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Hubert Van Gijseghem, Ph.D. *
psychologue, professeur émérite, Université de Montréal
“L'enfant témoin:
facteurs cognitifs.”
In ouvrage du Barreau du Québec, L’enfant abusé : psychologie et droit, pp. 27-42. Montréal : Les Éditions Yvon Blais, 1992.
- Introduction
-
- 1. Caractéristiques de la mémoire enfantine
- 2. La perception et la fixation d'un événement
- 3. Le recouvrement et le récit de l'information
- 4. L'exactitude de l'information rapportée
- 5. La suggestibilité
- 6. L'influence d'un événement traumatique sur le rappel
- 7. Le niveau de connaissances de l'enfant en matière sexuelle
- 8. La discrimination entre fantaisie et réalité
- 9. Les différences entre un récit qui est le résultat de la suggestion et celui qui est basé sur des faits réels
-
- Conclusion
- Bibliographie
Introduction
Dans cette contribution, nous nous pencherons tout spécialement sur ce que la recherche scientifique nous apprend par rapport aux différentes variables cognitives avec lesquelles il faut compter lorsqu'il s'agit d'apprécier une déclaration ou un témoignage d'enfant présumé victime d'abus sexuel.
Cette considération est importante puisque dans les cas d'abus sexuel, il est difficile de détecter la « fraude » ou l'allégation erronée pour des raisons évidentes :
- l'enfant est le seul témoin et il s'agit donc, d'habitude, de sa parole contre celle de l'autre ;
- dans l'effort pour obtenir la déclaration de l'enfant, les interviewers non avertis peuvent si facilement contaminer le récit par un questionnement tendancieux ou suggestif. Il est en effet bien connu que l'interrogatoire peut être motivé (et l'est la plupart du temps) par le désir de prouver une hypothèse (celle de l'existence de l'abus ou celle de sa non-existence) plutôt que pour investiguer des possibilités variées.
Un regard aussi rigoureux que possible sur la déclaration de l'enfant s'impose puisqu'il est maintenant hors de doute qu'un grand nombre de fausses allégations existe. Non pas que ces cas relèvent d'une fraude volontaire. Celle-ci serait en effet l'exception. Bien plus souvent toutefois, la fausse allégation est le fait d'une entreprise involontairement suggestive mais qui n'en finit pas moins par « créer » une histoire, non fondée sur des faits réels. Tous, interviewer et enfant, sont de bonne foi, mais sont néanmoins victimes d'une ignorance [28] qui, à la lumière de ce que la science peut nous apprendre, est de moins en moins tolérable.
C'est cette science que nous allons interroger ici. Toutefois, nous nous limiterons à celle qui traite de la cognition de l'enfant. Remarquons tout d'abord que la recherche s'est davantage intéressée à l'exactitude du témoignage de l'enfant que, par exemple, à la validité de l'allégation. Ce dernier domaine est néanmoins aussi d'une importance capitale puisque, il faut bien le souligner, inexactitude ne veut pas dire fausseté ! En effet, de nombreux enfants, tout en livrant un récit vrai, pécheront gravement quant à l'exactitude, et cela souvent pour des raisons qui n'ont rien à voir avec leurs capacités cognitives. À titre d'exemple, ces raisons peuvent être de l'ordre de :
- la complexité de la situation rapportée
- la répétition indue des interrogatoires ainsi que relevant des facteurs affectifs tels que :
Elles peuvent aussi être d'ordre affectif :
- l'enfant a la certitude de ne pas être cru
- la difficulté de la fonction d'accusation dans une relation d'inégalité
- la difficulté de porter et de réitérer des accusations contre un adulte significatif et souvent aimé
- le besoin d'oublier ou de censurer le contenu factuel de l'événement
- le fait que la censure est d'autant plus forte que l'événement a eu lieu sur la scène du corps.
Nous n'entrerons toutefois pas, dans cette présentation, dans une discussion de ces facteurs affectifs qui peuvent affecter le témoignage et son exactitude. En revanche, nous passerons en revue les caractéristiques de la cognition même de l'enfant. Ces caractéristiques sont de première importance pour apprécier à sa juste valeur ce que l'enfant peut nous livrer.
