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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de M. Jean-Charles Falardeau (1914-1989), “La paroisse canadienne-française au XVIIe siècle”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 33-43. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Extrait de: «Paroisses de France et de Nouvelle-France au XVIIe siècle», Cahiers de l'École des sciences sociales, politiques et économiques de Laval, 2, 7 (sans date), 20-38.]

Jean-Charles Falardeau (1914-1989) 

“La paroisse canadienne-française
au XVIIe siècle”

 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne française, pp. 33-43. Montréal: Les Éditions Hurtubise HMH ltée, 1971, 404 pp. [Extrait de: «Paroisses de France et de Nouvelle-France au XVIIe siècle», Cahiers de l'École des sciences sociales, politiques et économiques de Laval, 2, 7 (sans date), 20-38.]
 

Seigneuries et villages 
La proto-paroisse canadienne

 

Seigneuries et villages

 

L'abbé Casgrain qui écrivait au siècle dernier à un moment de grand enthousiasme pour l'Histoire accepte volontiers la thèse favorite de Rameau d'après laquelle la France, en colonisant le Canada, aurait transporté d'un bloc toutes ses institutions conservées dans leur forme médiévale « à peu près comme la colonisation antique qui amenait avec elle la cité tout entière avec sa hiérarchie, ses formes, son personnel organisé... en sorte qu'il n'y avait point rupture de tradition, mais développement de la société ». [1] Thèse qui vient d'être reprise plus récemment, corrigée d'aperçus ingénieux, par M. Burton Ledoux. [2] La réalité ne fut cependant pas tout à fait aussi simple et il vaut la peine d'esquisser quelques-uns des contrastes et des altérations qui firent les institutions du Canada si manifestement différentes des types administratifs et sociaux de la France de Louis XIV. Malgré les ambitions du roi qui voulait façonner en tous points une colonie à l'image et à la ressemblance de la métropole [3], le régime de colonisation comme les modes de gouvernement civil ou religieux successivement établis au Canada prirent, de soi, dans le plus grand nombre des cas, le caractère d'instruments ajustés aux conditions d'un pays nouveau et plus conformes aux besoins d'une société en élaboration.

 

Le premier événement en date de la colonisation canadienne, la fondation des seigneuries, impliqua une grande innovation par rapport au système continental. Alors que la féodalité française avait été une institution politique, le système seigneurial canadien, dont le nom seul est signe d'une adaptation à un pays neuf, se manifesta essentiellement, ainsi que l'a noté après d'autres M. Georges Langlois, comme « un régime purement économique... un mode de distribution des terres et de leur exploitation ». [4]

 

Les seigneuries concédées à partir de Talon avaient environ la même superficie, soit une lieue de front, en bordure du fleuve ou d'une rivière, sur une lieue de profondeur à l'intérieur des terres. Comme le fleuve et les rivières furent durant longtemps les seules routes de la colonie, il était nécessaire pour chaque censitaire d'y avoir un accès immédiat qui lui faciliterait aussi les ressources de la pêche. Ainsi les lots des colons étaient-ils tous très étroits et très profonds, de 5 à 6 arpents de front sur une trentaine ou une quarantaine de profondeur. Chaque colon construisant sa demeure à l'extrémité de sa terre, en façade du fleuve, à peu de distance de son voisin, il s'ensuivait qu'un chapelet ininterrompu de maisons qu'on appelait la « côte » s'alignait petit à petit le long du fleuve et des rivières. Si bien qu'un voyageur aurait pu voir presque toutes les maisons du Canada en canotant le long du Saint-Laurent et du Richelieu. [5] Lorsque tous les lots le long du cours d'eau étaient occupés, un autre « rang » de maisons se construisait à un mille de la côte et parallèle à celle-ci ; plus tard, un second « rang » un mille plus loin et ainsi de suite. Cette disposition, si particulière au Canada français, des habitations sur une longue ligne, rendait impossible toute forme de communauté ramassée autour d'un clocher telle qu'elle existait en France. C'est la « côte » ou le « rang » qui devint au Canada l'unité naturelle de peuplement. La seigneurie, rectangle strié de rangs équidistants, était trop vaste. La paroisse elle-même, cadre d'abord arbitraire et artificiel, aura peine à concentrer les populations qui la fuient le long des rubans de chemins interminables.

