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Dernièrement, dans un échange passionné dans lequel il est passé maître, Jacques Grand’Maison affirmait : « La famille est un modèle social en mouvement qui suscite pourtant des attentes invariables ; dans notre contexte socio-culturel, la famille est demeurée un absolu mais elle est un absolu fragile ».
C’est en ayant en tête cette notion d'absolu fragile que je vais regarder certains aspects de l’œuvre de Jacques Grand’Maison concernant la famille. Ce sera moins une présentation de cette œuvre et de cette pensée toujours en ébullition qu’une réflexion sur la famille à partir de quelques textes. En fait, je me concentrerai sur trois écrits [1] qui me serviront de guide pour réfléchir sur la situation de la famille dans notre contexte socio-culturel.
1. La situation de la famille
La notion d'absolu fragile permet de relire ce que Jacques Grand’Maison écrivait sur la famille en 1977 : la famille est apparemment « une institution électrocutée » [2] qui recharge sa batterie de façon inattendue. Même si les visages de la famille changent et se multiplient, elle demeure un modèle social qui attire et dans lequel on continue à investir ; et cela, en dépit de toutes les prédictions pessimistes comme celles de sociologues anglais qui annonçaient déjà sa mort à la fin des années quarante.
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- Une institution électrocutée
La famille a subi de très grands chocs depuis quelques décennies dans notre société. Nombre de fonctions sociales qu’elle assumait presque comme un monopole sont passées graduellement à d’autres institutions : qu’on pense à la sécurité, à l’éducation, aux loisirs, au statut social etc. En même temps, « les liens conjugaux et familiaux se sont relâchés » [3], on a assisté à des ruptures entre générations, les plus vieux étant souvent placés à l’écart et les adolescents se retrouvant entre eux, dans un milieu autre que le milieu familial. Les ruptures conjugales se sont multipliées à un rythme accéléré, déstabilisant le modèle traditionnel et obligeant les membres de familles éclatées à se situer et à se vivre autrement.
Les rapports à l’espace et au temps se sont aussi modifiés rapidement. La mobilité géographique, professionnelle et sociale s’est accentuée, ce qui a contribué à faire de la famille une institution de plus en plus en mouvement et parfois même écartelée entre plusieurs appartenances (le travail, le milieu de vie, la famille élargie...). Le temps s’est fait de plus en plus court ; comme si, tout à coup, les journées avaient raccourci pendant que les activités et les responsabilités augmentaient. La famille étant un projet à long terme fait de relations longues s’est retrouvée dans un monde qui se structure sur des relations courtes et qui valorise le court terme. Le choc a été dur et les effets se font encore sentir.
Pendant ce temps, le contexte économique et politique a, lui aussi, beaucoup changé. Il est devenu plus individualiste et conservateur. Les droits individuels ont pris plus d'importance que les droits collectifs. Cela a contribué à replier les familles sur elles-mêmes et à accentuer la force conservatrice qui les habite comme naturellement.
À d’autres niveaux, la famille a aussi subi des chocs notoires. La psychanalyse et d’autres courants psycho-sociaux ont mis à l’avant-scène le meurtre du père ou de toute figure d’autorité. La révolution féminine a contribué à accentuer la remise en question du mâle et du paternel pendant qu’une révolution culturelle mettait au premier plan « le grand mythe nord-américain de la jeunesse à éterniser » [4].
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Dans son ensemble, la société est devenue explosive et incertaine. Les incertitudes et les explosions de cette société se sont répercutées sur la famille ; elles ont implosé dans la famille. Cela a affecté, en particulier, le nombre d’enfants par famille ; il est devenu audacieux de faire des enfants dans un monde si incertain et si fragile. Mettre des enfants au monde est pratiquement devenu un acte de foi et cela est d’autant plus paradoxal que l’on est dans une société où, malgré toutes les contraintes, les ressources n’ont jamais été si abondantes.
- Une institution qui recharge sa batterie
Dans cette société en ébullition et en explosion, on pourrait croire que la famille va, elle aussi, exploser. Même si cela se produit partiellement, la famille est revalorisée de façon inattendue ; elle demeure très attirante même si elle prend, en fait, des formes très diversifiées. Dans un monde de plus en plus éclaté et fragmenté, la famille demeure « un des rares lieux d’intégration globale de la personne » [5] même si elle participe à ce monde éclaté et fragmenté. Le noyau familial est encore le lieu naturel auquel on revient quand on a fait le tour des différents experts en éducation et des spécialistes de toutes sortes.