Nous regarderons tour à tour :
- Certains facteurs reliés à la mémoire enfantine
- La perception et la « fixation » d'un événement
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- Le recouvrement et le récit de l'information
- L'exactitude de l'information rapportée
- La suggestibilité
- L'influence d'un événement traumatique sur le rappel
- La discrimination entre fantaisie et réalité
- Le niveau de connaissances de l'enfant en matière sexuelle
- Les différences entre un récit qui est le résultat de la suggestion et celui qui est basé sur des faits réels.
1. Caractéristiques de la mémoire enfantine
La capacité de la mémorisation commence très jeune chez l'enfant. Dès la première année, il se souvient des événements. Au début, il se souviendra uniquement d'événements isolés (des épisodes). Bientôt, apparemment autour de trois ans, il organisera ces souvenirs d'épisodes en « scripts » ou en scénarios (Shank & Abelson, 1977). Ceci porte évidemment surtout sur des événements familiers et récurrents (par ex. : visites au restaurant) qu'il généralise en un souvenir organisé prenant la forme de : « comment ça se passe habituellement ». À partir de trois ans, ces scripts deviennent stables (Nelson, 1978,1981) et peuvent étonnamment bien respecter la chronologie de l'événement typique (Mandler & Johnson, 1977). À cet âge, il empruntera encore peu de détails au réservoir pour documenter un événement particulier mais il se tiendra au « scénario habituel ». Vers cinq ans, il commencera toutefois à piger dans ce réservoir de scénarios pour particulariser davantage tel ou tel événement précis. Les détails empruntés au réservoir seront toutefois non spécifiques à l'événement ponctuel, mais formeront une mosaïque dont les pièces appartiennent à différents épisodes de la même chaîne d'événements récurrents. (La madame au chapeau rouge de l'événement a laissera tomber l'assiette qui elle - en réalité - est tombée dans l'épisode b où c'était le monsieur à moustaches qui était présent et non la madame au chapeau). On arrivera donc à un mélange de détails qui, tout en étant vrais, n'appartiennent pas en réalité à l'événement ponctuel mais qui sont pigés dans le réservoir de détails s'amalgamant au scénario créé par différents événements similaires. Soulignons que la confusion entre épisode et scénario perdurera jusqu'à l'âge adulte, mais deviendra néanmoins graduellement moins évidente.
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Il semble aussi que l'enfant, à partir de dix-huit mois déjà, peut utiliser des stratégies pour se remémorer. (Par exemple, regarder à répétition où est caché le jouet « pour ne pas oublier ») (De Loache et al., 1985). D'abord rudimentaires, ces stratégies plus ou moins mnémotechniques se sophistiqueront avec l'âge : par exemple, répétition verbale de l'information (Flavell, 1966), catégorisation (Kobasigawa, 1974).
On a trouvé aussi que l'enfant se rappelle davantage l'information centrale d'un événement que l'information périphérique (Ceci, Toglia & Ross, 1987). Ceci est toutefois aussi vrai pour l'adulte. Soulignons néanmoins que l'enfant, comme d'ailleurs l'adulte, sera surtout interrogé concernant les détails périphériques.
Le délai entre l'événement et l'interrogatoire est également d'une importance certaine, bien qu'ici encore, la courbe de l'oubli semble être semblable chez l'enfant et chez l'adulte. Il y a bien une diminution progressive de l'information rappelée jusqu'à un moment où la quantité de détails reste stable (Bahrick, 1984). La courbe ressemble à ceci :
On ne sait toutefois pas encore si l'enfant oublie plus vite que l'adulte (Goodman, Aman & Hirschman, 1987).
