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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Don /contre-don, relations de voisinage dans deux bidonvilles limitrophes de Port-au-Prince. (2014)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Bertrand GERBIER, Don /contre-don, relations de voisinage dans deux bidonvilles limitrophes de Port-au-Prince: Une étude ethnographique et réflexive menée à citéOkay et citéSiklè (Entre Delmas 19 et 31 et l’avenue Toussaint Louverture), après le séisme du 12 janvier 2010. Mémoire pour l'obtention d'une Licence en sciences anthropologiques et sociologiques sous la direction du professeur Hugues André FOUCAULT, Faculté d'ethnologie, Université d'État d'Haïti, 2014, 194 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 29 décembre 2017 de diffuser ce mémoire, en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Don /contre-don, relations de voisinage
dans deux bidonvilles limitrophes de Port-au-Prince

Introduction générale

Crise de naissance
de l’anthropologie économique
et crise de vieillesse de l’ethnologie
(anthropologie sociale et culturelle)



Au XXème siècle, des crises récurrentes ont traversées la discipline anthropologique, ce ne fut autres choses que la crise de naissance de l’anthropologie économique, la crise de vieillesse de l’anthropologie culturelle et sociale qui se lassait de son objet et cherchait éperdument de nouveau horizon. Les anthropologues [1] du XIXème ne s’intéressaient pas aux activités économiques des peuples parce qu’elles ne sautaient pas aux yeux et qu’il était plus opportun d’étudier les modes de vie des peuples dits « primitifs ». La naissance de l’anthropologie économique fut difficile car l’objet d’étude et la vocation des deux disciplines sont diamétralement opposés. Ainsi l’altérité égalitaire entre ces deux sciences est illusoire et chimérique et la seule voie qui s’offre est une altéricide qui implique la négation de l’un ou de l’autre discipline. Toute la difficulté résulte de l’impossibilité de faire la jonction entre l’anthropologie et l’économie qui a une vocation d’étudier les activités économiques de l’Occident.

Les entraves à la liaison de ces deux sciences s’expriment par le fait que l’ethnologie à du mal à métamorphoser l’économie en objet d’étude à cause de sa fourrure occidentalisée et occidentalisante. L’univers de ces deux sciences se contredise, d’un côté l’anthropologie avec les évolutionnistes est un discours sur l’autre ou sur les sociétés dites primitives, traditionnelles et orales par rapport aux sociétés qui ont l’écriture à leurs dispositions, de l’autre côté l’économie se présente comme l’étude des mécanismes du marché des sociétés industrialisées de l’Occident. Il y eu un glissement sémantique dans le processus de caractérisation des peuples qui habitent les sociétés dites « primitives ».

[2]

Les aventuriers qualifient les peuples non-européens de sauvages ; les administrateurs et missionnaires les traitent de barbares ; et les lettrés [2] les assimilent à des primitifs car leurs situations les rappelaient lorsque l’Europe faisait ses premiers pas vers la civilisation. Dans cette trajectoire on peut déceler une violence symbolique réalisé par un déni du statut d’être humain infligé à ces peuples autochtones. Ces occidentaux intellectuels et non intellectuels, mais tous aux esprits ethnocentristes ont fait perdre aux peuples non européens leurs individualités et les transforment en objet ou chose. À ce niveau on assiste à la deshumanisation des membres des sociétés dites traditionnelles. Des chocs des civilisations/cultures européennes et non-européennes, se sont produit une structuration de l’esprit des occidentaux, basée sur l’empiricité d’une dialectique des structures des sociétés occidentales et non occidentales.

La dialectique de ces deux structures se concrétise ainsi : Les sociétés traditionnelles sont caractérisée par leur simplisme, expliqué à partir des critères techniques ; le conformisme qui traduit le fait que les différents membres se ressembleraient ; l’absence d’écriture ; le caractère a-historique lié à la non disposition d’archives.

Paradoxalement aux systèmes sociaux non-européens, les sociétés occidentales sont réputées civilisées, elles subissent les lois du progrès et elles ont à leurs dispositions l’imprimerie, l’écriture car elles ont connu la Révolution Industrielle. Mais comment oser produire une littérature sur l’Occident sans vraiment poser la question du quid [3] de l’Occident. Ce dernier peut se définir par le biais de tout un ensemble de critères, qui sont les suivants : Le critère géographique veut assimiler à l’Occident tous les pays qui sont localisés à l’Ouest de l’Europe. L’Occident est aussi identifié au christianisme qui est une religion monothéiste, cela renvoie au critère religieux. La lecture économique de la question [3] met dans le même panier Occidental, toutes les sociétés qui ont accumulé beaucoup de richesse et de territoire par la colonisation, la néo-colonisation et l’impérialisme.

La maîtrise de l’écriture et de la technologie a été toujours l’apanage des nations occidentales, cela est lié au critère culturel. À l’instar du monde communiste [4], les nations occidentales forment, elles aussi, un bloc économique capitaliste ou libéral, mais par hypocrisie les intéressés préfèrent insister sur leur prétendu liberté, politique aussi bien qu’économique. L’Occident est vaste puisqu’on peut faire entrer, outre l’Europe Occidentale, les Amériques (surtout les États-Unis, Canada et même le Brésil), le Japon, l’Inde, et d’autres d’Asie et d’Afrique. Mais, économiquement et politiquement, l’Occident était moins homogène que le bloc soviétique dans son existence antérieure.

Trèves de littérature, revenons à la case de départ c’est-à-dire à la crise de naissance de l’anthropologie économique dont les issues possibles ne paraissent pas évident même pour épistémologues les plus sérieux.

On peut retenir trois (3) obstacles imminents et colossaux à la mise en relation voire la conjugaison de l’anthropologie et de l’économie :

1. Le premier obstacle se traduit par le fait qu’au début de son affirmation en tant que science, l’anthropologie axait ses études sur la parenté, la religion, la culture, la sexualité et le droit ou encore les mécanismes de régulation sociale.

