[233]
“Classes, démocratie, nation.
La transition au capitalisme
chez Stanley B. Ryerson.”
Jean-Marie Fecteau
[pp. 233-263.]
- Introduction
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- I. Un « idéologue » chez les historiens : la réception de l'œuvre historique de Ryerson
- II. En fond de scène : Ryerson, marxiste et historien
- III. L'analyse de la transition canadienne et québécoise au capitalisme
- IV. Ryerson, historien du politique
-
- Conclusion
À Stanley
INTRODUCTION
Étudier le traitement que fait Stanley Bréhaut Ryerson de la transition au capitalisme n’est pas simple affaire d'analyse historiographique. L’exercice permet et exige à la fois une plongée dans l'univers très particulier dans lequel se meut cet historien, un univers ou les enjeux du futur, les luttes du passé et les angoisses du présent se fusionnent en recherche dynamique de sens. C'est pourquoi on ne trouvera pas ici une critique a posteriori des positions de Ryerson en matière de transition au capitalisme, et encore moins une recherche des « lacunes » de son approche à la lumière des apports récents de la recherche historique. La mise à nu quasi ludique des failles d'une approche passée sur la base sécurisante des travaux postérieurs m'apparaît en effet, comme un exercice assez vain et profondément narcissique. Il me semble beaucoup plus utile de replacer la contribution de Ryerson dans le contexte des luttes progressistes d'après 1945, de « déconstruire » le montage sophistique du récit ryersonien pour en retrouver, sinon le non-dit, du moins les éléments constitutifs, avec ses pleins et ses creux, en se donnant comme objectif de montrer ou se situe son apport à la recherche historique. Il s'agira donc, dans un premier [234]
temps, d'analyser les fondements sur lesquels se base l'analyse de la transition chez Ryerson, notamment le type de marxisme en opération et la conception de l'histoire mise en jeu. Cette analyse du fond de scène me permettra d'étudier les caractéristiques de l'interprétation soutenue par Ryerson en matière de transition. Ce qui me donnera la possibilité de me pencher, finalement, sur la dimension peut-être la plus originale de la contribution de Ryerson, soit l'analyse du politique [1]. Mais d'abord, en guise de mise en train, une petite digression préliminaire...
I. Un « idéologue » chez les historiens :
la réception de l'œuvre historique
de Ryerson
La manière dont les historiens ont reçu l'œuvre de Stanley Ryerson mériterait à elle seule une étude particulière. On pourrait y montrer comment l'histoire dominante est spontanément réfractaire à l'envahissement de son territoire par des non-praticiens (j’allais écrire « non pratiquants »), la pratique étant évidemment définie ici comme contact viril (!) avec le terreau des archives (préférablement manuscrites...), l'affrontement acharné et toujours à recommencer de l'historien de « métier » avec la documentation de première main. Dans le cas de Stanley Ryerson, le péché originel était encore aggravé par le recours au marxisme comme cadre d'analyse, ce qui faisait de l'intrus à la fois un amateur et un idéologue [2].
Les termes dans lesquels s'est opérée cette mise à l'écart initiale de l'œuvre de Ryerson par les historiens sont importants pour la suite de l'histoire. En effet, si l'absence de recherche empirique d'envergure demeure toujours le principal critère de marginalisation de son œuvre, le caractère « idéologique » de cette même œuvre en est venu, avec le temps, à consacrer Ryerson comme chef d'école et inspirateur. Le cas de Fernand Ouellet illustre particulièrement bien cette tendance. Dans son compte rendu de Unequal [235] Union, cet auteur dénonçait le livre comme étant plus idéologique que scientifique et en faisait une critique sévère. Quinze ans plus tard, Ouellet dénonce encore le manque de recherche empirique [3], mais l'œuvre de Ryerson est soudainement devenue « œuvre pionnière [4] ». C'est donc par son caractère idéologique que l'œuvre de Ryerson semble condamnée à marquer notre historiographie ou, au contraire, à en être exclue [5]. Contre toute discrimination crypto-corporatiste et en réaction au « dogmatisme de l'empirique », il apparaît donc d'autant plus important, dans ce contexte, d'analyser cette œuvre comme entreprise scientifique de production du savoir, et d'étudier les procédés d'analyse qui sous-tendent la perception ryersonienne du changement historique.
II. En fond de scène :
Ryerson, marxiste et historien
Avant d'en arriver à l'étude de l'analyse de la transition dans Capitalisme et Confédération, deux questions préalables doivent être posées : où se situe Ryerson dans le marxisme de son temps, et comment se reflète cette prise de position éthique, scientifique et politique dans sa pratique d'historien.
A. Le marxisme chez Ryerson
Il n'est évidemment pas question ici d'analyser en profondeur la pensée marxiste de Ryerson. Je veux tout au plus esquisser une réflexion sur la façon dont les concepts fondamentaux du marxisme sont utilisés chez Ryerson, et informent son écriture de l'histoire.
La tâche n’est cependant pas facile. Ryerson lui-même n’a jamais vraiment élaboré son rapport au marxisme, et on retrouve très peu de textes « théoriques » chez cet historien [6]. Il est certain que les tâches multiples d'organisation d'un intellectuel marxiste au sein du Parti communiste canadien pouvaient nuire à la lente et difficile élaboration [236] d'une « pratique théorique » sophistiquée, mais il y a plus. La pratique historique elle-même implique un travail sur le réel qui a toujours rendu problématique le rapport des historiens à l'épistémologie comme à la réflexion sur les concepts opératoires de la pensée. Cette relation problématique est encore exacerbée dans le cas du marxisme : là, une vision « scientifique » du monde devait non seulement réinterpréter l'histoire, mais aussi en faire un instrument de libération. Une telle exigence devait provoquer dans l'historiographie une césure fondamentale entre, d'une part, les « praticiens » de l'histoire marxiste, conscients de la complexité du vécu historique comme des effets fondamentaux du temps sur l'économie des luttes sociales et, d'autre part, les « théoriciens » attachés à projeter sur le passé (ou à tirer de lui) les éléments essentiels à leur reconstruction théorique des luttes actuelles. C'est ce phénomène fondamental qui va provoquer, à partir des années 30, un double mouvement [7] : d'une part, notamment sous le coup du développement d'une recherche empirique élargie, apparaît une série impressionnante de travaux historiques à teneur fortement empirique se réclamant du marxisme [8] ; d'autre part, l'évolution historique est vue comme terrain d’expérimentation pour la réflexion théorique marxiste sur le capitalisme moderne [9], puis, à partir des années 60, sert de support (comme de repoussoir...) à la réflexion structuro-marxiste, spécialement en matière d'articulation des modes de production, des rapports de classes contemporains ou concernant la question de l'État [10]. L’opposition entre ces deux courants de pensée éclatera de façon fulgurante à la fin des années 70 [11]. Un des aspects les plus fascinants de cette opposition est dans le type de travail théorique qui la sous-tend. Les historiens marxistes du premier groupe allieront constamment à la rigueur de la démonstration un relatif flou des concepts, la référence aux notions de base du matérialisme historique faisant ici office de cadre théorique [12].
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Même si Ryerson a toujours été relativement discret dans cette querelle, on doit situer sans hésitation sa pratique historique au sein du premier groupe. La parenté de son œuvre avec celle de Christopher Hill et celle de E. P. Thompson, notamment, est manifesté à la fois par l'importance accordée à la dimension empirique [13], par le soin apporte à la connaissance de l'historiographie courante, comme aussi par la volonté de fonder théoriquement l'analyse sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique, soit l'interaction entre forces productives et rapports de production et le caractère fondateur des luttes de classes. En ce sens, le marxisme de Ryerson n'est pas « merely a semantic updating of the nationalist interprétation [14] » de l'histoire du Québec et du Canada, mais une position éthique autant qu'un choix méthodologique fondamental :
- This country’s history, in its concrete peculiarities, is unique (as is that of every other country). But its concreteness is understandable, explainable, only to the degree that one can discover within it the general universal elements of productive forces, relationships of production, classes and class conflict, the state, nation and national aspiration, culture, ideology [15].
