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Entreprises collectives. Les enjeux sociopolitiques et territoriaux
de la coopération et de l'économie sociale. (2008)
Avant-propos
Au Québec, un nouvel essor de l'économie sociale et solidaire s'est amorcé au cours de la dernière décennie, dans la foulée du Sommet sur l'économie et l'emploi du gouvernement du Québec en 1996 : le renouveau coopératif au Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), notamment avec le renforcement des coopératives de développement régional (CDR) et l'arrivée des coopératives de solidarité, de même que le tournant d'une partie du mouvement communautaire (OBNL), qui a pris le virage économique dans la foulée de l'arrivée du Chantier de l'économie sociale. Partant de là, bon nombre de recherches, de centres et de chaires, d'ouvrages, d'articles, de programmes de formation et d'outils ont alors émergé, particulièrement durant la dernière décennie pour informer, former, soutenir et appuyer ce « secteur ».
Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur le sujet qui en retrace les fondements, les contours, les principales approches et les principaux champs de pratique dans une perspective interdisciplinaire faisant appel aux sciences économiques et sociales. Pourtant, il va sans dire que la formation des nouvelles générations de dirigeants [x] et de professionnels de ce secteur et la mise en place de nouvelles stratégies pour soutenir des entreprises à propriété collective nécessitent préalablement une certaine connaissance d'ensemble. Cet ouvrage se veut donc une source de référence et une synthèse introductive à leur intention autour des principales dimensions de cette « autre » économie : 1) ses origines et ses conditions d'émergence ; 2) ses fondements économiques, éthiques et sociaux et ses différentes approches (l'enjeu théorique) ; 3) ses organisations ou regroupements nationaux (l'enjeu démocratique) ; 4) sa contribution au développement des territoires (l'enjeu socioéconomique) ; 5) ses rapports aux pouvoirs publics et le bilan de la dernière décennie (l'enjeu politique) ; 6) son internationalisation (l'enjeu de la solidarité internationale).
Ce livre s'adresse en tout premier lieu aux étudiants des sciences économiques, sociales et humaines (travail social, sociologie, géographie humaine, sciences politiques, psychologie communautaire, économie, gestion, développement régional, études urbaines...) et à tous ceux et celles qui projettent de travailler dans leurs communautés comme agents de développement (en développement de coopératives et d'entreprises sociales, en organisation communautaire, en développement régional, en développement international....). Il est aussi destiné à tous les intervenants sociaux et socioéconomiques qui s'interrogent sur l'avenir de leur travail et sur les pratiques dont ils sont les initiateurs dans leur communauté locale ou leur région. Mais, en tout premier lieu, il convient aux animateurs de coopératives et d'associations engagées dans des activités économiques tout comme à ceux qui travaillent dans des agences de développement local et régional comme les coopératives de développement régional (CDR), les Corporations de développement économique communautaire (CDEC), les Corporations de développement communautaire (CDC), les Centres locaux de développement (CLD) et les Sociétés d'aide au développement des collectivités (SADC), qui évoluent dans le premier périmètre des entreprises collectives. Il ne faut pas oublier les départements de planification urbaine des municipalités, les conseillers de certains ministères des gouvernements centraux, etc.
Depuis deux décennies maintenant, les « professions du social » et les nouveaux métiers du développement local et régional sont mis à l'épreuve par les transformations en cours : celle de la crise des services collectifs dans nombre de communautés, celles du monde de l'entreprise et de la crise de l'emploi, celle des territoires et de leur mutation (délocalisations, migration des jeunes...). Cet ouvrage cherche à remettre les pendules à l'heure autour d'une question centrale : face à ces mutations, les entreprises collectives et plus globalement le monde de la coopération et de l'économie sociale font-ils partie des réponses appropriées pour la relance des communautés et quelles sont les stratégies de développement (ou de relance) de ces territoires ? L'économie [xi] sociale au Québec est porteuse d'une longue, fort diversifiée et très riche expérience de plusieurs décennies - surtout du côté du mouvement coopératif - appuyée par deux bonnes décennies de travaux de recherche dans le domaine. Mais pour arriver à capitaliser sur cet ensemble, il nous fallait combiner tout à la fois les travaux de recherche, la mise à profit de l'expérience des différentes régions du Québec - à travers l'étude d'entreprises collectives qui ont laissé leur marque - et faire appel à diverses approches (sociologie, sciences politiques, histoire, économie) pour ne pas rater la complexité des questions abordées tout en opérant sur le mode du transfert à l'intention d'étudiants de collèges et d'universités et d'intervenants investis dans le domaine.
