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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La planification des mass media en vue du développement (1969)


Une édition électronique réalisée à partir de Gérald Fortin, “La planification des mass media en vue du développement”. Un article publié dans la revue Communications, École pratique des Hautes Études, Centre d'études des communications de masse, no 14, 1969, pp. 129-136. Paris: Les Éditions du Seuil. [Autorisation accordée par Mme Andrée Fortin, fille aînée de M. Gérald Fortin, sociologue à l'Université Laval, le 6 janvier 2004, de diffuser la totalité de l'oeuvre de son père. Nous lui exprimons notre profonde gratitude de nous permettre de rendre accessible l'oeuvre de ce pionnier de la sociologie au Québec qui fait partie intégrante de notre patrimoine intellectuel].

Texte de l'article

Si les études sur les mass media ont souvent établi un rapprochement entre ce phénomène et le concept de consommation de masse, elles ont, le plus souvent, négligé d'analyser l'impact de ces nouveaux moyens de communication sur le système global de la société. Sans doute les moyens de communication de masse rendent disponibles à l'ensemble de la population des oeuvres artistiques autrefois réservées à une couche relativement petite de la bourgeoisie, en même temps qu'ils créent une nouvelle forme d'art plus populaire (romans-feuilletons, programmes de variétés, jeux radiophoniques, etc.). Il n'en reste pas moins qu'ils véhiculent un ensemble de représentations collectives, d'attitudes face à l'univers et à la société, de nouvelles valeurs aussi bien que des symboles nouveaux. Par leur seule présence, ces moyens de communication et leur structure propre semblent même en voie de faire éclater les structures sociales et culturelles, de créer de nouvelles structures jusqu'ici inconnues et qui seraient plus ou moins isomorphes à la structure des moyens de communication. C'est du moins l'hypothèse de travail que nous propose McLuhan [1]. C'est aussi l'hypothèse de Lerner [2] qui, dans son étude au Moyen-Orient, semble avoir démontré que les mass media constituent une variable suffisante pour créer l'empathie nécessaire au développement économique. 

Comment les moyens de communication de masse peuvent-ils spontanément contribuer à rendre possible le développement ? Peut-on et comment peut-on les utiliser de façon consciente et volontaire afin de hâter celui-ci ? Voilà les questions que nous voudrions discuter au cours de ce texte. 

Pour un sociologue, la notion du développement dépasse ce qui est couramment entendu sous les vocables de développement économique ou social. Pour les besoins de notre discussion, nous désignerons par ce terme la possibilité pour une société de choisir collectivement les objectifs qu'elle entend poursuivre, ensuite les moyens les plus efficaces pour atteindre ces objectifs. Développement implique donc participation et rationalité. Participation en ce sens que le choix des objectifs doit être collectif et non réservé à un groupe privilégié ; rationalité en ce sens que le choix des moyens doit faire l'objet d'un calcul, souvent d'ordre scientifique, en vue de maximiser l'efficacité. 

Plus profondément, la notion de développement utilisée ici suppose que l'univers naturel et social est défini comme pouvant être contrôlé par la société elle-même. Le développement n'est possible que si ont été brisés non seulement le fatalisme et la passivité de la société traditionnelle mais aussi l'évolutionnisme déterministe, qu'on retrouve encore trop souvent dans la société moderne. Prise en charge du devenir social par la société elle-même, le développement suppose donc un ensemble de valeurs et de représentations collectives particulières, s'enracinant dans une cosmogonie nouvelle. 

