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Georges Friedmann (1902-1977)
Sociologue français
“La société technologique.” [1]
Un article publié dans L’ÉTUDE DE LA SOCIÉTÉ, Section 9: “La culture”, pp. 343-361. Textes recueillis et présentés par Jean-Paul Montminy. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1965, 517 pp.
Dans la gamme prodigieusement étendue des techniques, qui imprègnent aujourd'hui les sociétés humaines les plus évoluées, le machinisme industriel ne représente qu'une part et qu'un aspect : celui des machines de production, peuplant les ateliers et les bureaux des entreprises (toute la famille, déjà nombreuse, des "machines à penser"), auxquelles s'ajoutent celles qui, chaque jour davantage, s'infiltrent dans l'agriculture.
Le machinisme agricole avec ses tracteurs, moissonneuses, batteuses-lieuses, botteleuses, herses, arracheuses de pommes de terre, de betteraves, etc., ses motoculteurs et multiples machines portatives rendues utilisables grâce à l'introduction d'un moteur électrique dans la ferme : scies, pompes, malaxeuses, etc., ses semoirs mécaniques, distributeurs d'engrais et pulvérisateurs à traction offerts aux vastes champs de la culture intensive, se heurte certes, en Europe, aux structures morcelées d'une civilisation paysanne dont les traditions prémachinistes et les routines sont puissantes. Mais il s'insinue partout où il le peut, selon les lignes de moindre résistance économique et psychologique et constitue déjà un fait avec lequel, même dans les régions de petite propriété, le sociologue de la vie nouvelle doit compter.
Au-delà des heures absorbées par le travail productif, les machines pénètrent tous les instants des journées et parfois, dans les grands centres urbains, jusqu'au cœur des nuits.
L'homme, quelle que soit sa condition, se sert de machines de transport, qu'il aille à l'autre bout du pays ou qu'il fasse, dans la rue, un trajet qui jadis eût paru dérisoire, même au piéton d'un bourg médiéval. Les formes d'énergie, les véhicules les plus divers le sollicitent. La vapeur, les moteurs à explosion, l'électricité [344] se disputent pour l'accueillir et l'attirer. Il circule sous, sur, et au-dessus de la terre qui, désormais recouverte et retravaillée de mille manières dans la ville, n'est plus qu'un souvenir tellurique ou même qu'une sorte de fiction. Les machines de transport sont de plus en plus variées, rapides, tentantes par leur confort et, en période de paix et d'industrie créatrice, ne cessent de resserrer leur réseau. Le citadin descendant aux lignes souterraines est cueilli par un escalier mécanique et remonté plus tard, de la même manière, vers les voies superficielles ou aériennes. Il manifeste ses désirs, cigarettes, tickets, friandises, pesée, dans un hall de machines distributrices, obéit aux mouvements d'une barrière automatique, de même qu'un moment plus tard, sur le quai, il suivra ceux, invisiblement commandés, des portes du wagon où il va prendre place.
Machines de transport, les chemins de fer, dont la multiplication a transformé la vie des provinces, des bourgs, des campagnes les plus reculées. Il s'agit bien là de techniques qui modifient les conditions de vie dans les couches sociales et les aires géographiques les plus variées. Pour l'industriel, le commerçant, l'avocat, le citadin aisé à quelque métier qu'il appartienne, le rôle de la distance est de plus en plus réduit dans la conception et la réalisation des projets, dans l'organisation de la vie quotidienne. L'avion précipite encore cette évolution. Même dans les provinces et les campagnes, des bouleversements homologues s'accomplissent, transposés à d'autres milieux, d'autres moyens financiers, d'autres mentalités. La révolution des chemins de fer est doublée, pénétrée, concurrencée, intensifiée encore par celle de l'automobile : moyen privé et collectif.
L'automobile, neuve ou d'occasion, est à tous les prix et tend à se mettre à la portée de toutes les bourses. Sa multiplication est telle qu'elle fait sauter les cadres des grandes cités, conçues pour d'autres époques, d'autres genres de vie. Même les quartiers construits depuis le début du siècle s'avèrent n'être que des impasses, les rues, des fentes sombres dans les blocs urbains, parcourues par la masse vrombissante et toujours plus dense des machines. D'audacieux architectes, bousculant toutes les traditions de l'urbanisme, imaginent des villes nouvelles, délibérément adaptées aux nouvelles conditions que l'homme s'est faites : mais ce ne sont encore, dans l'ensemble, que de courageuses expériences [2]. L'automobile à bon marché de l'ouvrier, du farmer, est devenue banalité en Amérique ; et même en Europe, où elle s'entoure encore de toute une gamme de formes intermédiaires, motocyclette, vélomoteur, side-car, qui la préparent et la prolongent.
Machine de transport, l'avion, en plein essor et promis à des développements inouïs, que rien ne saurait arrêter. Le tourisme aérien est une réalité d'aujourd'hui [345] et plus encore de demain. Les trains de planeurs, les hélicoptères, laissent entrevoir, pour les transports commerciaux et les déplacements individuels, des perspectives déjà clairement dessinées.
Aux machines de production et de transport s'ajoutent toutes les techniques, déjà bien implantées, mais elles aussi en imprégnation et extension croissantes, des relations humaines : télégraphes et téléphones variés, et, dernière venue, la télévision, qui fera bientôt partie du décor quotidien en Europe comme déjà aux États-Unis. Le citadin, dans le cours de sa journée, ne fait que quitter une machine pour en trouver une autre. La femme aussi, dont la vie ménagère, entraînée dans le vaste processus de mécanisation, se modifie à son tour. Il suffit au visiteur de passer quelques heures dans une de ces multiples expositions d' "Arts ménagers", organisées annuellement dans les grandes villes, pour se persuader que l'Europe s'engage de très près sur les traces de l'Amérique du Nord, où la vie du foyer est déjà largement pénétrée par la machine. Une étonnante somme d'ingéniosité se dépense dans la mise au point des petits appareils et instruments domestiques, et déjà leur multiplication, à l'usage des travaux de nettoyage, épluchage, hachage, lavage, etc., à des prix que des bourses même modestes peuvent aborder, commence à transformer, au-delà des confins des classes moyennes, les tâches ménagères.
