[11]
SOCIÉTÉS, DÉVELOPPEMENT
ET SANTÉ.
Avant-propos
Le projet de cet ouvrage s'est formé en réponse à une demande - celle de praticiens du développement et de la santé à la recherche d'outils leur permettant une meilleure compréhension des sociétés dans lesquelles ils travaillent. Mûri au cours de divers enseignements dispensés à des personnels médicaux et paramédicaux, en France et en Afrique, il a aussi bénéficié des suggestions de ceux qui ont accepté de s'y associer, et en particulier s'est ouvert à des approches et à des thèmes primitivement non envisagés. Afin de demeurer fidèles à l'esprit initial, nous avons demandé aux auteurs de privilégier dans leur présentation le souci didactique, avec le double objectif de montrer à un public non spécialisé comment se fait la recherche en sciences sociales et en quoi elle peut être utile aux acteurs sociaux, qu'ils soient « développeurs » ou « développés », soignants ou malades.
Dans le parcours introductif qu'il propose à travers les disciplines qui contribuent à la connaissance des sociétés, Eric Fassin affirme que c'est le travail critique qui différencie le savoir scientifique à la fois du sens commun et du discours idéologique : la permanente remise en cause par soi et par d'autres, non seulement des résultats, mais aussi et surtout des concepts plus ou moins implicites qui servent à les produire, apparaît ainsi comme la condition de scientificité de l'anthropologie, de l'ethnologie, de la sociologie, de la géographie ou de l'histoire. C'est ce qu'illustrent les trois chapitres suivants à propos du développement, de la maladie et de l'éducation : Jean-Pierre Olivier de Sardan s'interroge sur la validité des notions de tradition et de communauté à l'aide desquelles les praticiens du développement pensent les sociétés dans lesquelles ils œuvrent, et suggère de nouvelles grilles de lecture des logiques des populations soumises à des interventions extérieures ; Didier Fassin rappelle que les systèmes d'identification, de classification et d'interprétation des maladies qu'utilisent le médecin, le malade et le groupe ne sont pas superposables, et montre comment pourraient être prises en compte les dimensions sociale et politique de la santé publique ; Yannick Jaffré analyse la méconnaissance des réalités et le non respect des usages dont font preuve de nombreuses actions éducatives, et apporte des éléments pour améliorer la pertinence des programmes ayant comme objectif la transformation des comportements.
Le savoir sur les sociétés est d'autant plus difficile à constituer qu'il doit s'imposer contre les fausses évidences, les catégories a priori, et les jugements de valeur, afin de dépasser la connaissance que chacun a, ou pense avoir, du monde qui l'entoure - qu'il s'agisse de sa propre société ou d'une autre, lointaine. C'est là le travail des sciences sociales, comme le montre Didier Fassin. Mais pour qu'un dialogue entre développeurs et soignants d'une part, anthropologues, ethnologues et sociologues d'autre part, soit possible et utile (notamment pour ceux qui sont l'objet des interventions ou des recherches), il faut livrer aux premiers quelques clefs [12] permettant de mieux appréhender l'activité des seconds. Les trois chapitres de Didier Fassin et Yannick Jaffré sur les aspects techniques des sciences sociales tentent d'apporter un peu de cette connaissance instrumentale, en préférant à l'opposition qualitatif/quantitatif, peu conforme aux exigences et aux pratiques de la recherche, la présentation de trois moments d'une démarche : décrire, analyser, comprendre.
Montrer le travail concret de l'anthropologue, de l'ethnologue, du sociologue, à travers des recherches proposant à la fois la spécificité d'un terrain dans un contexte culturel donné et la généralité que devrait permettre toute analyse du social, tel est l'objet de la troisième partie. Malgré leur diversité apparente, les études présentées demeurent dans la cohérence globale de l'ouvrage, et témoignent en particulier des mêmes préoccupations éthiques.