Il existe également toute une polémique entourant la conférence entre l'information contenue dans le rappel et celle factuelle, de l'événement même. Les résultats de certaines études suggèrent que la mémoire ne correspond pas à un rappel de faits proprement dit, mais constitue davantage une reconstruction (Erdelyi & Goldberg, 1979 ; Neisser, 1967). D'autres indiquent que, une fois que la mémoire (surtout celle de l'enfant) est contaminée par l'information « postévénement » (par ex. : un questionnement suggestif), la réalité historique ne peut plus jamais être recouvrée (Lindsay & Johnson, 1987 ; Loftus & Loftus, 1987). Ceci est contredit par d'autres études (Zaragoza, 1985) qui sont toutefois réputées avoir utilisé une moins bonne méthodologie.
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2. La perception
et la fixation d'un événement
Différentes études indiquent que la perception de l'enfant peut être aussi juste et valable que celle de l'adulte, surtout alors concernant le nombre de détails perçus. Cette perception est toutefois colorée par ce que l'enfant connaît déjà du registre dans lequel l'événement trouve sa place et, donc, de la structure cognitive correspondante. Il est bien connu que le joueur d'échec « verra » plus ce qui se passe sur une joute qu'il observe que le non-joueur et, bien sûr, fixera davantage de détails dans sa mémoire. Il en est de même pour le cuisinier qui entend une recette à la radio. Toutefois, cette capacité semble être indépendante de l'« âge » (Chase & Simon, 1973). En d'autres termes, l'enfant est apte à capter une masse de détails beaucoup plus élevée que l'adulte si sa structure cognitive correspondante à cet événement est plus importante que celle de l'adulte. Le jour après le visionnement d'une bande dessinée, le fils sera non seulement plus précis dans son rappel mais donnera significativement plus de détails que son père qui a regardé la même bande (Lindberg, 1980).
Il est toutefois à remarquer que cette sophistication de la structure mentale dans un domaine, peut aussi diminuer la qualité du rappel. En effet, en donnant le récit de l'événement, l'enfant (ainsi que d'ailleurs l'adulte, bien qu'apparemment dans une moindre mesure) peut ajouter des détails dont il sait qu'ils font habituellement partie d'un tel événement. Il pige alors une fois de plus dans sa « mémoire de scénario » dont nous avons parlé plus haut (Nelson, 1986).
3. Le recouvrement
et le récit de l'information
Le pouvoir de recouvrement de l'enfant est moindre que celui de l'adulte. Ceci est apparemment dû au nombre limité de stratégies de recouvrement dont il dispose (techniques mnémotechniques). Partiellement à cause de cela, le récit de l'enfant est moins, documenté. S'ajoutent à cela, bien sûr, ses limites verbales : il dispose de moins de mots, de signifiants, de synonymes. Il ne saisit pas toujours les liens logiques ou éventuellement chronologiques qui relient les différents détails d'un événement. Ceci est d'autant plus vrai s'il n'a pas une grande connaissance du registre dans lequel l'événement trouve sa place (par exemple, des scénarios de sexualité perverse adulte). Ne connaissant pas le sens des détails, ni leurs liens, ceux-ci ne peuvent donc pas servir de ciment associatif pour que les détails soient recouvrés « en série ».
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Aussi, l'enfant manque de connaissances sociales pour peaufiner son récit. Il voit l'intérêt que l'adulte porte à son récit et veut satisfaire cet intérêt. Il ne sait toutefois pas ce qui, dans les circonstances, est pertinent ou non.
4. L'exactitude de l'information rapportée
Contrairement à l'opinion populaire, l'exactitude d'un rappel ne varie pas beaucoup avec l'âge (King & Yuille, 1987 ; Goodman, Clarke-Stewart, 1991). De fait, même si l'enfant livrera moins de détails que l'adulte, l'information qu'il donne est aussi exacte que celle que livrera l'adulte. Ceci du moins est vrai si l'enfant peut donner un récit libre sans interférence. Même les enfants très jeunes (trois ans), dans ces conditions, font preuve d'une exactitude étonnante (Goodman, Aman & Hirschman, 1987). Les erreurs qu'on rencontrera se trouvent dans des domaines très précis : la taille, le poids et l'âge des individus, la durée d'un laps de temps et les couleurs. Sans interférence, l'exactitude reste impressionnante même après un an, et cela chez un échantillon d'enfants d'âge préscolaire (Fivush, Hudson & Nelson, 1984).
