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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Entre l’usine et l’école. La formation professionnelle des jeunes travailleurs (1980)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Marcel Fournier, Entre l’usine et l’école. La formation professionnelle des jeunes travailleurs. Montréal: Éditions coopératives Albert Saint-Martin et la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ), 1980 128 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 12 décembre 2002 pour cette oeuvre et toutes celles publiées au Québec]
Introduction

L'enseignement professionnel n'est pas seulement, comme le laissent entendre ceux qui en parlent dans les couloirs du ministère de l'Éducation ou à la CECM, une réalité complexe: elle est aussi et surtout une réalité contradictoire. Coincé entre le système d'enseignement et le monde du travail, cet enseignement est en effet contraint de répondre à des demandes multiples et diverses et de satisfaire à des exigences très différentes: préparer à la «vie», décerner un diplôme, former à un poste (de travail), autant d'objectifs qui sont visés simultanément et qui ne sont le plus souvent atteints que partiellement.

Secteur coûteux (en matériel, en équipements, en locaux, etc.), l'enseignement professionnel n'en demeure pas moins un secteur «pauvre», c'est-à-dire un secteur dévalorisé vers lequel l'on oriente les étudiants qui ne semblent pas avoir les dispositions et les habiletés intellectuelles suffisantes pour poursuivre des études «générales». Ce statut, le ministère de l'Éducation ne cherche actuellement pas à vraiment le modifier: dans un document récent, L'École québécoise, un énoncé de politique et plan d'action, le secteur professionnel demeure toujours une voie ou un réseau largement subordonné au secteur général. Les seuls efforts de revalorisation de ce «secteur d'enseignement essentiel au développement du Québec» concernent d'une part un certain décloisonnement de la formation professionnelle (et la possibilité d'accès à un niveau supérieur de formation) et, d'autre part, l'introduction en 2e ou 3e année du cours secondaire, d'un cours de connaissance du monde du travail et d'initiation à la technologie.

Le plus souvent, lorsque dans les milieux gouvernementaux et aussi dans divers milieux de l'enseignement, l'on s'interroge sur le secteur de l'enseignement professionnel, la seule question soulevée concerne les relations que ce secteur entretient avec le marché du travail ou le monde de l'entreprise: y a-t-il adéquation de la formation par rapport aux exigences des divers postes sur le marché du travail? La pertinence d'une telle interrogation ne ferait pas problème si elle ne correspondait pas dans les faits à une forme déguisée de disqualification de la formation que reçoivent les «futurs» ouvriers: parce qu'elle conteste la compétence de l'école et aussi celle de ses professeurs à assumer seuls la formation des «futurs» ouvriers, cette interrogation remet en question la valeur même des titres scolaires décernés par les institutions d'enseignement professionnel. Toute la difficulté dans l'organisation de l'enseignement professionnel réside dans la nécessité d'ajuster cet enseignement aux exigences du marché du travail, mais en évitant d'asservir l'éducation aux seuls intérêts de l'entreprise et du patronat.

Au plan de l'analyse critique, la première démarche consiste à mettre en lumière cette (trop) grande dépendance du secteur de l'enseignement professionnel par rapport au champ économique et à dégager la contribution de ce secteur à la reproduction des rapports entre les classes sociales. Dans une telle perspective, ce secteur tend, peut-être plus que tous les autres secteurs, à apparaître «au service des intérêts de la classe dominante» et constitue un mécanisme d'aliénation et d'assujettissement: la fonction de l'école est alors «de fournir l'armée de réserve des travailleurs qualifiés, de légitimer la perspective technocratique-méritocratique, d'accroître la division au sein de la classe ouvrière en divers groupes de statut stratifié et d'habituer les jeunes à des relations sociales de domination et de subordination dans le système économique» (1). Ainsi formulée, cette première lecture, que l'on retrouve dans quelques analyses récentes d'inspiration marxiste (2), peut sembler simpliste puisqu'elle ne reconnaît aucune autonomie au système d'enseignement et à ses divers agents. Comment expliquer la diffusion, dans les institutions d'enseignement professionnel, d'une idéologie humaniste qui met l'accent sur la formation de la personnalité et le développement de la culture générale? Mais plus que dans tout autre secteur de l'éducation, cette autonomie est largement, en ce qui concerne l'enseignement professionnel, fictive. Dans une étude empirique effectuée au début des années 1970 en France, Claude Grignon démontre clairement pour sa part qu’«il n'est sans doute guère de caractéristiques de l'école professionnelle qui ne renvoient, plus ou moins directement, à la nécessité de pourvoir le système économique de producteurs suffisamment compétents pour s'acquitter des tâches qui leur seront assignées» (3)