Comme la famille n'a plus à assurer toutes les tâches qui lui incombaient autrefois, la qualité des relations a remplacé la nécessité des fonctions et elle est devenue « une sorte de centre socio-affectif extrêmement précieux » [6]. Dans une société qui tend de plus en plus à disperser, la famille est appelée à être un nouveau lieu intense de rassemblement. Après avoir couru toute la semaine, on espère la venue du week-end qui permettra de se refaire en famille ou de refaire la famille, quelle que soit la forme que prend ce qu’on appelle famille.
On parle de temps difficiles, de temps de crise ; or ces temps difficiles sont toujours, dans l’histoire, des temps propices à la valorisation de la famille. Notre époque n’échappe pas à cette constante. On peut y voir une confirmation de l’importance de la famille mais sans occulter « le danger de chercher dans la famille un refuge, une zone de repli, une forteresse conservatrice » [7].
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Ainsi, deux grands mouvements apparemment contradictoires semblent rendre compte du vécu familial. Un mouvement de contestation radicale qui paraît affirmer la fin de la famille et qui laisse croire que le courant ne passe plus. Un mouvement de redécouverte ou de reconnexion qui fait voir un nouveau courant qui passe, mais un courant qui est fragile ; les fusibles risquent souvent de sauter car la famille, à cause du nouveau rôle qu’on lui donne, subit une surcharge affective qui peut devenir explosive. Avec « la disparition de véritables milieux et communautés intermédiaires » [8], la famille est, pour beaucoup de personnes, le seul lieu de reconnaissance dans une organisation sociale de plus en plus anonyme. La famille tend à devenir une sorte d’absolu pour la vie affective mais cet absolu devient fragile du seul fait qu’on le tienne pour un absolu.
- La famille en quête de nouveaux modèles
La famille, sous toutes ses formes, même les plus éclatées selon le modèle traditionnel, tend à redevenir un lieu privilégié (mais a-t-elle jamais cessé de l’être ?) de reconnaissance personnelle et sociale, du moins dans les dimensions les plus affectives de cette reconnaissance. Mais elle a à trouver sa place dans un contexte social, économique et politique qui la marque en profondeur. Que d’énergies investies par les membres d’une famille pour que celle-ci fasse sa place dans un marché économique très concurrentiel, pour qu’elle ne soit pas trop défavorisée dans une société de consommation inflationniste ! Que de frustrations quand on arrive mal à joindre les deux bouts malgré tant d’efforts ! Que de frustrations quand on constate que les décisions politiques n’arrivent pas à favoriser concrètement la famille malgré les beaux discours qu’on fait à son sujet !
La famille continue à être un lieu majeur où se jouent et se font les rapports sociaux les plus essentiels mais on arrive mal à lui trouver sa place dans une société en quête d’identité. « On n’en est pas encore arrivé à créer de nouveaux modèles sociaux, au niveau de la famille comme ailleurs » [9]. Il y a dans la famille quelque chose qui ne cadre jamais pleinement avec l’environnement socio-politique ; il y a « une certaine asocialité de la famille » [10] qui [305] rendra toujours difficile son intégration dans un système social déterminé et qui fera en sorte que les membres d’une famille auront toujours à négocier entre leurs liens familiaux et leur insertion dans une société.
La famille, comme bien d’autres institutions, doit trouver un nouveau modèle social qui corresponde aux diverses aspirations et attentes des gens d’aujourd’hui. Et pour tenir compte de ces diverses aspirations et attentes, souvent mal nommées, il faut plutôt parler de nouveaux modèles sociaux car on ne pourra plus prétendre à un modèle unique dans un monde qui est marqué par tant de révolutions. Et la révolution affective, elle-même sous la mouvance de la révolution féminine, est probablement un des éléments les plus importants dont il faudra tenir compte dans la création de nouveaux modèles sociaux. La famille, perçue comme un absolu, demeure un absolu très fragile dans une société où tous les absolus d’antan sont devenus, eux aussi, très fragiles.
2. La révolution affective et la famille
Jacques Grand’Maison est un homme-radar qui capte sans cesse les ondes d’une culture en mouvement. Il n’a pas manqué de saisir les changements qui s’opéraient dans les rapports entre les hommes et les femmes dans notre société. Il a même osé prendre la parole sur « la révolution affective et l'homme d'ici » [11], révolution engendrée, en grande partie, par la révolution féminine. Sujet brûlant où il a pris le risque de se brûler.
