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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gabriel Gagnon, “Les stratégies de la CSN face à l’exclusion.” In ouvrage sous la direction de Yves Bélanger et Robert Comeau, La CSN. 75 ans d’action syndicale et sociale, pp. 165-168. Québec : Les Presses de l’Université du Québec, 1998, 335 pp. [Le 18 novembre 2004, M. Gabriel Gagnon nous donnait son autorisation de diffuser toutes ses publications.]

[165]

La CSN. 75 ans d’action syndicale et sociale

TROISIÈME PARTIE
Quel syndicalisme pour aujourd’hui ?

“Les stratégies de la CSN
face à l’exclusion.”

Gabriel GAGNON

Je ne tenterai pas de faire l’historique des stratégies de la CSN face à l’exclusion ; j’essayerai plutôt d’évaluer ses efforts actuels et ceux de l’ensemble d’un mouvement syndical soumis à la profonde mutation sociale qui transforme de fond en comble la nature du travail et le statut des travailleurs et des travailleuses. Si la CSN a fait en 1985 un recentrage salutaire de ses orientations, je crois qu’elle devra bientôt en faire un autre encore plus important.

Que ce soit les prophètes de la fin du travail, comme Jeremy Rifkin, de la métamorphose du travail, comme André Gorz, ou du travail comme valeur en voie de disparition, comme Dominique Méda, tout le monde s’accorde pour dire que, dans nos sociétés industrielles, « si la tendance se maintient », il y aura de moins en moins d’emplois à plein temps disponibles dans le secteur industriel comme dans celui des services. Les politiques récentes de l’État québécois, qui, tout en prétendant garder le cap sur l’emploi, cherchent à mettre à la retraite, sans les remplacer, 12 000 employés de l’État ne font qu’accélérer le processus d’exclusion.

Il faut féliciter la CSN d’avoir rapidement compris cette évolution et, malgré les fortes réticences de certains membres, d’avoir suscité un débat important au sein de ses instances sur la réduction et le partage du temps de travail.

La déclaration conjointe CEQ-CSN-FTQ du 1er mai 1995, « Un pays pour le monde ; du travail pour tout le monde », une première en 21 ans, constitue un aboutissement important de ces efforts. Malheureusement, depuis cette date, malgré certaines réalisations locales, le dossier a bien peu progressé. Vouloir réduire la semaine légale de travail de 44 à 40 heures et le temps supplémentaire à 8 heures, comme l’a suggéré le congrès de la CSN de 1996, c’est un effort beaucoup trop timide qui ne peut ni « créer du travail pour tout le monde » ni donner suffisamment « de temps pour vivre », pour employer les termes de la déclaration commune.

Les fortes résistances du patronat et le manque d’intérêt réel du gouvernement n’ont même pas permis au dernier sommet économique d’aboutir à une entente sur cette norme minimale. Ce n’est qu’au terme de quatre années que la semaine légale de travail passera à 40 heures. Toute diminution supplémentaire du temps de travail sera laissée à la décision de chaque entreprise et au [166] choix individuel de leurs employés. Ce n’est qu’après 48 heures hebdomadaires que le travailleur pourra, avec l’accord de l’employeur, refuser de faire du temps supplémentaire.

Pourtant, tous les chercheurs s’accordent sur un fait : seule une diminution significative de la semaine de travail (ce pourrait être 35 heures dans le secteur privé, 30 heures dans le public et para-public) enrayerait les mises à pied effectuées sous prétexte de rationalisation et, éventuellement, amorcer un timide processus de création d’emploi.

L’aboutissement des dernières négociations dans le secteur public est loin d’aller dans ce sens. Je ne sais si la première proposition du gouvernement, la semaine de 32 heures pour tous, financée par une réduction des contributions aux fonds de retraite, lui est venue du monde syndical comme l’affirme Lucien Bouchard. Mais, à mon avis, il s’agissait d’une solution plus équitable pour les salariés et plus avantageuse pour les usagers que l’entente actuelle. Faire travailler quelques heures de moins 400 000 personnes, même sans les compenser intégralement pour cet effort, m’aurait semblé plus équitable que de mettre à la retraite, même avantageuse, 15 000 employés dont la contribution aurait encore été précieuse et dont l’absence sans remplacement désorganisera entièrement les services publics.