Toutefois, à la fois dans des organisations syndicales et dans des milieux politiques de gauche, il se manifeste une certaine réticence à concevoir l'école professionnelle comme un «lavage de cerveau»: l'école publique gratuite apparaît plutôt comme une conquête du mouvement ouvrier et constitue pour la classe ouvrière un moyen de maintenir et d'améliorer son statut professionnel. À la fois dans des écrits de Marx même et dans divers textes publiés par des intellectuels liés aux mouvement ouvrier et socialiste européens, l'on retrouve en effet une défense de l'école publique et une valorisation de l'«éducation polytechnique» (4). De telles prises de position correspondent habituellement à une prise de conscience du rôle actuellement prédominant de la technique et de la science au niveau même du procès de travail et de développement des forces productrices et elles conduisent à accorder une grande importance à l'action des travailleurs qualifiés au sein des mouvements de transformation sociale (syndicats, partis révolutionnaires, etc.) (5).

Dans une certaine mesure, il n'est pas faux d'affirmer que «le choix d'un métier est la principale préoccupation des membres de la société contemporaine» (6) et que, pour la plupart d'entre eux, l'école constitue le moyen privilégié d'acquisition d'une telle compétence. Selon une étude réalisée au début des années 1960 auprès de familles salariées québécoises par G. Fortin et M.-A. Tremblay, il apparaît en effet que les milieux populaires sont très conscients de la «nécessité de l'instruction pour la jeune génération»: celle-ci est «surtout utile pour améliorer sa condition de vie et se soustraire au chômage» (7). Il existe aussi dans de larges couches de la population, et en particulier au sein des classes populaires, une valorisation de la formation professionnelle et du travail manuel (ou technique). Enfin, il ne semble pas que les jeunes issus des classes populaires subissent passivement le processus d'inculcation dont ils sont l'objet pendant leurs études: au contraire, ils tenteraient, «en s'appuyant sur les ressources de leur culture, de prendre en main les classes, de remplacer les emplois du temps officiels par les leurs et de prendre en charge l'organisation de leur propre style de vie». Bref, ces jeunes importeraient dans le système scolaire une «culture anti-école» (counter-school culture), qui serait en affinité avec la «culture d'atelier» (shop-floor culture) (8).

Le système d'enseignement professionnel peut donc, d'un point de vue critique, être l'objet de deux analyses très différentes, voire même opposées et conduire à des prises de position politiques divergentes. Mais ne s'agit-il pas là de deux facettes d'une même réalité qui est elle-même contradictoire? Dans son étude de l'«école des ouvriers», P. Willis dévoile pour sa part chez les «futurs » ouvriers, diverses formes de résistance à la culture scolaire et refuse de voir dans l'orientation de ces jeunes vers l'enseignement professionnel un «effet du processus calculé et machiavélique de régulation sociale»: cependant, il conclut qu'il s'agit d'une forme de relégation qui est d'autant plus efficace que, subjectivement, cette relégation est perçue comme un «succès», que leur propre culture les conduit à s'accommoder, de bon cœur, d'un certain ordre économique et social y compris de la position future que cet ordre leur réserve» (9).

