Préface de l'auteur
Jean-Bertrand Aristide parle de « l’infinie bonté » des pauvres d’Haïti, « dans les petits détails et pour les choses les plus graves ». On peut difficilement soutenir qu’un ouvrage universitaire soit d’une importance cruciale dans un pays pratiquement illettré. Je dois remercier d’autant plus chaleureusement mes hôtes haïtiens : ils m’ont aidé à mener à bien une entreprise qui aurait pu leur paraître assez secondaire, à savoir l’écriture d’un livre, en langue anglaise qui plus est. Qu’un médecin et anthropologue non haïtien consacre un livre au sida en Haïti apparaît comme un épiphénomène issu d’un ordre international en pleine évolution. Les rapports de ce dernier avec la maladie sont traités en détail dans cet ouvrage qui s’efforce de replacer les données ethnographiques et épidémiologiques dans leur perspective historique. Une telle approche a suscité des désaccords : fallait-il accorder autant de place à l’histoire pour déchiffrer une épidémie si récente ?
À l’opposé des lecteurs haïtiens, les lecteurs étrangers conseillaient d’abréger, voire de supprimer, la partie historique. Cette question est capitale puisqu’elle touche à l’une des thèses principales de l’ouvrage, selon laquelle l’évolution de la pandémie et les réactions qu’elle a suscitées ont été modelées par l’ordre social décrit dans les chapitres historiques. Une seconde raison, plus importante, a emporté la décision en faveur du maintien des chapitres historiques : si mes informateurs locaux s’accordaient sur un point, c’était justement pour dire que les conséquences épidémiologiques et sociales de ce nouveau fléau devaient être examinées à la lumière des infortunes passées du pays. L’ouvrage établit donc un parallèle entre un phénomène récent qui continue de se développer, l’épidémie de sida, et la trajectoire historique du peuple haïtien, considérée ici avec beaucoup de sympathie.
Ma deuxième remarque concerne les origines du sida. En tant que médecin formé aux États-Unis, je sais que de nombreux professionnels de la santé ont sur le rôle d’Haïti des idées fausses qui prennent des formes franchement grotesques dans l’esprit des non-spécialistes. Beaucoup d’Américains pensent ainsi que le sida est arrivé aux États-Unis en provenance d’Haïti. Or les données historiques et cliniques prouvent le contraire. Mes interlocuteurs trouvent parfois cette vérité difficile à accepter. Mais c’est le sida lui-même qui est inacceptable, et ce d’autant plus que ses origines restent mystérieuses. Le lecteur comprendra, je l’espère, qu’en retraçant le parcours social du virus, je ne veux pas ajouter à la spirale d’accusations et de contre-accusations dont je rappelle l’enchaînement dans ce livre. Il faut cependant rétablir la vérité au sujet du sida et des Haïtiens : les données aujourd’hui disponibles infirment la thèse selon laquelle le vih serait arrivé aux États-Unis à partir d’Haïti.
Mon travail se base sur des années d’observation participante, méthode de base du travail ethnographique. Je renvoie à différents articles et ouvrages (Farmer 1990a, 1991a) les lecteurs intéressés par les questions méthodologiques et éthiques que pose une enquête auprès de gens très pauvres en période d’épidémie ; j’évoque ailleurs (Farmer 1990c) les moyens qui permettent, par des entretiens récurrents, de dégager les significations données à la maladie. On trouvera des considérations plus générales sur le sida et la constitution d’une anthropologie de la souffrance dans deux autres textes (Farmer 1988a, Farmer et Kleinman 1989), et un examen approfondi de la place du sida dans le domaine de l’anthropologie médicale (dans Farmer et Good 1991). Enfin, j’ai abordé avec d’autres médecins anthropologues soucieux de prévention la question de l’apport des données ethnographiques dans un travail de prévention au jour le jour (Farmer et Kim 1991, Farmer, Robin, Ramilus et Kim 1991).
Je veux enfin rappeler tout ce que je dois aux nombreuses personnes qui m’ont aidé dans la préparation et la rédaction de cet ouvrage. Je souhaite adresser le premier remerciement d’une longue liste aux gens de Do Kay. Les mots expriment mal l’admiration que je ressens pour eux : dignes dans la souffrance, ils savent encore se montrer chaleureux à l’égard de quelqu’un qui, après tout, représente le pays qui leur a fait tant de mal. De façon plus officielle, ma gratitude va à la MacArthur Foundation dont le généreux soutien m’a permis de poursuivre mes études en médecine et en anthropologie. Je suis également reconnaissant à l’égard de la Harvard Medical School qui m’a fourni deux bourses pour poursuivre mes recherches en Haïti. Je remercie aussi, moins solennellement et plus affectueusement, Fritz et Yolande Lafontant dont les encouragements m’ont rappelé à mon devoir d’universitaire quand la recherche semblait perdre toute importance : ce livre n’aurait pas existé sans eux, tout simplement. De même, un grand merci à Thomas White qui, outre son soutien à Projé Veye Sante, programme de prévention auquel je participais, m’a offert appui moral et aide technique.