 

Louis XIV, dès 1663 et à plusieurs reprises, ordonna aux administrateurs de la colonie « d'empêcher les habitants de construire leurs habitations sur leurs terres mais de les forcer à se grouper en villages [6] et de les porter à observer les règlements et usages qui se pratiquaient en France [7] ». L'intendant Talon tenta d'appliquer ce règlement aux concessions ultérieures. Il voulut s'opposer « à ce qu'à l'avenir, on formât aucune (habitation) qui ne fût en corps de communauté, hameaux, villages et bourgs » [8] et alla jusqu'à projeter avec grand soin, fonder et peupler dans les environs de Québec, six bourgs ou villages disposés selon le type français, c'est-à-dire avec un groupe central d'habitations auquel aboutaient les champs distribués tout autour de ce pivot comme les rayons d'une roue. Ce furent Bourg-Royal, Charlesbourg, village Saint-Claude, village Saint-Joseph, village Saint-Bernard et Petite-Auvergne. [9] Ce furent aussi les seuls « lieux ramassés » jamais réalisés en Nouvelle-France car l'habitant canadien continua à se bâtir sur des rangs isolés le long du fleuve ou de la grande route [10] ; les exigences du milieu étaient plus puissantes que les intentions et les édits de Sa Majesté.

 

Durant la première période de la colonie, quelques-uns seulement des seigneurs canadiens s'acquittèrent de leur obligation de peupler leurs domaines. Plus volontiers en campagne militaire que sur leurs terres, insouciants ou manquant de ressources ou de science agricole, trop entreprenants ou trop peu diligents, la plupart faillirent à leurs obligations rurales et se contentèrent d'échouer à quelques postes de fonctionnaires dans le gouvernement local. Ils n'eurent aucune influence réelle ni durable sur le colon canadien envers qui ils ne surent pas jouer ce que M. Léon Gérin appelait le rôle de « grands patrons agricoles ». [11] L'ascendant encore considérable exercé en France par le seigneur campagnard et qui aurait pu, en Nouvelle-France, se dédoubler et se compléter d'une action directe du seigneur sur les affaires temporelles et l'avenir de ses colons, sera très tôt assumé, à son défaut, par le prêtre-curé de la paroisse.

 

L'habitant canadien, pour sa part, est attaché à sa terre qu'il fait valoir librement avec l'aide de sa famille. Voisins de lui, d'autres habitants ont entrepris la même tâche et cette communauté d'intérêts, accentuée par la promiscuité des habitations le long d'un même chemin, crée un esprit d'entraide d'un type tel qu'il n'en a jamais existé dans la campagne française. Les voisins s'entre-secourent et s'entre-visitent les uns les autres. La côte ou le rang au Canada deviendront vite l'unité fondamentale de solidarité sociale. Le rang cesse de désigner seulement un chemin pour identifier l'ensemble des habitants qui y demeurent. La cohésion de voisinage sera la première manifestation, toute spontanée, de groupement rural. [12] On la verra persister, aussi tenace qu'à l'origine, longtemps après la formation de la paroisse laquelle ne cessera jamais d'être, en un certain sens, qu'un assemblage de rangs. Et n'est-on pas, encore aujourd'hui, familier avec cette toponymie des gens de la campagne qui différencient les quartiers d'une paroisse selon le « haut » et le « bas » de la paroisse, même selon le « haut du haut » et le « bas du bas » ?

 

La vie de voisinage sera aussi presque la seule expression d'activité extrafamiliale de l'habitant canadien pour qui la vie municipale séculière, comme telle, n'avait alors aucune importance sinon aucune signification. Inutile de rappeler qu'il n'y eut, durant tout le régime français au Canada, aucune organisation des campagnes en municipalités civiles. Les paroisses, organismes religieux, suffirent, au fur et à mesure de leur établissement, à servir de cadre administratif et à remplir la fonction de municipalités rurales. Au surplus, ce n'est qu'exceptionnellement que les colons de la Nouvelle-France manifestèrent, comme groupe, quelque intérêt dans le gouvernement du pays. « Sans organisation quelconque qui pût les grouper et les diriger, remarque M. Lanctot, ils avaient pris l'habitude de se soumettre passivement aux ordonnances des intendants, aux ordres du gouverneur et aux édits de Versailles. » [13]

 

L'habitant de la campagne, le vrai habitant, n'eut jamais aucun droit de représentation ni de participation dans les affaires publiques. Pour ce qui était de ses intérêts locaux, son seigneur ou le plus souvent son curé jouait le rôle de mandataire, de conseiller ou d'arbitre. Indépendant et volontiers passif, il ne sentit à aucun moment le besoin d'une institution analogue à la « communauté » rurale de France. Tous les problèmes de sa vie villageoise, telle l'organisation scolaire, trouveront dans les organismes corollaires à l'église, particulièrement dans la fabrique, un instrument suffisant à les résoudre. L'intérêt collectif, l'intérêt proprement municipal de l'habitant canadien restera d'ordre strictement paroissial.

