Albert FAUCHER (1915-1992)
“Histoire de l’industrialisation”. *
Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de René Durocher et Pierre-André Linteau, Le “Retard du Québec” et l'infériorité économique des Canadiens français, pp. 25-42. Montréal : Les Éditions du Boréal-Express, 1971, 129 pp. Collection d'études d'histoire du Québec, no 1.
- Introduction
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- 1. PÉRIODE DE LENT DÉVELOPPEMENT : 1866-1911
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- 2. L'ÈRE DU NOUVEL INDUSTRIALISME
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- 3. CONCLUSION
Introduction
Pour analyser l'impact de l'industrialisation sur la société du Québec il faut considérer ce phénomène dans une perspective historique. Pour cette raison, le premier chapitre de cette étude portera sur les aspects espace-temps de certains facteurs importants de l'évolution de l'industrie québécoise. Comme les données statistiques sont rares, et même dans certains cas inexistantes, notre façon d'aborder le sujet ne pourra pas être quantitative. D'autre part, la recherche scientifique dans ce domaine a été insuffisante. C'est pourquoi il est intéressant et difficile à la fois de traiter le sujet pour qu'il en résulte de nouvelles recherches et une meilleure interprétation du développement économique du Québec au cours du siècle dernier.
Néanmoins, il reste possible d'interpréter les transformations industrielles à long terme au Québec. Quant à l'affirmation fréquente que l'élaboration des structures industrielles de la province a été très lente par rapport à d'autres régions de l'Amérique du Nord, elle est vraie si on considère cette longue période de notre histoire économique qui va jusqu'en 1939. De 1839 à 1939, il y eut une augmentation d'à peine plus de 200,000 emplois dans les industries manufacturières du Québec. Pourtant, la même augmentation s'est produite pendant la courte période de 1939 à 1950. La croissance relative de l'industrie québécoise, pendant ces onze années, a été dix fois plus grande qu'au siècle précédent et plus élevée que celle du Canada tout entier.
Comment interpréter un tel changement ? La thèse la plus répandue veut que le retard relatif de l'économie du Québec dépende en grande partie de l'influence de certains facteurs culturels. Mais peut-on justifier une telle interprétation ? Si oui, il serait plutôt difficile d'expliquer la croissance accélérée des dernières années à moins de supposer que les facteurs culturels aient subi un profond changement d'orientation. Cette explication ne nous semble pas acceptable. Les facteurs culturels n'ont pas changé d'orientation et si, pendant un certain temps, leur influence a semblé déterminante sur notre évolution économique, c'est parce que celle-ci ne pouvait suivre un autre cours à cette époque.
Nous nous proposons ici d'expliquer le développement de l'industrie par une thèse toute différente s'appuyant surtout sur des facteurs économiques et géographiques. Nous croyons que nul ne peut comprendre cette évolution s'il ne réfère constamment aux facteurs de localisation qui dominent chaque époque et au fait élémentaire que le Québec est situé sur le continent nord-américain. Notre étude couvre tout le siècle dernier et se divise en deux parties qui portent sur deux étapes caractéristiques de notre évolution industrielle.
1.
PÉRIODE DE LENT DÉVELOPPEMENT:
1866-1911
La première période commence avec les années 1860. Pour mieux comprendre l'évolution subséquente, revoyons brièvement la situation qui régnait à cette époque.
Cette période pré-industrielle correspond à l'ère commerciale. La hausse du cycle commença au début du dix-neuvième siècle avec les guerres napoléonniennes. Le bois et les céréales étaient les deux principales ressources commerciales ; les centres d'expansion économique les plus importants étaient situés sur la côte de l'Atlantique. Aux États-Unis, les villes de Boston, New York, Philadelphie et de la Nouvelle-Orléans étaient très actives et particulièrement bien situées pour développer des industries de biens de consommation.
Au Canada, pendant cette période, le Québec occupait le premier rang ; son expansion économique était centrée autour de Montréal et de Québec. Ainsi, la prééminence historique du Québec dans le développement de la vie économique du Canada coïncide, à cette époque, avec une phase commerciale et vient surtout du rôle économique déterminant du Saint-Laurent. [1] En plus de faciliter l'accès à l'intérieur des terres et de permettre de nouveaux établissements sur les terres basses et le long des vallées, le St-Laurent était surtout une voie commerciale avec un réseau de communication, sorte de passage vers les régions en amont. Les régions situées en aval en tiraient leur prospérité. La ville de Québec, en particulier, avait une vie commerciale très active en même temps qu'elle développait rapidement une structure industrielle axée sur la construction navale. Cette région était favorisée au point de vue économique et géographique ; ses habitants essayaient de tirer le meilleur parti de leur situation avantageuse. Ainsi, pendant cette première période, le Québec ne pouvait progresser de façon autonome. Ses villes, comme les autres centres maritimes de l'Amérique du Nord, participaient très activement à la prospérité qu'engendrait l'ère commerciale.