Foi en la capacité de l'homme de contrôler la nature et la société, la culture «  développementiste » pourrait se caractériser en un mot par la victoire de la conscience fière sur les consciences soumise et constituante, pour reprendre les expressions de Touraine [3]. Le développement implique donc le rejet du système culturel de la société préindustrielle qui définissait la nature comme contrôlée par des forces externes à celle-ci et surtout par des forces externes à l'homme et à la société. C'est dans la mesure où certains individus participaient au pouvoir de ces forces externes qu'ils étaient susceptibles d'exercer un pouvoir à l'intérieur de la société elle-même. Cette brisure avec la culture préindustrielle semble s'effectuer en deux temps. Par suite du progrès de la pensée linéaire et scientifique, la nature est définie comme un ensemble de phénomènes obéissant à des lois internes. C'est alors la connaissance de ces lois qui permet de contrôler la nature et non plus une force magique accessible à des êtres privilégiés. Par la science, l'homme et la société peuvent donc contrôler directement la nature et la plier à leurs objectifs. Il devient ainsi possible de déterminer par le calcul les moyens à prendre pour atteindre divers objectifs et du même coup définir différentes alternatives d'action qui peuvent conduire à un choix. D'extra-sociale la justification du pouvoir est devenue intra-sociale ou simplement «  sociétale ». 

Cette nouvelle représentation collective de la nature et du pouvoir ne suffit pas cependant pour permettre le développement tel que nous l'avons défini. Sans doute cette première définition collective permet-elle des phénomènes de croissance et de planification. Néanmoins, réintégrer à l'intérieur de la société la justification du pouvoir ne suffit pas à rendre collectif le choix des alternatives et des objectifs que la société doit poursuivre. Cette réintégration, en effet, peut susciter une conscience aussi aliénée que la conscience constituante. Certains individus ou groupes peuvent s'emparer du pouvoir nouveau (qui est celui de déterminer les objectifs) au nom de leur capacité d'agir sur la nature, c'est-à-dire au nom de la connaissance de type scientifique. On peut alors assister, et on assiste effectivement, à une nouvelle domination de l'homme sur l'homme, non pas à partir d'une justification extra-sociale, mais au nom d'une justification peut-être plus difficile à déraciner, située à l'intérieur même de la société. S'il fallait donner un nom à cette nouvelle aliénation, il faudrait sans doute la dénommer «  conscience excluante », car elle tend à exclure du pouvoir la masse des non-savants. Plus que la conscience fière, c'est peut-être cette conscience excluante qui est caractéristique de la société industrielle contemporaine. 

Pour que le développement, tel que nous l'entendons, soit possible, il faut qu'à la représentation collective de la société pouvant s'orienter dans certaines directions grâce à l'action d'un petit groupe soit substituée une représentation collective de la société capable de s'autodéterminer par l'interaction de toutes ses composantes. Cette nouvelle définition implique que l'on reconnaisse à tous les individus et à tous les groupes une aptitude à définir les objectifs de la société, indépendamment de leurs capacités de définir les moyens. Il faut donc distinguer très nettement entre objectifs et moyens, et par ailleurs être pleinement conscient que le choix d'un objectif constitue un jugement de valeur irréductible à tout calcul de type scientifique. Parce que non scientifique, le pouvoir de la société à s'autodéterminer devient un pouvoir réparti entre toutes les composantes de la société. 

À ce système culturel, basé sur une définition collective de la participation et de la rationalité, doit correspondre au niveau de l'individu un type de personnalité particulier, qui a déjà été décrit par différents auteurs et notamment par Rogers. Nous voudrions retenir ici la distinction que fait Rokeach [4] entre la personnalité fermée et la personnalité ouverte. La personnalité fermée s'organise autour d'une croyance fondamentale en un univers mauvais et non manipulable par l'individu lui-même. Devant cet univers, l'individu a constamment besoin d'être rassuré ; il recevra l'ensemble de ses croyances et de ses attitudes de certaines figures d'autorité, individuelles ou collectives, qui semblent être capables de contrôler ce monde menaçant. La personnalité fermée correspond donc ainsi à la conscience constituante et à la conscience excluante dont nous avons parlé plus haut. Dans les deux cas, l'individu se sent impuissant devant l'univers, nature et société, et s'en remet pour orienter et diriger son action à ceux qui possèdent le pouvoir externe ou interne dans la société, d'agir directement sur elle. Pour l'individu dont la personnalité est ouverte, l'univers naturel et social n'est plus menaçant, un contrôle est possible. L'individu n'a plus alors à être rassuré mais à être informé. Les croyances et les attitudes ne se structurent plus à partir de leur référence à la source d'autorité qui les propose mais à la cohérence interne que l'individu lui-même leur donne. La personnalité ouverte apparaît ainsi comme une personnalité autodéterminée capable soit de choisir ses propres valeurs, soit de partager de façon consciente celles d'un groupe ou d'une société. Alors que la personnalité fermée est au plus capable de mobilisation, la personnalité ouverte est capable de participation. 