Celles-ci, qui se différencient des travaux de production, nous introduisent au foyer, et, avec lui et hors de lui nous rapprochent des techniques appliquées aux loisirs. En gros, on pourrait dire que dans la vie de l'homme moderne se sont poursuivies conjointement une mécanisation du travail et une mécanisation des loisirs. Les effets de l'une ne peuvent être jugés pertinemment si on les abstrait de l'autre. On retrouve ici, encore agissantes et influentes, sur un autre plan, les machines de transport, chemin de fer, autocar, motocycle, avion, automobile surtout, qui ont largement contribué à modifier les loisirs de leurs usagers. Car une psychosociologie de l'automobile aurait à distinguer, en celle-ci, au cours de ses observations, l'instrument de travail et l'instrument de loisir. On rencontre dans ce groupe, outre les machines parlantes, des techniques qui, sur la condition et les modes d'existence de l'homme, ont eu des effets bouleversants : le cinématographe et la radiophonie (bientôt suivis de la télévision). Cinéma, radio, télévision ont pris sur le globe une telle densité, une telle extension, une telle intensité qu'à eux seuls ils constituent des sortes de révolutions dans les loisirs humains [3]. Paul, ouvrier, à peine sorti du [346] le machinisme des transports et des loisirs. Il n'est évidemment pas possible de scinder sa vie et de faire du premier genre de mécanisation une analyse approfondie qui soit totalement abstraite des autres genres. La vie de Paul est un ensemble où les différentes actions et réactions s'influencent mutuellement. Ce qui est vrai de l'ouvrier, que nous prenons seulement à titre d'exemple, l'est de tout individu (quelle que soit sa profession) participant au rythme des sociétés que nous considérons.
L'ensemble des techniques dont nous venons de prendre, de très haut, une rapide perspective, a transformé et transforme chaque jour les conditions d'existence de l'homme. Tous les instants de la vie s'en trouvent de plus en plus pénétrés : vaste phénomène qui ne cesse de gagner, d'imprégner davantage de nouveaux secteurs de la vie du travail, du foyer, de la rue, des loisirs. L'homme est soumis à des milliers de sollicitations, d'excitations, de stimulants naguère inconnus. Ainsi l'ensemble de ces techniques, crée, installe, épaissit chaque jour davantage autour de lui ce que nous appellerons globalement le milieu technique.
LE MILIEU NATUREL
Encore contemporain de ce monde étrange qui envahit la planète, parfois à quelques lieues de ses centres bruyants et trépidants, un autre monde rappelle un passé qui est aussi un présent. Qui n'a pas éprouvé, à certaines heures, avant toute réflexion, dans ses nerfs et dans sa chair, qu'il s'agit de deux étapes majeures de l'humanité ? Qui n'a ressenti alors un serrement de cœur devant l'avenir ?...
Ce matin, nous parcourions dans tous les sens les ateliers bruissants de l’immense usine, dont les cheminées ont longtemps rayé l'horizon [4]. Maintenant, nous avons pris la route de la forêt. Les montagnes précisent leurs contours au loin. La paix du soir souligne encore celle qui régna, en ce lieu, tout le jour. La route n'est pas large, il nous faut nous ranger tout contre la haie vive pour laisser remonter une charrette lourdement chargée de bois. Deux bœufs la traînent, que conduit un homme au pas tranquille. Comment ne pas sentir tout ce qu'il y a de présence du réel, de contacts avec les éléments, de sympathie avec les êtres et les choses, dans le regard de ces yeux bleu clair qui viennent se poser sur nous, dans ce vieil homme, dans cet exemplaire d'humanité ? Au-dessus, au loin, vers le coteau, une voix aux timbres chauds lance des commandements. La haie s'éclaircit : deux chevaux, à la charrue, détachent leurs silhouettes sur l'horizon. Un homme est près d'eux, et dans les paroles qu'il leur adresse on sent tout le suc de [347] ces labours au soir d'un beau jour, toute la sève de ces coteaux visités par les derniers rayons qui les frôlent, une connivence avec l'animal et la glèbe, et le fer du soc et l'air du ciel et l'eau du ruisseau, toute l'expérience des siècles. Comme il y avait suc et sève et la présence des choses dans les chants des jeunes bergers, entendus au passage, dans la clairière, au bas de la montagne : joie de vivre, soleil, forêts, écho des montagnes à travers les sapins, chants sortis des éléments, des fleurs, de la pulsation des animaux dans l'alpage, du rythme quotidien des joies et des peines.
Entre l'homme et les éléments, rien ne semble alors s'interposer : il est près d'eux, choses ou êtres, animaux, outils, plantes, vent, glèbe, il est en eux. Le menuisier conçoit, exécute, rabot ou varlope en main, sculpte, ponce, vernit, finit son bahut, en discute lui-même les mérites avec sa pratique. Rien ne le sépare de son matériau, de son œuvre. L'outil, il le tient en main, prolongement de sa main qui le connaît et l'adapte et le façonne à sa guise. Son outil. Prolongement de son corps, de son adresse et de son art.
Du moins, il en était ainsi.
N'y avait-il pas une circulation constante entre l'homme et la nature qu'il prolongeait, qu'il façonnait, qu'il combattait parfois déjà pour la dominer, mais sans s'écarter ni s'extraire d'elle ? Une maturation d'émotions et de représentations au sein de ce milieu d'éléments, de choses, d'êtres vivants où sa vie tout entière baignait et dont elle suivait les rythmes ?
C'est à partir de là qu'il faut tenter maintenant de préciser les fondements psychologiques du milieu naturel, afin de faire ressortir, par comparaison, le nouveau milieu créé par la civilisation technicienne.
FONDS RURAL ET ARTISANAL
L'homme n'est pas le même, il ne sent, il n'agit, il ne pense pas de même selon les époques de son histoire, selon le milieu où il vit : selon les techniques dont il dispose. La préhistoire nous désigne désormais, sans aucun doute, les premières ébauches d'outils, les premiers morceaux de pierres, rognons de silex taillés, aux retouches encore irrégulières et frustes, coups de poing, racloirs, scies, comme le premier balbutiement de l'homme au-dessus de l'animalité. A partir de là, au cours d'une aventure millénaire où causes et effets s'enchevêtrent et se conditionnent réciproquement, l'homme modifie son milieu et, à travers son milieu, se modifie lui-même et s'élance vers de nouvelles transformations. Rien de continu, dans cette marche. Rien d'unilinéaire. Les civilisations naissent et meurent. Certaines d'entre elles stagnent, à l'écart des techniques découvertes par d'autres groupes humains. Elles poursuivent leur destin sans les connaître, [348] passant, pour ainsi dire, à côté de l'histoire ; ce qui, aujourd'hui, sur toute l'étendue de la planète, est devenu à peu près impossible : la civilisation technicienne, de par les prodigieux moyens de diffusion dont elle dispose, est, en ce sens, totalitaire.
Limitons ici notre regard au monde qui a précédé directement la civilisation technicienne, dont nous cherchons à suivre la trace et, si possible, à scruter les perspectives prochaines : c'est-à-dire au monde européen qui, né en Occident avec la décomposition de l'empire romain, la féodalité, l'extension de la civilisation chrétienne, décline dès la fin du XVIe siècle, à l'approche des révolutions industrielles.