Cependant, un ensemble de facteurs devaient mettre un terme à cette période et changer le cours des choses : le libre-échange en Angleterre, la fin du traité de réciprocité avec les États-Unis [2], le creusage du chenal du St-Laurent et la construction des canaux. Le facteur le plus important qui accompagna le passage de l'ère commerciale à l'ère industrielle fut sans aucun doute le remplacement du bois par l'acier, comme produit de base de l'industrie ; la construction des chemins de fer fut l'élément décisif de cette transformation. L'avènement de la machine à vapeur a permis ce changement dans l'industrie de la construction navale. Ainsi une ère nouvelle commençait : le charbon et le fer devenaient les facteurs clés du développement économique. Seules les régions possédant dix charbon pourraient dès lors progresser rapidement. [3]
Ces améliorations technologiques impliquaient un changement dans l'importance relative des facteurs de localisation et un déplacement du centre de gravité économique en Amérique du Nord. Pendant cette première période de l'ère industrielle, les villes côtières américaines qui produisaient surtout des biens de consommation, passèrent au deuxième rang, sauf New York qui était un grand centre financier et où les chemins de fer convergeaient vers un port de mer ouvert toute l'année. Boston et Philadelphie reculèrent et perdirent beaucoup de leur importance stratégique. Avec l'âge du fer, les bassins houillers des Appalaches devaient jouer un rôle significatif. Pittsburgh émergea comme ville de l'acier qui sera reliée plus tard à la région du Minnesota, riche en fer.
Ces changements eurent leur contrepartie au Canada. Les villes côtières perdirent les avantages que leur donnait leur situation géographique pendant l'ère commerciale ; l'importance que le Québec avait acquise grâce à sa production de bois et àla construction de navires baissa considérablement. Le Président de la Chambre de Commerce de Québec résumait la situation en ces termes : « Pendant un certain temps, notre principale industrie était la construction navale dans laquelle nous excellions. Cette industrie procurait du travail à des charpentiers compétents et courageux. Il était plaisant de voir nos chantiers débordant de vie et d'activité pendant les longues saisons d'hiver. Malheureusement, cette industrie dont nous dépendions, dut laisser la place aux besoins nouveaux que commandait le progrès de la science et de la civilisation. » [4] Sans fer ni charbon, et sans les connaissances techniques qui permettent de travailler le fer, nos « charpentiers compétents et courageux » se sont retrouvés sans travail.
Au Canada comme aux États-Unis, l'activité économique s'est déplacée vers le centre du pays. Dans cette nouvelle zone, industrielle, le sud de l'Ontario était géographiquement avantagé en ce qui a trait à la circulation maritime et ferroviaire. Cette région était adjacente aux bassins houillers des Appalaches et elle commandait les routes les plus économiques -pour atteindre l'hinterland de l'ouest. Un facteur décisif s'ajoutait à ces avantages : les barrières tarifaires qui selon les géographes, « ont joué un rôle vital en permettant au Canada d'avoir un secteur manufacturier plus important qu'il n'en aurait eu autrement... [5] Ainsi la sous-région ontarienne des Grands-Lacs émergea comme une pointe canadienne à l'intérieur des États-Unis et progressa considérablement en même temps que la sous-région de Pittsburgh-Cleveland de la zone manufacturière. On ne saurait trop insister sur l'importance des tarifs dans ce développement. Selon Bruce Hutchison, cette pointe ontarienne « est, du point de vue physique, presque une île entourée de lacs et de rivières. Du point de vue économique, elle est vraiment une île, protégée par une muraille de Chine tarifaire ». [6]
Ainsi, la perte de la prééminence économique du Québec -n'était pas un incident régional mais un phénomène beaucoup plus vaste qui affecta le continent tout entier et qui provenait du passage d'un régime mercantiliste à un système industriel basé sur le charbon, l'acier et la vapeur.
Dans ce réaménagement de l'industrie, le Québec n'était pas en position pour développer une économie industrielle. Un seul facteur de localisation l'avantageait encore, un surplus de main-d'oeuvre dans les villes et les campagnes, dans tous les cas paisible et sûre. Cet avantage avait en fait peu d'importance puisque la main-d'oeuvre pouvait toujours se déplacer. Néanmoins, comme la Nouvelle-Angleterre, le Québec devait s'adapter à cette nouvelle situation et les deux régions adoptèrent la même solution, qui était probablement la seule possible. À l'époque où l’Ontario se trouvait à participer au développement des industries de l'acier et de l'outillage, le Québec s'associait à un type d'industrie qui recherchait la main-d'oeuvre à bon marché.