Ces concepts fondamentaux, dans l'œuvre de Ryerson comme dans celle des historiens anglais de sa génération, tiendront toujours lieu de notions de base sur lesquelles est bâtie l'interprétation, sans que jamais l'auteur ne s'étende sur leur portée théorique. C'est ainsi que le terme « capitalisme » est la plupart du temps employé sans explicitation ou définition d'aucune sorte, apparaissant simplement comme l'inverse du féodalisme, dans son acception « mercantile » (FC, p. 105; CC, p. 141, 171) ou « industrielle » (CC, p. 141, 171) [16]. Il en est de même pour le concept de « classe » qui, dans le discours ryersonien, implique toujours un groupe social défini par sa place dans la production, sans plus [17]. Ce flou conceptuel relatif transparaît aussi dans l'analyse des rapports entre les concepts. C'est [238] ainsi que le lien entre la notion de classe et celle de nation (ou entre le social et le national) est décrit dans des termes qui postulent leur relative équivalence sans jamais spécifier les positions respectives occupées par ces « entités » dans le discours ryersonien : on parle ainsi d'« enchevêtrement » (CHCS, p. 14), d'« interférence » (CC, p. 32, 321), d'« entrecroisement » (CHCS, p. 15), ou même d'« interactive realities » (QCCN, p. 225).
En fait, pour Ryerson, le marxisme est avant tout « a sociology of social change » (FC, p. 328) bâtie pour l'action et fondée sur l'action. La tâche de repenser l'histoire, de reformuler les hypothèses sur lesquelles des générations de Québécois et de Canadiens avaient fondé leurs actions et leurs revendications, l'emportait sur le travail théorique comme tel. On retrouve, en fait, chez Ryerson une philosophie de l'histoire et de l'action profondément fidèle aux positions fondamentales du marxisme : une espérance de libération des potentialités humaines fondée sur la solidarité et la reconnaissance des contraintes concrètes à l'action des hommes et des femmes. En 1987 encore, Ryerson parlera de « quatre notions dont l'interrelation laisse entrevoir une cohérence possible (ou souhaitée !) dans mon cheminement. Ce sont celles de classe, nation, démocratisme, et métabolisme (société/nature). Dans chacune se focalisent en quelque sorte des dimensions, telles que je les perçois, à la fois d'une conjoncture historique objectivement existant et de la spécificité du vécu subjectif » (CHCS, p. 1) [18].
Dans le cas de Ryerson, et dans la mesure ou il a choisi d'investir son énergie et son talent analytique dans la mise au point de synthèses interprétatives du passé, le caractère relativement simple de l'appareil théorique mis en œuvre apparaît paradoxalement comme une condition de sa richesse. Détaché de toute hyper abstraction formaliste, le concept de capitalisme a ainsi pu être perçu dans la mouvance des mutations sociales. De même, les classes, une fois faite l'économie de leur rigide inscription dans les formes de conceptualisation des formations sociales, ont pu apparaître [239] comme des groupes aux contours souvent fuyants, capables de prendre des formes contradictoires malgré le « sens » de l'histoire. Sans que l'importance du travail théorique puisse être niée, l'utilisation des concepts fondamentaux du marxisme par Ryerson apparaît plus comme une heureuse échappée du dogmatisme formaliste que comme une carence théorique : elle donne tout son sens (positif… à la notion de flou artistique...
B. L'histoire chez Ryerson [19]
Des l'origine, l'histoire chez Ryerson est vue à la fois comme champ d'investigation et instrument de libération, comme métier et comme vocation militante. Elle est donc éminemment « subjective », elle vit les luttes, les frustrations, parfois les victoires des classes dominées; elle fait revivre aussi, tache beaucoup plus difficile, leurs aspirations, leurs espoirs. En ce sens, Ryerson ne se « sert » pas de l'histoire pour les objectifs à court terme de la lutte idéologique ou théorique. Tout au contraire, l'histoire apparaît comme le terrain de la lutte, comme le lieu trouble et changeant dont il est possible de rendre compte, dont se dégage un sens, dans la double acception de raison et de direction.
L'histoire chez Ryerson a cette caractéristique d'être éminemment populaire sans être simplement « vulgarisée », de parler constamment de société et de nation sans être « nationaliste », de s'attacher prioritairement aux luttes et aux espérances des travailleurs sans être « ouvrière [20] ». Ce qui fait l'originalité de la contribution de cet historien à notre historiographie est en effet l'amalgame, dans un même travail analytique, de deux dimensions jusque-là plus ou moins inconciliables :
- Une histoire « sociale » attachée aux conditions concrètes de vie des classes dominées, analysée à la lumière de la théorie marxiste, et construite en lien étroit avec celle des classes dominantes. Plus précisément, l'histoire de Ryerson éclaire le lien dynamique et conflictuel qui relie les luttes ouvrières et les conditions de leur domination [21] ;
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- ce lien est replacé dans un continuum historique tendanciellement déterminé. Les paysans et les ouvriers font leur histoire autant qu’ils sont faits par elle. L’histoire a ainsi une direction, mais sans que cette direction soit mécaniquement déterminée par la logique des modes de production. Le mouvement premier repose dans la lutte, jamais vraiment finale, pour l'émancipation sous toutes ses formes [22] ;
- mais cette histoire de la lutte de classes est aussi une histoire de la lutte collective sur le plan politique, une histoire de l'aspiration nationalitaire étroitement liée aux luttes sociales de libération [23].
La fusion dynamique de ces trois centres d'intérêt fera que l'histoire chez Ryerson sera de plus en plus axée sur l'évolution globale des formations sociales québécoise et canadienne. C'est elle aussi qui lui permet d'analyser de façon particulière les ruptures fondamentales qui marquent notre histoire au XIXe siècle.
III. L'analyse de la transition canadienne
et québécoise au capitalisme
Poser la question de la façon dont Ryerson analyse le passage de la société féodale au capitalisme industriel au Canada demande d'abord de replacer sa contribution dans le contexte de développement de l'historiographie des cinquante dernières années. Ce n’est qu’alors que l'on pourra être à même de saisir la particularité de la vision de cet historien.
A. RYERSON ET L'HISTORIOGRAPHIE
DE LA TRANSITION [24]
L’interprétation ryersonienne de la transition au capitalisme s'inscrit dans deux traditions historiographiques qui se sont développées en parallèle depuis les années 30, soit les études traitant des conditions de l'industrialisation canadienne et québécoise, et le débat sur la transition au capitalisme au sein du marxisme.
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- 1. L'historiographie des mutations
du XIXe siècle au Canada/Québec
L’histoire « moderne » ou scientifique du passage au monde industriel au Canada et au Québec a insisté sur deux dimensions fondamentales de la question, soit le rôle de la bourgeoisie et le poids des questions ethniques et nationales.
