RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Alain-G. Gagnon et Olivier de Champlain “Un gouvernement: pour quoi faire?” in revue POSSIBLES, hiver 2005, pp. 61-76. [Autorisation accordée par l'auteur, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses travaux.]

[51]

Alain-G. Gagnon et Olivier de Champlain

Un gouvernement :
pour quoi faire ?


in revue POSSIBLES, hiver 2005, pp. 61-76.


Introduction [61]

Une modernisation sous l'égide de quelle démocratie ? [63]

L'efficience comme définition du bien commun [68]

Quel avenir attend le Québec ? [73]


Introduction

C'est avec un « mandat de changement très important de la population » [1] en poche que le gouvernement libéral de Jean Charest entamait son règne il y a un peu plus d'un an. C'est donc fort de ce mandat que le gouvernement annonçait son désir de « réinventer le Québec » [2] afin que ce dernier puisse « briller parmi les meilleurs ».

Que l'on nomme la transformation des façons de faire de l'État entreprise par le gouvernement libéral « réingénierie » ou « modernisation » a bien peu d'importance, outre peut-être un désir non affirmé de distanciation d'avec le vocabulaire managérial propre à l'entreprise privée. Cependant, on est en droit de s'interroger sur la légitimité du processus enclenché, de même [62] que sur l'exercice de légitimation qui s'en est suivi. C'est donc à la légitimité « démocratique » de la démarche de modernisation du gouvernement Charest que ce texte entend s'attarder.

En bref, il s'agit de se questionner sur la vision de la démocratie que sous-tend l'interprétation du résultat électoral faite par le Premier Ministre comme étant le signe évident d'un désir de transformation en profondeur de l'État québécois de la part de l'électorat. Il s'agit aussi de se pencher sur le contenu idéologique de la démarche de modernisation de même que sur le caractère présenté comme inéluctable de cette dernière. Finalement on doit s'interroger sur les valeurs mises en avant dans cette quête de l'efficacité et sur la vision essentialiste du mode de gouvernance québécois qui anime les ténors du gouvernement libéral actuel. Ces derniers semblent incapables d'apprécier la capacité d'évolution du modèle ainsi que les travaux de Pierre-André Julien, de Jean-François Lisée et d'Olivier De Champlain et Jean-Pierre Dupuis l'ont confirmé. [3] En d'autres mots, le différend opposant défenseurs et détracteurs du modèle se résume à un débat sur le bien-fondé de l'intervention étatique et sur ses conséquences sur l'économie québécoise. À ce chapitre, le modèle s'impose comme la cible idéale pour les ténors libéraux pour qui le modèle serait devenu le grand responsable des maux affligeant l'économie québécoise et, par extension, l'état des finances publiques. [4]

[63]

Une modernisation
sous l'égide de quelle démocratie ?


Peu de choses semblent avoir évolué avec la même régularité depuis avril 2003 que la chute de la cote de popularité du gouvernement libéral et de son chef, Jean Charest. Si, en novembre 2003, 49% des répondants à un sondage CROP-La Presse se disaient « plutôt ou très insatisfaits » du gouvernement Charest, cette proportion atteignait les 60% à la mi-décembre. Même chute vertigineuse de la popularité du Premier Ministre : alors que ce dernier jouissait en septembre 2003 de l'appui de 51% des Québécois, seulement 36 % affirmaient la même chose deux mois plus tard. [5] Au plus bas de sa popularité, en mai dernier, seulement 25% des Québécois se disaient satisfaits de l'actuel gouvernement. [6]