À cette époque, il existait déjà des mines en exploitation au Québec, en particulier dans les Cantons de l'Est où l'extraction de l'amiante avait commencé en 1877. Cette industrie progressa lentement ; en 1895, elle produisait 10,000 tonnes d'amiante et employait 700 personnes. Mais ce ne fut qu'après la première décennie du XXe siècle que l'exploitation se fit sur une plus grande échelle, contribuant alors à plus de 70% de la production mondiale.
Quoi qu'il en soit, l'industrie du Québec reposait au tout début de cette période sur la chaussure, les textiles, les scieries et la fabrication, à Montréal, de matériel roulant pour les chemins de fer. À noter que la plupart de ces industries étaient en grande partie artificielles, en ce sens que, comme celles de l'Ontario, elles avaient besoin de la protection tarifaire. [7] L'industrie de la chaussure a commencé en 1847 à Montréal et vers le milieu des années 60 à Québec ; au début des années 80, elle était devenue une des industries les plus importantes. En 1880, la célèbre manufacture de chaussures Bresse pouvait fabriquer 3,000 paires de souliers par jour. A la fin du siècle, l'industrie de la chaussure employait au moins 3,000 personnes et cela dans la seule ville de Québec. [8]
L'industrie du textile, elle aussi, progressait rapidement, et tout particulièrement pendant le dernier quart du siècle. Des filatures furent établies à Valleyfield en 1874, à Montréal en 1875 et en 1882, à Coaticook en 1879, à Chambly en 1881, à Magog en 1884 et aux Chutes Montmorency en 1889. Plusieurs de ces filatures se sont fusionnées et en 1905, la Dominion Textile Company devenait l'entreprise dominante. Whitehead s'établit à Trois-Rivières en 1907 et à Shawinigan Falls en 1909. À cette époque, les textiles employaient plus de 8,000 personnes dans la province. [9]
En général, l'activité manufacturière de la période de trente ans qui s'étend de 1881 à 1911 utilise surtout divers produits d'origine végétale ou animale et en particulier les textiles, le cuir, le bois en billes ou en planches. Pendant toute cette période, les secteurs de cet ensemble conservèrent à peu près la même importance relative sauf la chaussure qui connut un certain déclin après 1900 à cause de la hausse du coût de la main-d'oeuvre. Il importe de souligner que cette forme d'économie s'est développée dans un contexte de protection tarifaire et de main-d'oeuvre à bon marché. Cependant, à la fin du siècle, l'économie québécoise était surtout basée sur l'agriculture. L'agriculture contribuait à 65% de la production totale estimée à $150,000,000, l'exploitation forestière à 25%, l'industrie manufacturière à 4%, la pêche et l'exploitation minière à 2% respectivement.
Ainsi, le Québec devait traverser une longue période de profond déséquilibre. Au moment même où sa structure industrielle faisait face à une crise d'adaptation et se développait très lentement sa population s'accroissait à un rythme rapide. Son taux de natalité ressemblait à celui de la Roumanie du début du XXe siècle et il aurait pu être comparé, au XIXe siècle, avec celui des nations les plus prolifiques du monde occidental. [10] Une croissance démographique aussi rapide avec si peu d'emplois dans le commerce et l'industrie était sans aucun doute la caractéristique principale de la société québécoise à cette époque. Ce phénomène d'origine culturelle, devait avoir d'importantes implications économiques.
Cet accroissement naturel, disproportionné par rapport au rythme de l'accumulation de capital, n'inquiétait aucunement les autorités, gouvernementales ou ecclésiastiques, qui au contraire l'encourageaient. Néanmoins il fallait trouver un remède à ce déséquilibre. La seule solution possible à l'époque était d'encourager le développement de l'agriculture et de la colonisation car il n'y avait pas d'autres débouchés pour la main-d'oeuvre. Même si cette expansion du secteur agricole coïncidait avec l'enseignement d'une philosophie traditionnelle de la vie rurale, on ne saurait dire qu'elle en résultait : il n'y avait rien d'autre à faire. Quoi qu'il en soit, les sociétés de colonisation s'organisèrent. La devise de Duvernay, « Emparons-nous du sol », fut reprise afin de lui donner une connotation nationaliste ; on disait : « Emparons-nous du sol, c'est le meilleur moyen de conserver notre nationalité ». [11] L'agriculture se faisait en fonction du nationalisme, ou de la religion, et comme le disait un curé de l'époque : « La colonisation, c'est une route et une chapelle ». [12]
Dès 1820, l'agriculture occupait les meilleures terres arables ; sauf dans les régions du Lac-Saint-Jean et de l'Abitibi, elle avait atteint son expansion maximum, surtout dans les basses terres du Saint-Laurent et dans les parcelles cultivables des vallées. [13] Les régions pierreuses du St-Maurice, de la Mattawin et du Maskinongé, comme celles des plateaux de l'Etchemin et de la Chaudière, sans parler des plateaux du Bas Saint-Laurent, auraient dû selon l'opinion des experts, rester boisées. Ceci ne signifie pas que l'expansion de l'agriculture dans ces régions n'a joué aucun rôle ; cependant, on aurait pu les utiliser d'une manière plus efficace.