En ce qui concerne le poids de la bourgeoisie, l'analyse historique a fait du principe de continuité un axiome de base. Depuis Donald G. Creighton, l'évolution des barons de la fourrure aux rois de la manufacture apparaît comme un phénomène interprété fondamentalement en termes d'évolution des formes du capital et de leur emprise de plus en plus forte sur l'État et la main-d'œuvre. On a aussi insiste de façon constante, que ce soit pour l'approuver (Harold A. Innis, Fernand Ouellet, Jean Hamelin) ou pour la déplorer (R. T. Naylor), sur l'importance particulière du capital marchand ou commercial dans notre évolution économique. Ryerson fut l'un des premiers à repérer les contradictions du processus et à insister sur la rupture représentée par les années 1830-1870, non seulement en rapport avec la question nationale (sur ce, voir plus bas), mais au sein même du processus d'évolution des rapports de production [25]. Le passage du capital marchand au capital industriel et commercial apparaît ainsi non pas comme une simple évolution des formes de la richesse, mais comme une rupture révolutionnaire entré deux formes historiques du capital :
- Le passage de la domination économique et politique exercée par le Family Compact, composé de marchands et propriétaires terriens, à celle de la nouvelle oligarchie des industriels et des promoteurs des chemins de fer constitue l'essentiel de la révolution bourgeoise en Amérique du Nord britannique (CC, p. 225).
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- Il y a une distinction à faire entre capital marchand et le capital industriel [...] Leurs fonctions respectives, ainsi que leurs effets et leurs expressions socio-politiques, [242] sont différentes. [...] Confondre les deux étapes qui correspondent à ces deux formes du capital [...] ne peut qu’engendrer, selon Marx, « des conceptions tout à fait erronées ». [...] La transition de l'une à l'autre est elle-même un processus, avec présence, interaction et conflits des deux catégories (CC, p. 329-330) [26].
La deuxième dimension historiographique fondamentale tient évidemment à l'analyse de la question nationale. Sur la base d'une hégémonie indiscutée et continue de la bourgeoisie, il s'agissait d'évaluer le poids de la question ethnique. La perspective « libérale » classique, de Donald G. Creighton à Fernand Ouellet en passant par Pierre Elliott Trudeau, analysait le facteur ethnique canadien-français comme un obstacle à la « modernisation », alors que ce que l'on finira par appeler l'école de Montréal (Michel Brunet, Guy Frégault, Maurice Seguin) dénonçait au contraire la domination du capital anglais comme un frein au développement d'un capitalisme canadien-français et, ultimement, québécois. La première interprétation, jusqu'à récemment [27], se targuera d'une plus grande ouverture sur la question des « classes » et privilégiera l'analyse de la socio-économie à celle de l'ethnie, vue comme idéologie ou, au mieux, comme réalité superstructurelle. La seconde a, au contraire, toujours interrogé la socio-économie québécoise en fonction de ses rapports fondamentaux avec la question nationale. À partir des années 60, cette approche sera relayée par le courant marxiste progressiste, notamment par le biais du concept de « classe ethnique » (Marcel Rioux) et ultérieurement par la notion, encore plus curieuse, de « double structure de classes » organisée selon les lignes de force ethniques (Gilles Bourque, Denis Monière). Dans cet aspect du débat, l'apport de Ryerson sera central. Il sera un des premiers à analyser de façon systématique le social et le national comme fondamentalement complémentaires ou concomitants, comme deux dimensions d'un même phénomène, sans que l'une vienne [243] « retarder » ou « déformer » l'autre. Ryerson signale le lien organique qui lie la revendication nationalitaire à la transition au monde industriel, à la montée de l'aspiration démocratique et à l'économie de marché : il analyse en somme la revendication politique et la révolution de l'économie comme deux conditions réciproques de l'avènement du monde moderne. En cela, il posait le problème du « retard » ou du caractère inachevé de la révolution bourgeoise au Canada non pas comme le résultat d'une contrainte ethnique ou d'une simple dépendance économique, mais comme la conjonction d'une aspiration nationale étouffée et de la dépendance coloniale. En ce sens aussi, l'hypothèque constituée par les tensions ethniques aura un effet de retour dévastateur, selon Ryerson, non seulement sur les capacités d'accumulation canadiennes-françaises, mais sur l'ensemble des intérêts capitalistes canadiens. De la même façon, cette propension à l'oppression nationale est, pour Ryerson, un effet du caractère compradore ou inachevé de la transition industrielle au Canada/Québec. Carence du capital et carence du national sont donc profondément réciproques. Mais j'y reviendrai.
- 2. Le débat sur la transition au capitalisme [28]
L’un des aspects les plus curieux de l'analyse ryersonienne du passage au monde industriel est l'absence absolue de toute référence au débat sur la transition qui fait rage chez les historiens marxistes ou progressistes depuis la Seconde Guerre mondiale. En effet, aux lendemains de la remarquable charge de Karl Polanyi contre l’idéologie du marché autorégulateur [29], un débat d'envergure s'instaure au sein du marxisme au début des années 50. Ce débat, initié par le livre de Maurice Dobb [30], interroge les conditions dans lesquelles a pu se faire le passage du féodalisme au capitalisme [31]. Deux grandes lignes d'interprétation se sont opposées [32] :
- * D'une part, on a insisté sur le rôle fondamental de l'expansion du capital marchand, corps étranger qui se développe [244] au sein du féodalisme et amène, par le processus d'expansion de l'échange marchand, la dissolution du mode de production féodal et l'expansion du capitalisme. Cette voie interprétative a toujours insisté sur le rôle stratégique du capital marchand et son caractère « précurseur » du capitalisme. Cette position, inspirée de l'œuvre de H. Pirenne et soutenue par Paul-M. Sweezy dans le débat, a été relayée ultérieurement par les travaux de Fernand Braudel, puis ceux de Immanuel Wallerstein [33] ;
-
- * d'autre part, la crise du féodalisme a été analysée comme contradiction interne entre la classe dominante des seigneurs et landlords et la classe paysanne, l'expansion de l'échange n'apparaissant que comme conséquence des mouvements profonds au sein des rapports de production féodaux. Cette interprétation, sensible au caractère déterminant des luttes de classes et à l'analyse de la dynamique interne des modes de production, sous-tend toute l'œuvre de Dobb : c'est à elle que se sont ralliés la très grande majorité des participants au débat initial, bientôt relayés par les contributions majeures de Robert Brenner et de Guy Bois [34]. Chez Dobb, l'analyse des contradictions internes débouchait, comme chez Marx, sur la distinction entre deux voies de passage au capitalisme, soit la voie révolutionnaire ou le producteur devient capitaliste, et la voie non révolutionnaire ou le marchand s'empare de la production.
On retrouve chez Ryerson tous les éléments de cette seconde tendance interprétative, dominante dans le marxisme et plus conforme à la problématique de Marx lui-même. Bien sûr, le féodalisme est défini comme « contrainte » à l'expansion du capital marchand [35]. Mais le caractère fondamental des contradictions internes du féodalisme apparaît très clairement chez Ryerson, en particulier lorsqu'il analyse la « contradiction between the requirements of two distinct states of capitalist development : primary accumulation, represented by merchants’ capital and the fur trade; and the beginnings of capitalist production, of manufacture, whose new relationships were emerging within the old framework of [245] feudal-rural society. These two processes, though related, were by no means identical » (FC, p. 149).
C'est cette position théorique de base qui explique notamment l'attention avec laquelle Ryerson suit, tout au long de son œuvre, le développement du travail salarié et l'apparition d'une bourgeoisie locale. Son analyse du rôle ambigu du capital marchand dans le développement du capitalisme et de l'opposition, en colonie, entre ce capital et le développement du marché interne [36], repose essentiellement sur le postulat du rôle moteur des rapports de production et de l'expansion du salariat [37].
B. LES CARACTÈRES PRINCIPAUX
DE L ANALYSE DE LA TRANSITION CHEZ RYERSON
Replacée dans le contexte théorique et historiographique de sa production, l'analyse ryersonienne de la transition au capitalisme me semble posséder deux caractères principaux.
- 1. L'impérieuse téléologie...