Il a pris la parole à partir de son point de vue d’homme et je dirais... d’homme célibataire. D’où peut-être sa discrétion sur les impacts de cette révolution sur la vie familiale. Mais il n’est pas sans soupçonner l’immense bouleversement que cela a provoqué et continue de provoquer dans la vie conjugale et familiale. Il n’est pas sans voir l’immense défi de vivre ensemble, semblables et différents [12], dans un contexte socio-historique où les modèles traditionnels s’estompent et où la pratique quotidienne n’arrive pas toujours à trouver des repères pour que les forces de l’amour ne s’épuisent pas en conflits interminables, latents ou ouverts. Quand on affirme qu’« il faut changer l'ordre des choses et des êtres pour le mieux » et que « les rapports entre hommes et femmes sont à [306] revoir de fond en comble » [13], on soupçonne que les rapports familiaux sont appelés à changer radicalement.
La révolution affective des hommes et des femmes d’ici bouleverse tout l’horizon de la vie familiale et remet en question beaucoup de pratiques acquises et figées dans la tradition. Certains hommes se crispent et ont peur d’y perdre leur identité ; d’autres risquent des changements et des aménagements nouveaux sans toujours soupçonner jusqu’où cela les conduira. Même si les hommes d’ici ont parfois de la difficulté à en mesurer tout l’impact (qu’ils soient célibataires ou mariés), la révolution affective est à l’œuvre et elle oblige à restituer autrement les rapports hommes-femmes, la vie conjugale et, par voie de conséquence, la vie familiale dans son ensemble.
La révolution affective entraîne, entre autres, un changement de perspective sur la vie parentale. La maternité ne va plus de soi comme cette seconde nature qui colle à la peau des femmes bien nées ; elle devient de plus en plus un choix que des femmes font, un choix parmi d’autres. Être mère n’a plus la reconnaissance sociale d’antan ; c’est un choix que l’on assume à ses risques et périls dans une société où, très souvent, l’enfant semble de trop. Et ce qui vaut pour la maternité vaut évidemment pour la paternité, même si celle-ci jouit d’une place nouvelle, dans certains milieux, chez certains hommes « embarqués, » plus ou moins consciemment, dans une révolution affective en train de les faire mâles autrement. Il était temps que les hommes se recyclent car ils avaient pris un sérieux retard dans un monde familial où beaucoup de femmes avaient commencé depuis un certain temps à devenir femmes autrement.
Mais de lourds débats et de sourds combats [14] continuent d’avoir lieu entre les hommes et les femmes dans toutes les sphères et toutes les institutions ; et la famille n’est pas l’institution la moins touchée. Des femmes en train de devenir autres supportent de moins en moins des hommes qui tardent à « masculiniser » autrement. On est confronté à la révolution la plus profonde de notre culture et on ne trouve pas toujours les mots pour la dire et les gestes pour la faire. Et comme c’est une « révolution affective », elle se vit très affectivement, autant chez les hommes que chez les femmes. La [307] vie familiale s’en trouve parfois bouleversée, souvent déséquilibrée, toujours questionnée. Quand les choses arrivent à se dire, quand il y a « une bonne communication » (comme on dit), c’est déjà presqu’une révolution ; c’est en tout cas le commencement du changement. Mais quand le silence se fait sourd et pesant, quand le poids de l’histoire tend à étouffer les aspirations légitimes par de silencieux « ça a toujours été comme ça et ça va toujours rester comme ça », il y a risque que la famille éclate ou qu’elle se structure dans une violence cachée ou ouverte. Et dans ce combat, résolu ou non, il y a des chances que des tiers en paient le prix, des tiers qui semblent devenir de trop.
3. Les tiers, ou :
les autres sont-ils de trop ?
Jacques Grand’Maison a parfois des propos virulent sur la question des enfants comme tiers problématiques : « Combien d’enfants paient très cher la bataille des sexes en Occident ? » [15] « Qu'arrive-t-il à une société lorsque la plupart des institutions, y compris la famille, l’école et l’hôpital, sont livrées à des duels manichéens entre deux forces qui se disputent un pouvoir unique et absolu sur le dos et même au nom de ceux qui sont la raison d’être de ces mêmes institutions » [16] « L’allusion aux tiers se fait toujours au coin d’un certain fatalisme, comme s’ils étaient inclassables, comme s'ils étaient de trop. Est-ce un écho au cri existentialiste de Sartre qui parlait de l’homme qui se perçoit comme un « être de trop » ? Les propos du philosophe se font vérité cruelle dans notre monde occidental où l'enfant devient un « être de trop » ou en trop. Du coup, c’est poser la question des tiers comme un des enjeux les plus radicalement humains ». [17]
À partir de ces affirmations, je veux reprendre certains points dans un autre langage qui dit aussi Y absolu fragile qu’est la famille.
