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La condition québécoise.
Enjeux et horizons d’une société en devenir.
Introduction
L'ensemble des essais qui suivent ne constitue ni un bilan des dernières recherches ni un état des questions de l'heure. Notre ambition a plutôt été d'élargir le débat qui a cours sur les problèmes affectant présentement la société québécoise. Il s'agit d'une tâche difficile, compte tenu que les collaborateurs à cet ouvrage ont eux-mêmes été socialisés et éduqués dans des sociétés dont l'horizon idéel était fondamentalement marqué par la pensée technocratique, utilitariste et nationaliste. Les textes que nous proposons ici sont issus de la croyance partagée qu'une prospective lucide, une conscience claire des enjeux de l'avenir n'ont que faire de l'empirisme plat des adeptes du « réalisme ». Ces textes ne sont pourtant fondés sur aucune utopie, inspirés d'aucun idéalisme naïf : ils veulent simplement poser, à l'échelle du Québec, quelques questions fondamentales auxquelles l'avenir proche devra, coûte que coûte, répondre.
Ces questions qui nous semblent fondamentales, nous avons essayé de les préciser dans les premiers moments de la longue route qui a mené à ce livre. Nous avons voulu cerner non pas des « thèmes », non pas des zones de conflit ou de contradiction, mais des dimensions de l'existence mises en question par notre modernité essoufflée. C'est pourquoi nous avons jeté aux orties le compendium des angoisses existentielles attribuées par les médias au Québécois moyen, comme d'ailleurs les pseudo-diagnostics et solutions toutes faites des technocrates de service. Les incertitudes de notre temps, les [8] remises en cause des sciences humaines débouchent sur une quête de sens qui nous impose de formuler autrement les questions, dans l’espoir que les réponses soient enfin dignes du futur que nous méritons.
C'est cet espoir qui explique en partie la diversité des contributions à ce collectif. Chacun et chacune des auteurs des textes qu'on lira se sont, à leur façon, réappropriés les enjeux que nous avions formulés initialement. On trouvera dans ce qui suit cette première formulation.
Le Québec dans le monde,
le monde dans le Québec
La place du Québec dans le monde ne peut plus être interrogée dans les termes d'une définition étroitement chauviniste de notre identité. Elle impose un questionnement fondamental sur les rapports entre le nous et Vautre, et ce à deux niveaux.
- La dimension mondiale
Il nous est d'abord apparu que le problème de l'ouverture était au cœur de tout projet politique, social ou économique auquel l'on pouvait songer pour le Québec. Les attributs habituels de notre spécificité, de notre singularité, de notre autonomie et de notre identité doivent être repensés et réinventés. Les accords de libre-échange, les phénomènes de métissage interethnique et de mobilité spatiale des populations, les rapprochements et les interactions de toutes sortes créés par l'omniprésence des média sont autant de manifestations de cette donnée incontournable de l'avenir : la mondialisation des perspectives. Jusqu'à maintenant refoulés dans la mémoire collective, l'autre et l’ailleurs doivent être intégrés à tout projet d'avenir. »
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- La redéfinition du nous-autres
Cela d'autant plus que le creuset identitaire fondant la spécificité du Québec et du Québécois est devenu trop étroit pour contenir les aspirations et les velléités d'affirmation de plusieurs de ceux et celles qui ont choisi cette terre pour bâtir leur avenir. Les symboles d'une certaine nation résonnent mal aux oreilles d'une proportion grandissante de citoyens. Les frontières délimitant le nous par rapport aux autres deviennent tout à coup inopérantes. La devise sacrée d'une communauté identitaire : Je me souviens, n'inspire plus tous les membres d'une collectivité. En fait, le souvenir est diffus et pluriel. L'immigration n'impose pas seulement la présence physique de l'autre ; elle pose le problème, pour certains, de la désintégration des marqueurs identitaires traditionnels et la tâche, pour tous, de l'invention d'une identité hétérogène.
L'espace public
La re-création de l'espace public, actuellement soumis aux vicissitudes du cirque politico-médiatique et à l'hyper-judiciarisation des rapports sociaux et des relations interpersonnelles, est un autre enjeu qui marque l'horizon de la société québécoise.
- Fragile démocratie
La démocratie est à la science politique ce que le marché est à l'économie : l'horizon sacré et infranchissable définissant les limites d'un possible analytique. Pourtant, une critique radicale de la démocratie qui ne soit pas nostalgie du passé ni tentative de manipulation ou d'exploitation est-elle possible ? Les modes actuels d'expression de la volonté collective, figés dans le formalisme parlementaire ou aliénés par le fétichisme du vote individuel, n'ont pu satisfaire le besoin éprouvé par tous de maîtriser, dans la mesure du possible, l'avenir collectif. Comment penser un contrôle du temps, du destin commun [10] où tous et toutes auraient part, à l'horizon d'un troisième millénaire ?