Ainsi le développement, conçu comme capacité pour une société de s'autodéterminer collectivement, n'est possible qu'à deux conditions : il faut qu'au niveau du système culturel existent des symboles et des représentations collectives s'organisant autour des valeurs sociales de participation et de rationalité ; il faut aussi que le type de personnalité ouverte devienne majoritaire dans la société. 

La question qui se pose alors est de savoir si les mass media peuvent servir à créer ces valeurs sociales et permettre l'émergence de ce type de personnalité. Ils ne sont bien sûr (et en particulier la télévision) qu'une des multiples variables qui peuvent être utilisées en ce sens. Néanmoins à cause de leur extension très considérable, surtout dans le monde occidental, il peut s'agir d'une variable critique. 

Avant toutefois de chercher à répondre à cette question il faut analyser l'effet de ces mass media. Cette analyse sera, pour des raisons de commodité, restreinte au contexte nord-américain et plus particulièrement au contexte canadien [5] en s'appuyant sur les nombreuses études faites aux États-Unis de même que sur des travaux en cours à l'Institut supérieur des sciences de l'homme de l'université Laval. 

Au niveau des symboles les mass media contribuent fortement à ébranler les survivances de la conception traditionnelle de l'univers. L'automation, la ville, le savant, le laboratoire, la calculatrice, la fusée sont des symboles constamment présentés qui se renforcent mutuellement. Le symbolisme scientifique n'est d'ailleurs pas restreint aux sciences naturelles mais s'alimente aussi, et souvent aux sciences sociales. Par ailleurs, si ce symbolisme scientifique contribue à faire disparaître la conscience constituante, c'est-à-dire à ramener à une instance sociale la justification du pouvoir, il semble renforcer la conscience excluante. En tout cas, il ne contribue pas à ébranler le noyau central des personnalités fermées. L'image du monde que présentent les mass media est bien celle d'une nature et d'une société qui peuvent être manipulées, mais seulement par un groupe de privilégiés : ceux qui ont la connaissance. Pour le citoyen moyen c'est seulement par identification collective que l'univers est manipulable. Pour lui l'univers reste aussi menaçant : seules les figures d'autorité sécurisantes ont changé. Le symbolisme de la participation, qui pourrait contribuer à ébranler la conscience excluante, est pratiquement inexistant et, lorsqu'il se rencontre, se situe surtout dans la sphère des loisirs. Les mass media ne font peut-être ici que reproduire la situation plus globale de la société nord-américaine qui n'a pas encore réussi à inventer les symboles de la participation. 

Par ailleurs, les mass media créent une situation culturelle nouvelle en accroissant la quantité d'information qui atteint l'individu. L'influence de cette masse d'information sur la structure du système culturel n'a pas été analysée bien qu'elle puisse avoir des conséquences importantes : l'organisation au niveau de la personnalité du système de croyances et d'attitudes est constamment remise en question par l'apparition quotidienne de nouvelles informations qui contredisent les croyances acquises. Alors que la personnalité, qu'elle soit ouverte ou fermée, pouvait dans la civilisation antérieure aux mass media, s'organiser de façon relativement stable dans le temps, tout espoir de stabilité est désormais impossible. L'information est un défi constant à l'organisation de la personnalité, une remise en cause presque quotidienne. 