Une famille est un absolu fragile qui réussit à vivre ou à survivre dans un contexte socio-culturel qui la fait balancer entre deux types de forces contradictoires qui la maintiennent dans un équilibre précaire : des forces centrifuges et des forces centripètes.
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- Des forces centrifuges
au milieu de l’encombrement
On a l'habitude de parler de notre société comme d’une société d’abondance ; mais il est peut-être plus juste de parler d’une société d’encombrement. Parler d’abondance, c’est dire qu’il y a beaucoup de choses même si ces choses ne sont pas réparties équitablement ; parler d’encombrement, c’est dire qu’il y en a trop, du moins pour un bon nombre de personnes.
L’encombrement prend des formes très variées. Le temps est encombré. C’est l’un des phénomènes les plus répandus dans notre culture. On n’a pas le temps. Il y a trop de choses à faire pour le temps qu’on a. On n’arrive pas... on court... on manque de souffle... on se brûle. L’encombrement du temps prend la forme du travail encombrant, de l’espace encombré par le trafic, les vidanges et la pollution ; il prend la forme des médias encombrants qui nous inondent d’informations (souvent pertinentes) et de publicité (souvent impertinentes), des objets encombrants de la consommation irrésistible, etc. Il y en a des affaires, beaucoup d’affaires, trop d’affaires. Et la famille risque alors de devenir une affaire de plus, peut-être même parfois un encombrement.
L’encombrement n’est pas propre à la famille ; c’est un phénomène de culture largement répandu. Mais cela joue comme une force centrifuge pour la vie de famille. Il y a plein d’activités qui attirent vers l’extérieur, qui tendent à éloigner les conjoints l’un de l’autre, les parents des enfants et les enfants des parents. Le travail peut devenir un absolu et les loisirs se déplacer du familial à l’individuel. Chacun, chacune est attiré par le jeu de la place à trouver dans la société et c’est seulement par un dépassement du courant d’opinion « normal » que cette place peut être identifiée au rôle de parent ou de conjoint.
Dans un tel contexte d’encombrement, de place à trouver, d’autonomie personnelle et de quête individuelle, l’autre conjoint ou enfant, risque de devenir lui aussi encombrant. La psychanalyse et son complexe d’Oedipe nous ont habitués à parler du meurtre du père, ce qui plaçait déjà structurellement le conflit et la rivalité au cœur de la vie familiale. Mais la réalité ne nous oblige-t-elle pas à élargir cela et à parler du meurtre du frère, de la sœur, de l’enfant et, plus radicalement, du meurtre de l’autre ? C’est l’autre, à la limite, qui risque d’apparaître encombrant dans un monde encombré. Il est remarquable comment, dans notre culture où l’on [309] parle tellement de différence et d’altérité, l'autre réel est souvent perçu comme de trop. Et dans la famille, il arrive souvent que ce soient les tiers, les enfants, les jeunes qui se sentent de trop au milieu des luttes conjugales ou en regard des absences parentales.
La famille n’échappe pas facilement à ce mouvement ou à ces forces centrifuges qui veulent la faire éclater et renvoyer les autres à leur altérité... encombrante. Elle risque de succomber à ces forces d’éclatement. Et quand on parle d’éclatement, il ne faut pas entendre uniquement les séparations ou les divorces qui ne sont qu’un phénomène dans un ensemble beaucoup plus vaste. Il y a des familles éclatées qui vivent sous le même toit et la garde partagée existe chez des couples qui n’ont pas consommé... la séparation. Un soir c’est toi, l’autre soir c’est moi. Parfois on se rencontre pour le changement de la garde.
La famille n’existe pas comme une donnée brute ou une fleur sauvage qu’on n’a qu’à laisser pousser. La famille existe dans la mesure où l’on prend le temps de la faire exister, où l’on choisit d'être famille et de faire famille. La famille existe dans la mesure où, comme Le petit prince, on prend le temps d’arroser sa fleur ; la famille existe dans la mesure où, comme le renard, on prend le temps de se laisser apprivoiser et d’apprivoiser les autres qui sont sur son chemin et dans sa demeure. Alors l’autre ou les autres ne sont plus objets encombrants qui s’ajoutent à notre encombrement ; ils deviennent vivifiants, même au cœur des conflits et des banalités quotidiennes. Ils deviennent des forces centripètes.