2. Le second obstacle réside de la prétention ou de la fausse représentation des économistes classiques et néo-classiques qui prétendaient qu’ils étaient les seuls qualifiés et compétent pour étudier les activités économiques des peuples.

[4]

3. Le troisième obstacle est le préjugé ou l’ethnocentrisme des économistes de la pensée libérale et néolibérale à l’égard des sociétés dites « primitives ». Ces économistes pensaient que dans les sociétés dites « traditionnelles », il n’existe pas d’économie qui implique nécessairement l’échange. Dans ces sociétés les conditions de l’échange ne sont pas réunies par conséquent l’échange y est absent c’est-à-dire il est du non-être. Pour qu’il y ait de l’échange dans une société, cela implique l’existence de production de bien et de service et par la suite la consommation. Ils pensent que les sociétés de tradition consomment tout ce qu’elles produisent, ce qui amène ces intellectuels ethnocentriques à les qualifier de société d’autoconsommation et d’autosubsistance. L’échange selon eux requiert l’existence de surplus que par la suite on peut faire entrer dans le commerce, ce qui favoriserait la circulation dans la société. Toujours dans la logique de ces théoriciens, l’épithète de société autonome, autarcique convenait à ces sociétés de tradition car ces communautés vivaient en autarcie. L’ethnocentrisme subsiste aussi chez le philosophe Karl Marx, quoiqu’il a tenté de prendre une profonde distanciation critique par rapport aux classiques. K. Marx estime qu’il ne saurait y avoir de surplus dans les sociétés dites « primitives » à cause du faible niveau de force de production. Cette dernière renvoie à la faiblesse et à l’inefficacité de l’outillage et d’autres objets manuels que l’on utilisait. La faiblesse de l’outillage matérielle et intellectuelle empêche aux sociétés dites « primitives » de générer un surplus dans leurs productions. Dans son approche critique de l’économie, Karl Marx met l’emphase, contrairement à ses prédécesseurs classiques, sur l’échange car d’après sa perspective, c’est la porte d’entrée pour aborder l’économie. Ces sociétés dites traditionnelles n’ont pas connu la Révolution Industrielle par conséquent les progrès techniques et scientifiques leurs sont étrangers.

[5]

Des chercheurs en anthropologie comme Bronislaw Malinowski, Frantz Boas et Marcel Mauss ont contribué largement à l’effondrement des obstacles au mariage de l’anthropologie et de l’économie. Cette fusion implique une redéfinition des catégories conceptuelles des économistes classiques qui étaient valables exclusivement pour les sociétés européennes.

 Les ethnologues sont même allés à l’extrême en demandant la redéfinition de l’économie et en exigeant la création de catégories conceptuelles pour les sociétés orales. Par Les argonautes du pacifique occidental, et aussi par La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, B. Malinowski a introduit sans le savoir, le champ économique dans le domaine de l’anthropologie, même s’il n’a pas été un théoricien strict de l’économie et qu’il l’a intimement mêlée au fonctionnement et surtout à la psychologie de la société étudiée. Dans l’ouvrage de Marcel Mauss, Essai sur le don, il s’est basé sur les travaux de terrain de Malinowski qui a découvert la kula et de Frantz Boas qui a décrit le potlatch. C’est à partir des ces données empiriques qu’il a pu construire sa théorie du don-contre-don ou de la réciprocité. D’ailleurs selon Marcel Mauss les sociétés dites « primitives » sont organisées autour du don/contre-don ou de la réciprocité. Ces derniers peuvent être résumé ainsi « Je donne pour que tu me donnes », fondement des relations sociales et de la cohésion du groupe.

De même que le don/contre-don a été étudié chez les kwakiutl et les mélanésiens, je me propose d’effectuer une recherche de terrain sur le don/contre don dans deux bidonvilles limitrophes de Port-au-Prince. Le sujet est le suivant : « Don/contre-don, relations de voisinage dans deux bidonvilles limitrophes : Une étude ethnographique menée à CitéOkay et CitéSiklè après le séisme du 12 janvier 2010.

À l’endroit où l’enquête de terrain est prévue, les individus tissent entre eux des liens sociaux par le biais du voisinage. Le voisinage selon Louis Wirth est l’unité locale la plus petite et il existe sans organisation formelle. Dans les relations sociales de voisinage les individus partagent les joies et les peines de leurs voisins qui deviennent souvent leurs amis pour la vie ou encore ils deviennent leurs secondes familles.

[6]

Dans le rapport de voisinage, le voisin ne considère pas ses pairs d’à côté comme une simple personne ayant un nom assorti d’un visage. Les voisins se reconnaissent entre eux et ils partagent presque tout en commun. C’est pourquoi la notion de vie privée n’a plus aucun sens dans ce milieu où elle est presque complètement banalisée ou encore relativisée. Les personnes qui constituent le voisinage dans les bidonvilles de CitéOkay et CitéSiklè partagent un espace physique et social en commun.

Ils partagent en commun l’eau de la fontaine publique ; l’odeur des excréments et des fatras provenant du ravin ; les bruits constants qui se déroulent jour et nuit ; le petit passage laissé pour la circulation dans les Cités ; la misère, les disputes etc. La vie quotidienne est rythmée par les interactions entre les personnes qui animent la zone. Les rapports de voisinage dans les sites ne constituent pas une mystification mais ce sont plutôt des réalités objectives qui peuvent nous servir d’objet d’étude car elles sont objectivement observables. Le matin dans ces Cités, les relations de voisinage s’articulent autour des échanges de salutations réciproques qui sont l’introduction d’une longue journée d’échange de commérages et de fructueuses expériences vécues par les voisins. Les CitéOkay et CitéSiklè donnent l’occasion de rencontrer des gens et d’autant plus elles sont le reflet des actions et interactions de la population qui les habitent.