Pour expliquer l'impopularité de ce gouvernement et la grogne générale de la population, journalistes, sondeurs et autres observateurs de la scène politique ont, tour à tour, invoqué le bâillon imposé pour l'adoption de plusieurs projets de loi controversés [7], le projet du Suroît, la mauvaise gestion de crise à Kanesatake, les espoirs déçus de la classe moyenne face au budget Séguin, le mécontentement des parents face à la hausse des frais des services de garde et, finalement, le manque de transparence, l'improvisation flagrante et la faiblesse du plan de communication accompagnant le projet de modernisation de l'État. [64] Et c'est justement sur ce dernier point que le bât blesse : d'une part, l'ampleur du projet de modernisation de même que son impact anticipé sur le rapport entre le citoyen et l'État du Québec sont énormes et, d'autre pan, le gouvernement, après avoir été porté au pouvoir, a mis près de six mois avant d'expliquer à la population la « philosophie qui présidera à la "réingénierie" de l'État ».

Pour justifier son plan de modernisation, le Premier Ministre a répété, à l'instar d'un vieux maître d'école, que c'est l'électorat québécois qui, le 14 avril, lui avait confié ce « mandat de changement », d'où la légitimité démocratique de l'exercice : « On a reçu un mandat de changement très important de la population. Ça ne peut pas être plus démocratique que ça : on a annoncé notre programme il y a un an. Tout le monde a eu le temps d'éplucher ça ».

Par son attitude suffisante et le manque patent de dialogue avec les différents groupes du corps social au sujet de la modernisation (organisations de citoyens, regroupements d'étudiants, de travailleurs, groupes sociaux, etc.), le gouvernement Charest amorce un appauvrissement démocratique du mode de gouvernance. En se basant sur la typologie non exhaustive des types de régimes démocratiques de Anders Hanberger, par exemple, on en arrive à la conclusion que, depuis l'accession au pouvoir du Parti libéral du Québec, un glissement vers un modèle plus élitiste de gouvernance est en voie d'apparaître. Ce glissement détonne d'autant plus que les gouvernements précédents, […/…] *

[65]

Pour interpréter l'évolution des régimes démocratiques, Anders Hanberger avance trois « idéaux types » que l'on distingue selon leur orientation élitiste, participative ou délibérative. Voici leurs principaux traits.

La démocratie élitiste est le plus souvent associée aux visions libérales et « lockienne ». Cène conception soutient que les citoyens peuvent, dans une certaine mesure, influer sur les préférences gouvernementales en privilégiant des élites en compétition plutôt que d'autres. En somme, les électeurs sont encouragés à voter tous les trois, quatre ou cinq ans « as a minimum to get the impression of holding some sort of control ». Pour Benoît Lévesque, qui, dans un texte paru en 2004, reconnaît lui aussi trois régimes démocratiques, pareille définition renvoie à ce qu'il nomme la démocratie représentative. Un tel régime se veut insuffisant dans la mesure où le bien commun est conçu comme étant l'agrégation des intérêts des individus. De plus, « ... la démocratie représentative [...] produit l'exclusion des représentés ou mieux crée rapidement "un fossé entre les citoyens et ses porte-parole" ». Chez Hanberger, ainsi qu'il le dit : « This notion of democracy is implicit in the expert-oriented technocratie policy discourse and practice. »

La démocratie participative soutient que la participation citoyenne représente non seulement un pouvoir important pour les citoyens, mais favorise l'exercice démocratique lui-même. Dès lors, la non-participation ainsi que l'apathie représentent les menaces les plus sérieuses à la démocratie. Dans ce type de régime, […/…] *

[66]

la participation « ... is presumed to help create identity, to encourage a désire to participate further in common affairs, to de-velop responsibility... ». [8]

La démocratie délibérative ou discursive accorde aussi une place importante à la participation. Ce qui distingue ce type de régime d'un régime participatif relève de l'encadrement et de l'institutionnalisation des processus discursifs. Selon cette vision, l'idée même de démocratie « ... can only be realized through discussions among free and equal citizens. This type of democracy [...] is not an aggregation of opinion of the will of the majority. It is a democracy founded on a common commitment to a mode of reasoning on matters of public policy » ; en d'autres mots, ce régime est fondé sur une vision partagée du monde[9]