Dans toute étude de la culture ouvrière ou plus simplement de l'attitude de la classe ouvrière à l'égard de la culture (et du système scolaire), le défi consiste à mettre en lumière certains aspects positifs de cette culture (et de ce rapport à la culture) tout en ne négligeant pas la caractéristique principale de la culture ouvrière ou populaire, à savoir que, dans les sociétés capitalistes, celle-ci est dominée. Parlant de la culture des milieux populaires, Bourdieu reconnaît évidemment qu'elle manifeste, au niveau de l'art de vivre, «une sagesse acquise à l'épreuve de la nécessité, de la souffrance, de l'humiliation, et déposée dans un langage hérité, dense jusque dans ses stéréotypes, un sens de la réjouissance et de la fête, de l'expression de soi et de la solidarité pratique avec les autres, bref tout ce qui s'engendre dans l'hédonisme réaliste (et non résigné) et le matérialisme sceptique (mais non cynique), qui constituent à la fois une forme d'adaptation aux conditions d'existence et une défense contre ces conditions» (10). Mais en même temps, celui-ci rappelle que la logique spécifique de la domination culturelle conduit la classe ouvrière, et même sa fraction la plus consciente, à demeurer «très profondément soumise, en matière de culture et de langue, aux normes et aux valeurs dominantes»: «l'adaptation à une position dominée implique, précise-t-il, une forme d'acceptation de la domination» (11).

Adaptation et défense, soumission et lutte, aliénation et mobilisation, ce sont là les rapports que la classe ouvrière entretient, simultanément ou successivement, à ses propres conditions d'existence et à sa position dominée dans la structure des rapports sociaux. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'à l'égard de l'école, celle-ci puisse manifester une grande ambivalence et que tout en la critiquant très sévère-ment, elle espère que la jeune génération puisse poursuivre le plus longtemps des études. Plus que tout autre enseignement, l'enseignement professionnel, dont la position au sein du système scolaire est elle-même ambiguë – entre l'école et l'usine –, est profondément marquée par cette ambivalence de la classe ouvrière à l'égard de la culture dominante et des modes légitimes d'acquisition de cette culture.

Au moment où nous avons effectué en 1975 notre enquête sur l'enseignement professionnel, nous étions nous-mêmes quelque peu ambivalents à l'égard de l'enseignement professionnel: cet enseignement constitue-t-il, pour la classe ouvrière, un mécanisme d'aliénation (et un appareil idéologique d'État) ou un instrument de défense et de libération? Aussi, avant de nous demander quelle formation devraient recevoir les élèves et, dans le cadre d'un recyclage (ou perfectionnement), leurs professeurs, avons-nous jugé indispensable d'effectuer une analyse historique des divers débats dont l'enseignement professionnel a été l'objet au Québec depuis la fin du XIXe siècle: même si cet enseignement constitue un enjeu politique important, celui-ci apparaît avoir été quelque peu négligé jusqu'à récemment par les classes supérieures francophones et ne semble avoir largement mobilisé ni le mouvement ouvrier ni l'opinion générale. Cependant, à divers moments et à la suite de pressions provenant des milieux financiers et économiques, l'État québécois est lui-même intervenu, a suscité diverses initiatives et a provoqué de nombreuses réorganisations. Dans la première partie de notre étude, nous retraçons les principaux débats autour de l'enseignement professionnel (commissions d'enquête, etc.), et cernons les transformations multiples qui ont affecté son organisation: il apparaît clairement que le développement de ce secteur de l'enseignement n'est nullement indépendant des diverses transformations économiques, sociales et politiques que connaît durant toutes ces années le Québec (et le Canada).

Après avoir dégagé les problèmes ou difficultés qui caractérisent l'enseignement professionnel (difficulté d'établir des liens étroits avec l'industrie, difficulté d'orienter un grand nombre d'élèves vers cet enseignement, position hiérarchique-ment inférieure de cet enseignement dans le système scolaire, etc.), nous avons entrepris une enquête empirique auprès des populations (étudiants, professeurs et directeurs) des institutions d'enseignement professionnel. L'objectif était d'abord de réunir diverses informations sur les caractéristiques sociales, scolaires et culturelles de ces populations, mais en même temps, nous étions intéressés à mettre en lumière le degré d'autonomie (ou la «marge de manœuvre») que se donnent les professeurs et aussi les formes de résistance (absentéisme, refus de l'enseignement général, etc.) que développent les étudiants eux-mêmes. En d'autres termes, la question que nous nous posions était double: quelle est la fonction sociale de l'enseignement professionnel? Ce secteur de l'enseignement est-il le lieu et l'objet de diverses luttes (quotidiennes)? Évidemment, sur la base des seules données que nous avons collectées, il est difficile de conclure à une forte politisation de ce secteur de l'enseignement: l'ordre scolaire (et l'ordre politique) est loin d'y être contesté. Mais, objet d'une disqualification objective de la part à la fois de ceux qui en ont la responsabilité (le système scolaire) et de ceux qui utilisent ou exploitent le travail manuel (l'entreprise), le secteur de l'enseignement professionnel n'en demeure pas moins un des seuls secteurs qui apparaissent, pour une part tout au moins, imperméables à la «culture scolaire» et qui soient demeurés «en affinité» avec le monde d'où viennent les élèves (la culture ouvrière) et vers lesquels ils se dirigent (la culture d'atelier).