L'exactitude diminue toutefois rapidement pour peu que l'interrogatoire procède par questions. Ainsi, le récit libre donne une exactitude de 80% (Goodman, Clarke-Stewart, 1991). Utilisant un interrogatoire procédant par questions spécifiques, ce pourcentage tombe tandis que la diminution est dramatique si des questions suggestives sont ajoutées (Dent, 1982 ; Doris, 1991).
L'enfant répondra même à des questions les plus bizarres ou absurdes puisque, lorsque l'adulte pose une question, il se sentira obligé d'y répondre, même s'il n'a pas de l'information sur la question posée (Hughes & Grieve, 1980). Il répondra, par exemple, à des questions telles : « quelle couleur avait sa voix », « est-ce que la couleur rouge pèse plus lourd que la couleur jaune ».
Rappelons que l'enfant (comme l'adulte) sera plus exact dans sa description de l'action centrale que dans celle des détails périphériques. Il sera plus exact aussi dans sa description des événements que dans celle des personnes (Dent & Stephenson, 1979).
Quant aux détails, toutes les études démontrent que le nombre de détails rapportés augmente avec l'âge (King & Yuille, 1987 ; Spencer & Flin, 1990 ; Zaragoza, 1987). Ceci, comme nous l'avons déjà mentionné plus haut, semble être dû aux connaissances plus restreintes et aux limites de l'attention chez l'enfant (Case, 1984).
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5. La suggestibilité [1]
Les chercheurs ayant observé le phénomène de la suggestibilité chez le jeune enfant ou, encore, de la distorsion des témoignages due à l'influence suggestive de l'adulte, sont légion et cela aussi bien dans ou en dehors du contexte de l'abus sexuel (Cole & Loftus, 1987 ; Cohen & Harnick, 1980 ; Goodman, 1984 ; Goodman & Reed, 1986 ; Goodman, Aman & Hirshman, 1987 ; King & Yuille, 1986 ; List, 1986 ; Loftus & Davies, 1984 ; Zaragoza, 1987).
La suggestibilité de l'enfant est en effet beaucoup plus importante que celle de l'adulte. Ceci semble du moins être le cas jusqu'à l'âge de dix ou onze ans, tel que l'ont démontré les études sur le développement de la mémoire citées par Cole & Loftus (1987).
On a particulièrement étudié, ces dernières années, l'impact des questions suggestives posées lors d'interrogatoires suite à des situations réelles ou de laboratoire, où l'enfant est témoin oculaire. On s'est rendu compte que plus l'enfant est jeune, plus cet impact est énorme. Dans une expérimentation de King & Yuille (1987), où étaient posées à des enfants de différents âges des questions suggérant une fausse information, on a obtenu les résultats suivants : 69% d'enfants de première année sont victimes de la suggestion, contre 54% d'enfants de quatrième année et 46% d'enfants de sixième année. Finalement les adolescents de dixième et onzième année succombent à la suggestion dans une proportion de 27%, ce qui semble correspondre au degré de suggestibilité de la population adulte générale. À une question particulière telle « à quel bras l'homme portait-il sa montre ? » (là où l’homme ne portait pas de montre), les pourcentages de réponses erronées seront pour les différents niveaux, respectivement : 88%, 62%, 86% et 36%.
D'autres études montrent sans l'ombre d'un doute que le matériel suggéré se retrouvera dans le récit de l'enfant (Zaragoza, 1985). Ceci sera d'autant plus fort :
- si le souvenir lui-même est déjà vague (Me Closkey & Zaragoza, 1985)
- si la suggestion touche à un aspect périphérique
- si la suggestion est faite par une personne aimée ou crédible aux yeux de l'enfant (Ceci, Ross & Toglia, 1987).
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Quant à la question si le matériel suggéré lors d'un interrogatoire se retrouvera dans le récit libre ultérieur de l'enfant, les études livrent des résultats contradictoires. Les unes démontrent que ceci est le cas (Turtle & Wells, 1987 ; Ceci, Ross & Toglia, 1987), d'autres ne réussissent pas à confirmer ces résultats (Goodman, 1984).