En collaboration avec notre directeur de mémoire, le Professeur Hugues André FOUCAULT, nous sommes venus avec la notion de bidonvilles limitrophes parce que les CitéOkay et CitéSiklè ont comme frontière une Guaguerre et ce sont presque seulement les résidents de la zone qui peuvent aider un observateur avisé à faire la différence spatiale entre ces deux Cités. La délimitation est tellement compliquée que le reste des résidents de la communauté de Delmas assimilent les deux bidonvilles au même. Entre temps, qu’est-ce qu’un bidonville ? C’est un cadre bâti qui ne respecte non seulement aucune tracée mais aussi aucune règle et norme de l’urbanisme [5].

[7]

Relativement aux bidonvilles de Port-au-Prince, Gary L’HÉRISSON estiment qu’ils sont exutoires de ravin, et ils ne sont ni des exceptions voire des exclusivités de la République d’Haïti. Cependant tous les bidonvilles du pays ne présentent pas tous un faciès uniforme. Ils sont de différentes tailles (moins de deux hectares ou plus de trente, développés de façon étroits.) (Gary LHÉRISSON, Logement et bidonvilles)

Ils sont implantés à travers toute l’aire métropolitaine sur différents sites : Littoral, exutoire de ravin, partie centrale des îlots du centre historique, piémonts abrupts, berges et lits des ravines, terrains industrielles de la zone industrielle, abords et extérieurs de marchés publics etc. En 1997, à l’échelle de l’ensemble de l’aire métropolitaine, les bidonvilles occupaient près du quart (22,15%) de l’aire bâti urbanisé. Il y habitait plus de la moitié de la population. Dans la commune de Port-au-Prince se trouve la plus forte concentration de l’aire bâtie de la population habitant les bidonvilles. Par ordre d’importance, suivent la commune de Delmas et de Carrefour [6].

La commune de Pétion-Ville quoiqu’au parfum bourgeois et élitiste, la bidonvilisation prend des proportions exubérantes et alarmantes, c’est le cas de la densification et l’intensification du bidonville Jalousie situé au cœur de cette commune et en face de l’hôtel OASIS, l’un des plus prestigieux du pays [7]. Le phénomène de bidonvilisation n’est ni inhérente, ni une fatalité à la République d’Haïti, mais c’est une réalité qui a débuté en Europe avec l’industrialisation. D’ailleurs Manchester, Liverpool au XIXème siècle étaient parsemés de bidonvilles résultant avec l’irruption de l’Ere Industrielle. En France, seulement à la fin du XIXème siècle et dès le milieu du siècle en Angleterre est apparue la banlieue qui est un fait récent causé par la montée rapide de l’industrialisation. Mais en fait, qu’est-ce qu’une banlieue ? Cette dernière est un territoire de débordement de la ville, faute de place dans les limites officielles. Ce débordement est continu alors que le faubourg est ponctuel.

[8]

Le terme de banlieue est impropre compte tenu de l’étymologie du mot : territoire d’un lieu soumis à la juridiction (ban) de la ville. À la première banlieue des usines et de l’habitat ouvrier, succéda la banlieue pavillonnaire entre les deux guerres mondiales : l’inflation apparue lors de la guerre de 1914-1918 et les limitations de la hausse des loyers conduisirent les investisseurs traditionnels (Institutions financières et particuliers aisés) à se détourner de la construction locative. La troisième vague de banlieue fut celle des grands ensembles après la deuxième guerre mondiale : La crise du logement né de l’interruption de la construction locative pendant une génération et des mouvements de population liés à la guerre [8].

De son côté, Louis Wirth (1928) retrace à la suite de nombreux auteurs une histoire du ghetto depuis 1516, date à partir de laquelle ce terme désigne le quartier juif (getto) de Venise. Le système du ghetto implique une séparation physique et un statut spécial supposés les protéger de velléité antisémites. Entouré de murs le ghetto est fermé la nuit, le dimanche et les jours de fête chrétienne. Il est souvent surpeuplé en raison du refus des autorités d’agrandir son emprise. On peut retracer les ghettos dans l’Europe occidental depuis le Moyen Âge où les Gouvernements usaient des juifs, pour s’assurer des revenus, collectant un impôt sur leur communauté afin qu’ils répercutent sur le prix. Le ghetto s’organise autour de la famille et de la synagogue, d’institutions communautaires, sociales et juridiques autonomes. Il bénéficie d’une certaine extraterritorialité. Louis W. se rend compte de la différence entre la situation et les comportements des communautés de l’Est et de l’Ouest de l’Europe au cours du XIXème siècle. Alors qu’en Europe de l’Ouest les ghettos se dispersent, les juifs d’Europe de l’Est isolés au sein de sociétés rurales, continuent de vivre au sein de leur communauté. Cette situation se reproduit en Amérique à la fin du XIXème siècle. L’histoire du Lands-mannschaft, le ghetto de Chicago est marquée par les vagues d’immigration allemande, polonaise, etc. En définitive le ghetto de Louis Wirth correspond à une assignation à résidence, à un peuplement homogène du point de vue ethnique ou religieux, et à une intériorisation de la contrainte par ses membres qui reconnaissent le bien [9] fondé de leur mise à l’écart. Son ouvrage montre la violence du concept de ghetto et le danger de sa banalisation par les acteurs politiques et les médias français d’aujourd’hui [9].

Il y eu un décalage sémantique et sémiotique dans la notion de ghetto qui en Haïti ne renvoie plus ou pas à une communauté juive. Cependant il peut prendre le sens de bidonville et est composé d’un tout complexe et non homogène, c’est-à-dire de démunis, de cireurs de botte, de professeurs, d’étudiants, d’ouvriers, de commerçantes ambulantes et assises, etc. Ainsi faut-il repenser le concept de ghetto relativement à la réalité haïtienne. (Louis Wirth, Le ghetto)

Assez de littérature sur la question, revenons au vif du sujet, c’est-à-dire « Du don/contre-don dans les relations de voisinage dans les bidonvilles limitrophes de CitéOkay/CitéSiklè ». En analysant les relations de voisinage dans les bidonvilles limitrophes nous étudieront la réciprocité qui est une construction théorique de Marcel Mauss dans son ouvrage Essai sur le don. C’est quoi en fait une relation de voisinage ? A priori relativement à l’empirisme et au continuisme épistémologique, on peut admettre que les relations de voisinage sont animées le plus souvent par les commérages, les disputes et les différentes formes d’échange.

