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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Gérald Fortin (1929-1997)
sociologue, Université Laval



Hommage à Gérald Fortin (1)

par Marc-Adélard Tremblay, anthropologue,
retraité de l'enseignement à l'Université Laval

Le 13 février dernier, discrètement, à l'image de sa vie, un collègue et un ami très cher qui a profondément marqué ma carrière, nous a quittés pour le royaume de lumière où la douleur n'existe plus. Depuis quelques années Gérald Fortin se savait gravement atteint d'une maladie dont la progression laissait peu d'espoir. Il a subi ses différentes manifestations physiques et intellectuelles sans jamais se plaindre ou devenir impatient. Il aurait eu toutes les raisons du monde pour se révolter, lui, qui était doué d'une intelligence et de talents supérieurs, dont peu d'entre nous peuvent se vanter, et qui comptait continuer à nous gratifier de ses connaissances. Dans les dernières années de sa vie, la perte graduelle de la vue et la diminution de ses forces ont accentué ses incapacités. Il nous a donné une leçon d'acceptation et de courage devant l'adversité nous révélant en même temps une force morale intérieure d'une rare vigueur. C'était incontestablement le signe d'un homme exceptionnel.

Ce caractère d'exception Gérald Fortin l'a manifesté dans sa vie d'intellectuel, dans ses prestations de chercheur, de professeur, de directeur d'équipes de recherche et de directeur de thèse tout le long de sa carrière comme sociologue à l'Université Laval, puis par après, en tant que directeur-fondateur au Centre de Recherches urbaines et régionales, lequel deviendra plus tard l'INRS-Urbanisation. Déjà, durant ses études collégiales, il s'était fait remarquer par la vivacité de son esprit, son application à l'étude, son souci du travail bien fait ainsi que par ses résultats aux examens. En tant qu'étudiant au Département de sociologie de Laval, les mêmes traits de facilité naturelle et de caractère ainsi que les mêmes talents feront l'objet d'envie de ses confrères de classe. Pour lui, tout semblait si facile et s'accomplir avec peu d'efforts. Pourtant ses réalisations étaient le résultat de son application et de son désir d'exceller dans tout ce qu'il entreprenait. Il termina ses études de sociologie après l'obtention d'une maîtrise en 1953, non sans s'être fait remarquer par ses professeurs d'alors et le doyen de la Faculté, le Père Georges-Henri Lévesque. Il faisait partie d'une liste restreinte de candidats éventuels pour devenir professeur à la Faculté des sciences sociales de Laval, cette institution de marque, laquelle devint, pour plusieurs jeunes ayant reçu une formation aux études supérieures, un lieu convoité pour y entreprendre leur carrière.

Avec un dossier académique comme le sien, il fut accepté d'emblée en 1953 à la très prestigieuse université Cornell, un des joyaux de la célèbre « Ivy League », où il compléta en trois ans son doctorat en sociologie après avoir présenté une brillante thèse sur l'idéologie nationaliste de la revue L'Action Nationale. De retour à Québec à l'été 1956, il est engagé, sur la recommandation du doyen de la Faculté des sciences sociales, comme chercheur au Centre de recherches sociales de cette même faculté. On fera vite appel à lui pour donner des enseignements au Département de sociologie où sont déjà établis les Jean-Charles Falardeau, Guy Rocher, Fernand Dumont et Yves Martin. J'aurai l'honneur d'être associé à cette équipe la même année que Gérald.

Dès son arrivée au Centre, Gérald sera immédiatement sollicité pour collaborer à un certain nombre de recherches empiriques à caractère multidisciplinaire, entreprises par des profersseurs de la Faculté (études sur l'habitation à Québec, sur la stabilité des travailleurs forestiers, sur les conditions de vie des familles ouvrières, sur l'abandon des fermes et l'exode rural dans la région du Bas-du-Fleuve, et sur combien d'autres encore). À l'occasion de ces travaux d'observation, il démontrera une excellente connaissance des cadres conceptuels utiles pour chacune de ces études. De plus, il se fera remarquer par le caractère inventif des démarches instrumentales qu'il propose ainsi que par l'étendue de ses connaissances en méthodologie quantitative et qualitative. Il s'attire le respect de ses collègues plus âgés par sa compétence théorique et méthodologique. Peu à peu ses avis deviennent de plus en plus recherchés par tous ceux qui oeuvrent en recherche, car sa vision des choses est toujours d'une grande perspicacité et d'une indéniable pertinence.