 

La proto-paroisse canadienne

 

L'idée paroissiale était l'une des institutions fondamentales qu'apportaient avec eux les pionniers canadiens et son élaboration fut l'oeuvre d'un clergé infatigable, secondé ou aiguillonné par les premiers chefs ecclésiastiques et civils du pays. Ceux-ci dès le début même conçurent et décidèrent le plan systématique d'une division de la colonie en unités paroissiales bien avant que les territoires en fussent effectivement peuplés. Dans le concret, l'organisation religieuse des premiers établissements de la Nouvelle-France ne peut s'élaborer que lentement, pauvrement, et ce fut en elle cependant que se réalisa le moins imparfaitement le voeu royal qui voulait voir les institutions coloniales reproduire les modèles métropolitains.

 

À l'arrivée de Mgr de Laval en 1659, la colonie ne comptait que trois paroisses pratiquement formées : Québec, Montréal et Château-Richer. Après l'occupation des concessions de la région québécoise, trifluvienne et montréalaise, l'oeuvre de colonisation s'échelonna plus au loin sur les rives du fleuve. Il n'y a qu'à relire l'une ou l'autre des monographies paroissiales racontant, chacune à sa façon, les premières annales d'un grand nombre de villages fondés en Nouvelle-France au XVIle siècle, pour vérifier que tous eurent, à peu de variantes près, la même genèse quasi héroïque rehaussée, ici par la crânerie des colons, là par la vaillance apostolique des prêtres fondateurs ou desservants. En arrivant sur place les colons, quelquefois accompagnés de leur seigneur, s'employaient à déblayer leurs lots. Les visites du prêtre missionnaire avaient lieu à intervalles irréguliers. Dans la plupart des cas, on l'hébergeait et il disait la messe soit au « manoir » seigneurial, soit dans la maison d'un des habitants. Lorsque le « village » avait pris plus d'importance, généralement au moment où il rassemblait une quarantaine ou une cinquantaine de familles et qu'une chapelle avait été construite, les habitants demandaient à l'évêque un curé résident. Mais l'étendue couverte par les seigneuries de la colonie et, à l'intérieur de chaque seigneurie, la dissémination linéaire des habitants sur les « côtes » rendaient difficile la concentration du ministère ecclésiastique en des territoires nettement définis. En outre, la colonie ne comptait qu'un nombre minime de prêtres. Un grand nombre de villages restaient longtemps sans la visite des curés itinérants dont chacun avait deux, trois, cinq, huit - ou même, comme cet abbé Morel qui desservait à lui seul toute la rive sud en bas de Québec - treize districts confiés à ses soins.

 

Étendue. - Ce qu'au début de la colonie on appela du nom de « paroisse » fut donc une sorte d'entité dialectique en voie d'accommodement et d'adaptation à un milieu en formation. Les premières « paroisses » comprenaient des superficies démesurées. Ainsi en 1691, Mgr de Laval et l'intendant avaient distribué des « paroisses » de 30 ou 40 lieues de large. [14] Ces paroisses étaient plus exactement des missions ou des districts paroissiaux. Un « Plan général de l'état des missions du Canada » préparé en 1683 à la demande de l'évêque énumère pour les trois gouvernements de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières, une liste de 79 villages ou villes dont la plupart ne sont encore que de simples missions embryonnaires. [15] Tels encore les 40 districts paroissiaux établis tout d'un coup assez arbitrairement, vers 1685, par le grand vicaire de Mgr Laval et l'intendant de Meulles [16], ou enfin les 82 nouveaux que l'on fixa par le « Règlement des districts de paroisses de la Nouvelle-France » de 1721. [17] Beaucoup de ces districts, d'après l'historien de l'Église canadienne, ne contenaient même pas encore d'habitants : ils constituaient tout simplement des cadres destinés à inviter les colons à venir s'y grouper. [18] Leurs limites servaient surtout à préciser, à une époque donnée, les circonscriptions sous la responsabilité de chacun des curés missionnaires. « À mesure que le terrain se découvre et que les habitants s'établissent, notera quelques années plus tard un Mémoire de Mgr Dosquet, il faut changer de domicile le missionnaire, multiplier les paroisses, les unir, les séparer, etc., pour la commodité des peuples et des pasteurs. » [19] Presque chacun des districts paroissiaux contenait plusieurs « villages » faisant partie soit d'une même seigneurie, soit de deux ou trois petites seigneuries. [20]. Encore en 1721 par exemple, la seule « paroisse » de Charlesbourg englobait, à elle seule, dix-sept villages. Le curé des Camouraska avait le soin d'une paroisse comprenant cinq villages sur une distance de 6 lieues. [21] Au fur et à mesure du peuplement de la colonie, les circonscriptions paroissiales originaires étaient subdivisées de manière à former des unités territoriales plus restreintes correspondant plus exactement à ce que nous entendons aujourd'hui par le terme de paroisses et qu'un seul curé pouvait desservir exclusivement. [22]