- L'encerclement de la vie relationnelle
Déjà atrophié par le cirque politico-médiatique, l'espace public Test également par l'expansion de ces deux assises de la régulation étatique contemporaine que sont la science et le droit, lesquels constituent de puissants vecteurs d'encerclement et d'enserrement de la vie relationnelle : la science, parce qu'elle objective des pratiques et des comportements qui sont pourtant irréductibles à des types, obligeant par là l'acteur à se représenter le monde vécu selon des modèles étroits de performance interactive ; le droit, parce qu'il porte jusqu'au cœur de la sphère privée les contraintes d'un système légal qui n'est qu'une forme de mise au pas, par la norme, de conduites hétérogènes, parfois créatives, en tout cas avides d'horizon. La judiciarisation de la vie sociale et privée est l'un des aspects le plus fort du développement de la société salariale. Il s'agit d'un processus qui s'inscrit dans l'histoire longue de notre société et qui, depuis une vingtaine d'années, connaît une accélération foudroyante. Comment ce phénomène affecte-t-il l'univers des citoyens ? Comment oriente-t-il ses rapports avec les autres ? Quelle marge laisse-t-il à la dissidence, à la différence et au refus ? Comment transforme-t-il fondamentalement les rapports entre la personne et la collectivité ? Comment, désormais, la ruse s'inscrit-elle au cœur des pratiques de négociation, par l'acteur, de sa condition existentielle, devant l'implacabilité des systèmes de la science et du droit ?
- L'emprise du système médiatique
Le système médiatique car il faut bien le nommer ainsi constitue un autre poids sur l'univers des acteurs. La communication est en effet au cœur de la vie relationnelle. Et le média est au cœur de l'activité communicationnelle. De plus en plus, l'espace social, privé ou public, est espace médiatique, c'est-à-dire espace investi, façonné et défini par [11] le média, électronique ou autre. La démocratie, du moins celle qui est pratiquée dans les sociétés occidentales contemporaines, passe elle-même par la « médiation du médium » : elle lui est liée comme l'homme à son ombre. Libérateur ou asservisseur, le médium est une donnée fondamentale de l'horizon social. Monologue le plus souvent contrôlé par les pouvoirs se livrant à des joutes de concurrence, la communication médiatique implique une espèce d'« unidirectionnalité » de l'énonciation, mode suprême de constitution d'un espace du pensable et de l'impensable. Comment, dès lors, imaginer un support médiatique qui soit aussi un moyen de dialogue, sorte d'intervention active dans un échange communicationnel réel ? Apprivoiser le média, le mettre à son service n'est peut-être au fond pas suffisant : la résistance aux médias dominants oblige à les contourner aussi, à inventer des modes autres de communication, à faire éclater, en somme, le système médiatique, à repenser autrement la culture des ondes.
La recomposition du collectif
En cette ère de chambardement majeur de l'économique et du social, au moment où le système de production, le régime d'accumulation et les modalités d'intégration de la force de travail dans les rouages de la vie économique se recomposent en grande partie, on assiste au renforcement de toutes sortes de clivages sociaux ou spatiaux, nouveaux modes d'inclusion et d'exclusion, qui ne sont pas sans remettre en cause, dans leurs fondements autant que dans leurs devenirs, certaines structures politico-sociales (par exemple, les syndicats) étroitement associées à la régulation des sociétés industrielles dans la période d'après-guerre.
- La centralité du travail salarié
L'axe de l'inclusion et de l'exclusion, dans le Québec actuel, passe de plus en plus par le travail salarié. Prétexte à [12] réprobation et à condamnation, il est également figure d'intransigeance et de jugement de la part de ceux et celles qui en vivent contre les autres qui en sont exclus. La dignité et la valorisation sociales s'obtiennent dans la mesure où l'on s'inscrit dans le cycle du travail salarié. Comme si le travail n'existait, dorénavant, que sous la forme d'une activité rémunérée. L'activité non rémunérée est dénaturée et déclassée. Elle est source de déconsidération sociale. Elle est facteur de rejet, conscient ou inconscient. L'activité non rémunérée est, le plus souvent, vécue négativement par ceux et celles qui s'y adonnent. Elle est vécue comme une absence, comme un manque. Le travail salarié est facteur de séparation : il est à l'origine de la montée de l'entrepreneur comme nouvel héros collectif et de la descente de la mère de famille, si ce n'est du père, tout au bas de l'échelle hiérarchique de la vénération sociale. Le travail salarié est devenu, grâce à ces deux facteurs de transformation sociale qu'ont été le mouvement syndical et le mouvement féministe, le cadre de vie désirée, l'aspiration recherchée des citoyens et des citoyennes. Voilà pourquoi on peut dire que l'emprise du capital sur la société n'a jamais été aussi forte, en dépit des formes alternatives de réciprocité économique qui se développent à ses marges. L'univers salarial est-il devenu l'horizon indépassable de la vie sociale ?
- Identité et syndicalisation
Dans ce contexte, face aux nouvelles césures, plus tranchées qu'auparavant, qui fragmentent le tissu social, se dressent les organisations collectives qui réunissent une partie importante des travailleurs. Quel peut être le rôle de ces structures syndicales qui, pendant longtemps, ont été des facteurs essentiels de promotion populaire mais qui, à la suite des mutations survenues au cœur des sociétés contemporaines, connaissent une crise de légitimation, de représentation et d'identité ?