J'ai eu la grâce et l'avantage d'être associé à Gérald Fortin sur un certain nombre de ces recherches, mais tout particulièrement celle sur les travailleurs forestiers et celle sur les familles ouvrières dans lesquelles, je crois, nous avons reflété les changements technologiques, économiques et sociaux en cours qui ont accompagnés les premiers soubresauts de la Révolution Tranquille. Cette collaboration, où nous étions complémentaires l'un à l'autre, produira Les comportements économiques de la famille salariée du Québec. La contribution de Gérald dans l'étude des familles ouvrières est d'une ampleur indéfinissable à chacune des étapes de son déroulement. Qu'il s'agisse de l'élaboration de la perspective conceptuelle intégrée des traditions nord-américaine et française dans le champ de la consommation en vue de s'en servir comme cadre conceptuel d'analyse, de la construction d'un échantillon représentatif à l'échelle du Québec tout entier, du développement d'indices, d'échelles et de mesures de toutes sortes se rapportant à l'analyse des comportements de consommation et des attitudes vis-à-vis des revenus, de l'épargne et de l'endettement, ou encore qu'il s'agisse de la conception de l'ouvrage qui traduirait les principaux résultats de l'Enquête ainsi que de la rédaction de certains chapitres définis comme difficiles, il est là à l'avant-poste, comme un phare, pour guider et s'assurer de la qualité (pertinence, logique et cohérence) de l'ensemble de la démarche. Ainsi lorsque tous les deux nous recevrons pour cet ouvrage un des prix du Québec après sa parution aux PUL en 1964, ce ne sera une surprise pour personne.

Quelques années plus tard, Gérald Fortin recevra le Prix du Gouverneur général pour son ouvrage La Fin d'un règne. Celui-ci intégrait les connaissances acquises sur les milieux ruraux québécois en pleine mutation: les petites fermes familiales devaient se transformer et devenir des entreprises commerciales soumises aux exigences de l'intégration horizontale et verticale en vue de soutenir une concurrence de plus en plus forte sur les marchés québécois et canadiens. Plusieurs de ces propriétaires terriens ne réussiront pas la nécessaire transition au statut d'entreprise et devront s'orienter dans d'autres métiers. Dans la foulée de ses travaux de longue haleine sur les milieux ruraux, le professeur Gérald Fortin deviendra un penseur influent et une cheville ouvrière essentielle dans le grand projet du Bureau d'aménagement de l'Est du Québec, une entreprise de recherche appliquée qui a contribué à la formation d'une génération de sociologues. Il en sera le directeur de recherche de 1963 à 1966, au moment où les principaux travaux d'observation seront effectués en vue d'établir la vocation de cette région ainsi que la spécificité particulière de chacune des sous-régions dans le champ du développement économique et socioculturel. Je n'ai pas été associé directement à cette recherche d'envergure, mais par les témoignages que j'ai reçus à l'époque ainsi que par les publications scientifiques qui en sont ressorties, personne n'a joué un rôle aussi déterminant que lui pour conférer à cette entreprise unique le statut particulier qu'on lui connaît dans l'histoire des sciences sociales au Québec. Je me doute que lorsqu'il accepta l'offre de devenir le directeur du CRUR en 1970 ou 1971 pour une période de quatre à cinq ans, ce sera pour se consacrer plus intensément encore à des travaux sur les villes et les régions. Il y acquerra la même notoriété que celle qu'il s'était acquise à Laval. Il y entreprendra des recherches pionnières dans ce champ d'étude et ses publications (articles ou monographies) susciteront des commentaires élogieux.