Les possibilités d'expansion de l'agriculture étaient trop limitées pour combler l'écart qui subsistait entre le taux d'accroissement de la population et celui de l'expansion industrielle de sorte que l'émigration à grande échelle devint une nécessité. Le surplus de population pouvait difficilement aller vers l'Ontario car il lui manquait les connaissances techniques nécessaires pour travailler dans la sidérurgie. D'un autre côté, la Nouvelle-Angleterre avait besoin de main-d'oeuvre car une partie de sa population émigrait vers les États du centre-est. C'est donc vers la Nouvelle-Angleterre que se dirigèrent la majorité des émigrants québécois. On estime qu'environ un demi-million d'entre eux s'y installèrent dans la seconde moitié du siècle dernier. [14]
Nous pouvons maintenant en déduire que l'évolution économique du Québec au dix-neuvième siècle dépendait principalement de facteurs géographiques et économiques inhérents au système économique nord-américain. Pendant cette période, le Québec était étroitement associé avec la Nouvelle-Angleterre ; leur destin économique se ressemblait. Ces deux régions avaient joué un rôle important à l'ère commerciale ; avec l'avènement de l'ère industrielle, la Nouvelle-Angleterre perdit son importance économique au profit des États du centre-est, et le Québec au profit de l'Ontario. Finalement, les deux régions eurent la même réaction devant les transformations économiques : se concentrer sur les industries exigeant beaucoup de main-d'oeuvre. Les facteurs culturels n'avaient rien à voir avec cette évolution et avec la léthargie relative de l'industrie québécoise comparée à celle de l'Ontario. Cette différence s'explique par le simple fait que le Québec, au sein de l'économie de l'acier propre à cette période, n'avait ni charbon ni fer et qu'il était situé trop loin des bassins houillers des Appalaches.
Le seul phénomène qui était propre au Québec était son problème démographique. L'expansion de l'agriculture et l'émigration étaient les seules solutions possibles. C'est pourquoi, à la fin de cette période, le Québec vivait principalement de l'agriculture, non pas délibérément mais par pure nécessité. Une autre caractéristique de l'économie québécoise était que son industrie, à l'exception des scieries n'était pas basée sur l'exploitation de ses ressources naturelles, mais sur la main-d'oeuvre peu coûteuse et sur l'exploitation du marché des biens de consommation. C'est pourquoi le Québec avait besoin de la protection tarifaire pour survivre ; sa prospérité et son expansion dépendaient surtout du secteur agricole qui fournissait les consommateurs. Cette dernière caractéristique semble assez paradoxale dans une région qui n'était pas naturellement destinée à l'agriculture.
Au début du XXe siècle, de nouvelles tendances apparurent dans l'économie du Québec. Encore là, cette région demeurait étroitement liée au continent nord-américain mais, pour la première fois dans son histoire, le Québec se comportait très différemment de la Nouvelle-Angleterre. Pendant l'ère commerciale notre évolution économique s'était faite parallèlement à celle des États-Unis. Au début de l'ère industrielle, le Québec dut lutter pour sa survie contre l'influence économique envahissante des États du centre-est. Avec l'ère -nouvelle, le Québec était définitivement intégré au système nord-américain et fondait maintenant son développement économique sur ses ressources, à l'exemple des autres régions du continent. En d'autres termes, les ressources naturelles du Québec étaient appelées à remplir une fonction bien définie et à satisfaire à des besoins spécifiques. Tandis que le développement du sud de l'Ontario était en quelque sorte la contrepartie de l'industrialisation américaine, la croissance de l'industrie du Québec devait la compléter.