Le débat sur le partage du travail suscité par la CSN et ses partenaires reste donc à faire. Il s’imposera de plus en plus à mesure que de nouvelles rationalisations affecteront le secteur privé, alors que les jeunes continueront à voir se fermer devant eux les portes du secteur public. D’ailleurs, la majorité des exclus sera de plus en plus formée d’anciens travailleurs syndiqués, de Kenworth, de Zellers, de Métro Richelieu et d’ailleurs. Le syndicalisme doit absolument continuer à s’occuper de ceux et de celles qui, souvent, furent les plus militants de ses membres.

Qu’on le veuille ou non, au Québec comme ailleurs dans le monde, le seul secteur susceptible de créer de l’emploi est le vaste secteur au contour flou de l’économie sociale [1]. Je me contenterai de dire que, s’il sert d’abord à offrir à moindre coût des services auparavant fournis par l’État ou s’il se contente de tenter de remettre sur « le droit chemin du travail », comme le souhaite la ministre Louise Harel, les bénéficiaires de la sécurité sociale, il contribuera bien peu à accroître la solidarité entre syndicats et groupes communautaires, suscitant plutôt entre eux défiance et confrontation. D’ailleurs, aucun développement substantiel de l’économie sociale ne semble devoir permettre dans les prochaines années de compenser adéquatement les pertes d’emplois subies par les secteurs privé et public.

[167]

Il nous faudra sans doute songer rapidement, si nous voulons vraiment contrer l’exclusion et raffermir les solidarités, à ce qu’on nomme en Europe le « revenu minimum inconditionnel ». Depuis le père de la révolution américaine, Thomas Paine, depuis le dividende national du créditiste Réal Caouette, le revenu minimum garanti de la ministre libérale Monique Bégin ou l’impôt négatif de Milton Friedman, on songe à assurer à tous les citoyens un revenu de base universel. Ce revenu minimum permettrait à tous de profiter d’une croissance inégalement répartie. Il pourrait remplacer plusieurs programmes de redistribution étatique (allocations familiales, prêts-bourses, sécurité sociale, pensions de vieillesse) et diminuer les frais considérables engagés dans leur application. Il permettrait de soutenir des activités créatrices indépendamment de l’emploi rémunéré. Il pourrait aussi nous sortir de ces mesures obligatoires d’employabilité qui ne conduisent à aucun emploi véritable.

Bien sûr, cette mesure fait, particulièrement en France, l’objet de nombreux débats. Elle sourit peu à ceux qui croient que l’emploi rémunéré constitue la seule véritable source d’insertion sociale et qu’il faut donc permettre à chacun d’y accéder, même avec un peu de coercition. Au contraire, des gens comme les écologistes et les autogestionnaires, qui voient plutôt le travail comme une forme d’aliénation imposée récemment par la société moderne, souhaiteraient qu’un revenu minimum garanti permette aux gens qui sont prêts à sacrifier une partie de leur consommation pour plus de liberté de le faire sans contrôle étatique et sans une trop forte pénalisation financière.

Bien sûr, cette évolution devrait aller de pair avec le développement par la société et l’État d’activités culturelles et communautaires innovatrices. Une de ces innovations - dont on parlait beaucoup ici il y a une quinzaine d’années - un service civil volontaire pour les jeunes, pourrait sans doute refaire surface avec profit, permettant aux jeunes de définir eux-mêmes leurs projets communautaires tout en assurant plusieurs services utiles à la société.

Un autre problème, plus terre à terre, au sujet du revenu minimum inconditionnel, est celui de son coût pour la société. À partir de quel âge devrait-il s’appliquer ? Devrait-il être remis à tout le monde, quitte à être repris partiellement par l’impôt à partir d’un certain seuil de revenu ? Quel serait le montant de cette allocation pour qu’elle dépasse le seuil de pauvreté tout en correspondant aux possibilités des finances publiques ?

