dion), devenue Faculté à l'automne de 1943, déployâmes d'imagination et d'efforts, sous la direction hardie du R.P. Lévesque, pour étayer et faire épanouir l'institution qui incarnait le dynamisme de notre ambition : connaître, faire connaître notre société, chercher à en polariser l'évolution. Intimement associé au Département de sociologie et de morale sociale (il fallut durant plusieurs années maintenir cette appellation contrôlée) et au Centre de recherche sociale qui, dans mon esprit, ne faisaient qu'un, je plongeai dans l'enseignement et la recherche avec l'ardeur du néophyte. C'est à ce point que s'impose de nouveau, dans mon souvenir, l'image du pédalier et des claviers de l'organiste.
Comment enseigner une science qui est en même temps une conviction, une sorte de foi, une façon de penser et de vivre, sinon en s'ingéniant à transmettre par tous les moyens l'ardeur qui nous anime ? En faisant connaître ce qu'ont dit de la sociologie ses précurseurs et ses fondateurs, ce que font ses pratiquants contemporains. Tâche d'autant plus épineuse que la mentalité québécoise était polarisée par les modèles du devoir être et qu'il fallait inciter à voir et à comprendre le vécu ambiant, faire prendre conscience de la réalité telle qu'elle était. Tâche fascinante autant que délicate : tenir compte de la mentalité des étudiants tout en les acheminant vers une perspective radicalement nouvelle. Durant trente ans, ce sera mon souci et mon salut intellectuel : comprendre des esprits jeunes et curieux ; respecter leurs attitudes ; les initier à de nouveaux cadres de pensée qui les installent dans une autre compréhension de leur propre passé, de leur milieu, de leur avenir, du monde, de leurs relations avec le monde. D'autres diront les résultats de ce labeur qui fut ma raison d'être : enseignements à créer de semestre en semestre, en méthodes de recherche, en sociologie du milieu rural, de la ville, des institutions, en histoire de la pensée sociologique ; enquêtes et monographies collectives et individuelles à planifier et diriger. La bienveillance avec laquelle le cher Léon Gérin avait consenti à m'accueillir et à me favoriser de son amitié me fut un viatique dont je ne cesse d'apprécier encore, plus que jamais peut-être, la portée. À chacune des visites que je lui rendais à son domicile d'Outremont, il me faisait répéter, tant il en était radieux et presque incrédule, que c'était bien vrai qu'à l'université de Québec, on enseignait maintenant la « science sociale » - lui qui en avait été, plus de cinquante ans auparavant, le pionnier canadien méconnu !
Tout n'allait cependant pas de soi. Durant mes toutes premières années d'enseignement, la seconde guerre mondiale n'étant pas terminée et la France demeurant silencieuse, il fallut, pour faire connaître aux étudiants l'ensemble de la sociologie, s'ingénier à repérer et acquérir pour notre bibliothèque embryonnaire des collections et des ouvrages essentiels de la sociologie française, fabriquer des anthologies aussi représentatives que possible de textes fondamentaux, improviser sans répit une terminologie française pour véhiculer les acquisitions des recherches américaines de sociologie et d'anthropologie sociale. Un séjour d'un an comme professeur à l'Université de Bordeaux, sur l'invitation de Jean Stoetzel, en 1949-1950, fut pour moi l'occasion de clarifier une « synthèse » à laquelle s'ajoutait dorénavant la prolifération des premières grandes recherches françaises d'après-guerre. Le professeur Gabriel Le Bras que je rencontrais souvent à Paris m'encouragea presque impérieusement à poursuivre mes observations sur l'évolution de la paroisse et de l'Église au Québec. La publication, à la même époque, de La vocation actuelle de la sociologie de Gurvitch apporta des assises plus cohérentes à mes cheminements vers une « sociologie en profondeur ».