Le voisinage dans l’organisation sociale et politique de la ville, c’est l’unité locale la plus petite à l’instar de l’atome qui est l’élément le plus petit de la molécule. Le voisinage existe sans organisation formelle et les relations de voisinage dans les bidonvilles de Port-au-Prince sont le fruit des promiscuités des taudis et de la dépendance à outrance de l’un par rapport à l’autre.

[10]

Usant de l’unité de la recherche de terrain et de l’écriture nous irons laisser transparaître dans le corpus du travail la construction d’un nouvel horizon scientifique dans le domaine de l’anthropologie et de l’économie. Cette recherche de terrain symbolisée par l’écriture est un acte de solidarité historique, un rapport entre la création et la société. Nous espérons parvenir à notre fin.

Problématisation selon une logique inductive

Phase de la construction [10] de l’objet

Nous élaborons une problématique qui est l’expression d’une prudence épistémologique qui, visant à éviter l’ornière de l’empirisme. Et nous userons de la méthode inductive car elle nous permettra tout autant d’esquiver les vaines illusions spéculatives de la déduction a priori [11].

Les situations de don/contre-don sur lesquelles se porte mon objet concernent les non paiement de service, les échanges sans monnaie et le choix des cadres spatiaux de la recherche sont les bidonvilles limitrophes de CitéOkay/CitéSiklè. Le moteur du don/contre-don est la réciprocité entre les individus dans les rapports qu’ils entretiennent dans le voisinage.

L’étude sur le don/contre-don et la réciprocité se fera à travers diverses activités sociales et culturelles de la population de ces sites telles que : restaurant en plein air locus par excellence de la distribution de « graten » ; Rassemblement des gamins près du ravin; échange de prière dans le voisinage et entre les adeptes d’une même église, échange de paroles, de gestes, et d’humeurs dans les scandales publics; pour ne citer que ceux là.

[11]

a) Échange de paroles obscènes dans les scandales publics

 Si nous prenons les scandales publics entre les voisins, on peut observer un échange de paroles dites malsaines entre plusieurs protagonistes. Cet échange de parole ou de propos est basé sur la compétitivité car chacun ripostera avec une parole que le public et lui-même jugera amère et susceptible d’offenser son interlocuteur. Dans cet échange les personnes en question éprouvent un sentiment de haine réciproque et paradoxalement un désir intense de se réconcilier car dans la majorité des scènes de scandale public observé, les ennemis d’aujourd’hui sont devenus les amis de demain.

Ce phénomène est le fruit de l’ambivalence socialisée dont parlait Melville Herskovits [12] à propos des haïtiens de la région de Mirebalais. La réciprocité dans les échanges de propos est le moteur de ce don/contre-don. C’est surtout la réponse intempestive qui va instiguer l’autre voisine à riposter et le public lance toujours des phrases pour les encourager à s’entre dire des paroles obscène.

b) Obscénités et contre obscénités dans le jeu kenbe la…
des gamins (Échange de paroles dites obscènes)
 

À l’entrée du CitéSiklè, il y a un ravin que la population a baptisé « Ravine Tebe » qui est le lieu par excellence de repère géographique dans la zone. Sur les bords de ce ravin immonde les gamins de 10 à 15 ans de la communauté se réunissent près d’un arbre pendant près de 45 minutes à 1 heure de temps pour échanger réciproquement des paroles dites obscènes. Le jeu consiste à se moquer réciproquement de la mère de son interlocuteur par le biais d’une présentation caricaturale de sa maman. Par exemple un gamin peut lancer un propos dit indécent à l’endroit de la mère de son adversaire et celui-ci rétorque par une parole encore plus brûlante. En fait ce n’est pas la mère de son camarade que l’on veut offenser [12] d’ailleurs elle est absente mais c’est plutôt son camarade qui est la cible. Ainsi la mère sert de pont à son camarade qui veut l’offenser indirectement.

Cette pratique sociale sert de passe temps aux gamins et leur permet de brûler le temps à l’instar des deux clochards que présentait Samuel Beckett dans son théâtre En attendant Godot.

L’assistance est la seule instance compétente et qui détient la prérogative de mesurer le degré de perversité des différentes phrases d’attaques. Paradoxalement à ce que l’on peut imaginer, malgré le caractère conflictuel de cette pratique sociale, il n’y eu presque jamais de bagarre. Paradoxalement, ces pratiques sociales, renforcent les liens sociaux. Dans ce milieu construit par les gamins la question du respect de la mère d’autrui est considérablement relativisée et d’ailleurs ces gamins ont un avis contraire sur les propos ou parole que d’autres qualifient de grossières.

c) Distribution de graten par une vendeuse de plats chaud

Dans la frontière séparant les deux cités, près de la gaguerre où les hommes se rencontrent pour faire des combats de coqs, une femme tient un restaurant en plein air où elle vend des plats chauds non seulement à la population de la zone mais au petit personnel des industries avoisinantes. À côté de la dimension monétaire qui existe dans la vente des plats, ce qui constitue notre intérêt est la distribution du graten que la vendeuse surnommée Fidélie [13] fait après avoir vendu toute la nourriture dans les chaudières. Elle distribue des graten à ces voisins, à des passants et à toute personne désireuse de consommer le graten. Cette distribution procure à la marchande de plats chaud dit Fidélie de la protection et le prestige dans la zone. Par conséquent elle devient un notable dans la communauté. Cette activité de subsistance est tellement fructueuse qu’elle vend presque régulièrement cinq (5) chaudières de riz ou de maïs chaque jour dans près de trois (3) heure de temps.

[13]

d) Échange de vêtement/fringues

Dans les bidonvilles de CitéOkay et CitéSiklè l’échange de vêtement est beaucoup plus intense chez les adolescentes que chez les adolescents. Quand les jeunes filles sortent à l’occasion d’une festivité ou autre circonstance peu ordinaire et que la robe qui convient à cette situation lui fait défaut, à ce moment elles se souviennent avoir vu par hasard une amie porter cette robe qu’elles désirent, alors elles demandent à un enfant de sa maison de se rendre chez cette amie pour lui demander de lui prêter sa robe. Les jeunes filles qui sont beaucoup plus discrets prennent une valise ou un sac d’école puis se rendent chez l’amie pour lui demander de lui prêter sa robe.