 

Érection. - Très peu parmi toutes ces paroisses du XVIle siècle jouissaient de la consécration officielle qui en faisaient des institutions juridiquement existantes, c'est-à-dire, l'érection canonique par l'évêque. Mgr de Laval en 1678, au moment où il avait installé des prêtres résidents dans les localités les plus appropriées, avait érigé officiellement quelques paroisses. [23] Mgr de Saint-Vallier, ambitieux de donner à l'Église canadienne une organisation stable, s'était préoccupé d'ériger canoniquement le plus grand nombre possible de paroisses : huit, de 1692 à 1700, et une dizaine d'autres, en 1714 et en 1721. Mais ces paroisses étaient l'exception et le restèrent assez longtemps. « Il est de notoriété publique, écrira en 1730 Mgr Dosquet, que sur environ cent paroisses qui composent le diocèse de Québec, il n'y en a qu'une vingtaine qui soient actuellement remplies par des curés en titre ; toutes les autres, dont un grand nombre ne sont même pas érigées en paroisses ne sont desservies que par de simples missionnaires... » [24] Quoi qu'il en soit, durant tout le régime français, dès qu'il s'agissait d'ériger les paroisses, ce privilège a appartenu àl'évêque seul en toute liberté, sans l'intervention de l'État. L'ancienne jurisprudence qui consacrait les droits de l'évêque tels que définis par les canons de l'Église n'a jamais cessé de prévaloir. [25]

 

Curés. - Même s'ils ne devaient être canoniquement constitués en paroisses officielles que beaucoup plus tard après leur fondation, les villages se complétaient par eux-mêmes, petit à petit, des divers éléments constitutifs d'un organisme paroissial proportionnés au degré de leur développement. Le facteur essentiel sans lequel un village ne pouvait rester qu'un îlot isolé, imparfait et sans espoir de progrès paroissial proprement dit, était la présence d'un curé résident. Plus encore au Canada peut-être que dans les campagnes de France, le curé fut l'animateur sine qua non de la vie de la paroisse. Du jour où le village possédait un curé exclusif il devenait plus que le point de départ de la « côte » ou l'addition d'un certain nombre de « rangs », il devenait concrètement paroisse, c'est-à-dire une communauté de fidèles identifiés par un territoire précis. Le curé canadien fut le catalyseur d'abord, le ferment actif ensuite, de la communauté paroissiale rurale.

 

Contrairement à son confrère de France qui était attaché à une cure de façon perpétuelle, inamovible, le curé canadien demeura toujours amovible et révocable au gré de l'évêque. Tel avait été le décret de Mgr de Laval, conforme aux nécessités d'une Église naissante et qu'aucune autorité ecclésiastique subséquente ne put ni ne voulut jamais abroger. [26] Les immenses districts paroissiaux originaux demandent à être souvent remaniés selon les migrations de la population, l'assistance spirituelle des « paroisses » nouvelles eût été compromise si chaque curé avait été irrévocablement fixé à un territoire déterminé. Mais il n'en demeurait pas pour cela moins indigent. Son seul revenu officiel, la dîme, définitivement fixée après bien des avatars [27] à la 26e portion des grains et qui devait lui être payée par les colons, constituait une insuffisante source de subsistance. Les dîmes de tout le pays, en 1700, n'auraient pu supporter plus d'une dizaine de prêtres. Les habitants étaient pauvres et il échut au trésor royal, durant de nombreuses années, d'assurer le traitement du clergé canadien en même temps que la subsistance matérielle de quantité de paroisses. Les gratifications varièrent selon les époques avec une tendance à ne jamais être inférieures à la demande des 8,000 livres annuelles qui paraît comme une sorte de leit-motiv dans la correspondance des intendants et sans lesquelles le sort des curés eût été compromis.