Plusieurs facteurs sont à l'origine du changement fondamental qui était sur le point de modifier la configuration économique du Québec. Premièrement le plus important était sans doute l'épuisement de certaines ressources et l'insuffisance d'autres facteurs aux États-Unis. [15] Le bois de pâte, le cuivre, et le fer illustrent bien cette situation. Deuxièmement, l'acier gardait sa prééminence mais perdait de son importance relative et d'autres (métaux lui étaient substitués dans plusieurs domaines. De plus, l'avion fut à l'aluminium ce que les chemins de fer avaient été à l'acier. Troisièmement, le charbon perdit son titre de première source d'énergie et fut remplacé par l'eau qui coûtait moins cher. L'énergie hydro-électrique devint de plus en plus un facteur de localisation de nouvelles industries.
Il est évident que cette évolution provoquait des changements profonds dans l'importance relative des facteurs de localisation et que cette fois, le Québec était très avantagé par la nouvelle orientation du développement économique. Pour en comprendre la raison, il faut tenir compte que le Bouclier précambrien, trait dominant de la topographie du continent, occupait à peu près 80% du territoire québécois. Cette vaste étendue de terre située au nord du Saint-Laurent (et qui demeura longtemps ignorée des apôtres de l'agriculture au Québec) avait d'abord acquis de l'importance grâce à la traite des fourrures et à l'exploitation du bois. Par la suite, lorsque ces activités déclinèrent, la région perdit son intérêt d'antan et devint une cause de soucis. Les promoteurs de chemins de fer la considéraient comme une entrave. Pour toutes ces raisons, l'ère industrielle précédente n'a pas réussi l'intégration économique du territoire précambrien au reste du Québec. Le rude Bouclier restait une terre mystérieuse et pour ceux qui n'en connaissaient pas la valeur, un vaste territoire inexploitable. Mais peu à peu, pendant l'ère du nouvel industrialisme, on se rendit compte que cette région était riche en ressources forestières et minières et qu'elle avait un potentiel d'énergie hydraulique extraordinaire. Le nouvel industrialisme allait réussir l'intégration économique du territoire précambrien au continent nord-américain.
Même si nous choisissons l'année 1911 comme division entre la première et la deuxième phase de l'industrialisation, ceci ne signifie pas que le Québec a immédiatement pris l'aspect d'un paysage industriel. La nouvelle orientation avait déjà été prise avant cette date et se poursuivit lentement sauf pendant les années 1920 et après 1939. Au cours des deux premières décades du XXe siècle, l'évolution des faits économiques ne permet guère de montrer que la structure industrielle du Québec ait pu être transformée seulement par les industries utilisant beaucoup de main-d'oeuvre. Ce ne fut qu'après qu'un bon nombre d'industries axées sur les matières premières et/ou l'énergie furent reliées au complexe hydro-électrique et que les deux procédés, l'ancien et le nouveau, se soient fusionnés pendant la période d'expansion rapide des années 20 que l'industrialisation devait ébranler le Québec traditionnel. Cette nouvelle tendance, couronnée comme elle le fut par l'expansion formidable de la guerre et de l'après-guerre, s'accrut de façon spectaculaire pendant la dernière décennie.
Il faut également souligner que le Québec restait en retard sur l'Ontario à cause de la période de stagnation qu'il avait dû traverser plus tôt et aussi à cause de sa situation géographique moins avantageuse par rapport à la zone industrielle des États-Unis. Dès 1900, le gouvernement de l'Ontario mit l'embargo sur l'exportation du bois de pâte aux États-Unis, ce qui obligea les Américains à construire de nouvelles usines dans cette province. Le Québec ne prit cette décision qu'en 1910. Quant à l'exploitation des métaux (extraction et raffinage) le Québec en tira profit tout comme l'Ontario, mais avec un certain retard. En Ontario, des mines furent découvertes à Sudbury et à Cobalt à l'occasion de la construction des chemins de fer. Puis, Cobalt permit l'expansion vers la zone d'argile jusque dans les régions de Porcupine et Kirkland Lake. [16] De là, les opérations minières s'étendirent jusqu'à la zone aurifère du Québec où on donna les premiers coups de pioche avant la construction des chemins de fer. Ainsi, pour diverses raisons, l'occupation de la région précambrienne en Ontario et au Québec représente deux phases distinctes de l'expansion économique, mais, pour la première fois, les deux provinces évoluaient dans la même direction et réagissaient à la même impulsion venant des Etats-Unis.