Les hommes de ce monde, qui sont encore constamment et directement tributaires de la nature, qui s'éclairent difficilement, selon les lieux et conditions, aux flambeaux, aux chandelles, à l'huile, ou qui souvent ne connaissent que la lumière du soleil, qui ne sauraient se déplacer plus vite que le galop d'un cheval, qui touchent eux-mêmes, de leurs mains, de leurs pieds, toute leur vie, le matériau, la terre, l'eau, l'animal, fussent-ils paysans, artisans, bourgeois ou nobles, citadins ou campagnards, ces hommes peuvent-ils ne pas être mentalement façonnés par ces nécessaires conditions de vie ? Il n'y a pas alors d'existence urbaine qui soit nettement séparée, distinguée de l'existence campagnarde. Il n'y a pas de vie urbaine proprement dite. La ville est envahie par la campagne [5]. Le foyer même du bourgeois est directement alimenté par les paysans qui parcourent sans cesse les ruelles. Chaque maison a son étable et sa basse-cour. Quant aux nobles campagnards (ce que sont la plupart des nobles), leur existence est sans confort, sans foyer organisé, susceptible de retenir l'homme chez lui. L'habitation familiale est souvent réduite à une cuisine où s'agite le tohu-bohu des femmes, des enfants, et des valets. La vie du hobereau se passe au grand air. La ville ne possède pas de force qui attire et retienne. Et cette époque, où les moyens de transport sont encore si rudimentaires, comparés à ceux d'aujourd'hui, est aussi celle où la population des villes manifeste une étonnante fluidité. Nomade, le compagnon qui voyage, tâtant d'une échoppe, puis d'une autre, pour développer son savoir-faire et se préparer à la maîtrise ; nomades, les marchands qui se déplacent au-devant des foires et de la clientèle, de ville en ville, transportant leur ballot ; nomades, les étudiants qui vont d'Université en Université. Nomade, le roi lui-même que Paris ne retient pas et qui, du jour de son sacre jusqu'à son transfert à Saint-Denis, passe sa vie sur les routes, suivi d'une cour à cheval, nomade comme lui.
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RYTHMES
Dans ce monde dont le fond est essentiellement rural et artisanal, où malgré les inventions et progrès techniques du moyen âge, nombreuses sont encore les machines qui sont mues par le moteur humain [6], le rythme est partout, dans la vie quotidienne, et joue un rôle incomparable. Il en est de même dans toute civilisation prémachiniste : les Hindous l'avaient depuis longtemps observé et en avaient tiré des leçons pour leur hygiène physique et mentale. Ce qui avait, par-dessus tout, fixé leur réflexion est le conditionnement biologique du rythme, le rapport nécessaire est variable selon les individus, entre le rythme et le corps humain. Ainsi nous possédons tous, sans nous en rendre compte, notre rythme vital personnel, qui est fonction des battements de notre cœur, des mouvements respiratoires et, d'une manière générale, des échanges avec notre milieu. De plus, chacun de nous a un rythme d'activité physique qui est fonction de notre taille, de notre poids, de la longueur de nos membres. Enfin, nous avons encore un rythme d'activité intellectuelle dont les déterminants sont inconnus. "C'est un principe du Hatha yoga que tout acte physique, qui ne se conforme pas à notre rythme personnel d'activité, exige un effort beaucoup plus considérable que celui qui s'y conforme et entraîne par suite une fatigue exagérée. Il en est de même de l'activité intellectuelle. C'est encore un principe du Hatha yoga, que toute activité physique ou intellectuelle, qui n'est pas en harmonie avec le rythme vital personnel, provoque des troubles profonds de l'organisme, retentit dangereusement sur la santé : c'est une véritable dislocation [7] ".
Dans la civilisation prémachiniste d'Occident, où l'individu était beaucoup plus dépendant qu'aujourd'hui des éléments, terre, saisons, bêtes, division des jours et des nuits, le travail se trouvait constamment sous la pression des rythmes naturels. Mais, ce serait une erreur de s'en tenir à ce conditionnement biologique du rythme par les déterminations individuelles ou telluriques. Les rythmes du corps humain, et en particulier ceux du travail professionnel, se sont lentement [350] constitués au sein de groupes et de civilisations, ils expriment des traditions séculaires, parfois millénaires, et relèvent de causes non seulement biologiques, mais sociologiques. C'est ce que Marcel Mauss a démontré à propos de ce qu'il appelle "les techniques du corps", entendant par là celles des techniques où le corps lui-même est l'instrument de l'homme [8] : "Avant les techniques à instruments, il y a l'ensemble des techniques du corps". C'est ainsi que, parmi les techniques de l'activité et du mouvement, les façons de marcher, de courir, de grimper, de lancer, de pousser, de tenir, de porter, d'obtenir le meilleur rendement du corps dans les divers travaux auxquels on le soumet diffèrent selon les groupes humains, selon les époques [9]. De nombreux exemples montrent que ces techniques, souvent liées à des rythmes, plongent profond dans les traditions d'une collectivité. Pour en avoir une vue claire, il ne faut pas considérer seulement les déterminants biologiques (anatomiques ou physiologiques), mais aussi psychologiques et sociologiques, le psychologique, au reste, constituant avant tout ici, un "engrenage" entre le biologique et le sociologique [10].
Ces rythmes traditionnels, qui forment l'étoffe des techniques du corps, omniprésentes dans une société prémachiniste où le corps est souvent instrument, sont doublés et enrichis de ceux qui accompagnent les techniques à instruments, où l'homme se sert d'un outil interposé entre son corps et le matériau [11].
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C'est ainsi que le pied, après avoir été lui-même à la fois moteur et outil (dans le foulage du raisin et des étoffes, usage du pied bien connu de l'antiquité occidentale) [12], n'est plus que le moteur lorsque lui sont adjointes les pédales, à partir du moyen âge, en Occident : le pilon-pédale, qui sert à piler le riz, la pâte à papier, est une des plus simples de ces machines venues d'Orient, parmi lesquelles les pédales des métiers à tisser et des forges à martinet sont les premières à s'être introduites en France [13]. Là, comme dans toutes les techniques à instruments dont le moteur est l'homme lui-même, le geste impose ses caractères, sa structure, son rythme. C'est le cas du potier, du tourneur à pédale, du faucheur, du pelleteur, du batteur au fléau [14]. C'est le cas de la plupart des travaux artisanaux où il y a prise d'outil, puisque ce n'est pas le geste qui tend à s'adapter à l'outil, mais l'outil qui tend à s'adapter aux déterminants complexes, bio-psycho-sociologiques, du geste, du rythme, du corps. En ce sens, on a pu définir la civilisation matérielle d'un groupe humain comme "l'ensemble des mouvements musculaires traditionnels à efficacité technique [15]".