 

Pasteurs de communautés dénuées de ressources, d'organisation et la plupart du temps de chefs locaux, les premiers curés canadiens devinrent tôt les chefs réels des paroisses en gestation. Comme en France, ils avaient la responsabilité des registres de l'état civil. Ils connaissaient intimement la vie de leurs paroissiens. M. J.-Edmond Roy rapporte que tous les habitants de la paroisse Saint-Joseph de Lauzon s'adressaient au curé Boucher, depuis vingt-cinq ans, dans le règlement de leurs affaires. « Il ne se faisait pas une seule transaction dans la paroisse sans qu'il fût consulté. Il recevait les testaments, rédigeait les donations et se chargeait des écritures qu'on voulait lui confier. » [28] Si durant de nombreuses années l'autorité des curés dans le gouvernement religieux de la paroisse resta limitée par de fréquentes interventions personnelles de l'évêque [29], leur autorité temporelle dans la vie publique des habitants ne fit que s'accroître. Les habitants du village canadien n'ont pas de droit coutumier, ni d'assemblées communales, ni de conseil municipal. Très rarement le seigneur est là pour s'intéresser ou s'opposer à leurs désirs. Le conseil de fabrique lui-même, composé d'habitants peu initiés à la responsabilité des affaires publiques, est plus souvent la chose du curé que son adversaire, et enfin, le droit d'enquête ou de remontrance de la gestion du curé par les habitants semble avoir été inconnu en Nouvelle-France.

 

Stimulé par une situation si avantageuse, le prestige du curé se trouvait surtout établi par le fait de son caractère sacerdotal et la confiance a priori que lui vouent ses fidèles. Il est incontestable que la grande majorité des colons canadiens étaient des chrétiens pour qui la prédication de la parole évangélique, l'assiduité aux sacrements et la célébration des offices religieux signifiaient un besoin réel. Aussi les voit-on, d'après les chroniques, réclamer dès leur arrivée dans un lieu, la présence du prêtre et les services de son ministère. Grâce à ce rôle de ministre spirituel, le curé est l'arbitre de la vie morale de son troupeau homogène. On l'appelle pasteur et c'est bien lui, à la vérité, qui indique, à temps et à contretemps, la voie à suivre. Il est celui grâce à la voix duquel le village se rassemble paroissialement. Quand une église paroissiale aura été construite et que la grand-messe hebdomadaire aura lieu régulièrement, le prône du dimanche renouera dans la paroisse canadienne la vieille tradition française qui faisait du curé l'informateur public, le mentor en même temps que le redresseur de ses ouailles. De ceux qu'il appelle ses enfants car eux aussi l'appellent leur père.

 

Pour toutes ces raisons, le curé de la campagne canadienne, dès l'origine, commença à se constituer ce qu'il n'a depuis cessé d'être, c'est-à-dire, pour emprunter les termes de M. Léon Gérin qui a le mieux scruté notre paroisse rurale, « le lien le plus fort de la vie paroissiale... le protecteur naturel et le représentant naturel de l'habitant ». [30]

 

Administration de la paroisse. - Un événement nécessaire et important dans la vie de la paroisse était la construction d'une église. À cause de l'universelle raison de pauvreté, elle se faisait généralement longtemps attendre. Un Mémoire de 1660 ne mentionne que huit églises dans le gouvernement de Québec. [31] En 1685, au moment de la première tournée pastorale de Mgr de Saint-Vallier, il n'y a que quatre églises de pierre dans tout le pays [32] ; partout « les lieux saints sont couverts de paille, fort délabrés, sans vaisseaux et sans ornements ». [33] Peu nombreux étaient les colons qui comme ceux de la Rivière-Ouelle pouvaient réaliser assez tôt leur désir d'avoir « au moins une petite église » [34] dont le terrain avait été donné par leur seigneur. L'édit de 1679 avait accordé certains privilèges aux seigneurs ou à certains habitants importants des paroisses au sujet de la construction des églises paroissiales. Celui qui « aumônerait » le fonds, la construction d'une église et tous les frais du bâtiment qui devait être en pierre, aurait le droit d'être considéré comme le patron fondateur de la dite église, avec le droit de présenter le curé au cas de vacance. [35] Mais très peu de seigneurs canadiens pouvaient se permettre de bâtir à leurs frais une chapelle paroissiale, si pauvre fût-elle. Les plus fortunés ou les plus zélés se satisfaisaient de donner le terrain en récompense de quoi on leur accordait un banc spécial dans cette église. [36] C'est grâce aux fonds donnés par les Séminaires de Québec et de Montréal, aidés des gratifications royales, que furent construites les premières églises canadiennes dont les habitants souvent fournissaient les matériaux, toujours le travail. Plus tard les frais de construction des églises rurales furent mis à la charge des paroissiens.