Il faut d'abord remarquer le caractère fondamentalement téléologique de l'analyse de la transition chez Ryerson. En cela, elle s'inscrit fidèlement dans le courant hégémonique de l'analyse de la transition. Que ce soit au niveau de l'activité marchande (« accumulation primitive ») ou des rapports de production (« formation du prolétariat »), les catégories d'analyse marxiste de la transition postulent le caractère plus ou moins inévitable ou déterminé de l'émergence du capitalisme. Ce processus étant donné comme se déroulant dans le temps long, l'essentiel de l'analyse consiste à retrouver, dans les modes de production « antérieurs » (et surtout, évidemment, le mode de production féodal), les éléments annonciateurs de la transition à venir. Par exemple
- The opening up of America and the birth of colonialism were integrally part of the revolutionary process [246] whereby the capitalist mode of production replaced that of feudalism (FC, p. 47-48).
De même, la contradiction entre bourgeoisie marchande et industrielle, si elle indique une rupture, n'en est pas moins indicative d'une continuité fondamentale interprétée en termes de « phases » :
- La phase où domine le capital marchand est celle de la révolution dans le commerce, des explorations géographiques, des débuts de l'« accumulation primitive », de la création du système colonial. L’autre est la phase de la révolution industrielle, du machinisme, du travail salarié, de la montée de la bourgeoisie vers le pouvoir politique (CC, p. 330) [38].
Cette logique de succession en phases débouche aussi sur la notion de déphasage chronologique. Ainsi, Ryerson note à plusieurs reprise l'« avance » de l’Angleterre dans le développement du capitalisme, notamment au moment de la Conquête, « capitalist development in Britain (with the Industrial Revolution getting under way there) being much further ahead than was the case in France » (FC, p. 200) [39]. À l'inverse, le poids du capital marchand conservateur et la répression des aspirations de 1837-1838 permettaient « la persistance d'une évolution lente et tortueuse vers l'accession au pouvoir d'une bourgeoisie industrielle anglo-canadienne (appuyée par les élites québécoises) » (CC, p. 72) [40].
Enfin, l'approche, téléologique pousse Ryerson à accorder une place souvent disproportionnée aux classes vues comme porteuses d'avenir [41]. Ainsi en est-il de son intérêt pour les engagés en Nouvelle-France (FC, p. 97-104) [42]. De même, le réflexe de lier les rébellions avec le mouvement naissant du prolétariat, et la place faite à l'appui donné par les travailleurs de Londres aux Patriotes (CC, p. 26-33, 46, 54-56) [43]. Cela au risque d'importants contresens dans l'interprétation du mouvement révolutionnaire, [247] et de la confusion entre révolte antiféodale ou antimonarchique et mouvement procapitaliste. Les contradictions fondamentales au plan des aspirations politiques comme à celui des conceptions du monde entre, d'une part, la classe paysanne et artisane en crise profonde et, d'autre part, le prolétariat en devenir, sont ici systématiquement gommées au profit de l'analyse téléologique de la révolution comme étape vers l'« avenir capitaliste [44] ».
- 2. Lutte du peuple, pour le peuple,
et question nationale
Cependant, l'analyse de Ryerson est beaucoup plus qu’une simple réplique canadienne de l'analyse téléologique de la transition. On retrouve, en effet, chez cet historien une extraordinaire sensibilité aux luttes et au mouvement de l'histoire, un don tout particulier pour saisir les aspirations derrière les conditions de vie, les jeux de pouvoir derrière les rapports de travail, les enjeux collectifs derrière l'argumentation partisane. Chez Ryerson, les classes populaires ne « subissent » pas l'accumulation primitive, leur sort ne dépend pas uniquement des calculs et des intérêts de la bourgeoisie montante, elles ne sont pas « manipulées » par l'ambition petite-bourgeoise. Les paysans et les ouvriers vivent ces contradictions, et on sait voir dans leur révolte, même écrasée, les espérances étouffées comme la volonté de continuer. L’histoire de Ryerson est faite de ces luttes et de ces résistances créatrices de mouvement.
De même, il est en mesure d'analyser très finement les luttes de pouvoir et d'influence au sein des classes dominantes, l'ambivalence de la petite bourgeoisie entre le service de la bourgeoisie et le soutien des luttes populaires, l'ambiguïté du combat de la bourgeoisie pour l'expansion de l'échange mais contre les dérapages démocratiques. En somme, Ryerson est en mesure d'analyser, avec une finesse inégalée, le sens de la conjoncture, l'importance du moment, de jauger l'impact du politique sur les conditions de vie et les rapports sociaux.
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Cette sensibilité aux ruptures découlant de la lutte politique apparaît comme l'apport le plus original et le plus précieux de Ryerson à l'analyse de la transition. Elle lui permet d'échapper au formalisme sociologisant (mesure des rapports de classes) ou à l'économisme (mesure du degré de commercialisation de l'économie) dans lequel le débat sur cette question a trop souvent tombé. Dans le contexte colonial, elle a aussi permis de souligner la pertinence de la conjoncture politique dans tout analyse de la transition. Mais ce point mérite d'être développé.
IV. Ryerson,
historien du politique
Le caractère le plus remarquable de l'interprétation de la transition chez Ryerson est la place centrale conférée au politique dans l'analyse des conditions de passage au capitalisme. Cette prise en compte de la dimension politique se fait principalement par le biais de la découverte du rôle fondamental de la question nationale dans les conditions de développement du capitalisme. Dans le cheminement théorique et dans la pratique historienne de Ryerson, ce qui n’était au début que particularisme ethnique devint bientôt enjeu central de l'explication historique [45]. Dans cette perspective, trois questions sont implicitement posées, soit le statut de la nation dans le discours ryersonien, la place de la démocratie et la question de l'État.
A. UNE POLITIQUE DE LA NATION [46]
La nation, pour Ryerson, est un mode de structuration collective à efficace politique propre [47]. Elle constitue donc non seulement une « réalité » sociologique, ethnique ou linguistique, mais se manifeste aussi dans un ensemble d'aspirations, dans une volonté postulée ou exprimée de vivre ensemble, que cette volonté soit encadrée ou non dans une structure politique formelle de type étatique. C'est en cela que la conception de la nation est profondément politique, [249] et qu'elle s'oppose à une vision purement culturaliste. Ainsi, Ryerson prend le contre-pied direct de la tendance historiographique qui, de Creighton à William L. Morton, réduit le national au culturel et nie toute validité heuristique à la volonté d'affirmation politique des communautés nationales [48] :
- Réprimer d'un air vertueux les mouvements nationaux ou indépendantistes, c'est défendre la Rationalité, le Fonctionnalisme cristallisés dans le statu quo. Affirmer la validité de la conception sociologique aussi bien que politico-juridique de la nation, c'est promouvoir la subversion (CC, p. 328).
L’identité postulée, ou la concordance obligée entre nation et espace national politique de type étatique, permettait ainsi de rejeter le « nationalisme » comme simple particularisme ethnique, coupable de sectarisme idéologique. En liant ainsi nation et aspiration politique, Ryerson déconstruisait ainsi un des postulats les plus fondamentaux de l'analyse des mouvements sociaux du XIXe siècle et réinscrivait la lutte politique au cœur des changements sociétaux de la période.
- L’erreur des artisans du fédéralisme de 1867, ce n’est pas de ne pas avoir prévu les changements dans la répartition des responsabilités gouvernementales que l'urbanisation et l'industrialisation allaient imposer plus tard, c’est d'avoir écarté la RÉALITÉ binationale. Leurs efforts pour réduire la nation à un étroit particularisme religieux et linguistique, leur refus de la considérer comme une entité organique dont on ne peut détacher arbitrairement l'élément culturel du contexte socio-économique, leur évitaient de songer à une authentique fédération binationale fondée sur le droit à l'entière autodétermination pour les deux peuples (CC, p. 289-290) [je souligne].
Évidemment, cela se faisait à un prix : la possible confusion entre aspiration nationalitaire et démocratie.