Cet ouvrage de synthèse met à profit une vingtaine d'années de travaux de recherche de l'auteur, mais aussi une longue expérience d'engagement et d'accompagnement dans le domaine [1]. Il faut aussi mentionner la [xii] mise à contribution d'une quinzaine de dirigeants et de chercheurs à qui nous avons demandé de donner leur point de vue à partir du secteur particulier de l'économie sociale dans lequel ils étaient eux-mêmes engagés.
Il y a beaucoup de travaux sur le sujet, surtout depuis une dizaine d'années, et plusieurs nouveaux centres de recherche ont été développés. Mais ces travaux sont relativement fragmentés, assez souvent faiblement autonomes, parfois même instrumentalisés par des organisations partenaires Cet des bailleurs de fonds) qui étaient en demande de construction d'un nouveau discours pour accréditer leurs pratiques. Il s'imposait de faire une synthèse générale conjuguant proximité et regard critique. Autrement dit, l'ouvrage ne se contentera pas d'égrainer les succès de l'économie sociale québécoise sur la place publique ou ses réussites locales et nationales. Nous voulons fournir ici les indispensables repères de base en la matière en pratiquant deux registres d'exposé et d'analyse : celui de la compréhension de l'intérieur et celui de l'analyse critique. En premier lieu, la connaissance de ses fondements théoriques, de son histoire, de ses principales stratégies, de ses principaux champs de pratique, de sa trajectoire internationale. En second lieu, la mise en perspective des enjeux et défis qui lui sont propres aujourd'hui à différentes échelles (locale, nationale et internationale). Les entreprises collectives demeurent sans doute une des clés de la démocratisation de la société québécoise comme plusieurs de ces dirigeants et intellectuels l'affirment. À certaines conditions cependant, lesquelles ne sont pas toujours présentes, car nous sommes actuellement dans une phase plus réactive que proactive - au plan de la conjoncture politique. Autrement dit, les politiques économiques et sociales progressistes ne sont plus à l'ordre du jour au Québec, ce qui provoque davantage le repli des organisations sur leurs intérêts professionnels particuliers, même s'ils peuvent être dissimulés derrière le voile de l'intérêt général. C'est sans compter la concurrence entre organisations et, sous l'angle de la recherche, certains partenariats avec les organisations concernées, qui produisent des recherches dont le sens critique a fini par s'endormir avec le temps.
Louis Favreau, janvier 2008
[1] On ne sera donc pas surpris, pour ceux qui suivent de près les travaux de la Chaire de recherche que je dirige, d'avoir lu ailleurs certaines idées, des études de cas, des bilans et perspectives (dans des articles de revue, cahiers de recherche ou chapitres de livres) que nous présentons dans cet ouvrage. L'intérêt de cet ouvrage réside, mis à part la nécessaire mise à jour de travaux antérieurs, dans la recomposition en un seul ensemble des différentes dimensions de l'économie sociale qui avaient été étudiées séparément (histoire, fondements, approches, rapports des entreprises collectives au développement des territoires ou leur internationalisation). Mentionnons que le présent ouvrage s'est alimenté tout particulièrement des travaux de différents réseaux de recherche en économie sociale auxquels la CRDC a été associée dans les 10 dernières années. Le premier réseau est québécois. Il s'agit de deux centres de recherche qui existent depuis plus de 15 ans et dont j'ai été un membre actif : le Centre interuniversitaire de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et le Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales (LAREPPS), qui nous ont notamment permis de produire au moins deux ouvrages sur l'économie sociale et le développement économique communautaire (Comeau, Favreau, Lévesque et Mendell, 2001 ; Favreau et Lévesque, 1999) et plusieurs articles, entre autres dans la revue Nouvelles pratiques sociales. Le second réseau est surtout européen et a donné un ouvrage sur la nouvelle économie sociale mise en relation avec le défi de l'emploi dans un cadre comparatif de neuf pays du Nord (Defourny, Favreau et Laville, 1998). Le troisième réseau est, pour partie, composé de chercheurs du Nord et, pour partie, de chercheurs du Sud dans le cadre du programme STEP du Bureau international du travail (BIT), qui a à son actif un ouvrage sur l'émergence au Sud d'une nouvelle économie sociale (Defourny, Develtere et Fonteneau, 1999) et un autre qui s'est inspiré des travaux de ce réseau (Favreau et Fréchette, 2002). Le quatrième réseau est un réseau international Nord-Sud dirigé par A. Salam Fall et L. Favreau, le réseau Création de richesses en contexte de précarité, qui a à son actif une importante conférence internationale sur Le Sud et le Nord dans la mondialisation, quelles alternatives (à l'UQO, septembre 2003), deux séminaires internationaux dont un à Dakar en 2005 et trois ouvrages (Favreau et Fall, 2007 ; Fall, Favreau et Larose, 2004 ; Favreau, Fall et Larose, 2004).
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