Ainsi toute la vie de l'homme, dans le milieu naturel, en particulier toute l'existence professionnelle, est comme intérieurement tissée de rythmes, lentement formés et fixés, circulant de génération en génération dans la société à laquelle ils sont intimement unis. Chaque corps de métier a les siens qui se transmettent comme des traditions, sans grand changement. On les voit affleurer avec les "tours de main", les secrets du compagnonnage [16]. Encore toute rurale et artisanale, la civilisation associée au milieu naturel est donc aussi bien à la campagne qu'à la ville, profondément imprégnée de ces rythmes.
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TEMPS
Rien d'étonnant à ce que des hommes, dont la structure intime était aussi étroitement enchevêtrée à des rythmes naturels, accordés aux éléments, aux saisons et à des déterminations collectives, lentement mûris en eux et confirmés par les siècles, rien d'étonnant à ce que de tels hommes aient eu un sens de la durée différent du nôtre [17]. Le manque de repère précis pour marquer l'écoulement du temps et l'indifférence à ce manque, la lenteur (qu'il ne faut pas confondre avec la nonchalance), l'absence d'un sens de la vitesse, ne font que traduire extérieurement, dans le déroulement de la vie quotidienne, la présence profonde des rythmes que nous avons évoqués. Sans doute observe-t-on des phénomènes du même ordre dans toutes les civilisations dont le fond est essentiellement rural et artisanal : les manifestations en étant différenciées à travers les prismes des conditions géographiques, ethniques et historiques [18].
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Lucien Febvre a fortement mis en relief les signes de ce "temps flottant, temps dormant [19], dans l'Europe occidentale, jusqu'à la fin du XVIe siècle. Les vraies horloges sont rares, rudimentaires, et ne marchent pas au-delà de quelques heures. Rares aussi les "montres d'horloge" dont s'enorgueillissent quelques privilégiés. Les clepsydres à sable, et surtout à l'eau, sont à peine plus communes. Les gens ignorent leur âge, hésitent entre plusieurs dates de naissance : même un Erasme, un Luther, un Rabelais. Quant à la masse, elle n'a cure de précisions chronologiques : "Au total, les habitants d'une société de paysans qui acceptent de ne savoir jamais l'heure exacte, sinon quand la cloche sonne (à la supposer bien réglée), et qui, pour le reste, s'en rapportent aux plantes, au vol de tel oiseau ou au chant de tel autre" [20].
SENSIBILITÉ, PERCEPTION
Dans ce monde, les hommes, de toute évidence, avaient d'autres modes de sentir que les nôtres. Les contrastes sont brutalement marqués dans leurs sensibilités. L'émotion passe par des pôles extrêmes, souvent sans transition. La justice n'est que la transposition, à peine masquée, du besoin de vengeance et la loi du talion y est encore maîtresse. Oscillation brusque entre peine de mort et grâce octroyée in extremis par le prince, violence des sentiments religieux (et rapidité de la transformation en leur contraire), imagination réaliste et déchaînée dans la représentation du péché, de l'enfer, du paradis, rôle quotidien et pour ainsi dire charnel de la religion, toute la sensualité "énorme et délicate" dont parle le poète : à travers le livre de Huizinga [21], riche en documents sur ce moment de l'histoire de la sensibilité, on reconnaît à chaque pas la dépendance des manières de sentir par rapport au milieu et au mode de vie, bien qu'il ait omis de la mettre lui-même en évidence.
Si en Europe occidentale et jusqu'au seuil du XVIIe siècle, les hommes sont, pour la plupart, entièrement saisis dans la campagne qui domine tout, qui affirme son primat jusque dans les agglomérations urbaines, jusque dans la maison du bourgeois ou de l'artisan, s'il n'y a qu'un mode de vie, qui est campagnard, si la ville, encore en formation, demeure sans puissance interne, masse centrifuge [354] incapable de retenir l'homme à son foyer ou à son métier sédentaire, si la sensation de vitesse n'existe pas au-delà de celle d'un cavalier poussant sa monture au galop, si la fruste nature imprime donc partout et à tous ses éléments et ses rythmes, croit-on que les modes de percevoir et de sentir n'en soient pas affectés ?
En ce qui concerne la perception, comment ses cadres eux-mêmes, les rapports de temps et d'espace, auraient-ils été les mêmes qu'aujourd'hui chez des hommes qui ne connaissent rien au-delà de la course d'un cheval et plus souvent au-delà de leur pas ou du pas de leurs bœufs ? Ils semblent bien alors ne pas observer le monde avec les mêmes organes naturels que nous. Leurs sensations ou, pour parler plus exactement, leurs perceptions visuelles sont moins riches que leurs perceptions auditives, olfactives, gustatives [22]; chez-nous, l'ouïe parait sans cesse précéder et déborder la vue. Les documents du temps, et particulièrement la littérature, manifestent cette curieuse prédominance. C'est ainsi qu'à de très rares exceptions près (dont Rabelais est la plus insigne), les écrivains du XVIe siècle "ne savent pas faire un croquis, attraper une ressemblance, camper un personnage en chair et en os devant le lecteur" [23]. Cette relative faiblesse de la vue qui est, par ailleurs, comme on l'a justement remarqué, le sens le plus abstrait, le sens géométrique par excellence [24], nous sommes tentés de l'expliquer par les conditions générales de la vie des hommes, dans le milieu naturel, rural et artisanal, du moyen âge : leurs contacts incessants, directs, avec les éléments et les rythmes naturels, leur imprégnation par la campa ne (même lorsqu'ils vivent à la ville) en font des êtres plus particulièrement concrets, sans cesse alimentés d'un riche afflux d'images sensuelles.