Les événements importants qui se produisirent au Québec à cette époque sont trop bien connus pour qu'on ait à les expliquer en détail. Les premiers signes apparurent en même temps que ce qu'on a appelé les industries jumelles : hydro-électricité et pâtes et papiers. Puis vinrent les industries de l'aluminium, des mines, des produits chimiques et de l'aéronautique. Les changement qui se produisirent pendant cette période peuvent être évalués en comparant l'importance relative des groupes d'industries en 1920 et en 1941. En 1920, l'agriculture contribuait à 37% de la production du Québec et l'industrie manufacturière a 38%. Puis venait l'exploitation forestière, 15%, la construction, 4% et l'exploitation minière, 3%. En 1941, la contribution de ces groupes était de 64% pour l'industrie manufacturière, de 11% pour l'exploitation forestière, de 10% pour l'agriculture et de 9% pour l'exploitation minière. Même si cette comparaison entre 1920 et 1941 révèle des changements décisifs dans la structure industrielle et une progression rapide vers l'industrialisation, la période de développement la plus rapide fut celle de la dernière décennie. Les statistiques suivantes, préparées par le Ministère du Commerce à Ottawa, résument bien la situation. Comme on l'a déjà mentionné au début de cette étude, la main-d'oeuvre employée dans l'industrie manufacturière a doublé de 1939 à 1950. Cette augmentation, en chiffres absolus, est égale à celle qui s'est produite au cours du siècle qui s'étend de 1839 à 1939. De plus, au cours de cette dernière décade, la valeur brute de la production a doublé en valeur réelle, tandis que les investissements ont triplé. En 1939, sur 10 personnes qui cherchaient du travail, 1.5 n'en trouvaient pas, en 1950 le chômage était négligeable. Avant la guerre, 2.5 personnes travaillaient sur des fermes, mais aujourd'hui 2 seulement y sont employées. Pendant la même période, les emplois dans les cités, villes et villages passèrent de 6 à 8 sur 10. De ceux-ci, en 1939, comme en 1950, trois personnes étaient employées dans le domaine du commerce, de la finance et des services. L'industrie en employait 3 en 1939 et 5 en 1950. De ces dernières, une personne travaillait dans les industries primaires, mais la main-d'oeuvre des manufactures, du domaine de l'énergie électrique et d'autres entreprises augmenta de 2 à 4. [17] Voici par ordre d'importance relative, les secteurs qui ont le plus contribué à l'expansion de l'industrie manufacturière : les appareils électriques, le matériel de transport, les produits du bois, le fer et l'acier, les pâtes et papiers et les textiles.
Pendant cette période, le taux d'industrialisation du Québec a été plus élevé que celui de l'ensemble du Canada. Depuis 1939, en volume, la production des industries manufacturières augmenta de 92% au Québec et de 88% au Canada, tandis que les nouveaux investissements dans l'industrie manufacturière augmentèrent de 181% dans la province et de seulement 154% dans tout le pays. [18] Il n'existe pas encore de données statistiques comparables pour les autres provinces canadiennes. Le taux de développement de l'Ontario est probablement encore plus haut que celui du Québec, mais s'il existe une différence, elle est certainement moindre qu'elle ne l'était au cours des décades précédentes. Il est évident que les perspectives d'avenir du Québec sont excellentes. Si nous ne considérons que son immense territoire et l'abondance de ses ressources naturelles encore inexploitées, nous ne serions pas surpris que son taux de développement à long terme devienne le plus élevé au Canada, et cela avant longtemps. Pendant sa période d'expansion vers le nord, le Québec pourrait bien regagner la suprématie qu'il a perdue au cours de la période d'expansion vers l'ouest. Naturellement, cette prévision ne vaut que si aucun facteur politique ou autre ne vient entraver cette tendance économique.
3.
CONCLUSION
Rappelons que cette étude visait à décrire le développement industriel du Québec de telle sorte qu'il soit ensuite possible d'analyser ses implications sociales. Nous avons surtout voulu montrer que l'industrialisation du Québec ne fut qu'une simple manifestation régionale de l'évolution économique générale du continent nord-américain et ne fut en aucune manière le résultat du caractère spécifique de l'environnement culturel. Les autres travaux de ce colloque ont pour objectif d'étudier comment l'industrialisation a modifié le système culturel et l'orientation des institutions sociales. Au préalable il convient de faire ressortir les caractéristiques principales qui peuvent être tirées de cette introduction historique.
Premièrement, le développement industriel du Québec ne peut se comprendre que dans son contexte nord-américain. L'économie québécoise n'a jamais été autonome et isolée du reste du continent. Au contraire, elle a toujours été marquée profondément par l'évolution nord-américaine. Son développement fut surtout une réponse au changement qui affectait tout le continent. Ainsi conçu comme une partie d'un grand tout, le Québec ne peut être considéré comme en retard ou en avance du point de vue économique. Lorsque presque toute l'économie reposait sur le charbon et l'acier et que les facteurs de localisation lui étaient peu favorables, le Québec a évolué moins rapidement que d'autres régions mieux situées. D'un autre côté, lorsque ces facteurs jouèrent en sa faveur, il a aussitôt commencé à progresser.