Si son amie accepte, elle met discrètement la robe dans son valise ou son sac et au bout de deux (2) ou trois (3) jours après la fête, elle remet à son amie la robe. L’échange de vêtement chez les jeunes filles comme chez des jeunes garçons peut prendre des tournures négatives dans le sens que celui qui prête le vêtement de l’autre peut refuser implicitement ou explicitement de remettre ce qui ne lui appartient pas de droit. Prêter des vêtements est tellement intériorisé chez les adolescentes que même si elles doivent se rendre à la Croix des bossales elles demanderont à une amie de prêter un t-shirt.

e) Échange de chaussure 

 Contrairement aux filles, c’est l’échange de chaussure qui est beaucoup plus intense chez les jeunes garçons. Ces derniers prêtent des chaussures à l’occasion des programmes de Disc Jockey (DJ). Les jeunes garçons désirent mettre une chaussure de marque Converse afin d’attirer les filles qui y seront dans ces activité alors ils n’hésitent pas à demander un amis de le lui prêter. Il faut aussi dire qu’une simple salutation entre gars peut être un élément annonciateur d’un prêt de chaussure. Pas besoin d’être ni un ami ou un parent pour te demander de prêter une chaussure de marque Converse. Cette dernière est à la mode et tous les jeunes rêvent de porter cette marque mais malheureusement elle coûte 3000 gourdes et le chômage fait [14] l’actualité non seulement parmi les jeunes garçons mais dans les deux cités que nous sommes en train d’étudier.

f) Échange de fétiche (wanga)

Dans les couloirs étroits du voisinage, un voisin se lève un beau jour et s’étonne de voir une bougie devant sa porte. Tenant compte de l’imaginaire social, il conclut tout tous de suite que c’est l’œuvre d’un voisin de mauvais augure qu’il n’a pas encore identifié avec précision. Dans cette situation les non chrétiens se rendent chez un prêtre vodou pour savoir quel voisin qui se cache derrière ce fétiche afin de mieux rétorquer contre cette attaque.

Face à cette situation les chrétiens se rendent dans leurs temples pour prier Dieu afin de rendre inefficace le fétiche et de ramener l’adversaire voisin en question à la repentance pour le salut de son âme. Souvent la réalité du syncrétisme religieux dans les Cités nous laisse comprendre que le chrétien et le non chrétien sont très souvent la même personne.

g) Échange de copine/femme

 Dans le bidonville de CitéOkay il y a un groupe de toxicomane dénommé « Baz tèt mi » auxquels s’adjoignent des jeunes du CitéSiklè qui y font aussi partie. Les membres du Clan s’arrangent de façon volontaire pour échanger et faire circuler leurs copines de blòd/toxicomane en blòd/toxicomane comme de la marijuana. Lorsque l’un d’entre eux s’est rassasié sexuellement de sa copine, il s’arrange pour rompre avec elle et à ce moment un autre blòd/toxicomane se précipite pour prendre la relève en consolant ou en jouant au psychologue thérapeute, la jeune fille accablée par la rupture provoquée par son Roméo adoré et qu’elle croyait être sa Juliette chérie. Pour la jeune fille c’est une tragédie encore pire que celui de Williams Shakespeare. C’est ce que l’on peut appeler un échange implicite et une circulation véritable de fille/copine dans le « Baz Tèt mi ».

[15]

Les taudis sont entassés comme des sardines et sont séparés par de minuscule trottoir, ce qui alimente considérablement la réciprocité. Les notions mise en valeur dans les quartiers résidentielles telles que l’intimité, l’espace vital, la vie privé, ne plus de mise dans ce monde souterrain. Les bicoques sont construites de moins en moins avec des matériaux de récupération et de plus en plus en durs (cloisons en blocs de ciment et toiture en béton armé ou en tôles galvanisées). D’ailleurs ce furent l’une des causes de la perte massive en vie humaine dans les bidonvilles sœurs après le 12 Janvier 2010.

Paradoxalement à cette tragédie, on continue avec redondance à bâtir des taudis dans les mêmes conditions et avec les mêmes matériaux antérieurs. Les bicoques sont bâties sans plan d’occupation préétabli ; ils en résultent des quartiers sans réseaux hiérarchisés, de voiries inaccessibles aux services motorisés. Elles ne disposent pas de services de base (assainissement, eau potable, énergie). Pour des raisons liées à l’inaccessibilité des services motorisés la marche à pied sera pendant longtemps jusqu’à présent le principal moyen de déplacement à l’intérieur des bidonvilles cousins CitéOkay/CitéSiklè.

Le problème de recherche provisoire

Il peut être ainsi formulé par la question qui suit : « Les catégories conceptuelles et théoriques qui expliquent la réalité tribale peuvent elles expliquer la réalité contemporaine du tiers monde ? » ou encore « Le don contre-don est-il actuel en Haïti relativement aux divers échanges dans les bidonvilles de CitéOkay et de CitéSiklè ? Notre démarche intellectuelle consiste non seulement à questionner l’actualité et la persistance de la théorie du don contre-don de Marcel Mauss mais aussi à confronter la réciprocité retrouvée chez les kwakiutl et les mélanésiens avec la réalité des deux bidonvilles de la commune Delmas. Dans l’activité du don, il n’y a pas de mécanisme de prix, les individus échangent des biens entre eux d’où ce qu’on peut appeler une économie sans monnaie. Le don/contre-don étant la preuve que l’économie peut exister en dehors de la monnaie en ce sens, nous voulons vérifier si cette économie sans monnaie subsiste encore dans les pratiques sociales en Haïti ? [16] J’ai aussi l’intention de déceler l’aspect économique dans les pratiques de don/contre-don qui se déroulent dans les relations de voisinage aux bidonvilles limitrophes de citéOkay et citéSiklè.