Cette brève revue, lorsque jumelée à l'inévitable démarche de modernisation du gouvernement Charest, révèle une rupture avec le mode de gouvernance en place au Québec depuis le début de la Révolution tranquille. Les principaux arguments invoqués par les libéraux pour justifier leur projet (ex. : l'impasse budgétaire, la lourdeur du fardeau fiscal et le déséquilibre démographique à venir) servent à surseoir à tout effort de participation réelle de la population, alors que ce devrait être le contraire, étant donné l'urgence, qui soit de mise. [10]

[67]

Alors qu'on définit le modèle québécois (tant pour ce qui est de la gouvernance que du développement économique) comme étant caractérisé par l'importance qu'il accorde aux logiques consensuelles et de concertation, le plaçant quelque part entre le modèle participatif et le modèle délibératif de Hanberger, l'approche défendue par le gouvernement Charest se pose en porte-à-faux face à ces façons de faire. Se coupant des différents acteurs du corps social et préférant clamer l'urgence d'agir, les actions du gouvernement menacent la paix sociale. À défaut d'une réelle délibération, le gouvernement s'en remet à des firmes d'experts-conseils issues du secteur privé (modèle élitiste qui a tendance à recourir aux experts). Certes, il y a eu l'annonce des 19 forums régionaux où des citoyens triés sur le volet ont pu et pourront, le temps d'une journée, débattre des thèmes que sont la santé et les services sociaux, l'éducation et la formation, le développement économique et la famille, le développement social. Le programme est chargé, et les différents points de friction et d'inquiétude, au cœur du projet de modernisation de l'État, ont été négligés. Qui plus est, plusieurs des acteurs clés (CSN, CSD et Syndicat de la fonction publique du Québec) ont dénoncé, boudé même, l'exercice « ... qu'ils qualifient de cosmétique ». [11] De son côté, le président de la CSQ Réjean Parent affirmait, en avril dernier : « Ils pourraient presque déjà publier le communiqué » [12], cachant mal sa résignation et laissant poindre un certain cynisme face à toute l'opération.

Il est tout de même paradoxal d'entendre la présidente du Conseil du trésor clamer que ce projet de modernisation sera mené à bien au nom des valeurs libérales, et ce, en toute transparence, quand, dans les faits, beaucoup de choses ont été faites en catimini [68] et au nom d'une logique comptable et économique. Pour Benoît Lévesque, « ... le gouvernement du PLQ qui a été élu en avril 2003 est le premier gouvernement québécois à mettre en avant un programme néo-libéral visant à transformer en profondeur le modèle québécois et à rompre ainsi non seulement avec le modèle de la Révolution tranquille mais aussi avec celui expérimenté depuis les années 1980 à travers le partenariat et la concertation ». [13]

Il y a d'ailleurs un parallèle à tracer entre les visées du gouvernement en place et celles du gouvernement libéral porté au pouvoir en 1985. Peut-on espérer voir la force des arrangements institutionnels en place dans la société québécoise mettre un frein à cette quête dite d'efficience comme ce fut le cas en 1985 selon Gilles L. Bourque, [14] ou encore devons-nous espérer que Jean Charest, à l'instar de l'un de ses prédécesseurs, Robert Bourassa, comprenne que « l'État n'est pas une business » ? [15]

L'efficience
comme définition du bien commun


Pour la présidente du Conseil du trésor, Monique Jérôme-Forget, « L'opération de modernisation n'est pas une opération comptable, mais une opération d'architecte ». [16] Ce désir de prendre ses distances par rapport à ce que les critiques ont montré du doigt comme étant un exercice de rationalisation [17] s'inscrit dans la foulée des révolutions langagières auxquelles le [69] gouvernement Charest nous a habitués depuis le début de son mandat. Ces révolutions ont transformé la réingénierie en démarche de modernisation, le processus comptable visant la rationalisation et le désengagement de l'État en opération d'architecte et, finalement, le référendum sur les défusions municipales en référendum sur le démembrement municipal et sur la montée d'un phénomène nouveau, celui de la microdémocratie. [18]