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B. L'ÉQUATION AMBIGUË
NATION/DÉMOCRATIE
En mettant l'accent sur la dimension politique de l'aspiration nationalitaire, Ryerson a pu saisir, mieux que la plupart des historiens qui l'ont précédé, le lien entre l'aspiration à la liberté et la lutte anticoloniale. On était désormais à même de comprendre l'inscription des revendications patriotes dans l'histoire de leur temps, une histoire ou l'aspiration nationalitaire est un vecteur majeur de la montée du libéralisme et de la démocratie.
Mais la renonciation au couplage nation/conservatisme s'est faite au prix d'une relative subsomption de la démocratie par le national [49]. Plus précisément, se développe dans le discours ryersonien une analogie entre mouvement nationalitaire et démocratie. Au point que, dans le contexte de l'époque, le qualificatif de « nationales-démocratiques » (CC, p. 61), appliqué aux rebellions de 1837-1838, apparaît quasi pléonastique [50]... Pour Ryerson, l'industrialisation, le mouvement nationalitaire de libération et l'aspiration démocratique sont intimement lies dans le grand mouvement de transition au monde moderne. Il s'agit la d'un acquis majeur dans la problématique de la transition, dans la mesure ou le changement sociétal. est vu aussi comme mutation politique. Mais, dans le même mouvement, la démocratie en vient a être assimilée aux intérêts du capitalisme industriel et au mouvement de construction des espaces nationaux. Le politique devient comme la vérité du capitalisme, dans la mesure ou il consacre l'unité conjoncturelle des intérêts capitalistes et des aspirations populaires dans le combat pour la nation et la démocratie :
- Le lien rattachant à la libre circulation des marchandises l'instauration de structures politiques parlementaires et les libertés de parole et d'association devenait signe palpable de démocratisation. D'autre part, dans bien des cas lors de la transition depuis le moyen-âge jusqu'à la modernité, les dimensions nationalitaires s'entrecroisent avec celles de la démocratisation (CHCS, p. 14) [51].
[251]
Ce qui est perdu ici, c'est la polysémie du terme « démocratie » dans le contexte de transition, et la confusion possible entre les aspirations libertaires des paysans, la démocratie sociale véhiculée par les revendications ouvrières et la version libérale de la démocratisation du pouvoir. On est ici en présence d'univers revendicatifs fort différents et, dans le cas des paysans et des ouvriers) à la limite anachroniques. Les révoltes nationalitaires de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle apparaissent en fait comme le moment, bref et fragile, de conjonction des intérêts politiques de la démocratie libérale et de l'aspiration démocratique républicaine héritée du tréfonds des luttes antiféodales [52]. La démocratisation de la société est donc déjà, à l'époque révolutionnaire, une entreprise ambiguë. Tout au contraire, le développement des revendications démocratiques de la classe ouvrière, une génération plus tard, correspond à un recul des impulsions démocratiques de la bourgeoisie libérale, comme Ryerson lui-même le montre dans son analyse de la Confédération :
- Si elles réussirent à promouvoir l'entreprise capitaliste, les forces sociales dominantes du Canada de 1867, héritières du bloc des élites de 1774, furent incapables de créer des valeurs nationales ou une solidarité démocratique. Les forces positives et créatrices dans les deux Canadas se trouvaient ailleurs : dans la masse de tous ceux qui peinaient et construisaient et qui firent jaillir de leur labeur les routes et les fermes, les canaux et les usines, les mines et les camps de bûcherons, les foyers et les écoles, toute la substance et l'armature d'un pays moderne (CC, p. 313) [53].
Derrière l'union sacrée contre l'empire se cache donc la fragilité des alliances et surtout l'incompatibilité des aspirations démocratiques de la bourgeoisie et du peuple, incompatibilité qui témoigne déjà des ambiguïtés de la transition politique au monde moderne.
[252]
C. LA QUESTION DE L'ÉTAT
La sensibilité politique de l'analyse ryersonienne s'arrête aux frontières des institutions politiques et de l'État. L'insistance sur la question nationale a eu tendance à réduire l'enjeu politique de l'époque à la reconnaissance de l'égalité entre nations. Le discours ryersonien sur l'égalité est fort intéressant. L’égalité semble être ici une des formes dominantes de la démocratie : plus précisément, l'égalité apparaît comme la manière dont s'exprime, au plan national, la revendication démocratique. Ainsi, Ryerson analyse la reconnaissance du français en 1847 et l'accession de La Fontaine au pouvoir comme
- une acceptation relative du principe de l'égalité pour le Canada français. On pouvait donc voir dans ces mesures une étape possible vers l'établissement de relations vraiment démocratiques entre les deux nations, une égalité complète sur les plans politique, social et économique, et une restructuration radicale de la société canadienne à partir de la démocratie politique et de l'indépendance (CC, p. 143).
Cet accent mis sur l'égalité nationale n’est pas gratuit. Il trahit les limites dans lesquelles la prise en compte de la dimension politique se déploie dans l'analyse de la transition chez Ryerson. Ainsi, la question de l'égalité sociale, ou plutôt de l'inégalité fondamentale entre les classes sociales, relève clairement d'une dynamique de rapports de production ou le politique est vu comme essentiellement instrumental [54]. Les luttes dans le champ politique se retrouvent ainsi analysées comme simples « reflets [55] » des tensions socio-économiques. Pourtant, le politique est aussi le lieu ou se cristallise et se structure l'inégalité sociale, autant au plan du droit qu’à celui des structures étatiques [56]. La transition au capitalisme, dans sa dimension politique, est le moment où se déterminent, dans une structure politique et légale donnée, les rapports de domination de classe, non comme simple reflet mais comme condition politique et institutionnelle de la domination. Cette [253] efficace ultime du politique constitue le non-dit, la partie immergée, parce que structurellement secondarisée, de l'analyse de la transition chez Ryerson. Dans ce contexte, l'inégalité nationale elle-même n’est pas seulement une expression des intérêts capitalistes. Elle est aussi, et peut être surtout, un cadre qui rend plus ambiguë la lutte démocratique, qui oblitère les luttes sociales comme expression politique des luttes de classes, qui leur donne une visibilité trouble ou le national semble masquer le social. C'est sur cette illusion d'optique que viendra se figer la pensée trudeauiste. Il aura fallu un Ryerson pour remettre le politique dans sa dimension nationale, dans son contexte libérateur fondamental.
CONCLUSION
- Quelles conclusions pratiques peut-on tirer de l'émergence plus ou moins simultanée d'une part, de pressions en faveur d'un dépassement des formes traditionnelles, institutionnalisées du savoir, et d'autre part de l'actuelle mondialisation accélérée de mutations technologiques, lourdes d'un double potentiel d'amélioration extraordinaire de notre sort matériel ou encore de l'anéantissement du genre humain ? Ce genre de questions, me reproche-t-on, ne sont pas du tout du ressort de l'historien, mais plutôt du philosophe. Et alors ? Et si la maison brûle ? [57]
C'est dans son analyse des conditions de passage du Québec et du Canada au monde industriel que l'on découvre dans toute son envergure Ryerson comme historien. Non content d'analyser cette transition comme mutation des conditions d'exploitation sociale et économique des classes populaires, il a pu saisir, dans son expression nationalitaire, la matérialisation politique de cette mutation.
Pour ce faire, il a fallu que se pose à sa conscience l'urgence de penser le collectif dans une perspective historique. Un collectif qui soit autre que le regroupement basé sur la [254] pratique sociale, la prise de conscience ou l'intérêt. Un collectif qui tienne à la fois de la possibilité matérielle de se penser comme tel, dans la construction historique de son identité, et de la nécessité de se définir comme projet.