- Des forces centripètes
La famille n’est pas qu’une institution éclatée ; elle n’est pas en voie d’extinction. Des forces vives appellent des familles de toutes sortes à se retrouver ; des forces vives appellent des gens à prendre le temps d’être et de faire famille. Comme le disait Jacques Grand’Maison, la famille recharge sa batterie. Il y a un courant qui fait chercher le lieu familial comme une sorte d'oasis au cœur du désert. Car l’encombrement, paradoxalement, conduit à un sentiment désertique. Trop, c’est trop ; « l’être en trop » conduit rapidement au « y a rien là ». Le vide côtoie le débordement.
Beaucoup de gens résistent aux forces centrifuges qui conduisent à la famille éclatée ou embourbée. Un bon nombre de personnes résistent à se laisser happer par le tourbillon qui fait perdre [310] l’essentiel, par le « tournage en rond » qui empêche de voir et de goûter ce qui passe sans revenir, comme par exemple le devenir des enfants. Plusieurs résistent au travail dévorant et aux loisirs individualisants.
Cette résistance aux forces centrifuges n’est pas tellement portée par une certaine culture centrée sur la production et la consommation ; elle est l’œuvre d’une liberté qui se donne des priorités au milieu d’incitations multiples à être ailleurs, à avoir et à faire plus... même pour la famille. La résistance au « trop social et économique » ne va pas de soi dans une société où le sentiment du manque est largement répandu, même chez les plus nantis. Comment choisir d’être là, d’avoir et de faire moins quand tout semble contredire ce mouvement ? Problèmes de riches sans doute, mais problèmes fondamentaux partagés par l’ensemble, même s’ils se posent différemment et à partir d’autres points de vue chez les plus pauvres.
C’est au milieu de ces débats intérieurs et extérieurs que les familles vivent tant bien que mal. Des forces centrifuges confrontées à des forces centripètes, qui ne s’équivalent pas et qui se gèrent moins bien qu’elles ne se nomment. Mais quand on les situe dans le concret de l’existence, ces forces peuvent prendre des visages précis, des visages de femmes, d'hommes et d’enfants qui cherchent ensemble un sens et une place dans une société ou, malgré certains discours, la famille est renvoyée à l’entreprise privée.
L’entreprise privée a ses avantages et ses limites. Il y aura toujours quelque chose de l’ordre du privé dans l’entreprise familiale. Mais on ne peut enfermer la famille dans l’intime et le privé. La famille ne peut être une île au cœur de l’océan. Une famille ne peut survivre ou s’épanouir sans des groupes intermédiaires signifiants qui sont une sorte de forces centrifuges-centripètes qui ouvrent sur l’extérieur et confortent l’intérieur.
De tels groupes intermédiaires signifiants ne courent pas les rues. L’école peut en être un, la communauté chrétienne aussi, mais le sont-t-elles vraiment ? Cela, est une autre histoire, une longue histoire qui ne sera pas racontée ici mais elle risquerait d’être intéressante.
La famille, disait Jacques Grand'Maison, est un absolu. On y investit encore beaucoup de rêves ; on lui demande de combler des aspirations, des besoins et des attentes qu’elle seule, dit-on, [311] peut combler. Mais elle est un absolu fragile ; elle est toujours contestée par un monde qui, malgré certaines affirmations de principe, fait très peu pour la favoriser. La société d’aujourd’hui demande beaucoup à la famille, autant sinon plus que les autres sociétés bien que différemment. Mais quand vient le temps des grands débats sociaux et des décisions politiques, la famille est-elle autre chose qu’un tiers encombrant ?
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[1] Une philosophe de la vie, Montréal, Leméac, 1977, pp. 209-230 ; La révolution affective et l’homme d’ici, Montréal, Leméac, 1982 ; Les tiers, 1. Analyse de situation, Montréal, Fides, 1986.
[11] Publié en 1982. Déjà cité.
[12] Titre d'un chapitre de La révolution affective et l'homme d’ici, pp. 67-104.
[14] Cf. Ibid., pp. 105-127. « Pour un débat plus qualitatif ».
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