Deuxièmement, le développement du Québec est aujourd'hui basé sur ses ressources naturelles et non plus sur la main-d'oeuvre docile et à bon marché comme a voulu nous le faire croire une certaine propagande. Dans la première phase de l'industrialisation, comme nous l'avons vu, les principaux types d'industrie étaient centrés sur la main-d'oeuvre et produisaient des biens de consommation ; l'expansion industrielle dépendait dans une grande ;mesure du secteur agricole qui, pour cette raison même, ne pouvait progresser. Aujourd'hui, la situation est renversée. Le développement économique est maintenant centré sur plusieurs industries de base qui exploitent les ressources naturelles du Bouclier précambrien. Dans ce secteur industriel, la main-d'oeuvre est coûteuse ; elle n'est même pas toujours docile, au dire de certains employeurs. Malgré cela, l'intérêt que le Québec porte aux nouvelles industries est devenu l'élément dynamique de son économie. Son influence est vivement ressentie par les anciennes industries utilisatrices de main-d'oeuvre et l'agriculture dépend maintenant du secteur industriel. Ainsi, un nouvel équilibre basé plus qu'autrefois sur les avantages naturels du Québec, est en voie de se créer.
Troisièmement, l'expansion du Québec se caractérise par une production à grande échelle et par des industries de type monopolistique. Dans la plupart des cas, la technologie commandait une production à grande échelle ; les industries des pâtes et papiers, de l'aluminium et de l'aéronautique en sont de bons exemples. Dans quelques autres cas, ce type de production s'explique par les possibilités du marché et le désir de grandeur. Toutefois, la puissance économique est beaucoup plus concentrée que la grandeur et le nombre d'usines pourraient nous le faire croire. Toutes sortes de méthodes ont été utilisées pour créer un pouvoir monopolistique et même de vieilles industries telles que les textiles, la construction navale, le tabac et les brasseries participèrent à ce mouvement de forte concentration. Ainsi, il est de plus en plus difficile de se tailler une place dans les secteurs industriels déjà développés.
Finalement, l'industrialisation n'a pas été l'oeuvre du principal groupe ethnique de la province. Dans la perspective de notre recherche c'est là une caractéristique majeure du développement économique du Québec. Il est très difficile de trouver de bonnes évaluations de l'importance exacte des investissements étrangers dans cette province et d'obtenir des renseignements précis sur le contrôle par des étrangers des différentes industries. Le réseau des relations économiques est très souvent camouflé par des artifices légaux.
On peut toutefois dire que la propriété et le contrôle des industries par des Américains sont très répandus. L'établissement de filiales des compagnies américaines remonte aux débuts de la politique nationale de Macdonald. Jusqu'en 1900, 25 compagnies américaines créèrent des filiales sur le territoire québécois. On a estimé à 43% des investissements dans de nouveaux établissements la participation américaine pendant les 15 années qui suivirent. On considère qu'en 1934 le tiers des capitaux investis au Québec venaient des États-Unis, et cette tendance s'est probablement accentuée pendant et après la guerre. Les projets qui sont faits aujourd'hui en vue de l'exploitation des dépôts de titane au lac Allard et du minerai de fer dans ce qui a été appelé le Nouveau-Québec montrent bien que l'entrée de capital américain est encore très forte au Québec. Ce mouvement s'explique par le fait que la première industrialisation aux États-Unis ait permis d'accumuler une grande réserve de capital. Une partie de ce capital fut ensuite investie au Québec parce que les Américains avaient besoin de nos ressources naturelles ou parce qu'ils voulaient avoir accès au marché canadien protégé par les tarifs.
Ceci ne signifie pas toutefois, que les Américains furent les seuls à financer et à diriger l'industrialisation du Québec. Même l'Ontario y a contribué, surtout dans l'industrie minière. Mais il reste vrai que le développement économique du Québec a été financé, dirigé et contrôlé de l'extérieur. De ce point de vue, on peut dire que la province souffrait de l'absence de propriétaires et d'entrepreneurs autochtones.
Un autre fait marquant est que les Canadiens français n'ont joué qu'un rôle mineur dans le domaine de l'industrialisation. Jusqu'à maintenant, on expliquait surtout ce fait en termes culturels. Un examen de cette explication dépasse le cadre de cette étude. En tout cas on a trop facilement accepté cette explication. Selon nous les faiblesses de notre système d'éducation n'expliquent pas très bien la situation parce qu'il est notoire que les hommes d'affaires qui réussissaient, au Canada français comme ailleurs, du moins dans le passé, n'étaient pas nécessairement des diplômés universitaires. On a aussi prétendu que nos caractéristiques culturelles étaient responsables de notre manque d'intérêt pour les affaires ou qu'elles étaient incompatibles avec la grande entreprise. Nous suggérons aux sociologues de chercher une explication plus banale et plus terre à terre et de se remettre à l'étude des réalités économiques présentes et passées.