Ces données contiennent évidemment un message des plus importants pour tous ceux qui ont à interroger un enfant. On sait qu'un contre-interrogatoire fera d'office usage de questions suggestives et tendancieuses avec les résultats qu'on peut en attendre.
À titre d'exemple encore, une question telle : « As-tu vu le... » comparée à la question « as-tu vu un... » se soldera par un nombre plus élevé de confirmations puisqu'elle insinue davantage que « le... » était bel et bien présent, même si le « le » ou le « un » ne faisait point partie du tableau (Dale, Loftus & Rothbun, 1979). Ceci illustre bien le pouvoir suggestif que peut exercer chaque mot d'une question.
Soulignons que le processus d'investigation amène souvent dans l'esprit de l'enfant une grande quantité d'informations « post-événement » de par le matériel suggestif utilisé : questions, images, poupées sexuées, mise en doute de ses perceptions, scénarios alternatifs. Tout ce matériel « étranger » au vrai rappel de l'enfant, ne fait pas que contaminer son récit par la suggestion, mais tient aussi souvent lieu de « désinformation » comme les études sur l'enfant témoin oculaire l'ont amplement démontré (Bekerian & Bowers, 1983 ; Bjork, 1978 ; Loftus, 1979 ; Loftus & Loftus, 1980).
Vu que la mémoire concernant des détails périphériques et contextuels est plus faible que concernant les détails ayant trait à l'action même (Ceci, Toglia & Ross, 1987), c'est dans ce domaine aussi que la suggestibilité sera plus grande (Goodman et al., 1987). Un enfant sera donc facilement confondu par des questions suggestives quant aux caractéristiques de l'endroit ou de l'époque où l'action a eu lieu.
La suggestibilité de l'enfant est sans doute tributaire du désir de l'enfant de se conformer aux attentes de l'adulte (Zaragoza, 1987 ; Ceci, Toglia & Ross, 1987). Ce désir est toujours présent chez l'enfant, mais il l'est d'autant plus quand l'enfant se sent isolé par le dévoilement (il s'est « coupé » de l'adulte). Afin de consolider son équilibre précaire et d'endiguer sa solitude existentielle, il fera en sorte d'être aimé et accepté « malgré tout » par l'adulte. Il le fera en tentant de confirmer ce que l'adulte semble vouloir entendre.
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Toute la question de la suggestibilité dans son ensemble doit être soumise à caution car de nombreuses variables entrent en jeu. Ainsi convient-il de prendre en considération le statut de l'interviewer, le type de question posée et le contexte dans lequel se déroule l'entrevue. Mais de façon générale, on s'entend pour dire que l'enfant est plus fragile à la suggestion que l'adulte, tout simplement parce qu'il se retrouve plus souvent dans des situations qui lui sont non familières et qu'il sera donc davantage dépendant de ce que l'adulte peut lui en « apprendre » (Yuille et al., 1988).
6. L'influence d'un événement traumatique
sur le rappel
La recherche empirique dans ce domaine est aléatoire à cause de la difficulté, sur le plan éthique, de soumettre l'enfant à des stimuli traumatisants dans le but de l'observer par la suite. La plupart des recherches en laboratoire souffrent donc de ce qu'on appelle « la validité écologique ». L'observation clinique nous démontre néanmoins que plus le trauma est grand, plus le témoignage de l'enfant peut être affecté par toutes sortes de facteurs émotifs ou affectifs (Van Gijseghem, 1992).
Les recherches sur l'impact du stress sur la performance nous donnent néanmoins des indications intéressantes. Ces recherches ont donné lieu à une Loi bien documentée et confirmée tant en laboratoire que sur le terrain. Il s'agit de la Loi Yerkes-Dobson et qui dit que la performance sur une tâche complexe (telle que répondre à un interrogatoire) s'améliorera graduellement au fur et à mesure que le niveau de stress augmente (y inclus le stress relié à l'événement dont il est question) jusqu'à atteindre un degré optimal. Si le stress augmente encore, la performance se dégradera toutefois rapidement. Cette Loi peut être illustrée par le graphique suivant :
Il semble que cet état de choses soit relié aux vicissitudes de l'attention et de la vigilance. Celles-ci augmentent avec le niveau de stress, mais diminuent rapidement si d'autres stratégies de survie deviennent plus importantes que la simple performance à la tâche.