Là personnalité fermée est ainsi soumise à un ébranlement constant qui peut, en fin de compte, la déstructurer complètement. Elle apprécie chaque information surtout en fonction de sa source. Son examen porte donc, non pas sur le contenu de l'information, mais sur la relation entre les figures d'autorité déjà acceptées par la personnalité et celle qui propose la nouvelle information. Néanmoins, toute considération de contenu ne peut être mise de côté, surtout lorsque les figures d'autorité reconnues ne fournissent, par rapport à un objet donné, aucune croyance ou aucune information. Cette situation se produit très fréquemment lorsque la figure d'autorité acceptée est de type traditionnel, plus ou moins préindustriel. La solution facile est de rejeter toute information ou toute croyance non sanctionnée par les figures acceptées, mais le flot continu d'informations nouvelles et de rejets nécessaires peut devenir assez considérable pour que ce processus finisse par s'atténuer. Il en résulterait alors une sorte d'ambivalence et d'indécision, et, par ailleurs un doute croissant par rapport aux figures sécurisantes. 

Il est peut-être plus important d'examiner comment les mass media, et en particulier la télévision, traitent les figures d'autorité elles-mêmes, et cela de deux manières : 

1˚ La télévision ne permet l'identification affective qu'à un certain type de leaders. Elle peut transformer en figures d'autorité des individus qui ont spontanément su adopter le « style télévision ». Elle peut, par ailleurs, détruire presque complètement les leaders qui n'avaient pas naturellement ce style ou qui n'ont pas su l'acquérir rapidement. Ce phénomène qui a été analysé surtout dans le domaine de la vie publique, semble se vérifier dans les autres domaines. Pour la personnalité fermée, l'apparition d'une nouvelle figure sécurisante suppose une conversion, sans qu'il y ait nécessairement transformation de la personnalité. L'ébranlement peut être assez fort pour que finalement soit mise en doute la nécessité de se référer à des sources d'autorité.

 

2˚ La télévision met en présence des figures d'autorité, scientifique et politique, diverses, et qui sont souvent en contradiction entre elles. Il arrivé même que la contradiction s'inscrive entre des figures d'autorité situées à l'intérieur d'un même groupe social ou d'une même institution sécurisante, par exemple, une Église ou un parti politique. Le publie en vient à douter de ces figures d'autorité et en particulier de la plus rassurante pour une personnalité fermée à conscience excluante : l'expert. 

Il est très instructif d'analyser l'utilisation de l'expert par la télévision d'État canadienne, et à un moindre degré par la télévision privée canadienne et américaine. On peut en gros distinguer dans l'histoire récente de la télévision quatre phases : tout d'abord, on demande à l'expert d'apparaître seul et d'indiquer de façon normative ce qu'il faut faire. Dans une seconde phase on demande à deux experts, choisis expressément pour leurs opinions divergentes, de discuter une question en indiquant chacun leur solution ; il n'y a toutefois pas de conclusion au débat ; l'émission s'achève ordinairement en laissant la question ouverte. Dans une troisième phase le débat reste encore ouvert mais un expert est mis en relation avec une dizaine ou une quinzaine de non-experts qui peuvent remettre en question la solution que l'expert propose. La quatrième phase, qui s'amorce à peine, exclut complètement l'expert ; le débat a lieu exclusivement entre non-experts. Lorsque, parfois, l'expert est présent, il est seul parmi une dizaine de personnes et aucun statut privilégié ne lui est accordé. C'est peut-être là le premier symbole réel de la participation que la télévision nous transmet. On doit noter qu'au cours de cette évolution, la discussion semble porter de plus en plus sur les orientations à prendre, et de moins en moins sur les moyens propres à régler une situation précise. Cette démystification croissante de l'expert coïncide avec la reconnaissance d'une valeur nouvelle : la compétence des différents groupes de la population dans la discussion des problèmes. 