Dans ce genre d’économie l’objectif prioritaire des individus n’est pas de maximiser leurs gains ou un quelconque profit. Ainsi le concept de rationalité économique dont parlait les classiques est inopérant dans la réalité par conséquent elle ne constitue qu’un concept dépassé. Il ne suffit pas de connaitre ou d’étudier une théorie mais le savant avisé en sciences de l’homme se doit de confronter la théorie avec la réalité car les théories sont une tentative d’explication du concret c’est-à-dire de la réalité voire même de l’empirique. La noble tâche qui nous incombe est de passer au crible de la réalité la théorie du don contre-don et de la réciprocité de Marcel Mauss afin de savoir si elle a vraiment résisté dans le temps ou si avec le temps elle n’a pas perdu de sa fraîcheur et de sa jeunesse.

Dans ce sens il nous sera possible de constater ou non si la théorie se tient encore et encore debout face à cette réalité qui se meut continuellement dans le temps et dans l’espace. Les disciples de Marcel Mauss sont multiples, il y a ceux qui éprouvent de la sympathie pour le Mauss du fait social total et ceux qui préfèrent plutôt le Mauss du don contre-don. C’est ainsi que le neveu d’Emile Durkheim est scindé en deux partie : Entre sa théorie du fait social total et celle du don contre-don. L’importance de la phrase précédente est le fait que je veux avertir aux lecteurs que c’est du concept de don/contre-don que je ferai usage chez Marcel Mauss et non du fait social total qui me conduirait dans la voie d’un fonctionnalisme à outrance et que je conteste dans une certaine mesure.

Avec une certaine mesure, j’ai fait le choix le choix de m’inscrire dans les rangs des héritiers du don/contre-don qui renvoie à une forme d’échange sans l’intermédiaire de la monnaie qui constitue un fétichisme pour les classiques et une obsession pour Karl Marx qui l’appelle capital. Il est possible de parler d’une économie sans monnaie c’est-à-dire sans mécanisme de prix et de marché physique. On peut insinuer d’ailleurs que l’invention de la monnaie est récente et qu’elle n’a pas toujours existée et qu’elle est apparue à un moment de l’histoire. L’invention de la monnaie résulte d’une longue évolution historico-économique. [17] Les anciens Égyptiens utilisaient l’or pour mesurer la valeur des récoltes [14]. Voici comment les choses se sont probablement passées à l’époque des pharaons. Tout d’abord, noblesse oblige, on invente les impôts. Il faut donc aussi inventer la comptabilité (pour compter les impôts à prélever). Comme les contribuables produisent des biens variés et qu’il est des lors impossible, à cette époque, d’additionner de l’orge et du blé, on a l’idée d’utiliser l’or comme unité de compte. On peut ainsi calculer la somme de la valeur des diverses produits. La monnaie est presque inventée ! Là encore on se rend compte que les percepteurs d’impôt ont permis dans un sens la transition menant à la création de la monnaie. Plus tard les Egyptiens se sont aperçus que la monnaie pouvait parfois servir d’intermédiaire d’échange (et par la même occasion de réservoir de valeur) : ils échangeaient des biens contre une certaine quantité d’or. Cependant, ces échanges demeuraient limités aux transactions les plus importantes, car il fallait peser le métal précieux et vérifier la qualité de l’alliage. L’or ne jouait donc pas encore pleinement le rôle d’intermédiaire d’échange [15].

L’histoire attribue à Crésus, riche roi de Lydie au VIème siècle av. J.-C., en Asie Mineure, la frappe des premières monnaies à poids fixe constituées d’un alliage d’or et d’argent : ce fut l’origine de la monnaie métallique dont l’usage se répandit partout [16]. L’or abondait la Pactole [17], qui traversait la capitale de son pays. La monnaie possédait dès lors pleinement ses trois attributs : Unité de compte, réservoir de valeur et intermédiaire d’échange. Elle devait conserver la forme de pièces d’or et d’argent pendant plus de deux millénaires [18].

[18]

Je donnerai une citation pour montrer l’apparition du papier-monnaie. Celui-ci est une invention chinoise et Marco Polo retrace son origine par cette littérature qui suit :

« On coupe le papier par morceaux plus longs que larges. Le papier se fabrique avec autant de cérémonie que si c’était de la monnaie d’or ou d’argent. Les officiers ont soins d’apposer leurs noms et leurs cachets. Puis, le garde du sceau royal trempe dans du vermillon le sceau et en marque tous les morceaux de papier. »

« Par ce papier-monnaie, le Grand Khan [19] fait tous ses paiements, de sorte qu’il achète tant de choses précieuses que son trésor est sans fin. Et aussi, plusieurs fois par ans, ses hérauts vont dans la cité proclamant que quiconque aura, or, argent, pierreries, perles ou fourrures les portes à la « Zecca [20] » où on les paiera bien et largement. » Marco Polo, Le livre des merveilles, 1298.

Aujourd’hui la monnaie est non seulement créée à partir de rien mais elle est acceptée universellement. Nous sommes les spectateurs de la mondialisation de la monnaie qui est l’outil par lequel s’effectue l’échange marchande au sein des marchés physiques autonomes des champs sociaux, culturels, artistiques et politiques. L’économie haïtienne n’échappe pas à cette vague de mondialisation non seulement de la monnaie mais aussi du marché physique autonomisé. Haïti dispose comme tous pays du G8 d’une Banque Centrale qui porte le nom de Banque de la République d’Haïti (BRH). Comme toutes les banques centrales, elle fabrique et détruit de la monnaie.

Avec l’institutionnalisation de la monnaie, la logique mercantile devient le mode de rapport économique dominant dans la société haïtienne et le marché physique haïtien semble s’être affranchi des champs sociaux, culturels, politiques et artistiques. C’est dans cette perspective que nous allons articuler en toute logique et en conformité avec les règles de la méthodologie une question générale de recherche qui est le suivant : Pourquoi étudier l’économie d’une partie de la réalité haïtienne par le biais de l’échange sans monnaie ? Contrairement à la grille théorique libérale qui penserait que le marché haïtien est complètement autonomisé des autres champs précités, nous nous proposons de déceler une [19] économie sans monnaie dans un fragment de la réalité haïtienne en nous appuyant sur le don contre-don dans les relations de voisinage.