 

Dès qu'elle était suffisamment organisée, une paroisse, en Nouvelle-France comme en France, jouissait de la personnalité civile. Comme en France aussi la corporation paroissiale était constituée par la fabrique dont le statut et les attributions étaient réglés par l'ancien droit français, les prescriptions du droit canon, et quelques usages locaux confirmés ou interprétés par les ordonnances du Conseil souverain et les directives de l'évêque de Québec. [37] Le conseil ordinaire de la fabrique, sous la présidence de droit du curé, se composait de trois marguilliers comptables dits « du banc de l'oeuvre » en office durant trois ans, mais qui devaient être élus annuellement par les paroissiens résidents. Ils avaient préséance l'un sur l'autre d'après l'ordre d'ancienneté et le doyen, dit marguillier en charge, devait, à la suite de son terme, rendre compte de sa gérance devant la fabrique proprement dite, composée celle-là, du curé et de tous les marguilliers anciens et nouveaux de la paroisse. [38] Les fonctions des marguilliers canadiens se bornaient à l'administration du temporel, biens et revenus, de l'église et à l'entretien du culte, sans le contrôle comme en France d'une assemblée paroissiale. Leurs réunions périodiques avaient lieu au presbytère, lorsqu'il y en avait un, ou à la sacristie. Les ressources de la fabrique - produit des quêtes, casuel, legs éventuels et produit de la location annuelle, à l'enchère, des bancs de l'église - étaient maigres. Dans tous les cas la fabrique était responsable vis-à-vis de l'évêque, seul juge et arbitre.

 

C'est encore la fabrique paroissiale qui, à l'occasion, prit l'initiative et la responsabilité des quelques écoles primaires rurales qui ont existé sous le régime français. On en comptait vingt-quatre environ à la fin du XVIle siècle, libres et gratuites, presque toutes dirigées par des congrégations religieuses, spécialement par les Dames de la Congrégation, ou encore tenues par quelque instituteur ou par le curé. [39] Les frais d'entretien de ces écoles étaient à la charge des habitants ou plus exactement de la fabrique paroissiale.

 

Un protocole rigoureux sanctionnait une hiérarchie et réglait les préséances sociales dans la vie de chacune de ces communautés paroissiales, particulièrement à l'église, principal centre de rencontre collective. Une série de règlements d'État et de statuts ecclésiastiques consacraient une échelle de privilèges honorifiques auxquels avaient droit, selon leur rang, divers personnages des sociétés locales. Le seigneur tout particulièrement jouissait d'honneurs occasionnels, assez analogues à ceux de la coutume de France et qu'on trouve décrits dans un arrêt de 1709. [40] Le seul seigneur haut justicier qu'on devait reconnaître dans chaque paroisse était celui sur la terre duquel s'élevait l'église. Pour lui et sa famille on réservait un banc permanent à l'endroit le plus « honorable » de l'église, « à droite, en entrant, à quatre pieds du balustre ». Les autres places d'honneur dans l'église étaient semblablement hiérarchiquement distribuées, en second lieu, au capitaine de milice dans un banc séparé, en arrière de celui du seigneur ; enfin aux marguilliers, dans le traditionnel banc-d'oeuvre. Un ordre semblable prévalait aux processions, aux feux de la Saint-Jean, à la distribution dominicale du pain béni, des cierges, des rameaux, des cendres : immédiatement après le curé et le clergé venaient le seigneur, le capitaine de la côte, les juges de la seigneurie s'il y en avait, les marguilliers et ensuite les fidèles sans distinction. [41]

 

Le caractère purement descriptif ou anecdotique d'une bonne portion de ce qui vient d'être noté, comme en général, du plus grand nombre des études consacrées à l'ancienne paroisse canadienne, ne doit pas faire perdre de vue le phénomène fondamental plus important qui se travestit, selon les diverses modalités de lieu et de temps, sous ces manifestations extérieures. C'est le processus latent selon lequel, au cours de ce premier siècle, la paroisse canadienne prend forme et vigueur. Avec de patients efforts d'acclimatation. Elle doit réussir, après encore quelques années, à réaliser ce qu'elle était en France et ce qu'ambitionne d'en faire, partout où elle existe, le dessein idéal du clergé, c'est-à-dire essentiellement une communauté intime des familles.