La nature complexe du social rend nécessaire la multiplication des niveaux d'analyse : Claude Raynaut livre ainsi une description de l'organisation et de la stratification du monde haoussa en milieu rural et en zone urbaine, et incite à penser différemment les inégalités sociales à la lumière des formes de pouvoir et de sociabilité qu'on retrouve dans la plupart des sociétés africaines ; Marc-Éric Gruénais décrypte la signification de l'histoire d'un malade brazzavillois et fait découvrir derrière la souffrance d'un individu des conflits familiaux qui le dépassent ; Annie Hubert donne à lire les pratiques alimentaires yao comme partie intégrante d'un système culturel dans lequel les manières de table sont indissociables des catégories spatiales et des croyances religieuses.
La compréhension des relations sociales telles qu'elles sont signifiantes pour ceux qui les vivent passe souvent par une remise en cause des implicites et un déplacement des problématiques : Anne-Claire Defossez s'interroge sur la définition et les limites de l'enfance dans la société équatorienne, à partir d'une étude, des débuts professionnels des enfants travaillant dans la rué, et montre ainsi qu'on ne peut se contenter de condamner le travail des mineurs, mais qu'il faut le réinscrire dans des pratiques et des trajectoires familiales ; Odile Journet, à partir de la description d'un rituel de procréation en pays diola, examine le statut social de la femme dans une société rurale africaine, et rapproche les conditions de reproduction biologique et les pratiques de reproduction sociale du groupe féminin ; Emmanuelle Kadya Tall met en scène une consultation divinatoire chez un guérisseur béninois, et à travers la révélation de ses logiques d'interprétation, fait apparaître la continuité sémantique entre maladie, sorcellerie et cosmogonie.
L'étude de la vie en société révèle des conflits et des contradictions entre individus, entre groupes ou entre institutions, qu'il est essentiel d'analyser - qu'on se place dans une optique de recherche ou dans une perspective d'intervention : Mara Viveros met en évidence les antagonismes qui opposent, dans une petite ville colombienne, médecins et malades d'une part, praticiens modernes et thérapeutes traditionnels d'autre part, ce qui indique la maigre place accordée à la dimension humaine dans la relation thérapeutique à l'hôpital, et souligne le caractère irréaliste de toute tentative d'intégration des différentes médecines ; Joseph Tonda décrit les rapports de force, au sein de la société congolaise, entre ceux qui disposent de la reconnaissance officielle, c'est-à-dire les médecins et l'Église catholique, et ceux qui n'ont que la légitimité traditionnelle, guérisseurs et églises prophétiques.
Le lien qui s'établit entre une société et ses développeurs n'est d'ailleurs pas moins source de tensions et d'incompréhensions : Jacky Bouju rappelle, à propos d'une étude de cas en pays dogon, que la complexité de l'organisation des terroirs et de l'économie des villages est peu compatible avec le souci d'homogénéisation d'un projet de développement rural ; Doris Bonnet illustre le décalage entre les représentations de la maladie dans la société mossi et la demande des médecins ou des épidémiologistes [13] œuvrant dans le cadre d'un programme de lutte contre le paludisme ; Ariette Poloni met en lumière les logiques de propreté de citadins burkinabé et montre comment elles ne peuvent coïncider que très partiellement avec les exigences d'hygiène des autorités sanitaires.
Au-delà de la démonstration de la contribution des sciences sociales aux activités de développement et de santé, cet ouvrage témoigne aussi de l'espérance - partagée par l'ensemble de ses auteurs - qu'il permette aux populations et aux personnes, auxquelles s'adressent ces activités, d'être mieux écoutées et mieux entendues, non seulement par ceux, développeurs ou soignants, qui interviennent auprès d'elles, mais aussi par ceux, anthropologues, ethnologues et sociologues, qui parlent à leur place et en leur nom.
D. F., Y. J.
Nous remercions Anne-Marie Legros et Hélène Le Bomin pour leur travail de dactylographie, Annie Zivkovic et Dominique Lahaussois pour le soin particulier apporté à la composition de l'ouvrage, et Anne-Claire Defossez pour sa patiente relecture de la version finale.
[14]
|