Et, en ce qui concerne la sensibilité, croit-on que le contraste brutal, quotidien, entre le jour et la nuit, imposé à la vie du campagnard et même de la plupart des citadins par les techniques grossières de l'habitation et de l'éclairage, par les conditions de la vie urbaine, la brusque transition de l'agitation laborieuse du jour au silence total de la nuit passé le couvre-feu, croit-on que cet état de choses n'ait en aucune manière influencé la sensibilité contrastée, toute en oppositions tranchée, des hommes de cette époque ? [25]
Car les émotions et plus généralement les expressions de la sensibilité sont, elles aussi, tributaires du milieu humain global : loin d'être seulement, comme on [355] l'a trop longtemps enseigné, de simples réactions automatiques à des stimulants accidentels, elles sont liées au groupe, façonnées par ses conditions d'existence et ses modes de vie. Elles sont, vues sous un de leurs aspects qui n'est pas le moins important, des faits sociaux. Dans ses belles études sur l'émotion, Henri Wallon décrit ce processus d'interaction entre l'individu et le groupe, processus à travers lequel se modèle, au sein d'une collectivité, un système d'émotions : "Associant ainsi plusieurs participants, tour à tour initiateurs et suiveurs, les émotions en sont bientôt arrivées à constituer un système d'excitations interindividuelles qui a pu se diversifier suivant les situations et les circonstances, en diversifiant du même coup les réactions et la sensibilité de chacun. La plus grande sécurité ou la plus grande puissance données au groupe, par l'accord et la simultanéité des réactions individuelles, a fait jouer au facteur utilité un rôle de plus en plus décisif dans cette évolution des émotions. Elles sont devenues comme une institution [26]. Mais l'homme ne s'en tient pas là. Il dépasse la sensibilité, car il est capable de choisir, parmi ses réactions au milieu, celles qui se mettent le mieux au point sur le monde extérieur, celles qui lui permettent le plus efficacement d'agir. C'est ainsi qu'apparait et s'affermit peu à peu ce mode d'action qu'est la représentation [27].
MENTALITÉ
L'homme change. Les manières de penser ne sont pas moins variables, relatives, liées à l'ensemble des conditions d'une civilisation que les manières de percevoir ou de sentir. Les démarches logiques de la pensée chez les contemporains de Luther ne sont pas les mêmes que chez les usagers du cinéma et de l'avion. Le milieu naturel, qui domine encore l'Europe occidentale du XVIe siècle, s'accompagne d'une mentalité différente de celle des hommes du milieu technique.
La mentalité des individus, dans un groupe humain, est inséparable de l'ensemble de leurs conditions d'existence et particulièrement de l'état des connaissances, de§ techniques, et du langage dont ils disposent pour s'exprimer. Aujourd'hui, les pensées logiques sont soutenues, dans le vocabulaire et la syntaxe, même pour l'esprit le moins perméable aux choses de la science, par l'appareil que la pensée rationnelle a pu développer depuis près de trois siècles. Il n'en est pas de même dans le milieu naturel. Des précurseurs apparaissent, observateurs, hardis pionniers de l'expérimentation. Mais "la science" n'existe pas encore [28]. Elle n'a ni instruments, ni méthodes, ni symboles algébriques, ni [356] langage propre. Il lui faut encore se contenter de recherches confuses, qui ne sont pas encore organisées en science unifiée, d'admirables pressentiments.
Même chez de grands écrivains, les démarches rationnelles de la pensée s'entremêlent à une mentalité "mystique", au sens où Lucien Lévy-Bruhl, dans son œuvre, emploie ce mot [29]. Rien n'est impossible. Rien ne limite la puissance infinie de la nature créatrice. Les êtres n'ont pas de frontière bien définie, ils changent et se changent les uns dans les autres. Ils peuvent être, comme le loup-garou, dans deux endroits en même temps. Le monde est fluide. Peut-être aussi la richesse des images sensuelles paralyse-t-elle les forces de pensée abstraite et déductive. Sans cesse les hommes de ce temps cherchent l'explication des phénomènes dans l'intervention de puissances invisibles, mêlant à la surnature une nature pour eux très élastique. L'emprise de l'occultisme, la place faite aux démons sont incompréhensibles si on ne les situe dans ce décor mental. Jean Bodin, un des esprits les plus libres de ce temps, écrit la République, le Colloquium Heptaplomeres, mais aussi la Démonomanie des sorciers : il y croit. Jusqu'à l'aube du XVIIIe siècle, un Leibniz offre l'exemple d'une pensée où les exigences scientifiques les plus rigoureuses cohabitent avec d'étranges conceptions ésotériques et occultistes. Lucien Febvre, en étudiant le mécanisme de la pensée chez les hommes du XVIe siècle, a démontré combien ils sont encore éloignés du rationalisme et de la logique modernes [30].
Gardons-nous donc de situer trop tôt, en Occident, le début d'une évolution vers les "lumières". Il faudra attendre plusieurs siècles, l'apparition des révolutions industrielles et la diffusion des techniques mécaniques pour voir reculer peu à peu, dans les populations, le secteur des superstitions, des erreurs, des habitudes de pensée prélogique, des formes grossières du sentiment religieux, le secteur de la magie, des esprits, celui aussi des croyances et des traditions folkloriques. Est-ce un hasard si le catholicisme au temps de Jean XXIII ne correspond plus aux mêmes émotions, images représentations dont s'accompagnait celui d'un contemporain de Léon X ? Doit-on omettre, dans cette évolution du [357] milieu intégral, le rôle du langage qui, tant qu'il n'est pas devenu un instrument de pensée rationnelle et logique (donc subordonné au développement de la science et des techniques, elle-même intégrée dans le cours total d'une civilisation), ne peut appuyer les efforts des meilleurs esprits pour dépasser leur temps, ses idées dominantes et se tourner vers des horizons neufs ? Tel est bien le cas des hommes du XVIe siècle. Leur pensée n'est pas étayée par l'appareil scientifique qui sous-tend aujourd'hui le langage et s'impose, même aux esprits les plus réfractaires à la science.
PRÉSENCE ET SYMPATHIE
Le milieu naturel, tel qu'il apparaît d'après cette rapide esquisse, a donc bien son visage propre et une étude plus poussée permettrait de décrire dans le détail ses caractères matériels et psychologiques. Au-delà de ceux que nous nous sommes efforcés de faire ressortir dans les genres de vie et les techniques, les rythmes et le sens de la durée, la sensibilité et la mentalité, il y aurait sans doute encore bien des traits à saisir, plus déliés et subtils, et dont certains expliquent les relations générales de l'homme avec son ambiance entière, ses conditions de vie matérielle et morale dans une civilisation donnée. Indiquons au moins dans quelle direction cette analyse pourrait se poursuivre.