Car l'histoire, libérée de tous les millénarismes comme de tous les déterminismes mécanistes, ne peut se penser, ne peut avoir de sens que dans les exigences de l'avenir, dans les contraintes posées par un destin problématise. Le sens de l'histoire n’est peut-être pas dans une direction assignée, dans un appel volontariste aux lendemains chantants; mais il est encore moins dans le constat résigné des réalités structurales, dans la soumission aux lois de la nature ou des hommes. Il est peut-être quelque part entre l'exigence de solidarité et la recherche de bonheur qui forment le tissu de nos aspirations. L’histoire, science des aspirations. Pour l'avoir senti, pour l'avoir vécu, Stanley Béhaut Ryerson est peut-être un de nos premiers historiens du futur...
[1] Dans le texte qui va suivre, étant donné les nombreuses références à certains travaux majeurs de S. B. Ryerson, j'utiliserai systématiquement les abréviations suivantes, accompagnées de la page : The Founding of Canada. Beginnings to 1815, Toronto, Progress Books, 1975 (FC); Capitalisme et Confëdération. Aux sources du conflit Canada/Québec, Montréal, Parti Pris, (1972) 1978 (CC); « Quebec : Concepts of Class and Nation », dans Gary TEEPLE (dir.), Capitalism and the National Question in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1972 (QCCN); « Connaître l'histoire, comprendre la société : un rapport en voie de mutation ? Histoire de cas : une prise de conscience des vecteurs socio-historiques du casse-tête Canada/Quebec », Québec, Université Laval, faculté des lettres, 1987 (CHCS).
[2] Une lecture des comptes rendus publiés lors de la parution de Unequal Union montre qu'ici le chœur des critiques historiens ne connaît pas de fausses notes : « His concern for the present damages his historical judgment. » (Ramsay COOK, American Historical Review, vol. 74, no 5 (juin 1969), p. 1753); « ... at times it [the thesis] becomes intensely ideological.. » (W. G. ORMSBY, Histoire sociale/Social History, 4 (novembre 1969), p. 121); « On peut se demander s'il ne s'agit pas plutôt d'un essai idéologique sur l'histoire que d'un ouvrage historique véritable » (Jean-Charles BONENFANT, Revue d'histoire de l’Amérique française, vol. 28, no 1 (juin 1974), p. 122); « Ce livre apparaît plus comme une entreprise idéologique que comme une oeuvre scientifique » (Fernand OUELLET, Canadian Historical Review, vol. 50, no 3 (septembre 1969), p. 317).
[3] « The methodogical shortcomings of studies of this sort are most pronounced among authors who try to write general, interpretative works without bothering to carry out detailed research - an exercise which might allow them more fully to grasp the significance of the historian's task. » (Fernand OUELLET, « Québec, 1760-1867 », dans D. A. MUISE (dir.), Reader's Guide to Canadian History, Toronto, University of Toronto Press, 1982, vol. 1, p. 54). L’auteur admet donc tout au plus la validité de l'exercice comme permettant d'évaluer l'apport des historiens.
[4] « ... the nationalists had accepted marxist and socialist thought, which aimed at forging an unbreakable link between nationalist aspirations and social demands. English-Canadian historiography had already established a tradition in this field since the pioneering work of Stanley Ryerson... » (Ibid.)
[5] Le livre de Jean-Paul Bernard constitue une importante exception à cette règle. Voir Jean-Paul BERNARD (dir.), Les Rébellions de 1837-38. Les Patriotes du Bas-Canada dans la mémoire collective et chez les historiens, Montréal, Boréal, 1983, p. 257-263, où on retrouve un commentaire fort pertinent de l'analyse ryersonienne des événements. L’oubli se retrouve dans la plus récente histoire politique du XIXe siècle canadien, où les travaux de Ryerson ne sont même pas mentionnés en bibliographie... Gordon T STEWART, The Origins of Canadian Politics : A Comparative Approach, Vancouver, University of British Columbia Press, 1986. On pourra comparer cet oubli à l'appréciation de Wallace CLEMENT et Daniel DRACHE : « Unequal Union provides us with a seminal analysis of Canada’s political development during part of its criticaly formative years. Ryerson’s work is the most successful attempt so for to develop a new historiography covering the period l8l5-1880 » (W. CLEMENT et D. DRACHE, A Practical Guide to Canadian Political Economy, Toronto, James Lorimer, 1978, p. 35 - Je remercie J.-P. Bernard de m'avoir signalé cette référence).
[6] À ce relatif silence, a d'ailleurs correspondu le manque de réflexion sur ce point chez ceux qui ont le mieux étudié l'œuvre de Ryerson. Par exemple, l'article de Gregory S. KEALEY, « Stanley Béhaut Ryerson : Marxist Historian », Studies in Political Economy : A Socialist Review, 9 (automne 1982), p. 133-171, se contente de replacer Ryerson dans l'historiographie marxiste et d'analyser la substance de son argumentation historique, sans jamais aborder ce que l'on pourrait appeler « l'épistémologie ryersonienne ».
[7] Pour une analyse parallèle, voir Raphael SAMUEL, « British Marxist Historians, 1880-1980 : Part One », New Left Review, no 120 (mars-avril 1980), p. 21-96.
[8] On pense ici, notamment, aux travaux sur la Révolution française de Georges Lefebvre à Albert Soboul, et, sur la transition britannique au monde moderne, à ceux de Christopher Hill à E. P Thompson et Eric Hobsbawm.
[9] De ce questionnement théorique résulte la première « génération » du long débat sur la transition au capitalisme. « Une étude du capitalisme, de ses origines et de son développement [...] constitue le fondement indispensable de toute conception réaliste de la science économique [...] Il s'agit de découvrir par l'étude de sa croissance la façon dont une situation d'ensemble s'est effectivement constituée. » (Maurice DOBB, dans la préface de 1945 à ses Études sur le développement du capitalisme, Paris, Maspero, 1971, p. 7-8.) La suite de ce débat montre, malgré l'intervention des historiens « de métier » (Robert Brenner et Guy Bois, notamment), comment l'histoire est ici prétexte à formalisation plus ou moins sophistiquée. Je reviendrai sur ce point.
[10] Pierre-Philippe REY, Les alliances de classes, Paris, Maspero, 1976; Nicos POULANTZAS, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspero, 1975, 2 vol.; Perry ANDERSON, L’État absolutiste, Paris, Maspero, 1976.
[11] E. P. THOMPSON, The Poverty of Theory and Other Essays, New York, Monthly Review Press, 1978.
[12] Le concept d'« expérience » dans la définition de Thompson des classes sociales apparaît comme une des formes les plus avancées de la réflexion théorique à partir de la pratique historienne dans le cadre du marxisme, tout en démontrant les importantes limites de l'exercice.
[13] Sur ce point, Ryerson partage avec E. P Thompson (op. cit.) une solide aversion pour l'approche structuro-marxiste, « a kind of metaphysic of disembodied « articu1ations » of « effects » and "instances" and supports in which social class itself, with its "structure" dichotomized from its "praxis", languishes in a wasteland of abstraction » (QCCN, p. 224). Voir aussi CC, p. 322, où le marxisme « se trouve aux prises, ces derniers temps, avec une certaine métaphysique mécaniste structuraliste, d'une part, et avec un romantisme volontariste-idéaliste de l'autre ».
[14] Fernand OUELLET, « Québec, 1760-1867 », loc. cit., p. 54.