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- La fragmentation spatiale
Espace identitaire objectivé et homogénéisé, le Québec laisse apparaître des fissures importantes, de plus en plus larges, dans sa figure construite. Des phénomènes et des processus fort dissemblables caractérisent ses territorialités internes (espaces économiques et sociaux de relations). La région montréalaise est un monde évoluant de manière contrastée par rapport à la Gaspésie ou même par rapport à la région de Québec. Au point que Ton pourrait parler de un, de deux, de trois... Québec. Ponctuellement, une certaine unité se recrée autour de l'idée de collectivité aliénée, désormais capable de prendre en charge sa destinée. Mais cette idée est également un phénomène médiatique qui, l'espace d'un moment, façonne de toutes pièces une communauté communicationnelle qui se dissout graduellement, ses membres étant sollicités par les contraintes de quotidiens différents. L'horizon des vécus et des réponses est pluriel, et cette pluralité même, donnée fondamentale de l'avenir, donnée refoulée par le discours élitaire, mais donnée combien réelle, interroge l'idée axiomatique de « collectivité québécoise ».
La recomposition de l'individu
Asséché par le discours de l'excellence, l'individu est en train de redéfinir son existence par des critères exclusivement centrés sur le rendement, façon de miner sa capacité à vivre en relation avec les autres et de réduire son besoin de transcendance à la simple accumulation des choses ou des savoirs.
- L'enjeu environnemental
Bien que le problème environnemental soit fréquemment réduit à l'aménagement, à la gestion et à l'exploitation ordonnés et harmonieux de l'espace physique, c'est le rapport de l'individu à la collectivité qui est fondamentalement posé par la question écologique. Celle-ci est devenue un [14] enjeu majeur de l'avènement d'une société où la vie relationnelle est fondée sur d'autres principes que ceux du rendement, de la concurrence et de l'individualisme consumériste. Au slogan participatif : « Planifier pour mieux vivre », le Québécois, se rappelant son passé et ses figures de délinquant, semble avoir trouvé une réponse qui le rassure : « Le confort passe par l'indifférence. » Cette réponse fait foi de tout et bloque toute possibilité majeure de changement. Surtout, elle empêche de prendre conscience de cette vérité refoulée, à savoir que l'enjeu de la question environnementale concerne, au premier chef, la réinvention de la vie de relations.
- Le désir de transcendance
La redéfinition identitaire du Québécois supposait son autonomisation par rapport au sacré. Au point que tout besoin de transcendance était mal vu et ridiculisé par le discours profane. Le péché était dorénavant du côté du croyant (apôtre de la déraison) et la recherche de mysticisme était une tare. À une époque où Dieu faisait figure d'État, la culpabilité s'est installée chez nombre d'hommes et de femmes. Pourtant, le désir de transcendance n'a pas disparu, ne pouvait disparaître, car il est une expression fondamentale de la condition humaine. Comment se pose maintenant la question de la transcendance chez l'individu ? Quel est le rapport qu'établit la collectivité québécoise avec l'idée de transcendance ? Comment et sous quelle forme le sacré s'insère-t-il dans l'espace privé et public ?
- La vie dans le couple
Institution centrale de la société moderne, le couple, à l'encontre de ce que certains veulent bien croire, est loin d'être dépassé comme cadre où se déroule la vie affective. Il demeure l'horizon idéalisé du rapport privilégié avec l'autre. C'est d'ailleurs là que le bât blesse : cet horizon idéalisé semble de moins en moins compatible avec la réalité que vit le couple, réalité empreinte de tensions, de contradictions, de [15] brisures, de pertes et d'incessantes remises en question. Comme si le discours de l'excellence s'était également emparé de cet espace de vie privée, le soumettant aux critères du rendement optimal et transformant les conjoints en acteurs dont les attentes, sur le plan sexuel, passionnel et charnel, dépassent continuellement les capacités à donner et à recevoir. Qu'est-ce qu'être une femme, qu'est-ce qu'être un homme, qu'est-ce qu'être un couple en cette période de dislocation généralisée ?
Les auteurs de ces textes ont évidemment réagi, d'une manière qui leur fut propre, à la définition des enjeux que nous leur avons proposés. Ils et elles se sont appropriés, à leur façon, les thèmes qui leur étaient confiés. C'est pourquoi, dans les pages qui suivent, le lecteur sera confronté à des points de vue parfois surprenants, parfois iconoclastes, parfois cinglants. Aborder de front les thématiques décrites ici ne fut pas simple et le rôle des responsables de l'ouvrage n'a jamais été de confiner les auteurs dans des avenues bien délimitées. C'est pourquoi Ton notera, tant au chapitre de la forme qu'au chapitre de la facture des textes, d'importantes variations. Cette diversité ne s'explique que par la liberté dont tout un chacun a bénéficié, liberté qui n'avait au fond pour limite que cette exigence : repenser notre rapport au présent pour élargir l'avenir à la mesure de nos aspirations...
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