 

Cette pensée était celle des premiers chefs de l'Église canadienne lesquels durent cependant composer avec les circonstances. Le régime seigneurial en Nouvelle-France précéda tout autre cadre de vie sociale. De même que la paroisse de l'ancienne France est inintelligible sans le village, ainsi faut-il noter la seigneurie canadienne avant la paroisse. Par contre l'habitant canadien refuse le « village » de type français pour s'en tenir à la « côte » et au « rang ». Préoccupé au début de se défendre et de survivre, il fit tracer selon son gré les limites de ses champs et, une fois terminées les luttes iroquoises, c'est seul qu'il entreprit d'exploiter un domaine suffisant aux besoins de sa famille. Le contact immédiat et l'entraide nécessaire avec des voisins juxtaposés, partageant ses habitudes et ses idées, le faisaient naturellement solidaire de ce premier réseau social, lequel, vu l'inexistence à peu près générale d'un manoir seigneurial significatif, se trouvait dépourvu d'axe ou de centre local.

 

L'église et le curé qu'il avait demandés venaient superposer un centre de caractère religieux sur les grands damiers de la côte et des rangs. Mais à aucun moment l'habitant canadien-français ne joua ni ne put jouer de rôle actif dans la vie ou la gestion de sa communauté paroissiale. Nous sommes ici à l'antipode de ce qui s'est passé dans les villages et les villes d'Angleterre où l'organisation initiale, l'administration et le succès des organismes municipaux ont été la chose même des habitants. [42] Comme l'a excellemment remarqué M. Léon Gérin, « ce n'est pas l'habitant (canadien) qui a fondé l'institution paroissiale : il l'a trouvée toute formée, y est entré, en a subi l'empreinte. Il ne domine pas la paroisse, il est dominé par elle ». [43] Il est moins un citoyen actif et entreprenant qu'un paroissien soumis et fidèle. Du jour où il aura une église à lui et où son curé desservira exclusivement un territoire définitivement délimité, cette église, même s'il en est éloigné, constituera de soi le centre de sa vie sociale, et le curé héritera de la fonction et du prestige du seigneur absentéiste. Ce qu'il appellera sa paroisse connotera un territoire connu sur lequel existe, à son profit, un organisme ambivalent, à la fois religieux et municipal. Il aura depuis longtemps oublié le nom de son seigneur que, pour s'identifier en tant qu'individu, il ajoutera spontanément, à la suite de son nom de famille, celui de son rang et de sa paroisse.


[1]    Rameau, Une colonie féodale (Introduction, 22 et suiv.), cité par l'abbé H.-R. Casgrain, Une paroisse canadienne au XVIIe siècle, Québec, 1880, 185.

[2]    Burton Ledoux, « French Canada : A Modern Feudal State », Virginia Quarterly, printemps 1941, 206-222.

[3]    Émile Salone, La colonisation de la Nouvelle-France : Étude sur les origines de la nation canadienne-française, Paris, 1906, 191.

[4]    Georges Langlois, Histoire de la population canadienne-française, Montréal, 1935, 55.

[5]    Francis Parkman, France and England in North America, Boston, 1890-1892, 9 vol. ; Part 4, The Old Regime in Canada, 234-236.

[6]    Mémoire du Roy au Sieur Talon, 27 mars 1663. Cité par G. Lanctôt, « La participation du peuple dans le gouvernement de la Nouvelle-France », Revue trimestrielle canadienne, XV, septembre 1929, 238.

[7]    Mémoire du Roy à M. Talon, 1669. Cité par E. Salone, op. cit., 191.

[8]    Talon à Colbert, 1666. Cité par E. Salone, op. cit., 191.

[9]    Francis Parkman, op. cit., 235-236.

[10]   G. Lanctôt, op. cit., 238.

[11]   Léon Gérin, « L'habitant de Saint-Justin, Contribution à la géographie sociale du Canada », dans : Mémoires de la Société royale du Canada, 2e série, IV, 1898, 204.

[12]   Léon Gérin, Le type économique et social des Canadiens, Montréal, 1938, 88-91. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[13]   G. Lanctôt, op. cit., 238.

[14]   Émile Salone, op. cit., 274.