[15] FC, p. 327. Dans ce passage, après avoir cité Lénine (« Materialism provided an absolutely objective criterion by singling out "production relations" as the structure of society... the analysis of material social relations at once made it possible to observe recurrence and regularity and to generalize the systems of the various countries in the single fundamental concept : social formation »), Ryerson ajoute : « It is this concept, and this approach, that I have sought to apply in the present rough outline of Canada’s beginnings. »
[16] Dans ce contexte, on remarquera l'usage très rare chez Ryerson du concept de « mode de production ». J'ai repéré seulement deux occurrences : « The opening up of America and the birth of colonialism were integrally part of the revolutionary process whereby the of production replaced that of feudalism » (FC, p. 47-48); « The concepts of class and nation are not equatable. Classes embody relationships of property and work, in the context of a mode of production. The nation-community embodies relationships of a different order » (QCCN, p. 224).
[17] Ce qui parfois entraîne des analyses quelques peu confuses, comme dans sa description des structures du pouvoir au Bas-Canada : « Le pouvoir, dans la colonie, était aux mains d'une alliance de trois classes dont aucune ne s'intéressait particulièrement à l'essor d'une industrie indigène. Les administrateurs britanniques, de même que les commerçants et les propriétaires terriens canadiens-anglais, se préoccupaient avant tout des intérêts de l'Empire et du commerce impérial » (CC, p. 33) [je souligne].
[18] Comparer avec CC, p. 322 : « Le matérialisme en histoire (le marxisme) prend comme point de départ l'existence d'individus humains qui, dans une interaction avec la nature, produisent leurs propres moyens de subsistance. De ce Métabolisme, et de son évolution, découlent les rapports sociaux de travail, de propriété, de pouvoir. Dans ce contexte, la technique d'une part, les rapports d'idées d'autre part, constituent des moments indispensables des processus de changement. »
[19] Voir aussi, dans ce livre, le texte de Jean-Paul Bernard.
[20] « Ryerson, curiously, has written less about the development of the nineteenth-century Canadian working class than one might expect » (Gregory S. KEALEY, loc. cit., p. 144). Kealey explique cette carence par le manque de recherches empiriques et par la division des tâches dans le groupe de travail sur l'histoire populaire du Canada, au sein du Parti communiste de l'après-guerre. Ce qui me semble « curieux » est le postulat implicite que la démarche progressiste de Ryerson aurait dû l'attirer vers le champ de l'histoire ouvrière. Sans entrer dans les présupposés de ce postulat et dans le caractère « progressiste » ou non de l'histoire ouvrière canadienne et québécoise, il est bon de noter que Ryerson ne s'est jamais intéressé à l'histoire ouvrière comme champ, sauf par incidence. Son intérêt principal, comme un simple coup d'œil à sa bibliographie peut nous le révéler, reste la question nationale et la lutte politique et sociale de libération des classes populaires. Sans trop s'attacher à la description empirique des luttes des ouvriers contre les patrons, The Founding of Canada et Capitalisme et Confédération sont pourtant, tout entier, des histoires de ces ouvriers et de ces paysans, dans toutes les facettes de la lutte de libération...
[21] Dans la ligne directe des travaux de A. L. MORTON, A Peoples History of England, New York, International Publisher, 1938, 1974.
[22] C'est ce qui distingue notamment l'œuvre de Ryerson des travaux inspirés par la « modernisation », y compris les travaux de Pentland, où l'accent sur la classe ouvrière est mis dans une perspective purement fonctionnaliste. Voir la critique très pertinente d'Allan GREER, « Wage Labour and the Transition to Capitalism : A Critique of Pentland », Labour/Le Travail 15 (printemps 1985), p. 7-22.
[23] On retrouve ici la parenté de l'œuvre de Ryerson avec celle des historiens marxistes britanniques, eux aussi fascinés par la dimension politique des luttes populaires de libération, notamment Christopher Hill et E. P Thompson. Dans le contexte canadien, on ne peut se surprendre que Ryerson ait été plutôt attiré par l'expression nationale et anticoloniale de ces luttes.
[24] On comprendra qu'il n’est pas question d'analyser ici en profondeur ces courants historiographiques. On voudra bien voir dans les remarques qui suivent un simple survol interprétatif étayé de références purement indicatives.
[25] À la même époque, Alfred Dubuc faisait le même constat, mais en attribuant ce « repli conservateur » surtout à la crise des échanges qui s'amorce à partir de 1815 : « Les classes sociales au Canada », Annales E. S. C, vol. 22, no 4 (juillet-août 1967), p. 829-844.
Cette note en bas de page, de la section (Stanley B. Ryerson et Classes, démocratie, nation) à la page 259, est insérée dans le texte.
[26] Ryerson parle ailleurs d'une « évolution lente et tortueuse » (CC, p. 72) et plus tard de « our botched-up bourgeois revolution » (S. B. RYERSON, « Who's Looking after Business ? », This Magazine, 10 (novembre-décembre 1976), p. 44). Il s'agit cependant, on va le voir, d'une rupture au sein d'une continuité plus profonde.
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[27] Fernand OUELLET, « La formation d'une société dans la vallée du Saint-Laurent : d'une société sans classes à une société de classes », Canadian Historical Review, vol. 62, no 4 (décembre 1981), p. 407-450. On retrouve ici une intéressante « récupération » de l'œuvre de Ryerson comme prophète d'une histoire qui privilégierait la classe à l'ethnie : « Il ne fait aucun doute que la lenteur avec laquelle s'implante une historiographie fondée sur le concept de classe, s'explique par l'anémie de la tradition marxiste dans la société canadienne et québécoise. À cet égard Stanley Ryerson fut le pionnier qui, pendant une quinzaine d'années, avait prêché dans le désert » (Ibid., p. 440). Pour un échantillon marxisant de cette littérature, voir Daniel SALÉE, Fétichisme, analyse historique et la question nationale : le cas des insurrections de 1837-1838 au Québec, Montréal, Université de Montréal, département de science politique, 1981.
[28] Ici encore, il ne s'agit que d'esquisser les grandes lignes interprétatives pour y situer l'œuvre de Ryerson. Pour deux applications plus complètes (et divergentes) des éléments de ce débat à la situation canadienne et québécoise, voir Jean-Marie FECTEAU, Régulation sociale et transition au capitalisme. Jalons théoriques et méthodologiques pour une analyse du XVIIIe siècle canadien, Québec, Université Laval, département d'histoire, 1986 (PARQ, notes no 2) et Robert SWEENY, « Paysan et ouvrier : du féodalisme laurentien au capitalisme québécois », Sociologie et sociétés, vol. 22, no 1 (avril 1990), p. 143-162.
[29] Karl POLANYI, The Great Transformation. The Political and Economic Origins of our Times, Boston, Beacon Press, 1944, 1957.
[30] Maurice DOBB, op. cit.
[31] On trouvera les textes principaux du débat de 1944 à 1976 dans Maurice DOBB, Paul-M. SWEEZY, et al., Du féodalisme au capitalisme : problèmes de la transition, Paris, Maspero, 1977, 2 vol. À ces textes il faut ajouter l'important recueil de Eugene KAMENYA et R. S. NEALE (dir.), Feudalism, Capitalism and Beyond, London, Edward Arnold, 1975. Voir aussi le bilan et la mise au point de R. J. HOLTON, The Transition from Feudalism to Capitalism, London, Macmillan, 1985.
[32] Notons qu'à quelques exceptions près la transition a toujours été définie dans ce long débat comme processus lent et graduel, processus qui se déploie sur plusieurs siècles et s'analyse exclusivement en termes de développement économique et de rapports sociaux. La secondarisation ou l'instrumentalisation de la dimension politique de la transition est particulièrement remarquable ici, si on excepte les contributions de Christopher HILL (« Commentaires », dans Maurice DOBB et Paul M. SWEEZY, op. cit., vol. 1, p. 171-176), Perry ANDERSON, op. cit, et R. J. HOLTON, op. cit.