Malgré toutes ces précautions langagières et ces appels aux valeurs libérales de justice sociale, d'équité et de compassion [19], il n'en demeure pas moins que le projet de modernisation porte en son sein non seulement un préjugé anti-étatique, mais aussi l'empreinte d'une philosophie de gestion inspirée du secteur privé qui se conjugue peu ou pas à la réalité du service public. Il est tout de même intéressant de constater que, malgré ces références aux valeurs libérales, faisant écho au petit livre de l'ancien chef Claude Ryan portant sur ces dernières et largement diffusé durant la campagne [20], le principal intéressé avait quitté le parti en 1982, se sentant mal à l'aise face au glissement affairiste du PLQ mû par la mouvance néolibérale qui battait son plein à l'époque. [21] Par l'accent mis sur le modèle de marché (partenariat public-privé), la dérive vers le service clientèle (Services-Québec et le gouvernement en ligne) de même que par un désir avoué [70] de développer chez les employés de l'État une culture du changement, le gouvernement libéral s'inscrit parfaitement dans ce que l'on désigne aujourd'hui comme le « reinventing movement » [22] dont le corollaire, le nouveau management public (NMP), s'impose en tant que plan d'action. [23]

Aux valeurs traditionnellement associées à la fonction publique que sont l'intégrité, la compétence, la transparence, l'équité, la prudence, l'impartialité, le gouvernement Charest entend substituer celles de la logique administrative que sont l'efficacité, l'efficience, l'économie et la compétition. Pareil changement paradigmatique tend, selon Claus Offe, à faire émerger de nouvelles contradictions. Il fait aussi le constat que « ... the tendency inherent within a spécifie mode of production to destroy those very pre-condition on which its survival depends ». [24] Dans le cas du gouvernement Charest, cette contradiction divise le couple légitimité-efficience.

Il est cependant important de distinguer le type de légitimité que l'on oppose ici à la quête d'efficience. Il ne s'agit pas de mettre en doute la légitimité légale et rationnelle au sens webérien du terme [25], mais plutôt la légitimité liée à la confiance qu'a la société civile dans le gouvernement libéral en fonction des [71] finalités qu'il poursuit. Un article, paru dans Choix en 2003, affirme, en se basant sur les travaux de Putnam étal. (2000), qu'il existe deux dimensions à la crise de confiance à l'endroit de l'État. La première renvoie à une déception « ... face à la fidélité de l'État, qui exprime une inadéquation entre les finalités de l'État et les valeurs collectives... » [26], alors que la seconde concerne le manque de confiance relatif à « ... la capacité de l'État, liée à l'inefficience organisationnelle dans la prestation des services publics ». [27] Cette distinction prend tout son sens lorsque l'on se penche sur le projet de modernisation actuel, ou encore sur ceux ayant été mis en place en Nouvelle-Zélande, en Angleterre et ceux qui touchent les façons de faire du gouvernement fédéral du Canada. Dans les faits, toutes les transformations opérées dans ces pays visaient « ... la capacité de l'État plutôt que sa fidélité [...] les réponses que l'on fournit sont structurelles et managériales, alors que les problèmes sont peut-être d'une tout autre nature ». [28]

