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MICHEL CHARTRAND.
Les dires d’un homme de parole.
Préface
Un anarchiste
Par Pierre Vadeboncoeur
Michel Chartrand est un anarchiste. J'en compte deux ou trois parmi mes amis et je m'entends fort bien avec eux, en tout cas mieux qu'avec ceux qui, infiniment logiques, ou plutôt indéfiniment tels, ne peuvent souffrir ce genre de types et disent les dédaigner, probablement en grande partie parce qu'ils n'aiment pas être jugés.
L’histoire de Chartrand est celle d'un long conflit non seulement avec les ennemis jurés des causes qui ont toujours été les siennes - syndicalisme, socialisme, nationalisme, indépendantisme -, mais avec des syndicalistes, des socialistes, des nationalistes, des indépendantistes... Ses foudres, parfois, sont à peine moins redoutables pour les seconds que pour les premiers. Ne déclare-t-il pas qu'il lui arrive de s'« ennuyer de Duplessis » ? C'est une façon pour lui de s'en prendre non seulement aux suppôts des causes qu'il hait, mais à des représentants des causes qu'il aime...
Il est très abondant en ces aménités. Ce sont ses paradoxes à lui. Car il est tout autant dans son rôle lorsqu'il retourne en effet sa force contre une aile (droite ?) de son propre camp.
Il n'avait pas de pareilles « gentillesses » envers l'extrême-gauche, remarquez, voire envers l'aile suspecte [10] de celle-ci. Dans les années soixante-dix, n'invitait-il pas « tous les contestataires, tous les protestataires, tous les révolutionnaires » à entrer à pleine porte au Conseil central des syndicats nationaux de Montréal, dont il était le président ? Cela faisait une vaste ouverture par où s'engouffrèrent des éléments divers, dont quelques individus aux physionomies étranges et pleines de mystère... Le persifleur qu'était Michel n'agressait pas cette espèce d'extrême-droite d'extrême-gauche. Probablement estimait-il qu'à gauche, on ne peut être que dans la droite ligne... À ses yeux, semble-t-il, cet extrémisme, même faux, ne pouvait qu'être vrai.
Je n'ai jamais été d'extrême-gauche et suis plutôt raisonnable, plutôt logique et globalement assez réaliste. Je m'étonne donc qu'il m'ait à peu près épargné depuis que je le connais, c'est-à-dire depuis fort longtemps. Le pire qu'il m'ait dit, un jour, à propos de je ne me rappelle plus quoi, c'est que j'étais « rendu à droite de Marchand » ! Mais, vu qu'il me clamait ça et que j'étais tout de même son ami, j'ai conclu qu'il ne me considérait pas comme complètement perdu. Bref, il ne pensait pas ce qu'il criait.
Qu'il m'ait conservé sa faveur, au fait, ne me surprend pas. C'est un trait de Michel : son amitié est solide et c'est peut-être le seul domaine où il ne soit pas un anarchiste. Ses amitiés sont très constantes et généreuses. Il est vrai que ses inimitiés sont tout aussi impérissables et tout aussi magnifiques.
Il y a ceci d'assez spécial chez les unes et chez les autres : elles remontent loin et durent un siècle. Cela tient à deux raisons : Chartrand, du point de vue d'un certain absolu conforme à sa nature, juge les gens presque tout de suite et il n'en démord plus.
À ce propos, je vois deux exemples particulièrement probants : Picard, président de la CTCC de 1946 à 1958, et Jean Marchand. À l'endroit de Picard, une amitié et un respect droits comme une lame, du début jusqu'à la fin ; [11] à l'égard de Marchand, qu'il a pesé et jugé avant tout le monde, une sévérité conçue dès 1952 ou 1953 et qui s'est révélée prophétique.
Michel Chartrand a cependant ses nuances. Envers ses amis, agréés une fois pour toutes selon ses intuitifs critères, l'anarchiste Chartrand peut comprendre la complexité des opinions, des choix, des difficultés, et il fait souvent preuve de mansuétude. Il a de la fidélité et par conséquent celle-ci modère son intransigeance, qui est pourtant proverbiale. D'ailleurs il est tenu par la loi de continuité qui garde ses amitiés comme ses mépris. Par exemple il a toujours compris, aimé et agréé Jacques Perreault ou André Laurendeau, quelles qu'aient été les perplexités personnelles ou publiques où ils se sont trouvés.