Sans considérer comme exhaustive, cette analyse de certaines caractéristiques des mass media, on peut se demander quelles en sont les conséquences pour des individus qui leur sont exposés. Trois effets principaux semblent apparaître. Un premier est celui de la sélectivité de la programmation et des messages. Ce phénomène pourrait être rapproché, selon nos hypothèses, de la personnalité fermée qui a été relativement peu ébranlée par les mass media. Cependant il faudra distinguer ici entre sélectivité du message et sélectivité de la programmation. Cette dernière peut être le fait d'une personnalité ouverte, ayant déjà formé son propre jugement sur les différentes émissions et qui retient seulement celles qui lui offrent le maximum d'informations : ainsi les jeunes qui ne regardent à la télévision que les émissions d'information, mais cherchent alors à voir le plus grand nombre possible d'émissions de ce type afin de recevoir le maximum d'informations. La sélectivité du message, qui serait caractéristique de la personnalité fermée, devrait être étudiée en fonction de l'âge et du degré d'adhésion aux figures sécurisantes. Quelques indications préliminaires laisseraient entrevoir que ce phénomène se produit surtout chez les personnes plus âgées. 

Une deuxième réaction est la création d'une figure sécurisante abstraite, sinon mythique : l'opinion publique. Devant l'avalanche d'informations et le traitement réservé aux figures d'autorité, le dogmatisme de la personnalité fermée s'effrite ; mais le besoin de sécurité par rapport à l'univers social demeure. Faute de pouvoir s'identifier à une figure unique et stable l'individu s'identifie à la règle de la majorité. Cette hétéro-direction, étudiée par Riesman, permet ainsi à l'individu de se sécuriser à la fois auprès de ses pairs et de la majorité transformée en opinion publique. Il peut ainsi changer très facilement de croyance ou d'attitude tout en gardant sa conscience excluante. Ce recours à l'opinion publique serait peut-être alors l'indication d'une personnalité qui est au seuil de la personnalité ouverte mais n'ose encore le franchir. 

Une troisième réaction est celle de l'auto-détermination critique, c'est-à-dire l'apparition de la personnalité ouverte. Cette troisième réaction implique la disparition de la conscience excluante aussi bien que de la conscience constituante. Ce phénomène se rencontre surtout chez les jeunes, en particulier dans le groupe qu'on pourrait appeler la première génération-télévision, c'est-à-dire les jeunes de quinze à vingt ans qui ont été exposés de manière continue à la télévision depuis l'âge de deux ou trois ans. Pour cette première génération-télévision, il n'existe plus aucune figure d'autorité, pas même celle de l'opinion publique. Pour elle, seule existe la vérité à laquelle on est parvenu individuellement, que cette vérité concerne l'orientation de la vie individuelle ou celle de la société. Bien que les mass media n'aient pas contribué seuls à la formation de cette génération, dotée de nouvelles valeurs culturelles et d'un nouveau type de personnalité, il ne faut pas négliger l'importance de ce phénomène dans la mutation de la société nord-américaine. 

Cette contribution des mass-media à l'élaboration d'une société où la triade développement-participation-rationalité devient possible s'est accomplie sans qu'il y ait un effort concerté des producteurs. 'l'out au plus, peut-on supposer certaines intuitions chez un nombre relativement petit de producteurs de Radio-Canada. Néanmoins l'analyse, trop sommaire et encore en grande partie intuitive, que nous venons d'effectuer, semble indiquer que, s'il y avait une volonté d'accélérer l'apparition de représentations collectives et de personnalités facilitant le développement, il serait relativement aisé d'élaborer une stratégie. 

Sans doute, la stratégie la plus simple à réaliser serait-elle celle qui faciliterait non pas le développement mais la croissance économique ou tout autre objectif d'un groupe restreint. Il s'agirait alors non pas de créer des personnalités ouvertes et de renforcer la valeur de participation, mais bien plutôt de consolider la personnalité fermée en créant des leaders et des symboles sécurisants susceptibles de renforcer la conscience excluante. Cette stratégie se devine parfois à travers les mass media américains ou occidentaux. Dans les sociétés qui n'en sont qu'au début de leur développement économique, il faudrait recourir, en outre, à une stratégie qui tendrait à faire disparaître la conscience constituante en valorisant surtout les symboles de la science et de l'industrialisation : tâche relativement simple étant donné que le contenu actuel des mass media les diffuse déjà très largement. 