À la lumière de cette distinction, on peut voir que l'actuel gouvernement libéral souhaite s'attaquer à la façon dont les services gouvernementaux sont dispensés. Pareille manœuvre devrait en principe relever d'une perte de confiance en la compétence des fonctionnaires, ou encore d'une critique de l'administration publique et de sa gestion. [29] Or, des études ont montré que bien que la majorité des citoyens perçoivent le gouvernement, dans son ensemble, comme inefficace et corrompu et ses employés, comme [72] incompétents et malhonnêtes, il appert que les perceptions changent lorsque ces citoyens sont appelés à juger la qualité des services qu'ils ont reçus. Bref, les citoyens ont de façon générale une mauvaise opinion de leur gouvernement, alors que les services de proximité procurent, au contraire, à leurs usagers, un haut niveau de satisfaction. [30] Et si, bien que ce soit plus difficile à saisir parce que plus complexe, c'était à une crise relevant de la fidélité de l'État aggravée par la quête d'efficience et d'efficacité des libéraux de Jean Charest que nous sommes en train d'assister ? La grogne généralisée des différents groupes sociaux de même que l'insatisfaction croissante de la population pointe plutôt dans cette direction.

En somme, le projet de modernisation de l'appareil gouvernemental tel que le proposent les libéraux de Jean Charest menace l'équilibre de la relation dynamique qui unit le couple légitimité-efficience. En termes concrets, on peut avancer que la légitimité nous renvoie à l'administration publique dite traditionnelle, alors que l'efficience se rapporte aux préceptes du nouveau management public (NPM). Ces deux façons d'appréhender les finalités d'une fonction publique renvoient à deux types rationalités soit : la rationalité juridique en ce qui a trait à l'approche traditionnelle, et la rationalité managériale en ce qui concerne le NPM. Au demeurant, ces deux rationalités ne font sens que lorsqu'elles sont mises en relation dans le temps et l'espace. [31]

En considérant la façon dont le projet de modernisation a été mené jusqu'à présent, il semble bien que l'actuel gouvernement [73] libéral soit en voie de saper sa propre légitimité politique au nom d'une quête d'efficience et d'efficacité. On peut donc prévoir l'apparition d'une nouvelle contradiction dans la mesure où les libéraux de Jean Charest, par leur obstination à aller de l'avant, et ce, avec peu ou pas d'égard pour les questions et protestations soulevées par le projet, détruisent les bases sur lesquelles se fonde la légitimité de l'action politique au Québec. Cette légitimité, souvent reconnue au modèle québécois, est liée à la façon dont les changements sont négociés et appliqués en contexte québécois.

Quel avenir attend le Québec ?

Tous ces désirs de changement institutionnels s'accompagnent évidemment d'un discours sur la nécessaire transformation de la culture en place dans la fonction publique québécoise. Ce projet d'instauration d'une culture du changement et de l'apprentissage, ou du goût du changement, pour reprendre les mots employés par Mme Jérôme-Forget lors de la conférence de presse annonçant le lancement du Plan de modernisation 2004-2007, est porteur d'un nombre impressionnant de contradictions sémantiques : le discours faisant des jeunes des acteurs de ces changements, le discours d'inclusion alors qu'en elle-même la démarche de changement promeut l'exclusion et finalement l'instrumentalisation du concept de culture vers la finalité que représente le projet de modernisation dans son ensemble.

Selon le Plan de gestion des ressources humaines 2004-2007, le groupe des moins de 35 ans constitue 16% de l'effectif de la fonction publique québécoise en 2004. [32] Cette statistique ne nous renseigne cependant pas sur la proportion de jeunes occupant un emploi régulier et qui s'établissait en mars 2002 [74] légèrement sous la barre des 10%. [33] À maintes reprises, la présidente du Conseil du trésor a affirmé souhaiter que les jeunes appelés à exercer un rôle dans la fonction publique se posent comme vecteurs de changement :

Soyez ceux par qui l'innovation arrivera dans l'appareil public. Soyez ceux qui seront non seulement les cadres qui feront l'acquisition des nouvelles technologies... mais ceux qui trouveront la façon de repenser les tâches, les flux d'information et les séances de formation pour en tirer le plein profit. Soyez ceux qui sauront se comparer, sans complaisance, et ceux qui seront à l'affût des meilleures pratiques. J'ai besoin de champions, et je nourris l'espoir de bientôt en trouver dans vos rangs. [34]

Comment alors expliquer à ces derniers, d'une part, le gel des embauches, du 10 février au 30 avril dernier, décrété par la présidente du Conseil du trésor, et, d'autre part, le recours ponctuel à d'anciens fonctionnaires à la retraite afin d'assurer la passation des savoirs ?