[33] Fernand BRAUDEL, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985; Immanuel WALLERSTEIN, Le système du monde du XVe siècle à nos jours. Vol. 1 : Capitalisme et économie-monde, 1450-1640; vol. 2 : Le mercantilisme et la consolidation de l'économie-monde européenne, 1600-1750, Paris, Flammarion, 1980-1984.
[34] Robert BRENNER, « The Origins of Capitalist Development : A Critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review, no 104 (juillet-août 1977), p. 25-93 ; Guy Bois, Crise du féodalisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976.
[35] Ainsi, en Nouvelle-France, « the feudal structure was interwoven with merchant-capitalist elements [..] As yet, the new capitalist element was not strong enough to pose any real threat to feudal-absolutist rule » (FC, p. 111, 118).
[36] Cette analyse sera reprise et développée, notamment par les historiens du Montreal Business History Project, comme contradiction entre les deux voies de passage au capitalisme. On en retrouve une dernière expression, nuancée, chez Robert SWEENY, op. cit., p. 149.
[37] Rappelons que ce processus est, chez Ryerson, fondé sur un rapport d'exploitation et n'apparaît aucunement, comme chez Pentland, comme un processus sociologique déterminé par les intérêts du capital.
[38] On retrouve aussi dans l'analyse ryersonienne des origines historiques du pays la succession classique des phases ou modes de production : primitif-communautaire (FC, p. 15), esclavagiste - chez les tribus de l'Ouest - (FC, p. 40) et féodal, avec l'arrivée des Blancs.
[39] Plus tard, Ryerson parlera encore de la « priorité chronologique de la révolution bourgeoise et de la révolution industrielle en Angleterre » (CC, p. 312). Cette notion donnera lieu ici à un débat, vite avorté, sur le caractère « capitaliste » de la Conquête. Voir Gérald BERNIER, « Sur quelques effets de la rupture structurelle engendrée par la Conquête au Québec : 1760-1854 », Revue d'histoire de l’Amérique française, vol. 35, no 1 (juin 1981), p. [69]-95; Claude COUTURE, « La Conquête de 1760 et le problème de la transition au capitalisme », Revue d'histoire de l’Amérique française, vol. 39, no 3 (hiver 1986), p. [369]-389.
[40] Ryerson parle plus loin d'une « révolution par en haut » (CC, p. 225).
[41] Ryerson parle des rébellions de 1837-1838 comme d'« une révolution bourgeoise sans bourgeoisie... et un capitalisme industriel entrevu à peine comme promesse d'avenir » (CC, p. 73).
[42] L’expansion du travail salarié est ainsi vue comme « industrial beginnings within a feudal framework » (FC, p. 113).
[43] C'est ainsi que les rébellions de 1837-1838 deviennent, au plan de l'analyse de classes, une « révolte paysanne, dirigée par des petits-bourgeois », se déroulant « dans un contexte de sous-développement », c'est-à-dire en l'absence d'un « prolétariat [un] tant soit peu développé » (CC, p. 73).
[44] Sur toute cette question fondamentale que je ne fais qu’effleurer ici, faute de place, voir Craig J. CALHOUN, The Question of Class Struggle : Social Foundations of Popular Radicalism during the Industrial Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 1982.
[45] « Une erreur de taille que j’ai commise dans mon 1837 : [1837 : The Birth of Canadian Democracy, Toronto, White, 1937] concerna la place accordée à la dimension nationalitaire du Bas-Canada. Non pas que ce fût un tort que de reconnaître le rôle significatif joué par la solidarité des mouvements coloniaux face à Downing Street. L'erreur consista en la sous-estimation du national sur le plan théorique et analytique » (CHCS, p. 10). Encore : « On ne saurait prétendre que la question nationale fut résolue en 1848 (et en 1867 !) qu’en attribuant à l'aspect politique, étatique, de l'autodétermination un rôle tout à fait secondaire » (CC, p. 325).
[46] On ne traitera de cette question que de façon rapide ici. S'en reporter aux articles de Robert Comeau et de Serge Denis dans ce livre.
[47] « L'histoire sociale est portée à reconnaître la réalité des classes sociales [...] et de la nation (au sens d'une communauté possédant sa propre langue et sa culture, occupant un territoire donné, liée par une économie commune, tendant à chercher ou à affirmer une expression politico-étatique qui lui soit propre) » (CC, p. 322). On pourra comparer avec la définition « standard » de Staline : « La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture » (cité dans Georges HAUPT, Michael Lowy et Claudie WEILL, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914, Montréal, l'Étincelle, 1974, p. 313).
[48] Le dernier avatar de cette conception étant évidemment le concept de multiculturalisme.
[49] « La lutte, au Bas-Canada, commença par la résistance nationale des Canadiens français à l'oppression dont ils faisaient l'objet. Elle ne tarda pas, cependant, à englober d'autres revendications : contrôle législatif des revenus publics, liberté de presse et d'assemblée et autonomie coloniale » (CC, p. 39) [je souligne].
[50] C'est aussi le cas de l'analyse des effets de la responsabilité ministérielle, où le degré de démocratie est mesure à l'aune de l'autodétermination nationale : « ... cette nouvelle autonomie au sein de l'Empire [...] comportait le refus de l'autodétermination, du droit de self-government, de la nation canadienne-française. [...] Ce qui s'est affirmé en 1848 est la réalisation d'une mesure fort modeste de démocratie dans le cadre d'une suprématie anglo-capitaliste, étayée par la puissance de l'Empire » (CC, p. 145).
[51] Suivant la même logique, Ryerson voit dans le développement insuffisant du capitalisme industriel dans la colonie, et dans l'absence d'une classe ouvrière organisée, la cause en dernière instance, de l'échec de la révolution nationale-démocratique (CC, p. 115).
[52] C'est l'alliance difficile entre l'économie politique de Smith et le démocratisme républicain de Rousseau. Voir l'analyse de J. G. A. POCOCK, Virtue, Commerce, and History, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Ryerson, pour sa part, s'inspire fortement de la problématique développée par C. B. MACPHERSON, The Political Theory of Possessive Individualism : Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 1962.
[53] Dans cette analyse, la démocratie est encore assimilée à l'autodétermination nationale, mais cette fois c'est la bourgeoisie qui s'oppose au mouvement. Son opposition à « une authentique fédération binationale fondée sur le droit à l'entière autodétermination pour les deux peuples » est expliquée par sa « profonde aversion pour les principes de la démocratie » (CC, p. 289-290). Sur ce point voir l'analyse de Robert Tremblay dans ce livre.
[54] Ryerson est en cela très représentatif de l'approche marxiste traditionnelle et, plus globalement, de la marginalisation de l'analyse politique dans l'historiographie de l'après-guerre. Voir là-dessus Jean-Marie FECTEAU, « Le retour du refoulé : l'histoire et le politique », Bulletin de l’Association québécoise d'histoire politique, vol. 2, no 3 (hiver 1994), p. 5-10.
[55] « La lutte pour un gouvernement responsable, qui se prolongea pendant un demi-siècle, fut le reflet, sur le plan politique, de la contradiction entre une industrie capitaliste indigène en expansion et les limites que lui imposait le pouvoir commercial et colonialiste » (CC, p. 35). Plus tard, la Confédération apparaît aussi comme effet des intérêts capitalistes : « En tant que reflet d'une société, la constitution de 1867 fut le produit des valeurs et des intérêts du capitalisme du XIXe siècle » (Alfred DUBUC, cité dans CC, p. 263).
[56] Voir notamment Brian YOUNG, The Politics of Codification. The Lower Canadian Civil Code of 1866, Montréal, McGill-Queen's University Press, 1994; Jean-Marie FECTEAU, « Prolégomènes à une étude historique des rapports entre l'État et le droit dans la société québécoise de la fin du XVIIIe siècle à la crise de 1929 », Sociologie et sociétés, vol. 18, no 1 (avril 1986), p. 129-138.
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