Il demeure surprenant que l'auteur de tant de réalisations prestigieuses n'ait pas reçu les prix et les reconnaissances formelles que celles-ci méritaient. Il existe peut-être à cela quelques explications circonstancielles. Un certain nombre de ces prix d'excellence sont accordés en fin de carrière. Comme Gérald Fortin a été dans l'obligation de prendre une retraite plus tôt que la normale en 1987 à l'âge de 58 ans et de se retirer de la vie universitaire active, par suite de ses ennuis de santé, il aura été privé de certains d'entre eux pour lesquels il était des plus qualifiés. Il ne faut pas oublier aussi le fait que Gérald était une personne réservée, quelque peu timide même et d'une grande indépendance. Il ne s'est jamais mis de l'avant pour faire valoir ses mérites ou pour acquérir une plus grande visibilité. Il préférait plutôt se mettre au service des autres et répondre aux demandes, parfois exigeantes, que ceux-ci lui adressaient. Il aura été toute sa vie, un homme de service et de dévouement. Tout au long de sa carrière il est apparu sur plusieurs tribunes où il exposait les résultats de ses travaux et de ses réflexions, lesquels suscitaient presque toujours des questionnements et des débats. Car Gérald découvrait, à coup sûr, au-delà des apparences visibles et des relations qui existaient entre les phénomènes, les éléments symboliques, structurels ou phénoménologiques qui accompagnaient leurs expressions, dans le but d'en dégager les meilleures compréhensions possibles.

En tant que professeur, Gérald Fortin, n'a jamais hésité à offrir ses enseignements à des contingents nombreux d'étudiants au premier cycle (cours obligatoires ou cours sur les méthodes quantitatives, par exemple). Dans ce contexte, il a toujours réussi à se faire apprécier. Mais c'est aux deuxième et troisième cycles, sous forme de séminaires ou de discussions informelles, qu'il se sentira le plus à l'aise et qu'il influencera encore plus profondément de nombreuses clientèles étudiantes. Il sera alors considéré comme un « maître à penser », par son imagination créatrice, par sa rigueur intellectuelle, par l'enthousiasme qui se dégage de ses propos et par l'engagement et la générosité qui le caractérisent. Il ne sera guère surprenant que de nombreux étudiants et étudiantes le choisiront comme directeur de thèse. C'est une situation naturelle pour lui : car il est non seulement capable de diriger, il est aussi habile à motiver, en suggérant des pistes nouvelles à défricher ou encore en consolidant par ses observations les voies dans lesquelles le « thésard » est engagé.

Gérald Fortin a contribué d'une façon exemplaire et éminente à l'évolution du Québec par ses enseignements, ses recherches, ses conférences publiques, ses exposés devant ses pairs à l'occasion de réunions de sociétés savantes, ses fonctions de direction et de chef de file dans des domaines novateurs, ses nombreux écrits, ses directions de thèse et ses avis éclairés à des institutions et organismes d'importance. Les témoignages entendus à l'occasion de ses funérailles sont unanimes là-dessus, de la part de tous ceux qui ont profité de son savoir et qui se sont enrichis en puisant à son savoir. Je suis un de ceux-là. Il a semé dans des terreaux fertiles sans jamais se fatiguer, sans douter que ces ensemencements se rendraient à maturité. En cela, il était à l'image de « l'homme qui plantait des arbres » si vous me permettez cette métaphore. Contrairement à ce dernier, cependant, il a eu la joie et le bonheur de voir sa fille Andrée prendre sa relève en sociologie à Laval et ses deux autres filles, Anne et Josée, faire carrière en théologie et en écologie dans un milieu universitaire.

Gérald nous a quittés. Mais son souvenir restera à jamais gravé dans notre mémoire et dans celle de tous ceux et celles qu'il a influencés. Je lui ai toujours voué une grande admiration et je sais que ce sentiment est partagé par tous ses collègues, par ses étudiants et étudiantes et par tous ceux qui l'ont cotoyé. En leur nom et mon nom personnel, je veux lui exprimer notre plus profonde gratitude pour l'immense richesse qu'il nous a léguée en héritage. Comme d'autres universitaires de sa génération, il a contribué à créer et consolider une tradition universitaire de qualité dans les sciences humaines.

Marc-Adélard Tremblay
[email protected]

Source: http://pages.globetrotter.net/matrem/gerald.html

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1. Ce texte a préalablement été publié dans le Bulletin de l'ACSALF (vol. 19, no 1 : 1-3).


Retour à l'auteur: Gérald Fortin, sociologue, Université Laval. Dernière mise à jour de cette page le jeudi 29 juin 2006 5:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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