C'est par l'utilisation d'une rhétorique similaire, au demeurant tout aussi contradictoire relativement à son discours et à ses fins, que le gouvernement entend mobiliser ses employés pour réaliser son projet de modernisation. En posant les jeunes et les nouveaux employés comme vecteurs de changement, et par des appels répétés à l'urgence de faire mieux, à moindre coût, et donc autrement, on fait porter l'odieux de la réforme aux employés les plus aguerris de la fonction publique. En d'autres mots, [75] ces derniers en sont venus à incarner implicitement les travers, dénoncés par la ministre, de la bureaucratie québécoise, soit la lourdeur, la lenteur et la désuétude des façons de faire.

Pour les employés plus expérimentés, le discours sur le projet de modernisation tend, en partie, à les exclure, puisqu'ils ne représentent plus la direction nouvelle à laquelle l'État québécois aspire (service public), à moins évidemment de se faire chantres de ces changements. Quant aux jeunes et aux futurs employés, dont le rôle est défini par opposition à la vieille garde, on s'attend à ce que leur maîtrise des nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC) fera d'eux des innovateurs et des porteurs de nouvelles initiatives (des « intra-preneurs »). Cette brève digression fait émerger une des faiblesses graves présentes au cœur du discours et du projet de modernisation. En fait, on tente de mobiliser en créant des clivages générationnels sur la base d'une supposée propension à la maîtrise des NTIC par les plus jeunes. C'est ignorer, d'une part, l'absence de lien causal entre les NTIC, l'innovation et les gains en productivité. À ce chapitre, Manuel Castells et André Kuzminski ont su montrer que pareil lien n'existe pas dans la mesure où c'est l'inscription sociale et culturelle dans un temps et un lieu définis qui déterminent, au contraire, ces gains potentiels. [35] Mais c'est aussi, d'autre part, croire en la capacité d'une organisation d'opérer un changement radical de sa culture en ignorant le phénomène de résistance au changement et la cohérence entre les nouvelles valeurs, habitudes et pratiques véhiculées par le changement et l'ancien mode de fonctionnement.

[76]

Cette façon éminemment instrumentale de concevoir la culture organisationnelle relève d'une conception monolithique qui se refuse à apprécier la diversité des cultures organisationnelles. En appeler à l'instauration d'une culture du changement, de l'apprentissage et de l'innovation par des mesures telles la gestion par résultats et l'habilitation revient à nier la nature même du travail dans la fonction publique orienté vers les processus. En fait, ce désir de transformer radicalement la culture organisationnelle en place dans l'administration publique québécoise prend tout son sens quand il est mis en relation avec le projet de réingénierie et la gestion, non plus par processus mais par résultats, que ce dernier impose.



[1] Kathleen Lévesque, « Syndicats : Charest lance les hostilités », Le Devoir, 15 septembre 2003, p. A1.

[2] Allocution de Jean Charest, chef du Parti libéral du Québec lors de la clôture du congrès jeunes de la Commission jeunesse du Parti libéral du Québec, 11 août 2001, Trois-Rivières (UQTR).

[3] À ce chapitre, voir : Pierre-André Julien, « Modèle québécois et sociétés d'État », Le Devoir. 16 octobre 2001, p. A9 ; Jean-François Lisée, « Un mauvais procès fait au modèle québécois », Le Devoir. 11 février 2003, p. A7 ; Olivier De Champlain et Jean-Pierre Dupuis, « En route vers une troisième voie. Le modèle québécois de développement économique », Possibles, vol. 27, n° 4, 2003, pp. 85-99.