Finalement, il faut souligner que dans un tel système où prévalait la propriété et la direction étrangère les fonctions administratives ont été déléguées à des administrateurs locaux avec des pouvoirs limités et qui étaient surtout des anglophones. Cette situation cause des problèmes sérieux, notamment dans les relations de travail. Dans ce domaine où l'aspect humain est très important, les conflits économiques tendent à s'aggraver par des tensions ethniques. Ces conditions peuvent faire naître des griefs comme ceux dont avait parlé la voix entendue par Maria Chapdelaine il y a quarante ans : « Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plait d'appeler les barbares ; ils ont pris presque tout le pouvoir ; ils ont acquis presque tout l'argent ; mais au pays de Québec rien n'a changé. »
Rien n'a changé, en effet, car l'âme du Canada français est restée la même. Toutefois, on peut se demander ce qu'est vraiment l'âme du Canada français mais c'est une tâche qui revient aux sociologues. Le message reçu par Maria Chapdelaine disait aussi : « Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer. »
Comment et jusqu'à quel point la province de Québec a-t-elle changé au cours des quarante dernières années, et jusqu'à quel point peut-elle encore évoluer ? Certains changements doivent se faire pour empêcher le mécontentement nationaliste de se transformer en guerre contre le capitalisme. Cette étude a montré du point de vue économique et géographique, que le Québec a été amené à changer et change encore aujourd'hui. Mais reste à savoir si les institutions sociales ont pu suivre le rythme de l'évolution. La voix de Péribonka nous arrive aujourd'hui comme un défi à l'esprit scientifique ; peut-être qu'au cours des quarante dernières années, il y a eu plus de changement dans la province de Québec qu'aurait pu en imaginer aucune philosophie traditionnelle.
Albert FAUCHER
Département d'économique,
Université Laval.
* Texte paru sous le titre « History of Industrial development » dans Essais sur le Québec contemporain, (Québec, Presses de l'Université Laval, 1953) : 23-37. Reproduit avec la permission de l'éditeur. La traduction est de Suzanne Goyette avec la collaboration de René Durocher et Paul-André Linteau ; Albert Faucher en a revu le texte.
[1] D. G. Creighton, The commercial empire of the St. Lawrence 1760-1850, Toronto, Ryerson, 1937 ; A.R.M. Lower et H. A. Innis, Select documents in canadian economic history, 1783-1885, Toronto, the University of Toronto Press, 1933.
[2] A.R.M. Lower, The north american assault on the canadian forest, Toronto, Ryerson, 1938, chap. XIII et XIV.
[3] J. R. Smith, North Arnerica : its people and the resources, New York, Harcourt, Brace & Co., 1940 ; C. L. White et E. J. Foscue, Regional geography of Anglo-America, Prentice Hall, 1950.
[4] Address of Joseph Shehyn Esq., M.P.P., Fév. 1880, p. 24.
[5] C. L. White et E. J. Foscue, op. cit., chap. XIII.
[6] Bruce Hutchison, The unknown country, Toronto, Longmans, 1948, chap. VII.
[7] Il est notoire que les fonderies de Montréal se développèrent parce que le gouvernement fédéral accorda des subventions pour le transport du charbon des provinces de l'Atlantique.
[9] Rapport de la Commission royale sur l'industrie textile, Ottawa, 1938.
[10] Annuaire statistique de Québec, 1914.
[11] Le canadien émigrant, par douze missionnaires des townships de l'Est, Québec, 1851.
[12] Questionnaire, dans Report of the select standing committee on agriculture, immigration and colonization, Journals of the Legislative Assembly of the Province of Quebee, 1867-1868.
[13] J. Bouchette, Topographical dictionary of the Province of Lower Canada, Londres, 1836 ; Georges Vattier, Esquisse historique de la colonisation de la colonisation de la province de Quebec (1608-1925), Paris, 1928.
[14] G. Lanctôt, Les Canadiens français et leurs voisins du sud, Montréal, Valiquette, 1941.
[15] J. A. Guthrie, The newsprint paper lndustry, Cambridge, Harvard University Press, 1941, chap. II ; Elliott et autres, International control ln the aluminium Industry, Cambridge, Harvard University Press, 1937.
[16] H. A. Innis, Settlement and the mining frontier, Toronto, Macmillan, 1936, chap. VII-VIII.
[17] Voir Jean-Charles Falardeau, éd., Essais sur le Québec contemporain, Québec, P.U.L., 1953, chap. II, « Recent industrial growth », tableau 3.
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