Certains de ces amis, contrairement à Michel, avaient un sens égal de l'absolu et du relatif, l'un et l'autre situés pareillement à un niveau très élevé de leur conscience. Deux exemples là-dessus : Jean-Paul Geoffroy, Théodore Lespérance. Le premier, conseiller syndical à la CSN jusque vers le milieu des années soixante, fut mon vrai maître en syndicalisme. Le second, juriste et grand avocat, avait quitté l'étude renommée où il travaillait depuis quinze ans pour devenir, vers 1949, par pure conviction et pour une rétribution ridicule, permanent et conseiller juridique de la CTCC. L’anarchisme de Michel ne les atteignait ni dans leur pensée, ni dans leur amitié, mais cette amitié n'exigeait pas que leur ami soit moins emporté, ni moins imprévisible.
C'est dans et contre le relatif que l'anarchisme de Michel Chartrand se déployait tout à son aise. Mais les gens savaient que l'absolu qui lui faisait faire souvent si bon marché du relatif avait un centre de gravité : le peuple, qu'il n'a jamais traité comme une valeur relative. Son engagement pour le peuple est total. Du reste, en sa faveur, il a payé de sa personne chaque fois qu'il le [12] fallait, plus quelques autres fois. Aussi sa femme Simonne et lui-même ont vécu longtemps fort pauvres et toujours imprévoyants.
On ne peut pas être anarchiste contre le peuple. Le peuple, pour Michel, c'est la raison de sa raison. C'est également le pivot de sa morale publique. Chartrand a peut-être été parfois en contradiction avec des intérêts populaires réels, mais jamais on n'aurait pu l'accuser d'être contre le peuple, ni favorable à quelque chose qui lui aurait importé plus que le peuple.
L'anarchisme est une sorte de doctrine, mais celui de Michel est une question de tempérament. Son anarchisme veut construire, même l'État. Mais il n'admet guère les conditions obligées de cette construction, surtout celles qui ont quelque chose à voir avec le pouvoir et avec son exercice réel.
Comment exercer le pouvoir sans renoncer à une pensée anarchiste ? Je crois tout bonnement que notre ami ne s'est jamais posé pareille question. Mais c'est peut-être aussi qu'il ne s'est jamais demandé rigoureusement s'il était lui-même un anarchiste.
Il doit tout simplement se tenir pour un acteur social et politique parmi les autres et jouant la même partie que les autres, en sens contraire le plus souvent mais la même. Qu'est-ce à dire ? Un original, certes, remuant, impossible, mais enfin quelqu'un qui, à l'instar de tout autre, tendrait à gouverner directement ou non la cité. Selon les mêmes conditions objectives, pense-t-il. En tenant compte de toute la réalité. Eh bien ! c'est singulier, la réalité a voulu et continue de vouloir qu'il soit d'une manière permanente et irrévocable un personnage de pure opposition.
Cet anarchiste qui s'ignore est aussi conséquent qu'un anarchiste qui se connaît. Conséquent de deux manières, pour sa part : dans ses attitudes anarchistes mais pour des buts qui ne le seraient pas.
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Chartrand possède une forte personnalité. Voici une comparaison insolite. Il me fait étrangement penser à Dali : pour l'imagination, la vitalité, les saillies, l'intelligence, la drôlerie, le sens théâtral, le don du persiflage, le sens de son propre personnage, les mots.
Mais ma drôle de comparaison cloche beaucoup. Car dans la carrière publique de Chartrand, il y a le peuple, comme je l'ai dit, et il y a aussi une qualité profonde, constante, secrète et évidente qu'on appelle la fidélité. C'est précisément le contraire de la comédie. Misereor super turbam. Je n'ai jamais douté de cette dévotion-là chez Michel. Elle n'a pas eu de commencement, elle n'aura pas de fin. Nous sommes ici dans le registre de la gravité.
Cet orateur est le défenseur inconditionnel du peuple et des travailleurs. Au reste, ses éclats, si nombreux par leurs objets ou par les individus qu'ils veulent atteindre, se ramènent à une dénonciation unique, liée à la défense, à la protection du peuple.
C'est pourquoi ils sont irréfutables, bien que leur opportunité ou leur objet immédiat ne le soient pas toujours.
D'aucuns ne lui pardonnent pas cette irréfutabilité. Le sentiment qui est au fond de son discours fait reproche à pas mal de gens qui sont loin d'avoir cette dévotion passionnée. Ils se défendent mal, à leurs propres yeux, contre quelqu'un qui l'a à ce degré. On écarte le vociférateur en invoquant soit des raisons, soit des prétextes pour le faire. C'est le seul moyen qu'on trouve pour éviter d'être visé. Car, il n'y a pas à dire, on se sent visé.
D'autres, nombreux et dont je suis, gardent toute leur amitié à ce tribun. À cause de sa fidélité sans doute, qui attire la pareille de leur part, et aussi durablement.
Qu'il m'en croie.
PIERRE VADEBONCŒUR
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