[15]   Mandements des évêques de Québec (1, 115-128), cités par l'abbé Ivanhoé Caron, « La colonisation dans la province de Québec sous la domination française (1608-1760) », dans Annuaire statistique de Québec, 1915, 2e partie, 57-60.

[16]   « Nous avons trouvé, écrivait l'intendant, qu'il était d'une nécessité indispensable de faire tout d'un coup 40 districts paroissiaux et que par ce moyen nous fixerions les curés à avoir l'oeil sur leurs paroisses ... » Rapport de l'intendant de Meulles, Mss de la Nouvelle-France (Ottawa, Bibliothèque du Parlement, vol. IV, 180, 338), cité par Auguste Gosselin, l'Église du Canada depuis Mgr de Laval jusqu'à la Conquête, Québec, 1911, I, 350.

[17]   Édits et ordonnances, 1, 443. Voir : P.-B. Mignault, Le droit paroissial, Montréal, 1893, 38-39 ; J.-Edmond Roy, Histoire de la seigneurie de Lauzon, 5 vol., Lévis, 1897-1904, 1, 94 ; A. Gosselin, op. cit., I, 352-353 ; I. Caron, op. cit., 67.

[18]   A. Gosselin, op. cit., 1, 360.

[19]   Mgr Dosquet, « Mémoire sur l'affaire des curés fixés par le chapitre de Québec », cité par A. Gosselin, op. cit., II, 188.

[20]   J.-Edmond Roy, op. cit., 1, 267 ; Pierre-G. Roy, « La paroisse et l'habitant canadien sous le régime français », Catholic Historical Review, XVIII, January 1933, 472.

[21]   A. Gosselin, op. cit., I, 356-357. Voir aussi : Mgr Dosquet, « Mémoire... », cité par A. Gosselin, op. cit., II, 189.

[22]   Pierre-G. Roy, op. cit., 473.

[23]   Mandements des évêques de Québec (1, 569), cités par I. Caron, op. cit., 57.

[24]   Mgr Dosquet, « Mémoire... », cité par A. Gosselin, op. cit., II, 187-188.

[25]   P.-B. Mignault, op. cit., 4, 38-39 ; M.-A. Lamarche, o.p., Notre vie canadienne : Études et discours, Montréal, 1929, chap. V, « La paroisse, gardienne de la vie sociale », 207-208.

[26]   Mgr Dosquet, « Mémoire... », cité par A. Gosselin, op. cit., II, 188.

[27]   P.-B. Mignault, op. cit., 3, 4, 40, 151, 152, 158, 162, 163.

[28]   J.-Edmond Roy, op. cit., II, 62.

[29]   Gonzalve Poulin, o.f.m., « L'évolution historico-juridique de l'institution paroissiale au Canada français » (Première partie), Nos cahiers, I, 4, décembre 1936, 309.

[30]   Léon Gérin, Le type économique et social des Canadiens, 103-104.

[31]   Rapporté par J.-Edmond Roy, op. cit., I, 265.

[32]   Estat présent de l'Église et de la colonie française dans la Nouvelle-France, par M. l'évêque de Québec, Paris, Robert Pépie, 1688, 55. Cité par E. Salone, op. cit., 275.

[33]   Ibid., 57. Cité par E. Salone, op. cit., 275.

[34]   H.-R. Casgrain, op. cit., 79-81

[35]   A. Gosselin, op. cit., I, 190.

[36]   Ibid., 191.

[37]   P.-B. Mignault, op. cit., 221-222.

[38]   Ibid., 225-226, 248, 260.

[39]   Gonzalve Poulin, op. cit. (deuxième partie), Nos Cahiers, II, 1, avril 1937, 112.

[40]   Pierre-Georges Roy, L'Île d'Orléans, Québec, 1928, 181.

[41]   A. Gosselin, op. cit., I, 312-314 ; Pierre-Georges Roy, op. cit., 181 ; Id., « La paroisse et l'habitant canadien sous le régime français », op. cit., 484.

[42]   Voir Beatrice and Sydney Webb, English Government front the Revolution to the Municipal Corporation, London, New York, Bombay, 1906-1922 : The Parish and the County (1906), Book 1, The Parish, chap. I, II.

[43]   Léon Gérin, « Monographie du Canada - L'histoire de la colonisation. X. Comment le domaine plein a limité le développement de la race. Conclusions », La Science sociale, XVIII, novembre 1894, 337-338.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le vendredi 8 juin 2007 10:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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