Martin Geoffroy, Élisabeth Campos et Jean-Guy Vaillancourt
“Présentation.
Perspectives sur les liens entre la religion,
la violence et le contrôle social”. [1]
Un article publié dans la revue Religiologiques, no. 31, Printemps 2005, Montréal, UQÀM, 7-14.
Le présent numéro de Religiologiques vise à explorer les liens qui existent entre la religion, la violence et le contrôle social que de nombreux événements récents ont mis en lumière. En effet, le thème de la violence, de l'efficacité et de la mise en oeuvre du contrôle social ainsi que du rôle joué par la religion a émergé ces dernières années sur la scène internationale à la suite de la multiplication d'actes violents ou d'attentats terroristes fomentés par des adeptes de groupes religieux. On songe au suicide collectif des disciples du Temple du Peuple du Révérend Jim Jones à Jonestown en 1978, à celui des membres de l'Ordre du Temple Solaire de Joe Di Mambro et Luc Jouret entre 1994 et 1997 ou encore au transit vers Sirius de la secte californienne Heaven's Gate en 1997 ; à la confrontation violente entre les Davidiens de Waco et les forces du BATF en 1993 ; à l'attentat d'Oklahoma City en 1995, qui renvoie aux croyances fondamentalistes des milices dites « blanches chrétiennes » aux États-Unis qui prônent généralement la suprématie blanche et le retour à une certaine tradition biblique ; et à celui commis par la secte japonaise Aum dans le métro de Tokyo, en 1995. La fin du millénaire a donc entraîné la perception d'une « nouvelle menace » (Mayer, 2001) de la part de groupes religieux exaltés.
Tous ces événements largement médiatisés ont posé des interrogations qui sont devenues plus cruciales après les attentats du 11 septembre 2001 par des kamikazes islamistes radicaux.
Depuis cette date fatidique, le couple violence et religion semble être devenu indissociable, notamment dans la presse et dans l'esprit du grand public. Avec les attentats de Londres du jeudi 7 juillet 2005, la psychose collective parait s'être encore amplifiée. Ainsi, par la force des choses, les phénomènes religieux sont maintenant un objet d'étude attirant les feux des médias, l'attention de la littérature académique la plus récente (Juergensmeyer, 2000 ; Bromley et Melton, 2002 ; Stern, 2003 ; Larson, 2004) et de certains organes de la société et de l'État, notamment des forces de police et du renseignement. Ces faits récents ne peuvent que susciter des interrogations nouvelles, d'autant plus que la religion est traditionnellement considérée comme un puissant agent de contrôle social qui s'exerce sur les individus et dont l'action contribue d'ordinaire à prévenir les risques de violence plutôt qu'à les susciter et à les encourager (Stark et Bainbridge, 1996).
Si les années 60, notamment au Québec, ont mis en lumière une sécularisation croissante de la société et une avancée marquée des mouvements et des revendications de caractère laïc, ainsi qu'un effacement des grandes églises traditionnelles, on semble assister actuellement à une remontée du facteur religieux dans un certain nombre de conflits, un phénomène qui s'explique en bonne partie par des modifications d'ordre conjoncturel et structurel qui viennent accélérer ce mouvement. L'instabilité des sociétés soumises à l'impératif du changement et à l'éthique du moi dans un monde de plus en plus globalisé suscite aussi des réaffirmations marquées de l'identité religieuse, notamment chez des jeunes désemparés, dont plusieurs sont issus de l'immigration dans les pays occidentaux. Si certains mouvements essayent de lutter par le biais d'actions collectives contre cette emprise de l'individualisme et du néolibéralisme, et contre la mondialisation des marchés, d'autres préfèrent la voie du repli identitaire (Farro, 2000) ou prônent le retour à une tradition séculaire investie d'un nouveau prestige (Geoffroy et Vaillancourt, 2001). Ces tendances touchent maintenant plus d'un pays. C'est notamment ici que la notion de contrôle social prend toute sa place, qu'il s'agisse du contrôle social (formel et informel) exercé habituellement par les organes de la société sur les individus ou du contrôle mis en oeuvre sur les adeptes de certains groupes religieux par leurs leaders.
Cependant, on peut aussi s'interroger sur l'instrumentalisation du religieux par le politique à des fins qui lui sont propres. La direction de la violence est ici inversée, allant du politique à la religion, et les symboles religieux sont détournés de leur signification première. Il y a donc une interaction entre le politique, le social et le religieux qu'il nous faut cerner empiriquement et analyser théoriquement afin de saisir la complexité des situations, si on veut être en mesure d'agir sur celles-ci.
L'étude des rapports entre religion, violence et contrôle social comporte ainsi plusieurs niveaux de lecture qu'il est nécessaire d'appréhender dans leurs diverses dimensions pour restituer à cette thématique toute sa densité. Pour ce faire, le présent numéro de Religiologiques donne la parole à des chercheurs issus de différentes disciplines des sciences humaines et sociales (sociologie, histoire, psychologie, criminologie, science politique, sciences des religions). Ce numéro s'attache aussi à décrypter les situations particulières propres à certains pays (Haïti, Liban, Iran, Canada) et à analyser le rôle joué par l'action des institutions et par l'apport des intellectuels.
Les articles de Élisabeth CAMPOS - Contrôle social, religion et délinquance - et de Martin GEOFFROY - Le nouveau paradigme de la violence religieuse comme forme de résistance et de contrôle social dans le contexte de la modernité avancée -, chacun à leur manière, cherchent à construire les bases théoriques nécessaires à tout discours sur la violence religieuse. Élisabeth Campos explore les différentes théories qui abordent l'influence de la religion sur la prévention des actes criminels. Elle s'interroge sur la nature et l'efficacité du contrôle social qu'exerce la religion sur les individus afin de prévenir des comportements criminogènes, dans le but de mieux comprendre leurs interactions et leurs influences sur la structuration de la société. Martin Geoffroy explore de son côté la théorisation de la violence religieuse sous un angle sociologique. Selon lui, celle-ci devient parfois une forme de résistance et, dans d'autres cas, une tentative de contrôle social. Cette résistance et ce contrôle seraient, plus souvent qu'autrement, d'une nature symbolique.
Les trois articles suivants traitent, sous des éclairages très différents, du rapport entre la violence et la religion dans le monde musulman contemporain. Paméla CHRABIEH -Religion, politique et violence : pour une relecture de la guerre au Liban - porte une attention toute particulière à la guerre qui a dévasté le Liban depuis 1975, et plus spécialement aux différentes communautés qui s'opposent au sein de ce conflit. L'article propose une relecture de la guerre au Liban, qui remet en question la vision d'une dichotomie simpliste opposant les musulmans et les chrétiens, et qui ouvre la voie à une nouvelle réflexion sur la gestion de la diversité au Liban, permettant alors de débattre des problématiques autour des statuts personnel et et socio-politique des libanais. Michel GARDAZ - La violence, la modernité et les intellectuels musulmans - met l'accent sur le rôle indispensable des intellectuels musulmans en tant qu'agents de transformation des mentalités religieuses dans les communautés islamiques. Plusieurs intellectuels de premier plan réclament une réforme de l'islam, comparable, en divers points, à celle qui a été réalisée par les réformateurs protestants. Pour Gardaz, l'un des principaux enjeux actuels est d'entreprendre une lecture critique des textes de base et de l'évolution concrète de la tradition islamique. En d'autres mots, il faut remettre en question le conservatisme et le dogmatisme de cette tradition. De son côté, Ali G. DIZBONI - Le lien paradoxal entre politique et religieux. La laïcisation latente de la République Islamique d'Iran - présente les nouvelles lectures de l'islam politique proposées et défendues par les réformistes iraniens. L'axe principal de l'article porte sur le lien entre l'islam et la démocratie, question qui ne cesse d'animer le débat sur l'islam politique à l'échelle internationale et qui prend des formes bien spécifiques dans le cas iranien. La confrontation entre les deux lectures, la réformiste et la conservatrice, a donné lieu à une littérature très vaste et extrêmement intéressante sur les possibilités de dialogue entre l'islam et la société civile.
Les deux articles suivants, sous la plume de Louis-Gabriel BLOT et Jean-Guy VAILLANCOURT - L'Église catholique au cœur de la violence politique en Haïti d'une part, et de Mélanie SAMSON et Jean-Guy VAILLANCOURT - Les Autochtones du Québec : valeurs traditionnelles et pratiques concernant la violence - d'autre part, nous présentent deux études de cas de violence religieuse. La contribution de Blot et Vaillancourt concerne le cas de l'Église catholique en Haïti, et plus particulièrement le rôle ambigu de l'épiscopat dans les événements qui ont eu lieu dans ce pays depuis la chute du duvaliérisme. Ensuite, Samson et Vaillancourt présentent une étude du cas des valeurs spirituelles des Autochtones du Québec, et des divers épisodes de violence en milieu autochtone québécois.
Ce numéro se termine par une analyse quantitative de Kristoff TALIN - Religion et violence dans les enquêtes internationales. Comparaison européenne - qui se penche sur les liens entre violence et religion dans l'Union européenne. Il s'appuie pour sa recherche sur les eurobaromètres, des sondages gérés par l'Union européenne depuis 1970. Talin compare le degré de stigmatisation des groupes religieux étrangers dans divers pays d'Europe en ce qui concerne les croyances religieuses comme vecteurs possibles de la violence, particulièrement envers les enfants et les femmes. L'angle de la recherche menée vise à effectuer une sociologie des représentations que l'on pourrait qualifier de sociologie « par le bas » et qui se situe dans une perspective comparative et internationale.
Nous n'avons pas la prétention, loin de là, d'avoir couvert l'ensemble des thématiques dans le domaine complexe des dimensions socio-politiques et culturelles du rapport entre religion, violence et contrôle social. Le sujet étant au cœur de l'actualité historique dans la plupart des régions et des religions du monde, nous n'avons pu ici explorer et décrire que quelques-unes de ses facettes, avec certaines des approches méthodologiques et disciplinaires à la disposition des chercheurs. Le sujet touche plusieurs cordes sensibles et rejoint des dimensions éthiques, voire même théologiques, que les spécialistes des sciences sociales hésitent souvent à aborder.
La violence d'inspiration religieuse, et particulièrement le terrorisme relié à des groupes religieux, ne date pas d'hier. Il y a eu des extrémistes et même des terroristes religieux dès l'Antiquité et aussi au début de notre ère, il y a deux mille ans. Il y a eu, par exemple, les juifs zélotes, puis plus tard, chez les musulmans, la secte des assassins et enfin chez les hindous, le groupe des Thugs qui fut responsable de plus d'un million de morts, entre le Vlle et le XIXe siècles (Hoffman, 1999). Plus près de nous, le terrorisme des anarchistes extrémistes russes au tournant du XXe siècle, et des terroristes révolutionnaires allemands (la Bande à Baader), italiens (les Brigades rouges) et latino-américains (le Sentier lumineux) de la deuxième moitié du XXe siècle avait perdu les références religieuses des fous de Dieu antérieurs [2]. Mais ce qui caractérise la plupart des nouveaux genres de terrorisme au tournant du XXIe siècle, c'est le mélange d'une idéologie religieuse de droite et d'un radicalisme socio-politique qui se prétend progressiste mais qui, en fait, prône un retour à un Âge d'or mythique (Juergensmeyer, 2000). Dans la plupart des extrémismes religieux, on commet des actes de violence avec des moyens technologiques plus ou moins sophistiqués, suite à des conspirations ourdies entre deux séances de prières. Ceux qui s'adonnent à ces activités sont souvent des jeunes possédant des formations techniques, mais sans grande formation intellectuelle dans les arts, les sciences sociales ou les humanités et encore moins en théologie. Ils se laissent guider par des gourous en mal d'un contrôle social total qu'ils ne possèdent plus (Roy, 2002).
Dans son dernier ouvrage, Gilles Kepel (2004) relève que nous sommes témoins de la suite de l'échec de l'islamisme des années 90 en Égypte, en Bosnie, en Arabie Saoudite et en Algérie, c'est-à-dire d'un islamisme désireux de prendre le pouvoir dans ces pays. En réaction à cet échec, est née la tendance du djihadisme international, personnifiée par Al Quaeda, qui veut accréditer la thèse d'une communauté de croyants, la umma, opposée aux infidèles du monde entier. Pour les djihadistes internationaux, la dimension du territoire est remplacée par un discours global très anti-occidental alors que les courants de l'islamisme-nationaliste, dont les enjeux restent locaux (Liban, Palestine, Tchétchénie et Égypte, notamment), continuent d'exploiter une version sacralisée et religieuse du territoire (Larzillière, 2005). Incapables de prendre le pouvoir, les mouvements islamistes modérés sont, eux, tentés par une alliance avec les gouvernements en place ; ils favorisent la stabilité de ces régimes en échange d'une « islamisation » des mœurs et des lois (Kepel, 2005). Si ces différentes tendances peuvent se rencontrer sur quelques objectifs ou stratégies, elles sont cependant opposées quant à la prise de pouvoir directe, et à sa gestion, dans les pays concernés.
Parallèlement, dans les pays occidentaux, on peut voir à l'œuvre des mouvements religieux qui tentent d'imposer une partie de leurs règles en utilisant les ressources de la démocratie et du lobbying (demande de tribunaux islamiques régis par la charia au Canada, par exemple). Cette démarche peut s'apparenter à celle de divers courants fondamentalistes américains, qui usent également de pressions et de moyens légaux pour obtenir des avantages ou des modifications de lois existantes afin de rendre celles-ci plus en conformité avec leurs croyances. Cela montre aussi une certaine adaptation des courants religieux radicaux aux sociétés modernes en voie de mondialisation.
Pour les chercheurs qui se penchent sur ces phénomènes, il n'est pas facile de rester neutres, voire même objectifs. Toutefois, et pour longtemps encore, nous devons faire l'effort d'explorer, de décrire et d'expliquer non seulement la diversité de ces comportements, mais les facteurs individuels et sociaux qui les motivent. La tâche sera longue et ardue, à cause de la complexité et de la diversité des dimensions en jeu. Nous espérons que notre modeste contribution sera utile à ceux que ces questions intéressent.
Bibliographie
BROMLEY, D.G., G.J. MELTON, 2002, Cults, Religion and Violence, Cambridge University Press, London.
FARRO, A., 2000, Les mouvements sociaux, Presses de l'Université de Montréal, Montréal.
GEOFFROY, M., et J.G. VAILLANCOURT, 2001, « Les groupes catholiques intégristes. Un danger pour les institutions sociales ? », dans DUHAIME, J. et G.-R. ST-ARNAUD (dir.), 2001, La peur des sectes, Montréal, Éditions Fidès. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
JURGENSMEYER, M., 2000, Terror in the Mind of God : The Global Rise of Religious Violence, Berkeley, University of California Press.
HOFFMAN, B., 1999, La Mécanique terroriste, Paris, Calman-Lévy.
KEPEL, G., 2005, « Le quitte ou double d'Al-Quaida », Le Figaro, Débats et opinions, 26 juillet 2005.
_____ 2004, Fitna. Guerre au cœur de l'islam, Paris, Gallimard.
LARSSON, J.P., 2004, Understanding Religious Violence, Ashgate, Angleterre.
LARZILLIÈRE, 2005, « Islam et islamisme », Le Monde, Point de vue, 10 août 2005.
MAYER, J. F., 2001, « Cults, Violence and Religious Terrorism : A International Perspective », Studies in Conflict & Terrorism, no. 24, p. 361-376.
RAPOPORT, D., 2005, « Terreur moderne : les quatre vagues », version PDF disponible sur le site Terrorisme.net.
ROY, O., 2002, L'Islam mondialisé, Paris, Seuil.
STARK, R., W.S. BAINBRIDGE, 1996, Religion, Deviance and Social Control, New York, London, Routledge.
STERN, J., 2003, Terror in the Name of God. Why Religious Militants Kill, New York, Harper Collins.
[1] La rédaction de ce numéro a été réalisée grâce à l'appui financier du Fond Québécois pour la Recherche sur la Société et la Culture.
[2] Sur les différentes « vagues » de terrorisme moderne, voir Rappoport, 2005.
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