Pour une société qui choisirait un développement véritable, la stratégie serait plus complexe : l'effort principal devrait se porter vers un changement dans le type de personnalité, et créer les représentations collectives nécessaires pour faire disparaître la conscience excluante. Comme nous l'avons indiqué plus haut, les mass media tendent à ébranler la personnalité fermée et ainsi à préparer la personnalité ouverte. Néanmoins des analyses plus serrées devraient être faites, surtout pour évaluer l'effet à long terme des mass media dans différents milieux et selon différentes stratégies. Si les quatre étapes que nous avons pu distinguer dans l'utilisation des experts à la télévision canadienne de langue française nous semblent révéler soit une stratégie concertée, soit une évolution sociale allant dans le sens du développement, il faudrait vérifier si dans d'autres sociétés des étapes semblables se retrouvent, ou encore si d'autres types d'évolutions ou de stratégies se rencontrent. On pourrait alors comparer les effets différentiels de ces évolutions ou de ces stratégies et peut-être atteindre une évaluation qualitative des effets de chacune. Il semble toutefois que, au moins dans le cas d'une société où les symboles scientifiques sont très largement diffusés, la démystification de l'expert soit une première stratégie valable pour diminuer la conscience excluante et augmenter les chances d'apparition de la personnalité ouverte. 

Une difficulté majeure tient à l'absence de symboles de participation [6]. Il y a là un champ où pratiquement tout est à inventer, et il faudra effectuer une analyse beaucoup plus fine de ce que signifie la participation au niveau des représentations collectives avant que des symboles efficaces puissent être créés. Un effort particulier sera nécessaire en ce qui concerne les fondements du pouvoir, sa distribution, et le rôle de l'État. La tâche est d'autant plus difficile que l'héritage culturel occidental ne nous fournit pratiquement aucun mythe participationniste. Depuis Prométhée, nos héros mythiques sont presqu'exclusivement des héros scientifiques. 

Créer une culture qui soit porteuse de développement peut impliquer une planification qui dépasse les mass media. C'est ainsi qu'au Québec on tente de plus en plus d'élaborer des stratégies où les efforts conjugués des mass media et de l'animation sociale puissent se renforcer. Quelques tentatives telles que celle du Bureau d'aménagement de l'Est du Québec, celle du groupe de recherches sociales de l'Office national du film et celle de l'université Laval dans un quartier défavorisé, semblent indiquer qu'il s'agit là d'une voie fructueuse pour opérer une transformation culturelle rapide. Est-il cependant nécessaire de rappeler que la planification des mass media en fonction du développement risque de perdre beaucoup de son efficacité ci elle n'est pas accompagnée d'une planification visant à transformer l'organisation politique ? Toute planification qui ne touche qu'un secteur de l'activité ou un palier de la société demeure une entreprise boiteuse dont les chances de réussite sont faibles. Pour être en état de développementparticipation -rationalité, une société doit chercher à transformer non seulement sa culture et ses membres mais aussi ses institutions.

 

Gérald FORTIN
Département de sociologie et d'anthropologie,
Université Laval.


[1] M. McLuhan, Understanding Media : The Extensions of Man, New York, Mc Graw-Hill, 1964, 359 p.

[2] D. LERNER, avec collab. de L.W. PEVSNER, The Passing of Traditional Society, introduction de David Riesman, Glencoe (Ill.), The Free Press, 1958, 466 p.

[3] Alain TOURAINE, Sociologie de l'action, Éditions du Seuil, 1965.

[4] M. ROKEACH, Open and Closed Mind, New York, Basic Books, 1960, 447 p.

[5] En général, dans le contexte nord-américain, les mass media et en particulier la télévision sont organisés selon le principe du réseau privé. Au Canada, en plus des chaînes privées, il existe un réseau d'État qui, subdivisé en réseau anglais et français, a une importance primordiale au Québec.

[6] Le seul symbole de participation ayant une certaine extension mondiale est l'image de Mao et des Gardes rouges.


Retour au texte de l'auteur: Gérald Fortin, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 22 décembre 2006 11:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cegep de Chicoutimi.
 



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