Peggy et Jennifer Farmer, et surtout Ophelia Dahl, ont travaillé avec moi sur le terrain. Ophelia m’a permis de comprendre beaucoup de choses sur Haïti ; je lui en serai toujours reconnaissant. Jean François, Didi Bertrand et Lernéus Joseph ont œuvré pendant des années à Projé Veye Sante et sont devenus d’excellents enquêteurs ; je remercie également tous ceux qui participent au programme. Je n’oublierai jamais nos trois collègues emportés par des maladies que l’on aurait pu prévenir ou guérir : Acéphie Lamontagne, Michelet Joseph et Marie-Ange « Ti-Tap » Joseph.
J’éprouve du respect et de l’admiration pour plusieurs médecins haïtiens au nombre desquels Ramilus Saint-Luc, Simon Robin, Ernst Calixte et Maxi Raymonville, que je remercie pour de longues années de fraternité et d’espoir. Je suis reconnaissant à Marie-Marcelle Deschamps et Jean Pape qui ont contribué à l’avancement de la recherche sur le sida ; ils ont surtout, dans des conditions difficiles et avec des moyens limités, soulagé les souffrances de centaines de leurs concitoyens frappés par cette maladie.
Steven Nachman et Haun Saussy m’ont donné des conseils d’ordre général : je m’estime heureux d’avoir bénéficié de leur savoir exigeant, si stimulant lorsqu’on faiblit devant l’ampleur de la tâche. Allan Brandt, Leon Eisenberg, John Hines, Mariette Murphy, Jeffrey Parsonnet, Pauline Peters, Camille K. Rogers, Ricardo Sanchez et Madeleine Wilson m’ont fourni leurs commentaires judicieux sur le fond. Carla Fujimoto et Jenny Hall, ainsi que Jennifer Farmer, m’ont conseillé pour le style. Stanley Holwitz, de la University of California Press, m’a encouragé à publier ma thèse.
Plusieurs spécialistes d’Haïti et des Caraïbes m’ont apporté leur point de vue sur les chapitres ethnographiques et historiques. Depuis des années, Catherine Maternowska lit mes textes d’un œil aussi amical que critique. Ruth Berggren, qui appartient autant à la culture américaine qu’à la culture haïtienne, m’a aidé à déchiffrer certains entretiens ; Jenny Hall m’a également apporté son concours dans cette tâche. Rosemarie Chierici, manman poul exemplaire, a éliminé des erreurs de transcription qui m’auraient mis dans l’embarras. Laënnec Hurbon et Orlando Patterson n’ont été avares ni de conseils ni d’encouragements. Je suis également reconnaissant aux membres de la American Anthropological Association’s Task Force on Aids, et en particulier à Shirley Lindenbaum, pour leurs avis éclairés, ainsi qu’au Aids and Anthropology Research Group.
C’est un honneur pour moi que de souligner ma dette à l’égard d’Arthur Kleinman. Ses étudiants reconnaissent en lui l’un des principaux architectes d’un groupe de chercheurs attachés à l’étude des représentations collectives de la maladie, travail qu’ils effectuent sans jamais perdre de vue ceux qui souffrent. Je dois beaucoup à Leon Eisenberg et aux membres du Department of Social Medicine, de la Harvard Medical School, où Kleinman et Eisenberg ont créé un havre pour une communauté éclectique de médecins et de chercheurs en sciences sociales. Byron Good et Mary-Jo DelVecchio Good occupent une place à part : considérant comme leur propre famille la tribu intellectuelle qu’ils ont contribué à regrouper, ils sont pour bon nombre d’entre nous des modèles d’érudition. Sally Falk Moore m’a encouragé dans les moments difficiles et a prêté une certaine légitimité théorique à ma façon pragmatique d’aborder les problèmes, approche de terrain héritée de mes études médicales et confortée par mes choix personnels. L’amitié de Joan Gillespie et de Rosemarie Bernard m’a été extrêmement précieuse. Enfin, je remercie par-dessus tout Jim Yong Kim : nous partageons le même intérêt pour les questions théoriques que posent l’anthropologie et la médecine mais aussi pour les dilemmes moraux auxquels se heurte un universitaire américain lorsqu’il s’aventure dans ce qu’on appelle le tiers monde. Ces gens, tous ensemble, forment ma patrie intellectuelle.
Je ne peux parler d’appartenance sans évoquer Roxbury, dans le Massachusetts, et Do Kay, dans la vallée de l’Artibonite, les deux lieux où je vis en alternance depuis le début des années 1980. Jack, Mary, Katherine, Lucy et Carola, aux États-Unis, Papa Frico, Mamito, Flore, Jeje, Ram, Simon, Poteau, Thérèse, Paulette, Marcelin et Carnest, en Haïti, ont rendu possible cette existence. Je compte désormais sur Tom, Jim, Jenny, Cathy, Todd, Guitèle, Jody et tous ceux de Partners in Health, pour m’aider à ne pas trahir les hautes exigences que ma famille m’a léguées. Ce livre est dédié à Virginia Farmer, à Katy, Jim, Jeff, Jen, Peggy et, tout particulièrement, à la mémoire de notre père.
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