[4] Voir Jean Charest, « De Québec inc. à Québec.com » dans Yves Bélanger, Robert Comeau, Céline Mérivier (dir.), La Révolution tranquille 40 ans plus tard : un bilan, Montréal, VLB éditeur, 2000, pp. 187-194 ; Marc-André Blanchard, André Fortier, « Le Parti libéral du Québec en congrès : Pourquoi renouveler le modèle québécois ? » La Presse, 14 octobre 2000, p. A13.

[5] Denis Lessard, « Sondage CROP-La Presse sur la popularité, du gouvernement », La Presse, 20 décembre 2003, p. A1.

[6] Denis Lessard, « Le gouvernement Charest continue de culbuter, selon CROP », La Presse, 27 mai 2004, p. Al.

[7] Parmi ces dernières lois, notons : la loi 31, qui révise le Code du travail pour faciliter la sous-traitance, la loi 25 sur les fusions d'établissements dans le réseau de la santé et la disparition des régies régionales ; la loi 30. qui fusionne des syndicats dans le réseau de la santé ; la loi 32, qui a fait passer les tarifs des services de garde de 5$ à 7$ par jour ; les lois 7 et 8, qui empêchent la syndicalisation des personnes qui s'occupent de l'hébergement en milieu familial ; la loi 34, qui accorde aux seuls élus municipaux le contrôle du développement régional ; la loi 9, qui permet le démembrement des villes constituées en 2001. Voir Norman Delisle, « Dix-huit petites heures pour adopter huit lois », Le Devoir, 18 décembre 2003, p. A4.

* [ligne de texte illisible. JMT.]

* [ligne de texte illisible. JMT.]

[8] Hanberger, p. 37.

[9] Hanberger, p. 37.

[10] Le Premier Ministre avait utilisé l'analogie des trois portes lors d'une conférence de presse le 22 mars 2004 dans le cadre de la présentation du document d'orientation « Briller parmi les meilleurs » ; il avait aussi utilise cette analogie lors d'une entrevue au Point lors de la campagne électorale de 2003. Selon le Premier Ministre : « ... on est placés devant trois portes, on ne peut pas taxer davantage, ça on le sait. La deuxième porte, c'est la porte de l'endettement, on est encore là parmi les plus endettes en Amérique du Nord, on ne peut pas s'endetter davantage : le deuxième choix, il est fermé. Ça nous amène à la troisième et dernière porte, c'est de faire les choses différemment. » (Robert Dutrisac, « Une seule porte reste ouverte », Le Devoir, il mars 1004). Cela laisse bien peu de place à toute forme de changement négocié.

[11] Clairandrée Cauchy, « La liste des absents aux forums régionaux s'allonge », Le Devoir, 24 avril 2004, p. A4.

[12] Clairandrée Cauchy, op. cit., p. A4.

[13] Benoit Lévesque. « Les enjeux de la démocratie et du développement dans les sociétés du Nord : l'expérience du Québec », op. cit., p. 15.

[14] Gilles L. Bourque, Le modèle québécois de développement : de l'émergence au renouvellement, Sainte-Foy, Presses de l'Université du Québec, 1000, pp. 96-97.

[15] Tommy Chouinard, « La réingénierie du PLQ : De la parole aux actes » Le Devoir, 1er mai 1004, p. B1.

[16] Conférence de presse de Monique Jérôme-Forget pour de la présentation du « Plan de modernisation 2004-2007 », 5 mai 2004.

[17] Pour un traitement approfondi de cette question, voir Christian Rouillard, Eric Montpetit, Isabelle Portier et Alain-G. Gagnon, La réingénierie de l'État. Vers un appauvrissement de la gouvernance québécoise, Québec Les Presses de l'Université Laval, 2004.

[18] Pierre Drouilly et Alain-G. Gagnon, « Démocratie a la carte », La Presse, 17 juin 2004, P.A25.

[19] Conférence de presse de Monique Jérôme-Forget pour la présentation du « Plan de modernisation 2004-2007 », op. cit.