J'ai le sentiment d'avoir été « en sociologie » un peu comme on dit que l'on est en religion. Cet état de vie intellectuel n'a pourtant pas été pour moi un Thabor : plutôt une série de Passions, éclairées par des Résurrections épisodiques. En 1952, à l'occasion du centenaire de l'Université Laval, j'eus l'idée et la possibilité de convoquer un colloque interdisciplinaire sur l'impact de l'industrialisation au Québec. Premier diagnostic, forcément partiel, de nos stases et de nos métabolismes culturels, l'ouvrage qui en reproduisit les travaux, Essais sur le Québec contemporain fut l'inspiration de nouvelles recherches. Nommé, en 1951, directeur du Département de sociologie (tout court, cette fois) j'aurai l'émouvante satisfaction, au cours de la décennie qui suit, de me voir secondé, supporté, dilaté, par d'inappréciables nouveaux collègues qui sont d'anciens étudiants : d'abord Guy Rocher, mon premier et inestimable co-pilote, Fernand Dumont, Yves Martin, Marc-Adélard Tremblay, Gérald Fortin, Léon Dion, Gérard Bergeron. Bien que nous perdions, en 1954, ces deux derniers avec Maurice Tremblay au profit d'un Département de science politique, nous sommes dorénavant une équipe et mon aventure de sociologie se multiplie, par endosmose, à la puissance n.
Si je récapitule la bibliographie de ce que j'ai publié durant ces quinze ou vingt premières années, je constate que mon intérêt a été principalement absorbé par des recherches de « morphologie » sociale. Peut-être était-ce inévitable, du fait qu'il fallait d'abord, dans le dédale à peine exploré d'une société en rapide mutation, dégager les traits de son substrat matériel et de ses structures essentielles ? Ainsi, je me suis successivement arrêté à la ville de Québec, aux villages, à la famille, à la paroisse, à l'Église en tant que structure englobante, aux professions, à l'université, à la stratification sociale, à la société québécoise comme totalité, aux relations de celle-ci avec l'autre « nation » constituant le Canada, la société anglophone. Études forcément sommaires, provisoires mais à mes yeux nécessaires. J'avais souhaité connaître ma société en devenir : il fallait y plonger, étape par étape, pour parvenir, même à tâtons, à en « faire le tour ». Plus tard, d'autres y regarderaient de plus près (ils le faisaient déjà) et avec de meilleures lentilles. J'éprouvais le sentiment d'être une sorte de pionnier : sentiment récurrent, de génération en génération, dans l'histoire des « intellectuels »canadiens-français ! Mais, cette fois, la différence consistait en ceci que je faisais partie d'un mouvement, qui se dédoublait à Montréal, et que notre labeur ne serait ni sans écho ni sans suite.
Ce labeur, je ne l'ai jamais conçu comme restreint aux salles de cours ni à l'enseignement. Comment d'ailleurs le sociologue pourrait-il dissocier son activité intellectuelle d'une participation à des causes qu'il estime vitales ? Le processus de connaissance de la société ne peut éviter de déboucher sur une pratique sociale : connaître et vouloir transformer le social sont les deux versants d'une même montagne. Or, les années 50 multiplièrent les occasions de nous affairer à des entreprises de transformation. Déjà, dès les années d'après-guerre, on nous avait sollicités, au Québec et à l'extérieur, pour des activités de planification et d'éducation populaire. Le régime Duplessis obligea tous ceux qui se préoccupaient de progrès social à répudier la rhétorique négative et l'immobilisme qui, de nouveau, masquaient les problèmes réels. Nous, des sciences sociales de Laval et de Montréal, comme plusieurs de Radio-Canada et comme bien d'autres, fûmes engagés dans une sorte de maquis politique. Il fallut prendre parti pour le bond en avant.
C'est dans cette conjoncture qu'avec Frank R. Scott je dirige la préparation et la publication des études qui constitueront, en 1956, le volume sur La grève de l'amiante finalement mis en forme par Pierre Elliott Trudeau. Avec Maurice Lamontagne et quelques amis montréalais, je participe, en 1954, à la fondation de l'Institut canadien des affaires publiques. Et il y eut encore l'ardente collaboration à la campagne des « Trois » étudiants montréalais réclamant une réforme du système d'enseignement. Que n'y eût-il pas durant ces années fougueuses et méritoires ?... Certains, plusieurs d'entre nous, à Laval, comme d'autres ailleurs, avons préparé, à notre façon, l'avènement de 1960. Les historiens à venir diront dans quelle mesure.