Le partage du travail, même devenu souci prioritaire des centrales syndicales et de la société, ne pourrait réussir à enrayer complètement le processus actuel d’exclusion ; il contribuerait tout au plus à le ralentir. Peut-être la CSN devrait-elle dès maintenant envisager une solution se rapprochant du revenu minimum garanti, beaucoup moins aliénant pour les assistés sociaux que les politiques actuellement concoctées par la néo-social-démocratie de Bouchard et Landry. Elle assurerait au moins ainsi un dernier recours à ses nombreux membres qui sont définitivement exclus de l’univers du travail salarié.

[168]

La CSN s’est mise plus tard que les autres centrales à la concertation et à l’action politique. Peut-être y a-t-elle mis trop d’enthousiasme. Elle a bien vite adhéré il y a un an, lors du premier sommet économique du gouvernement Bouchard, au consensus sur le déficit zéro pour l’an 2000. Comme les autres progressistes qui en faisaient partie, son représentant a semblé accepter sans discussion les timides conclusions de la Commission sur la fiscalité qui en prit la suite. Bien souvent, Gérald Larose me semble prêt à mettre l’accent sur l’accession à la souveraineté plutôt que sur l’élaboration d’un projet de société véritablement social-démocrate. Pourtant, vaudrait-il la peine, comme nous y conduit inévitablement cette pensée unique que je nomme la « pensée Landry », de faire tout au plus d’un Québec indépendant un nouveau terrain de chasse ouvert à la férocité du capitalisme international. La négociation de Kenworth, si elle représente vraiment, comme le même Bernard Landry s’est empressé de le dire, une victoire pour le modèle québécois, augure bien mal pour l’avenir. S’il se généralisait, ce modèle pourrait devenir le tombeau du syndicalisme dans les entreprises transnationales.

La CSN, comme les autres centrales, et comme les progressistes québécois, a tout mis dans le panier du PQ, laissant dépérir les partis socialiste et écologiste qui tentaient de donner un visage plus solidaire et plus durable à notre projet de société. L’évolution récente de ce parti où, sous un flot de prétentions social-démocrates, émerge souvent le pire visage du néolibéralisme devrait inciter le syndicalisme, et particulièrement la CSN qui, depuis le manifeste de 1971 Ne comptons que sur nos propres moyens, est à l’avant-garde de la pensée politique, à réfléchir sérieusement à ses orientations. Le mouvement syndical demeure encore ici en effet la force sociale potentiellement la mieux armée pour s’opposer résolument au néolibéralisme.

On peut très bien - on le verra de plus en plus - être résolument souverainiste et fermement opposé aux politiques actuelles du PQ. Ce n’est pas après la souveraineté qu’il faudra inventer une solution de rechange qui ne nous sera peut-être pas permise alors. C’est dès maintenant qu’il faut y penser.

Car, si nous voulons vraiment qu’un Québec souverain garde le cap de la lutte contre l’exclusion, peut-être devrons-nous nous donner de nouveaux instruments politiques où centrales syndicales, groupes populaires, progressistes et écologistes pourraient, au-delà des résultats décevants du modèle québécois de concertation, donner voix à notre résistance à la globalisation et à notre recherche d’une société distincte par son souci de justice, de liberté et de solidarité.

[330]

Gabriel Gagnon

Professeur titulaire au département de sociologie de l’Université de Montréal, Gabriel Gagnon s’intéresse particulièrement aux questions du partage du temps de travail et du plein emploi comme réponses aux mutations en cours. Il est très actif à la revue Possibles et vient d’organiser un colloque sur les transformations dans l’organisation du travail.


[1]       Voir à ce sujet l’article de Benoît LÉVESQUE, « La CSN et l’économie sociale : de promoteur à entrepreneur ? », p. 239.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 15 juin 2024 23:39
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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