[20] Claude Ryan, « Les valeurs libérales et le Québec moderne : une perspective historique sur l'apport du Para libéral du Québec a l'édification du Québec d'hier et d'aujourd'hui », disponible au :

https://plq.org/app/uploads/2016/08/valeurs_liberales.pdf

[21] La tendance affairiste s'organisa plus librement à la suite du départ de Claude Ryan comme chef du PLQ en août 1982. Parmi les deux principales raisons invoquées pour expliquer son départ, Claude Ryan souligna la défaite électorale de 1981 aux mains de René Lévesque et le déplacement du PLQ vent la droite de l'échiquier politique, suivant le mouvement néolibéral battant son plein. Voix Pierre Vennat, « Ryan quitte sur un désaccord "sérieux" », La Presse, 11 août 1982.

[22] Frank J. Thompson, Norma Riccuci. « Reinventing Government », Annual Reviews in Political Science, 1998, vol. I, pp. 231-2S7. Voir aussi Linda deLeon, Robert B. Dcnhardt, « The political theory of Reinvention », Public Administration Review. vol. 60, n° 2, 2000, pp. 89-97 ; Michael Spicer, « Public administration, the history of ideas, and the Reinventing Movement », Public Administration Review, vol. 64, no 3, 2004, pp. 353-362.

[23] En d'autres mots, le NMP s'impose comme un modèle normatif pour les administrations publiques et le management public Pour plus de détails, voir : Robert B. Dcnhardt et Janet Vinzant Denhardt, « The New Public Service : Serving rather than steering », Public Administration Review, vol. 60, n° 6, 2000, pp. 549-559.

[24] Claus Offe, Contradictions of the Welfare State, Cambridge, MIT Press, 1984, p. 132.

[25] Pour Claus Offe, « The only thing that decides the legitimacy of political authority is whether or not it has been achieved in accordance with general formal principle for example, élection rules » (p. 135).

[26] Isabelle Fortier, « Du scepticisme au cynisme : paradoxes des réformes administratives » Choix, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), vol. 9, no 6, août 2003, p. 7.

[27] Fortier, idem, p. 7.

[28] Fortier, idem, p. 7.

[29] Christian Rouilland, « Du cynisme au désabusement organisationnel : le nouveau management public en tant que facteur de confusion », Choix, Montréal, IRPP, vol. 9, no 6, 2003, p. 22.

[30] Pour plus de détails sut ce que l'on nomme le puadoxe de la distance, voir : George H. Fredenckson et David G. Frederickson, « Public perception of ethics in Government ». The Annals of the Academy of/Politital and Social Science, n° 537. 1995, pp.163-172.

[31] Ainsi l'actuel intérêt pour la rationalité managériale « ... doit plutôt être compris comme une manifestation dynamique des tensions entre ces deux rationalités ». Pour plus de détails, voir Christian Rouillard, op. cit., p. 22.

[32] Secrétariat du Conseil du trésor, « Plan de gestion des ressources humaines 2004-2007 : prendre en main l'avenir de notre fonction publique », p. 16.

[33] Gilbert Lcduc, « Fonction publique québécoise : un grand coup de jeunesse », Le Soleil, 26 septembre 2002, p. A3.

[34] Allocution de Monique Jérôme-Forget, présidente du Conseil du trésor, à l'occasion de la collation des grades de l'École nationale d'administration publique, Québec 7 novembre 2003.

[35] Pour plus de détails, voir Manuel Castells, La imité en réseaux : lire de l'information, Paris, Fayard, 1998 ; André Kuzminski, « Nouvelles technologies : entre utopie et tyrannie », dans Jean-Pierre Dupuis et André Kuzminski, dir„ Sociologie de l'économie du travail et de l'entreprise, Montréal. Gaëtan Morin éditeur, 1998, pp. 107-130.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 30 septembre 2019 8:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref