En matière de gestion du pluralisme religieux, le Québec est une société de plus en plus distincte du reste du Canada. Il a notamment une tendance plus marquée à vouloir se rapprocher du modèle français de gestion du religieux dans la sphère publique et de s'éloigner du modèle canadien traditionnel de l'« accommodement raisonnable ».
Lorsqu'il est question des rapports entre l'État et la religion, les historiographies canadienne et française se distinguent singulièrement, et ce n'est que depuis quelques années que certains auteurs et idéologues tentent, sans grand succès, de trouver des similitudes entre les deux histoires.
Ces tentatives infructueuses d'inventer une histoire de la laïcité au Québec et au Canada montrent non seulement à quel point il n'y a aucune tradition laïciste au Canada d'un point de vue historique mais aussi que le Québec se distingue en la matière depuis une dizaine d'années en se rapprochant de plus en plus de la position française à cet égard. Le reste du Canada, lui, évolue plutôt dans une autre direction, plus proche d'une gestion «à l'américaine» du fait religieux.
Une coupure historique
Dans le reste du Canada, la religion est beaucoup moins montrée du doigt qu'elle peut parfois encore l'être au Québec. Il faut dire que toute la trame narrative de l'histoire de la Révolution tranquille au Québec possède des repères historiographiques bien particuliers dans lesquels la religion catholique, et par le fait même la religion en général, est associée de près à l'«ancien régime».
La province de Québec est le seul territoire nord-américain qui a vécu une coupure historique relativement radicale impliquant une religion dominante associée de près à un régime politique. Il ne faut donc pas s'étonner qu'après la coupure, il y ait eu un ressac notable de la religion auprès d'une population ayant subi un régime politico-religieux rigide pendant près de deux siècles. Mais les similitudes avec la France s'arrêtent bien là puisque cette histoire «laïque» n'est vieille que d'une quarantaine d'années au Québec alors que la laïcité républicaine française date de déjà plus de 200 ans.
Pas un pays
Il y a une autre distinction importante à faire entre les situations québécoise et française: le Québec n'est pas un pays, il est soumis jusqu'à nouvel ordre aux lois et à la Constitution canadiennes.
En général, le droit canadien se montre plus ouvert que le droit français à l'expression ouverte des appartenances religieuses dans la sphère publique. Cette tradition de tolérance envers la diversité religieuse a favorisé le développement du principe juridique de l'accommodement raisonnable dans le contexte canadien. L'accommodement raisonnable, c'est l'obligation de prendre des mesures raisonnables pour protéger le droit à l'égalité. Une religion peut ainsi «négocier» en quelque sorte sa place dans l'espace public canadien en ayant recours aux tribunaux pour faire valoir son droit de s'afficher en public, à la condition que la demande soit « raisonnable ».
En France, c'est plutôt le contraire: l'État a lui-même recours aux tribunaux pour exclure de force toutes formes de signes religieux «ostensibles» de l'espace public.
Au Canada, la « liberté de religion » est un des énoncés fondamentaux de la Charte canadienne des droits et libertés, qui date de 1982 et fait office de loi suprême du Canada depuis cette époque. Dans l'esprit multiculturaliste canadien, la Charte vise à protéger toutes les minorités contre la «tyrannie de la majorité».
Depuis l'avènement de la Charte, plusieurs jugements de la Cour suprême du Canada, qui ont fait office de jurisprudence, ont défini juridiquement les différentes dispositions de la Charte portant sur la religion. En 1985, l'arrêt « R. contre Big M Drug Mart » a mené la cour à définir «la liberté de religion» au Canada : « Le concept de liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l'on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. » Mais l'exercice de la liberté de religion n'est pas absolu. Par exemple, si l'exercice de la liberté de religion contrevient à celui d'une autre religion ou même à celui d'un non-croyant, la loi canadienne pourra alors imposer des « limites raisonnables » à cet exercice. L'exercice de la liberté de religion au Canada entraîne donc des «accommodements raisonnables» qui évitent habituellement le recours aux tribunaux.
Le cas de la controverse du port du kirpan est un exemple concret de la thèse avancée par ce texte. Le 2 mars 2006, la Cour suprême du Canada, en rendant un jugement favorable au jeune Gurbaj Sikh Singh Multani dans la cause qui l'opposait à la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, a ouvert le débat sur la place de la religion dans la société québécoise. Le jugement de 82 pages applique les règles habituelles de l'accommodement raisonnable en permettant le port du kirpan à l'école publique, à la condition que l'objet soit dissimulé sous le vêtement de l'élève dans un étui de tissu cousu.
Le gouvernement du Québec, qui avait porté en appel un jugement de la Cour supérieure du Québec rendu en 2002 en faveur du jeune Multani, s'est ainsi fait rappeler qu'il était toujours soumis à la Constitution canadienne, qui défend la liberté de religion. Fait à souligner, le port du kirpan était déjà toléré depuis un certain temps dans les écoles des provinces à majorité anglophone de l'Ontario, de la Colombie-Britannique et de l'Alberta. Ceci montre donc qu'il y a bel et bien une politisation du débat sur la place de la religion dans l'espace public québécois qui n'a pas son équivalent au Canada anglais.
Laïcisation n'est pas laïcité
L'association entre la «société moderne» et la laïcité est l'argument le plus souvent avancé par les tenants du modèle de laïcité française pour justifier ses demandes de faire disparaître la religion de l'espace public. La pensée moderne devrait être représentée par un «humanisme naturaliste et laïque». La religion relève donc de ce passé mythifié du Québec « d'avant la Révolution tranquille ».
Cette idéologie scientiste n'est pas nouvelle en soi : on la retrouve tout au long de l'histoire de la laïcité en France. Elle sert essentiellement à justifier le fait que la laïcité est un principe qui a des fondements scientifiques universels.
La seule similitude entre les régimes canadien et français de gestion du religieux, c'est la séparation de l'Église et de l'État. Une analyse comparative sérieuse doit commencer par ce pont comparatif pour permettre l'élaboration de nouveaux modèles d'analyse.
La laïcité, en tant que principe juridique et concept historique, n'existe pas au Canada; tout au plus peut-on parler d'un lent processus de laïcisation des institutions publiques canadiennes et québécoises depuis le début des années 60. Par exemple, la déconfessionnalisation des écoles publiques au Québec ne date que de juillet 2000, ce qui est relativement récent.
Le système canadien de gestion du religieux est basé sur la notion juridique et idéologique du multiculturalisme et de la diversité canadienne. Dans ce contexte, la religion fait partie intégrante de la «mosaïque» des sous-cultures canadiennes.
Même si les Québécois sont généralement devenus plutôt indifférents aux religions, les succès récents des adeptes de la laïcité montrent que le Québec, beaucoup plus que le Canada anglais, est influencé par l'idéologie laïciste française. D'ailleurs, il n'y a pas d'organisation équivalente au Mouvement laïque québécois au Canada anglais ni chez les minorités francophones hors Québec.
Malgré cela, l'influence et la crédibilité d'un modèle laïciste de gestion du religieux augmentent petit à petit auprès de l'élite québécoise et du gouvernement du Québec. Mais le mouvement laïque reste divisé entre une laïcité ferme et une laïcité plus tolérante.
Une chose reste certaine, c'est que les divisions entre le Canada et le Québec sur la question de la gestion du fait religieux dans l'espace public semblent s'accentuer de plus en plus.