Les années 60 me ramènent vers de nouveaux soucis de recherche. En 1960, exactement, mes collègues et moi estimons que le moment est venu de fonder une revue qui serait pluridisciplinaire et centrée sur le Québec. Ce sera Recherches sociographiques dont Fernand Dumont et moi sommes directeurs : nouvelle aventure, nouveau tremplin dont Yves Martin assure la solidité et l'élasticité.
À cette époque, je me ré-oriente tant par propension personnelle que par les nécessités de l'enseignement vers des interrogations posées par le passé québécois, l'histoire des idées durant notre XIXe siècle, les prophètes que furent Étienne Parent et Errol Bouchette. Le second colloque organisé par notre revue, en 1964, sur le thème Littérature et société canadiennes-françaises est l'étincelle qui allume une curiosité plus précise qui demeurera mon intérêt dominant jusqu'à ce jour, du côté d'une sociologie de la culture et de l'imaginaire. Tout d'abord, d'une problématique sociologique de la littérature romanesque. Dans un premier temps, je m'arrête aux romanciers québécois puis, un séjour de trois ans à l'Université de Caen m'entraîne en une réimmersion totale dans la littérature française contemporaine, dans diverses littératures. Les univers rêvés par les récits romanesques recèlent des structures, des forces imaginantes qui renvoient aux sources du non-dit dans la vie collective : je suis attiré par la recherche des relations entre les unes et les autres, par des épiphanies, par des homologies. Curieux destin qui me reconduit à la littérature de mes premières inclinations !
La sociologie demeure ainsi pour moi une science ouverte, toujours en devenir et qui n'en a pas fini de proposer les défis d'une connaissance de plus en plus dynamique de nous-mêmes, des autres, de nos au-delà.
Mes vues sur l'avenir de la sociologie au Québec prennent tout d'abord la forme de vœux touchant le destin de notre discipline dans l'enseignement supérieur. Nous en sommes arrivés depuis un bon moment au stade d'une incontestable maturité : il faut non seulement maintenir celle-ci mais faire en sorte que les sociologues québécois s'affirment avec de plus en plus de solidité, d'originalité. Si les embûches qui nous guettent ne sont guère différentes de ce qu'elles sont ailleurs, certains indices locaux d'éparpillement ou de dilution ne laissent pas d'être inquiétants.
Je crains, en particulier, que les déperditions de qualité qu'entraîne déjà, dans certains secteurs de l'enseignement universitaire, la mise en pratique de déplorables pédagogies ou de programmes-cafétérias en honneur dans les CEGEPs ne deviennent bientôt funestes dans l'enseignement universitaire de la sociologie. La loi de Gresham s'applique en d'autres domaines que celui de la vie économique : la mauvaise monnaie risque de chasser la bonne. Les facteurs qui provoqueraient une telle détérioration ne sont pas impensables : ils sont déjà à l'œuvre dans la mentalité de très nombreux étudiants ; ils ont contaminé celle de certains enseignants. Mais il est temps de réagir. Il serait déplorable que la sociologie au Québec s'engageât dans la joyeuse facilité, dans le laisser-aller, en définitive dans la médiocrité. Il serait surtout catastrophique qu'un dogmatisme inspiré soit du marxisme, soit de quelque autre idéologie unidirectionnelle vînt stériliser le souci d'objectivité et l'esprit inventif. Ici encore et davantage, il faut crier gare. Tout sectarisme paralyse la recherche authentique. Aussi bien, nous avons consacré de longs et nécessaires efforts, il n'y a pas si longtemps, à nous décrocher d'une doctrine religieuse de conserve : or, celle-ci, tout compte fait, semblait bénigne si on la compare aux nouveaux dictats qui prétendent caporaliser la libre pensée. Il serait étrangement paradoxal que nous ayions dorénavant à lutter contre des intransigeances plus rigoureuses que les premières...