Le milieu naturel est encore dépourvu de machines ou de techniques qui soient susceptibles de donner entièrement congé à l'homme. Celles qui existent pourraient être définies (comme le tour du potier, le moulin à vent, le treuil) des outils plus volumineux et perfectionnés que l'homme actionne ou sur lesquels il exerce (si l'énergie motrice provient des forces d'un animal ou des éléments) une constante surveillance. Il ne connaît pas encore les moyens de transmettre de l'énergie à distance, ni de transmettre à distance sa parole, son chant, ses commandements, son image. Il faut qu'il soit présent. Présent près du matériau, de l'outil, de la machine pour le travail productif. Présent pour parler, enseigner, convaincre. Présent pour agir. Le petit enfant apprend peu à peu, dans sa première année, le sentiment de présence : en joignant à des images visuelles certains sons (ou vice-versa), il sait qu'il y a présence de son père, de sa mère. Lorsque son père lui parle, c'est que celui-ci est près de lui ou à petite distance. Toute voix que l'enfant entend est celle de quelqu'un de présent ou de très proche. Pour faire exécuter un ordre, le seigneur, le capitaine, peuvent se dispenser de le donner en personne à leurs vassaux, à leurs officiers : ce sera cependant un messager, un envoyé, - toujours un homme, qui remettra un pli, parlera, exercera en leur nom une action directe, sera présent.
Bien plus que par le livre (à défaut des formes variées que prendra plus tard la parole imprimée), l'homme, dans le milieu naturel, agit, sur les autres par sa présence. Huizinga cite, à diverses reprises, des cas de prédicateurs, tels que [358] frère Richard ou le fameux dominicain Vincent Ferrier, qui exercent sur les foules, par leur présence, une surprenante influence, réconciliant les ennemis, arrachant des larmes à leurs auditeurs, éclatant en sanglots avec eux [31]. Et l'on n’expliquerait pas tout en disant qu'il s'agit là de phénomènes de contagion émotive. De toutes parts, en le comparant au nôtre, on a le sentiment que, dans le milieu naturel, l'homme est plus pleinement présent à toutes ses activités, plus nécessairement mêlé aux choses et aux hommes - travaux de la ville et des champs, arts et métiers ou arts libéraux, guerre, - que rien ne lui permet de disparaître de l'évènement, de se trouver un substitut. Il paye de sa personne, il est toujours en pleine pâte. Pas de fête, pas de jeu, pas de représentation dramatique qui se puissent alors concevoir sans que des hommes, des femmes soient là : l'acteur est présent. Il parle, ses lèvres, ses yeux, son visage irradient l'émotion. Il agit sur le spectateur par un influx psychique réel. Le drame, le mystère sont portés par des présences, des gestes vivants. Le spectateur se mêle effectivement aux protagonistes ; il devient l'un d'eux [32]. Une continuité, une connivence se créent entre la "salle" et la scène, qui ne peuvent être pareillement atteintes dans toute forme d'art dramatique où des images sont substituées à l'homme de chair et de sang [33].
Le milieu naturel exige que l'homme soit présent à son travail. Le travail est encore coextensif aux mouvements humains à efficacité technique et l'outil, souvent déjà complexe, que l'homo faber, dans le milieu naturel, interpose entre sa main (ou son pied) et le matériau sert non à supprimer la part de l'homme dans la production, mais au contraire, à humaniser davantage celle-ci en permettant la confection d'une œuvre où le maître ouvrier, qui l'achève seul, introduit continuité, réalisation d'un plan, précision accrue, harmonie d'un ensemble. Même dans une profession comme celle de médecin, cette plénitude de présence humaine est caractéristique.
Nul ne dira que la médecine n'a pas fait de très considérables progrès grâce aux appareils dont le clinicien dispose aujourd'hui pour explorer l'organisme et [359] assurer son diagnostic. Cependant, des médecins ont eux-mêmes noté le danger que représente cette accumulation de techniques qui tend à oblitérer chez eux le sens du malade, la connaissance de ses besoins, le tact psychique [34]. Dans le milieu naturel, alors que les connaissances étaient réduites et souvent erronées, les techniques absentes, il y avait cependant de bons et de mauvais médecins. On est tenté de sous-estimer aujourd'hui l'importance de l'auscultation directe, de l'usage des sens, du tact moral, de la compréhension et de la sympathie pour connaître physiquement et psychiquement un malade, un homme, - l'importance de la présence. Le médecin de la vieille école était plus présent que le technicien d'aujourd'hui bardé d'appareils. D'après un grand écrivain, qui est aussi médecin, la médecine était naguère souvent plus humaine (donc plus efficace) parce que rien ne séparait le médecin de l'homme qui venait chercher auprès de lui rétablissement et réconfort [35].
Toute activité de l'homme dans le milieu naturel, pourrait s'analyser sous cet angle de la présence : non seulement les activités créatrices, mais aussi les destructrices [36].
D'autre part, ce que nous avons appelé présence se double souvent de sympathie. Nous avons évoqué celle-ci à propos de la présence du médecin au chevet du malade. Dans le milieu naturel, l'abondance des interactions psychiques, le flot de stimulations et d'images qui entourent l'individu, peuvent aussi s'interpréter comme des courants de sympathie plus nombreux, plus intenses et agissants que lorsque les techniques s'interposent à chaque pas, à chaque instant, tels des [360] écrans, entre l'homme et les éléments naturels, entre l'homme et les autres hommes. Les conditions d'existence et les activités de l'individu, dans le milieu naturel, appellent et entretiennent ces fonctions de compréhension directe, d'intuition dont la psychologie scientifique, ayant dépassé un intellectualisme trop étroit et méfiant, reconnaît aujourd'hui la réalité et qu'elle intègre dans l'ensemble de la vie mentale tout en les dépouillant de leur auréole et de leurs prétentions exclusives. On a justement distingué, dans les divers groupes humains (différenciation particulièrement sensible chez les primitifs), l'entendement technique d'une interprétation de la vie ambiante appuyée sur l'intuition et génératrice de sentiments religieux : le savoir-utiliser et le savoir-sympathiser [37]. Mais il serait erroné de croire que ces aptitudes générales s'excluent nécessairement. Dans le milieu naturel de la civilisation médiévale, en Europe, contrairement à ce que l'on a longtemps affirmé, l'entendement technique est développé et se manifeste déjà en une belle série d'inventions qui amorcent la marche de l'homme d'Occident vers la "maîtrise et possession de la nature". Le savoir-utiliser y cohabite avec le savoir-sympathiser : le milieu naturel conjugue une vie riche de compréhension directe, de présence, avec la diffusion des techniques artisanales et les débuts de l'industrie. La technique ne mettait pas alors en danger la sympathie.
On peut, dès, aujourd'hui, pressentir tout ce que gagneraient les sciences de l'homme à une étude systématique des relations entre la mentalité et les conditions de vie, replongeant les sensibilités et les esprits dans leur milieu total, où les techniques s'avèrent particulièrement influentes. Malgré les appels des précurseurs, l'histoire a longtemps erré sur d'autres voies et commence seulement, depuis quelques décennies, à se tourner vers ces tâches fécondes. On voit se dessiner les premières études dans cette direction. L'histoire des civilisations (enrichie par l'étude des techniques, de l'économie, de l'alimentation, de la vie rurale, de l'industrie, bien plus sûrement que par les annales des cours, des campagnes militaires et des ambassades) doit comprendre en elle l'évolution des modes de sentir et des modes de penser, bref l'évolution de la mentalité humaine : on s'étonne qu'il ait fallu attendre si longtemps pour intégrer celle-ci dans l'histoire scientifique.
