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La recomposition des territoires.
Introduction
La recomposition territoriale :
une dynamique incontournable
La carte du monde remue. Ici et là les anciennes frontières disparaissent sous le poids des nouvelles. Des nations, des États et des localités tantôt éclatent ou se réconcilient, tantôt se vident ou se surpeuplent. Un des facteurs de cette mouvance : la polarisation spatiale des activités économiques. Elle propulse des villes, des régions au rang d'espaces centraux ou au contraire les plonge dans la spirale du déclin. La séparation manifeste de la carte du monde - entre deux grandes puissances, entre l'Est et l'Ouest, ou encore entre le Nord et le Sud - s'estompe. La carte du monde se redessine. Les retournements spatiaux, auxquels nous assistons, témoignent d'une profonde restructuration non seulement économique, technologique mais sociale. L'incertitude règne. Les paradigmes, les structures, les valeurs, les savoir-faire se modifient, donnant lieu à une recomposition des territoires incontournable. Mondialement et localement, s'instaure une nouvelle dynamique sociospatiale.
Cette dynamique témoigne de l’essoufflement d'un modèle de développement axé sur la croissance à tout prix et sur l'usage inconditionnel des ressources. Ce modèle, qualifié de productiviste, libéral, inégal, fordiste, a fait l'objet de nombreuses critiques tant de la part d'acteurs sociaux que de scientifiques (Beaud, Dumont, Lipietz, Partant, Sachs). Les impératifs de l'économie nationale et/ou mondiale ne suffisent plus à justifier ou à légitimer les interventions d'un pouvoir technico-économique centralisé. L'utopie de la croissance sans limites - fondée sur l'exploitation inconsidérée des ressources, la consommation effrénée, la technologie miraculeuse, l'individualisme à outrance - a creusé des écarts sociaux et spatiaux, des inégalités inacceptables pour plus d'un individu, d'une communauté. Même la classe moyenne de l'« american way of life » est en [16] voie de rétrécissement (Harrisson et Bluestone, 1988). Les espaces dévitalisés, les communautés et les groupes sociaux marginalisés ne sont plus localisables d'un seul côté de la carte. Les territoires « en souffrance » affligent maintenant les pays riches et industrialisés.
Devant cette marginalisation et l'incapacité grandissante des États et de leur « providence » d'assurer une redistribution équitable des richesses entre les régions et les générations, des communautés locales confrontent l'ordre imposé, recherchent des solutions pour asseoir leur survie et leur pérennité. En Europe [1] comme en Amérique [2] la détermination de communautés locales, de ne plus être des spectateurs passifs d'un développement décidé ailleurs et par d'autres, s'affirme. Cela s'exprime notamment par une volonté de maîtriser le développement de son territoire d'appartenance.
Faut-il y lire une réaction de fermeture traduisant un refus du changement dans le sens de l'uniformisation des modes de vie, de la mondialisation des marchés ? - Ou, au contraire, une ouverture en vue d'un nouveau partage des biens et des richesses afin d'assurer le bien-être des individus et des communautés ? Ou encore l'effet d'un simple paradoxe entre les mouvements de mondialisation et de territorialisation ? Fait certain, de plus en plus, l'orientation souhaitée par les populations passe par la satisfaction des besoins humains fondamentaux des générations présentes et futures, par la prise en compte des capacités de support des écosystèmes ainsi que par le renforcement de l'autonomie, de la résilience des communautés locales. Cette orientation caractérise un paradigme émergent, soit celui du développement durable ou viable. Bien qu'il ait été popularisé par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement (CMED, 1988), il fait suite à un ensemble de travaux, dont le rapport Dag Hammarskjöld (1975), celui de la Stratégie mondiale de [17] la conservation (1980) et ceux sur l'écodéveloppement (1980) [3]. Ce paradigme s'inscrit dans un processus global de restructuration des rapports sociospatiaux et d'affirmation de la vitalité des micro-territoires [4].