En raison des faibles effectifs rejoints, la présente enquête conserve un caractère exploratoire et ne doit aucunement conduire à des généralisations hâtives pour l'ensemble de l'enseignement professionnel au Québec. À la fois les difficultés au niveau de la collecte de données (refus de la CECM de nous donner accès dans des délais rapides à l'ensemble du réseau scolaire montréalais) et des contraintes budgétaires nous ont amenés à modifier nos stratégies de recherche et aussi à restreindre nos objectifs ou ambitions. La réalisation de cette enquête n'a été en fait possible que grâce à la «complicité» d'un certain nombre de directeurs d'école et de professeurs, à l'appui financier de la famille Formation des Maîtres de l'UQAM (et à l'habileté au plan administratif du responsable du programme de perfectionnement des professeurs de l'enseignement professionnel, Roland Brunet) et de la participation d'un groupe d'étudiants en sociologie de l'Université de Montréal. Ont aussi collaboré à titre d'assistants de recherche Charles Halary et Justo Michelena. Qu'ils en soient tous remerciés! Il est souhaitable que soient réalisées d'autres recherches et que les chercheurs aient recours à d'autres techniques de collecte de données (observation participante, discussion avec des employeurs, entrevues en profondeur auprès d'élèves qui ont terminé leur formation professionnelle et sont sur le marché du travail, etc.). La formation de la classe ouvrière québécoise demeure un enjeu politique que ne peuvent ignorer ou négliger ni le mouvement syndical, ni les spécialistes en éducation du milieu universitaire et devrait devenir au cours des prochaines années l'objet d'une plus grande attention et aussi d'une recherche plus intensive.

Notes:

(1) Bowles, S. et H. Gintes,
Schooling in Capitalist America, New York, Basic Books, 1976, p. 56.

(2) Par exemple, Baudelot, Christian et Roger Establet,
L'École capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971.

(3) Grignon, Claude,
L'Ordre des choses, Paris, Éditions de Minuit, 1971, p. 108.

(4) Marx, Karl, et Friedrich Engels,
Critique de l'éducation et de l'enseignement, Paris, Maspero, 1976.

(5) Telle est la position qu'adopte au Québec Charles Halary dans un article récent, «L'enseigne-ment professionnel secondaire au Québec», in Interventions critiques en économie politique, mars 1979, n °4, pp. 9-39.

(6) Ibid., p. 13.

(7) Tremblay, Marc-Adélard et Gérald Fortin,
Les Comportements économiques de la famille salariée du Québec, Québec, Presses de l'Université Laval, 1964, pp. 222-223. Fortin et Tremblay constatent aussi que «le minimum jugé nécessaire est de beaucoup supérieur au degré de scolarité des chefs de famille de l'échantillon. Alors qu'en moyenne les chefs de famille avaient complété une 8e année, 50% d'entre eux jugent que la 1le ou la 12e année est nécessaire à un adolescent en 1960». De plus, en ce qui concerne leurs propres enfants, ces chefs de famille ont des attentes très élevées: «45% des parents désirent un cours universitaire pour leurs enfants et 27% aimeraient que leurs fils fassent un cours classique» (ibid., p. 227).

(8) Willis, Paul, «L'école des ouvriers», Actes de la recherche en sciences sociales, novembre 1978, 24, pp. 51-61. Voir aussi P. Willis, Learning to Labour: How Working Class Kids Get Working Class Jobs, Saxon House, 1977; Profane Culture, London, Routledge & Kegan Paul, 1978.

(9) Willis, Paul, «L'école des ouvriers», op. cit., p. 61.

(10) Bourdieu, Pierre,
La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 459.

(11) Ibid., p. 448.

Retour au texte de l'auteur: Marcel Fournier, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 20 janvier 2007 10:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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