Constatons, au terme de ces observations rapides, la prépondérance, dans la civilisation prémachiniste de l'Europe occidentale, d'un milieu naturel, maître de la ville presque autant que des campagnes, omniprésent. Retenons aussi, sans [361] préjuger de l'extension ou adaptation de cette notion à d'autres aires de civilisation et d'autres temps, la signification désormais attachée à l'expression de milieu naturel, par lequel nous désignons l'ensemble des conditions de vie de l'humanité occidentale, dans la civilisation prémachiniste, qui a précédé les révolutions industrielles et, avec elles, l'apparition d'un milieu technique.
[1] Georges FRIEDMANN, "L'homme et le milieu naturel", in Où va le travail humain ? Paris, Gallimard, 1963, nouv. éd., p. 29-50.
[2] Les plus célèbres sont celles de Chandigarh, capitale de l'État de Pendjab, dans l'Inde, construite sur les plans de Le Corbusier, et de Brasilia, construite sur les plans de Niemeyer.
[3] Le développement en flèche de ces "communications de masse" (mass media) parmi lesquelles on range aussi les quotidiens, hebdomadaires et en général toutes les publications à gros tirage - a entraîné de multiples effets. Leur étude a commencé d'être entreprise surtout depuis 1945 et aux États-Unis, dans divers milieux sociaux professionnels, selon les âges et niveaux d'instruction. On trouvera plus loin dans les chapitres "Industrie, loisirs, démocratie" et "Travail et loisir, aujourd'hui et machinisme industriel, est saisi dans demain" quelques références à des travaux publiés dans ce domaine.
[4] Ces lignes évoquent les impressions contrastées qui suivirent une visite aux usines Skoda, à Pilsen (Tchécoslovaquie).
[5] Lucien FEBVRE, Revue des cours et conférences, 1925, p. 196.
[6] Sur la technique du moyen âge, cf. LEFEBVRE DES NOETTES, L'attelage. Le cheval de selle à travers les âges, 2 vol., Paris, 1931 ; "La "Nuit" du Moyen Age et son inventaire" (Mercure de France, ler mai 1932) ; "Le Gouvernail : contribution à l'histoire de l'esclavage" (Mémoires de la Société des Antiquaires de France, t. LXXVIII, 1932) et La Nature (15 juillet 1932). Les travaux de LEFEBVRE DES NOËTTES ont suscité toute une littérature critique. Cf. particulièrement MARC BLOCH (Revue de synthèse historique, t. XLI, 1926, et Annales d'histoire économique et sociale, nov. 1935 : "Les Inventions médiévales"), Jules SION ("Note sur les répercussions sociales d'une technique", Annales sociologiques, série E, fascicule I, Paris, 1935) et Lucien FEBVRE (Annales d'histoire économique et sociale, nov. 1935 : "Réflexions sur l'histoire des techniques").
[7] C. KERNEÏZ, Le Hatha yoga, Paris, 1939, p. 48.
[8] Cf. toute l'admirable communication faite par Marcel Mauss à la Société de Psychologie, le 17 mai 1934, publiée dans le journal de Psychologie, 1935, pp. 271-293 et reproduite dans le recueil Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., 1950.
[9] Cf. aussi A. HAUDRICOURT, Revue de botanique appliquée, nos 230-231, pp. 759-772 : "Les Moteurs animés en agriculture". Il n'y a pas une façon instinctive de porter un objet, écrit Haudricourt, il n'y a que des façons traditionnelles. Quand on a donné des brouettes à certains indigènes d'Afrique, ils ont commencé par les mettre sur leur tête. Haudricourt rappelle également qu'il faut adapter à un même fer d'outil des manches courts ou longs, lisses ou à croisillons, etc., selon les peuples qui s'en servent. Mauss avait fait, à propos de l'emploi de la bêche par les troupes françaises et anglaises durant la première guerre mondiale, une remarque analogue (art. cité, p. 272).
[10] MAUSS, ibid., p. 275 : "Et je conclus que l'on ne pourrait avoir une vue claire de tous ces faits, de la course, de la nage, etc., si on ne faisait pas intervenir une triple considération au lieu d'une unique considération, qu'elle soit mécanique et physique, comme une théorie anatomique et physiologique de la marche, ou qu'elle soit, au contraire, psychologique ou sociologique. C'est le triple point de vue, celui de "l'homme total", qui est nécessaire". "… Je vois ici les faits psychologiques comme engrenage et je ne les vois pas comme cause, sauf dans les moments de création ou de réforme" (pp. 291-292). "… Je crois qu'ici encore, quoi qu'il semble, nous sommes en présence de phénomènes biologico-sociologiques" (p. 292).
[11] Cf. le livre classique de Karl BÜCHER, Arbeit und Rythmus, 9e éd. Leipzig, 1923.
[12] En outre, l'usage de la Kick wheel (le tour à pied) pour la poterie est attesté dans la civilisation hellénistique aux IIe et IIIe siècles avant Jésus-Christ par Gisela M.A. RICHTER, "Ceramics from 700 BC to the fall of the Roman Empire", in : Ch. SINGER, E.J. HOLMYARD, A.R. HALL and T.I. WILLIAMS, A History of Technology, New York et Londres, Oxford University Press, 1956, vol. 2, p. 262.
[13] A. HAUDRICOURT, "À propos du moteur humain", Annales d'histoire sociale, avril 1940, p. 131.
[14] Sur le rythme du faucheur et du pelleteur, on lira dans le chapitre suivant les observations de Georges Navel.
[15] A. HAUDRICOURT, Revue de botanique appliquée, art. cité.
[16] A. VARAGNAC, "L'Homme et les techniques prémachinistes", in L'Homme, la technique et la nature, Paris, 1938, et, du même : Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948.
[17] Sur les différences dans la perception du temps selon les milieux naturels ou techniques, cf. L. BERNOT et R. BLANCARD, Nouville, un village français, Paris, Institut d'Ethnologie,, 1953, pp. 321-332 et les réflexion de jean DARIC sur "temps naturel" et "temps technique", Villes et Campagnes, ouvr. cité, pp. 416-418.