La notion de territoire ici utilisée ne repose pas sur une dimension physique, sur un cadre naturel ou administratif, bref sur des limites ou des distances bien établies. Nous définissons le territoire comme la résultante et la partie constitutive d'un ensemble complexe et réticulaire d'interactions qu'établissent les acteurs à partir de leurs lieux de vie, d'espaces sociaux, de traits culturels, des usages des ressources mais aussi de contraintes exogènes ou endogènes. Comme le rappelle Mela, il n'est de territoire « qu'humain et social » (1992 : 5). Il n'y a pas non plus un territoire mais une multitude de territoires construits par les acteurs [5]. Et ces territoires forment des réseaux qui ont une spécificité, voire une singularité, qu'il convient d'examiner concrètement à la lumière des stratégies et pratiques des acteurs locaux.
Le façonnement de ces territoires sous-tend aussi des logiques différenciées [6]. Schématiquement, d'un côté, la logique a-spatiale, reposant sur les impératifs d'un mode de production fordiste, commande une mobilité des capitaux, des biens et des personnes. De l'autre côté, une logique territoriale valorise les ressources et les valeurs humaines, les initiatives et la création de l'emploi local, l'appartenance à la communauté, à son territoire [7]. Cette dernière logique induit un changement de rationalité, de perspectives. Elle participe [18] d'un autre paradigme, soit celui du développement local [8]. Si ces deux logiques spatiales coexistent, par contre elles peuvent donner lieu à des affrontements, à des conflits entre les acteurs. Le territoire devient alors l'objet d'un enjeu. Le présent volume convie donc à la compréhension, à l'exploration fine et détaillée de trois enjeux territoriaux, opposant trois protagonistes principaux, soit des communautés locales, la grande entreprise et l'État, autour de problématiques d'environnement et d'aménagement du territoire. Le cas proposé est celui de la région-ressources du SaguenayLac-Saint-Jean (Québec, Canada).
Trois parties tissent le présent volume. La première s'attarde au cadre conceptuel, méthodologique et présente des éléments de la dynamique sociospatiale du SaguenayLac-Saint-Jean, au cours des années 80, début 90. La deuxième partie relate, sous forme de récit chronologique, les trois enjeux : la gestion privée d'un immense lac en milieu habité ; le remembrement territorial d'un village agroforestier, suite à l'implantation d'une aluminerie ; la qualité de l'air d'un quartier urbain industriel. La troisième partie renvoie à l'analyse et à l'interprétation des enjeux sous l'angle des formes et des contraintes de la maîtrise sociale du territoire, défi majeur de l'actualisation d'un développement localement viable. En guise de conclusion, des stratégies, à l'échelle des communautés locales, sont dégagées, dans un contexte de recomposition des territoires.
L'approfondissement d'une étude de cas, triangulant les rapports société civile/grande entreprise/État, permet d'illustrer concrètement des dimensions de cette nouvelle dynamique sociospatiale. Entre le privé et le public, entre le redéveloppement et le sous-développement, entre le local et le global, entre les contraintes de la mutation économique et les tentatives de maîtrise de développement local des communautés, entre la recherche d'équité et l'iniquité, se noue et se joue la recomposition sociale des territoires.
[1] C'est une des conclusions des recherches menées sous l'égide du Conseil de l'Europe sur le thème Culture et régions d’Europe et dont le rapport a été rédigé par M, Michel Bassand, 1990.
[2] À ce titre, citons les exemples québécois des Opérations-dignité (années 70) et plus récemment celui du cri de contestation de la région de l'Abitibi-Témiscamingue (1993).
[3] Le terme d'écodéveloppement a été utilisé par M. Strong, lors de la conférence mondiale sur l'environnement à Stockolm (1972). Voir Sachs, 1980.
[4] Cette recomposition est encore plus visible dans les années 90, à travers, entre autres, la problématique du partenariat entre les acteurs. Voir Les partenaires du développement face au défi du local (sous la dir. de C. Gagnon et J.-L. Klein, 1992).
[5] L'argumentation sur la multiplicité des territoires est inspirée d'Yves Barel.
[6] Elles ne s'opposent pas de façon manichéenne, mais participent d'un même regard.
[7] À cet effet, voir les travaux de Sthör et Taylor.
[8] Ce paradigme correspond à une approche de la science régionale dite « par en bas », par opposition rhétorique à « par en haut » (Isard, 1987).
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