Les relations de voisinage renvoient aux interactions constantes que les individus entretiennent entre eux. À partir d’une action sociale posée par un individu découle une interaction d’un autre individu. Les actions et interactions sont au centre des relations de voisinage. En guise d’exemple on peut prendre le cas d’un individu dans le site qui envoie un plat chaud à son voisin vers les une heure et 2 heure de l’après midi et dans la soirée il peut s’attendre à recevoir de la bouillie de la part de son voisin qui n’hésitera pas à partager son souper. Il convient de dire que ce ne sont pas les actions individuelles que nous désirons appréhender car elles ne produisent pas d’interaction mais notre intérêt se porte plutôt sur les actions sociales qui impliquent ipso facto une interaction.

Dans les relations de voisinage qui constitue une réalité sociale objective nous allons étudier le don contre-don qui est l’expression la plus pure d’une économie sans monnaie que les classiques et les modernistes croyaient disparaître mais qui dans le monde moderne est encastrée dans le champ social. C’est dans cette perspective que nous posons trois questions spécifiques de recherche qui sont les suivantes: La théorie du don/contre-don est- elle actuelle dans les relations de voisinage qui se déroulent aux bidonvilles limitrophes de citéOkay et citéSiklè ? « Quel est le sens que donnent les personnes de CitéOkay et citéSiklè aux pratiques de don/contre-don auxquels ils participent ? « Où est l’aspect économique dans les pratiques de don/contre-don qui se déroulent dans les relations de voisinage aux bidonvilles limitrophes de citéOkay et citéSiklè

En ce qui concerne la pertinence de la recherche, on peut dire qu’en Haïti les bidonvilles grandissent à un rythme démesuré et en apparence incontrôlable. La partie de la population ne vivant pas dans les bidonvilles se demande comment sont tissées les relations sociales dans ces endroits où règnent le choléra, le viol, la promiscuité, le banditisme et beaucoup de tares dans la société. Vue l’ampleur de la situation la sonnette d’alarme est tirée même s’il n’y a rien de concret qui est fait pour mettre un terme à cette anomalie. L’état des lieux [20] de cette situation alarmante nous révèle que jusqu’à présent les chercheurs haïtiens n’ont développé un paradigme sur la notion de bidonville elle-même.

Cependant il est un fait que les relations de voisinage dans les bidonvilles intéressent certains chercheurs tant local qu’extra-local. Certains collègues proposent plusieurs explications aux phénomènes de la solidarité trouvant son expression dans les relations de voisinage. L’intention dans ce travail de recherche est de pouvoir étudier les manifestations du don/contre-don tout en les scrutant dans les relations de voisinages des deux bidonvilles limitrophes.

La coopération économique et l’organisation sociale de la production sont un des aspects sur lesquels se sont attardés un grand nombre d’anthropologues s’intéressant à l’économie. Le travail collectif, avec des équipes de travail qui interviennent dans un cadre d’entraide généralisé, est un phénomène qu’ont connu toutes les économies anciennes, villageoises ou autres. La règle est ici aussi celle de la réciprocité où l’on échange entre familles des prestations de travail.

Dans ce travail de recherche, nous ne comptons pas omettre la littérature anthropologique traitant de la notion d’échange. Ce dernier a pris une grande importance dans le domaine des sciences humaines et sociales plus particulièrement en anthropologie à partir du moment où un nombre suffisant d’études ethnographiques portant sur la vie économique des sociétés non-occidentales ont permis de constater que ces dernières ne donnaient à l’échange ni le même sens, ni la même fonction que dans les sociétés occidentales.

Un tournant est marqué par les travaux ethnographiques de Bronislaw Malinowski [21] (1922) sur la kula dans les îles Trobriandaises et de Frantz Boas [22] (1897) sur le potlatch chez les Indiens de la côte pacifique de l’Amérique du Nord, qui mettent en lumière une imbrication très étroite de la vie économique, de la magie et des pratiques cérémonielles.

[21]

L’anthropologue Marcel Mauss peu après, en 1924 tente de faire une première synthèse de ces phénomènes en se fondant en grande partie sur les travaux de terrain de Frantz Boas au XIXème siècle et de Bronislaw Malinowski au XXème siècle. Il regroupe ses conclusions théoriques dans un ouvrage intitulé Essai sur le don, paru en 1924 et à partir de celui-ci il est venu avec la théorie du don-contre-don qui est rendu possible par la réciprocité. Le don-contre-don renvoie à toute prestation entre groupes ou personnes et elle est régie par trois obligations fondamentales de donner, recevoir et de rendre.

M. Mauss a établi que dans un très grand nombre de société la circulation des objets, des services, des symboles et des personnes ne se déroulent pas selon les modalités de l’achat et de vente mais bien selon celles définie par les trois obligations précédentes, et que, de plus les produits qui entrent en circulation dans ces sociétés ne sont presque jamais définitivement séparé de leur détenteur initiale, de point d’origine, vers lequel ils tendent à faire retour sur une forme ou sur une autre après un délai plus ou moins long.

Marcel Mauss a nommé système de prestations totales, les phénomènes de circulation régis par les trois obligations et par la suite il le qualifie de système de prestation agonistique, ceux où le retour du don implique surenchère, compétition et de prestige ou d’influence. Cette thèse de la réciprocité constitue l’apport essentiel de l’œuvre de Bronislaw Malinowski, avec le principe de l’enquête de terrain. L’étude qu’il a conduite, parallèlement à l’économie, sur la vie familiale dans les îles Trobriand l’a amené à une découverte importante, contraire à nos yeux à toute rationalité économique, à savoir l’institution imposant au frère d’une femme le versement d’une contribution alimentaire annuelle, pouvant s’élever à la moitié environ de la consommation du ménage de sa sœur.