[18] Les Orientaux sourient lorsqu'ils entendent un moderne Européen sans cesse prononcer le mot : "vite" (GRENARD, Grandeur et Décadence de l'Asie, Paris, 1939, p. 209) : "Non moindre source d'ébahissement (pour l'Asiatique) est la manière dont l’Européen conçoit le temps. Il lui faut un temps exactement mesuré pour faire quelque chose, pour y repartir son travail et les gestes, même inutiles, de son existence. L'Asiatique veut du temps pour ne rien faire, jouir de sa respiration. Le principe fondamental de Lao-Tseu estime : ne rien faire suffit à tout arranger".
Ce souci de la vitesse, étranger aux Asiatiques, l'était aussi (jusqu'à la nonchalance) aux Russes de l'ancienne Russie et encore, avant 1939, à ceux de la nouvelle que le rythme intense des plans quinquennaux n'avait pas atteints et remodelés (Georges FRIEDMANN, De la sainte Russie à l'U.R.S.S., Paris, 1938, pp. 45, 76 et suiv.). La Pologne de 1939, pour une bonne partie de sa population, échappait, elle aussi, au sens occidental du temps et de la vitesse. Plus généralement, il serait intéressant d'étudier les formes de perception du temps et les comportements qui leur sont liés dans les pays non industrialisés ou en voie d'industrialisation dits "sous-développés". Nous avons eu l'occasion de faire des observations, à ce sujet, en Amérique Latine, surtout parmi les ouvriers d'origine rurale de zones industrielles très évoluées, comme celle de Sao Paulo (cf. Problèmes d'Amérique Latine I, Paris, Gallimard, 1959, pp. 34-37 et A. TOURAINE, "Industrialisation et conscience ouvrière à Sao Paulo", Sociologie du Travail, 1961, no 4, pp. 79-83). Dans le même sens, la ponctualité semble assez étroitement liée au développement du milieu technique. Elle est souvent fort incertaine, en Amérique Latine, où, lorsqu'on veut fixer un rendez-vous exact, on précise inglesa (heure anglaise).
[19] Lucien FEBVRE, Le problème de l'incroyance au XVIe siècle, Paris, 1942, pp. 426-434. Signalons aussi, sur ce sujet, les très pénétrantes réflexions qu'Alexandre Koyré, en marge de ses importants travaux sur l'histoire des instruments et techniques scientifiques, a publiées sous le titre "Du monde de l'à peu près à l'univers de la précision", Études d'Histoire de la pensée philosophique, Paris, A. Colin, 1962.
[20] L. FEBVRE, ibid., p. 428.
[21] J. HUIZINGA, Le Déclin du Moyen Age, traduit du hollandais, Paris, 1932.
[22] Lucien FEBVRE, ouvr. cité, pp. 464-473.
[23] Lucien FEBVRE, ouvr. cité, p. 471.
[24] Abel REY, La jeunesse de la science grecque, Paris, 1939, pp. 445 et suiv.
[25] HUIZINGA, ouvr. cité, chap. 1, et l'important article de Lucien FEBVRE, manifeste et programme de travail, sur la "Sensibilité et l'Histoire" recueilli dans Combats pour l'Histoire, Paris, A. Colin, 1953, pp. 221-238. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[26] Encyclopédie française, t. VIII, La Vie mentale, p. 8, 24-6.
[27] Henri WALLON, De l'Acte à la Pensée, Paris, 1942.
[28] Lucien FEBVRE, ouvr. cité, p. 456 et les chap. III et IV du livre II.
[29] Cf. Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, 9e éd., Paris, 1928, et les autres ouvrages classiques du même auteur sur la mentalité primitive. Dans ses Carnets, l'auteur a renoncé à opposer mentalité primitive et pensée logique, retenant seulement que la mentalité mystique est "présente dans tout esprit humain" et "plus marquée et plus facilement observable chez les primitifs que dans nos sociétés". Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl, Paris, P.U.F., 1949, p. 131.
[30] Ouvr. cité, livre II, passim. Sur l'occultisme de Leibniz, cf. notre Leibniz et Spinoza, Paris, nouvelle édit., 1962, pp. 155 et suiv. La même cohabitation n'est pas moins frappante chez Copernic, comme le montre une des meilleures analyses consacrées à la formation de la pensée scientifique au XVIIe siècle par R. LENOBLE, "Origines de la pensée scientifique moderne", in : Histoire de la Science, Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1957.
[31] Huizinga, ouvr. cité, pp. 13 et suiv.
[32] L'énigmatique et célèbre définition aristotélicienne de la tragédie, une mimesis ayant pour objet une catharsis (Poétique, Ed. Budé, chap. VI, p. 36), a suscité de nombreuses interprétations qui laissent, pour la plupart, la question entière. Le fondement psychologique de la "purgation" des passions, provoquée par le drame chez le spectateur, ne pourrait-il être cherché du côté de cet entremêlement de présences, grâce auquel le spectateur participe au drame comme s'il en était un des acteurs et en tire les bénéfices moraux (catharsis) aussi pleinement que s'il l'avait personnellement vécu ?
[33] Images visuelles et auditives dans le cas du cinématographe et de la télévision ; auditives seulement à l'écoute du théâtre radiophonique.
[34] "... L'idéal que chacun de nous doit avoir dans son cœur, c'est d'être pour nos malades le médecin moderne avec ses appareils compliqués, son laboratoire chimique, ses rayons X, ses instruments à endoscopie, sa technique opératoire et aussi le médecin ancien qui prenait les mains de ses malades en disant : "Ayez confiance, je suis avec vous". J. SCHOEMAKER, Discours d'inauguration au ler Congrès international de gastro-entérologie, Bruxelles, 1935.
[35] Georges DUHAMEL, L'Humaniste et l'Automate, Paris, 1933.
[36] L'homme était présent dans la guerre ; il voyait son ennemi, il luttait corps a corps, lui décochait des flèches, lui envoyait des projectiles à distance réduite. Les combats mettent en jeu des tendances, des fonctions psycho-motrices différentes dans la guerre moderne où l'individu, enfermé dans les machines sur et sous la terre, dans et sur l'eau, dans les airs, lutte souvent de très loin contre des adversaires invisibles (ou visibles, audibles, seule à l'aide d'appareils compliqués) : tranchées, sapes, mines, canons à longue portée, explosions à distance et à retardement, bombardements à haute altitude, sous-marins et grenades sous-marines, bombes atomiques... La guerre technicienne, en évoluant vers la guerre totale, a dépassé de plus en plus la présence et les dimensions de l'homme.
[37] Louis WEBER, in Civilisation, le mot, l'idée, pp. 131 et suiv., et les observations pénétrantes de Charles BLONDEL, "Intelligence et techniques", Journal de Psychologie, 1938, pp. 338 et suiv.
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