Les tâches qui sollicitent notre recherche sont pourtant plus pressantes que jamais, par suite des appels tant de notre société que de ceux de notre discipline elle-même. Tout n'a pas été dit sur le Québec contemporain et bien des interprétations qui en sont proposées demandent précision sinon révision. Peut-être n'est-il pas inexact que notre société appartienne à la catégorie « postindustrielle » et soit déjà « complètement urbaine », mais n'y a-t-il pas lieu d'évaluer avec plus d'exactitude les décalages qui ne cessent de se manifester entre les définitions de nous-mêmes et les conduites effectives de ceux qui nous entourent ? Les thématiques prétendument nouvelles et souvent fort archaïsantes dont se repaissent nos mass media et d'autres formes esthétiques d'expression ne nous incitent-elles pas à cerner de plus près les symboles collectifs dont vivent les couches caractéristiques de la société québécoise et à vérifier si nous sommes vraiment « arrivés en ville » ?
Ces questions en rejoignent d'autres, plus radicales encore, touchant l'ensemble de notre culture. Celle-ci est manifestement désarticulée ; les valeurs religieuses en ont disparu ; les diverses variétés de contre-cultures des jeunes en accentuent le désarroi ; comme ailleurs, les contestations créent le vide et, plus qu'ailleurs, on prétend recoudre les déchirures spirituelles de façon principalement sinon exclusivement politique. Est-ce pourtant la seule tâche urgente qui s'impose à ceux que préoccupe notre destin ? Je n'en suis pas convaincu.
Le Québec de 1974 a changé bien des fois de visages depuis celui que je cherchais à connaître dans les années 40. Je veux autant que quiconque qu'il devienne de plus en plus libre et même qu'il le soit complètement. Mais je crois aussi que d'autres questions se posent avec un acuité égale à celle de la question politique et que nous ne pouvons nous satisfaire encore longtemps du très mince modèle « colonisateur-colonisé » pour éclairer notre lanterne. Par exemple : à quelles conditions une autonomie politique absolue du Québec ré-instituerait-elle une solidité culturelle et un consensus sur les valeurs à défendre, en particulier, la langue ? La réflexion sociologique ne devrait-elle pas, de toute urgence, se concentrer sur notre système culturel conçu comme une totalité et investi d'une autonomie et d'exigences qui lui sont propres ? Dans la même perspective s'impose aussi, à mon avis, la nécessité de rétablir les liens entre les éléments de notre tradition intellectuelle qui ont été, historiquement, discontinus ou fragmentaires afin de reconstituer les lignes de force d'un tableau d'ensemble qui est nécessaire pour inspirer la synthèse originale dont nous avons besoin. Nous ne pourrons continuer à « vivre au rouet ». Nous ne pourrons survivre, ni culturellement, ni politiquement, sans avoir déterminé les conditions qui nous permettront de compenser les carences que nous a values le fait de passer sans transition du stade théocratique-paternaliste au stade de la technocratie ; d'accélérer nos classes de l'apprentissage collectif de la responsabilité et du « gouvernement de soi ». De nos réponses à ces défis sociologiques dépendra notre avenir comme collectivité.
Il n'y a sans doute pas un seul type du sociologue idéal du Québec futur. Je vois toutefois les authentiques sociologues existants et à venir de plus en plus préoccupés de théorie, de plus en plus incités à articuler leurs réflexions à des questions d'épistémologie. Notre discipline, assumant l'expérience de son passé comme science et dépassant certaines de ses auto-interrogations, devrait réaliser les bonds qui la destinent, j'en ai toujours l'espoir, à se constituer en une vaste anthropologie cohérente. Elle seule est en mesure d'y parvenir.
[1] « Lettre à mes étudiants. À l'occasion des vingt ans de la Faculté des sciences sociales de Québec », Cité Libre, 23, mai 1959, 4-14.
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