Chacun ne gardant pour lui qu’une partie de ses récoltes (ignames en générale), l’autre partie allant aux sœurs et à leurs maris. Ce versement annuel ou Urigubu a un caractère cérémoniel et ostentatoire.

[22]

Chaque homme plaçant son honneur et son prestige dans sa générosité à distribuer et, en même temps, à montrer ses qualités de cultivateurs. « La sœur d’un homme étant sa parente, il identifie son honneur, sa situation et sa dignité avec les siens.

Limites épistémologiques
sur l’approche dite scientifique des fonctionnalistes


À lire Malinowski, on a l’impression que ce qu’il affirme est d’une portée générale. Mais comment cela peut il être ? Il écrit seulement sur les Trobriandais. Il s’est, en quelque sorte, tant et si bien intégré à la situation trobriandaise qu’il parvient à faire des îles Trobriands un microcosme de tout l’univers primitif. De même que pour ses successeurs : pour Firth, l’homme primitif est tikopia ; pour Fortes, il est citoyen du Ghana. L’existence d’un tel parti pris à été reconnu de longue date, mais ces conséquences n’ont pas obtenu l’attention nécessaire. Il y a un rapport direct entre le mal qu’on éprouve à établir des généralisations comparatives, et la difficulté de se soustraire au parti pris ethnocentrique.

Il convient de dire que l’on a parfois souligné certains défauts attachés à la monographie en ce sens la société étudiée tend à s’y présenter comme un isolat culturel qui évoluerait de manière stable, ce qui est l’une des faiblesses du fonctionnalisme anthropologique dont fait partie toutes les références précitée. On ne tient pas compte du mouvement et des contradictions internes des sociétés dites primitives. C’est ce que fera Georges Balandier avec sa nouvelle approche de l’anthropologie dynamique. Il y a le défaut de rejet de la mouvance et de la contradiction dans l’étude des sociétés traditionnelles. Il y est fait peu de cas de l’insertion et des relations du groupe dans la société globale. Ainsi les anthropologues fonctionnalistes étudient les groupes sociaux comme étant des structures homogènes et vivants dans un système harmonieux où les conflits et les dysfonctionnements étant peu invoqués ou traités comme des pathologies sociales.

[23]


[1] Il s’agissait de plusieurs anthropologues évolutionnistes (James Frazer, Edward Tylor, Morgan) et ils étudiaient plutôt les cultures ainsi que les organisations sociales des peuples.

[2] Les lettrés sont constitués généralement de juristes et d’anthropologues.

[3] Martin Heidegger, essais et conférence, Édition Gallimard, Paris, 1958, p. 195-198. - Ici le concept de quid est utilisé dans le sens de Martin Heidegger in Essai et conférence où il cherchait l’essence des choses ainsi il pose la question : Qu’est-ce qu’une chose ?

[4] Albert Jourcin, L’histoire : Les Hommes, les civilisations depuis les origines, Librairie Larousse, Paris, 1964, 303-302

[5] C’est la définition de l’architecte-urbaniste Gary LHÉRISSON, dans son texte qui s’intitule : Logement et bidonvilles. Il faut remarquer qu’il parle des bidonvilles relativement à son pays qui est Haïti et on peut qualifier cette méthode d’inductive car il part d’une réalité particulière avant d’aboutir au phénomène de bidonvilisation dans sa globalité ou sa généralité.

[6] Ces données quantitatives sont retrouvées dans les textes de l’architecte-urbaniste Gary LHÉRISSON qui sont : Logement et bidonvilles et Les caractéristiques générales de l’agglomération du Port-au-Prince Métropolitain.

[7] Ces données quantitatives sont retrouvées dans les textes de l’architecte-urbaniste Gary LHÉRISSON qui sont : Logement et bidonvilles et Les caractéristiques générales de l’agglomération du Port-au-Prince Métropolitain.

[8] Pierre Merlin, L’aménagement de la région parisienne et les villes nouvelles, La documentation française, Paris, 1982, 210 p.

[9] Wirth L. (1928), Le ghetto, trad. P.J. Rojtman, Presse Universitaire de Grenoble, Paris 1980.

[10] Concept retrouvé chez Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron dans l’ouvrage : Le métier de sociologue, La reproduction. Elément pour une théorie du système d’enseignement. Les Editions Minuit, Paris, 1970.

[11] Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Gallimard, Paris, p. 245.

[12] Herskovits, Melville, Life in Haitian valley ; Les Bases de l’Anthropologie culturelle, Édition Maspero, collection : Petite collection Maspero, no 6, Paris, 1967.

[13] Fidelie n’est pas le vrai nom de la marchande de plat chaud, c’est plutôt un surnom que lui donne ses clients. C’est pour cela que je fais usage de « Fidélie ».

[14] Les Mésopotamiens, quant à eux, se servait de l’argent comme monnaie (mot encore utilisé dans le même sens en français).

[15] Renaud Bouret, Alain Dumas, Economie Globale, Regard actuel, 2ème édition, Imprimer au Canada, p. 238.

[16] Ibid., p. 238.

[17] Selon la légende, le roi Midas s’était lavé dans cette rivière pour se débarrasser du don de transformer en or tous les objets qu’il touchait. Quant à Crésus, qui se croyait, à cause de sa fortune, l’homme le plus heureux du monde, il faillit avoir de gros ennuis (Source : l’historien Hérodote).

[18] Renaud Bouret, Alain Dumas, Economie Globale, Regard actuel, 2ème édition, Imprimer au Canada, p. 238.

[19] Empereur de Chine.

[20] Sorte de banque centrale de l’Empereur.

[21] Malinowski est un anthropologue britannique et ses ouvrages que l’ont s’est basé sur cette étude sont : Les argonautes du pacifique occidental et La vie sexuelle des sauvages.

[22] Frantz Boas est un anthropologue américain d’origine allemande et ses travaux sur lesquels on s’est penché sont : The mind of primitive man (1911), Primitive Art (Oslo 1927).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 15 avril 2018 18:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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