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7. Le niveau de connaissances
de l'enfant en matière sexuelle
On entend souvent prétendre, par le parent ou le praticien qui a recueilli un « dévoilement », que les dires de l'enfant doivent nécessairement être basés sur un vécu et « qu'il ne peut pas savoir ça » ou « qu'il ne peut pas avoir trouvé ça dans sa tête ». Cette façon de voir les choses nous semble nettement basée sur une méconnaissance du savoir enfantin. Il est vrai que le « taux de base » de ce savoir est peu connu bien que quelques études empiriques indiquent déjà que l'enfant « en sait » beaucoup plus que l'adulte n'ait jamais pu soupçonner (Goldman & Goldman, 1987 ; Constantine & Martinson, 1981). Les cliniciens travaillant avec des enfants en bas âge sont déjà plus au fait de l'émoussement sexuel de l'enfant que d'aucuns ont, il y a longtemps déjà, désigné par le terme évocateur de « perversion polymorphe ». On sait qu'il y a des périodes d'intense masturbation chez l'enfant d'entre deux et cinq ans et que, pour des raisons encore peu connues, ces auto-stimulations sont accompagnées des fantaisies érotiques dont la créativité rivalise bien avec celle de l'adulte. L'enfant se crée des scénarios érotiques, de son cru, que l'adulte attribue à un apprentissage qui a dû nécessairement se faire par le contact enfant-adulte. Il n'y a pas lieu aussi de sous-estimer les éléments que l'enfant glane par l'observation de son entourage, son intense curiosité sexuelle aidant. L'enfant est particulièrement aux aguets de la chose sexuelle et il manque peu d'éléments de ce genre dont les médias pullulent et dont les conversations et gestes de l'adulte font abondamment preuve (« l'enfant ne comprend quand même rien »). Ainsi, la plupart des intervenants sociaux croient, et maints experts à la Cour jurent qu'un enfant ne peut connaître une fellation que par l'apprentissage de facto. C'est peu connaître l'enfant, qui porte tout naturellement à la bouche tout ce qui l'intrigue, ou qu'il aime. Et force est de reconnaître que la partie génitale, la sienne et celle de l'autre, l'intriguent et le fascinent. Bref, la connaissance qu'a l'enfant de la sexualité, et les fantaisies qu'il entretient autour de ce thème, sont immensément plus diversifiées et élaborées que l'adulte le plus libéral pourrait bien imaginer.
8. La discrimination entre fantaisie et réalité
Depuis le début du siècle, c'est-à-dire depuis qu'on a commencé à s'intéresser au témoignage de l'enfant au Tribunal, la question de la distinction entre la fantaisie et la réalité a toujours été au coeur du débat. Bien que le monde de la fantaisie de l'enfant a été abondamment étudié et décrit, peu d'études se sont véritablement penchées [37] sur la distinction que peut faire l'enfant entre les deux. Une étude, celle de Morison & Gardner (1978), portant sur des enfants de trois à douze ans, en vient à la conclusion que les enfants font parfaitement bien cette distinction. Une autre étude (Goodman & Reed, 1986) jette toutefois un doute sur cette conclusion. Ces auteurs observent, par exemple, que l'enfant de trois ans ajoutera des détails fictifs (« et un ours a mordu mon oreille ») qui originent directement de son imagination et tendent à invalider le reste du récit. Il semblerait que ces « ajouts fictifs » sont explicables par le fait que les enfants ne comprennent pas l'importance de ne rapporter que ce qui s'est réellement passé. Lindsay et Johnson (1987) croient que l'enfant, surtout à partir de six ans, distingue réalité et fantaisie aussi bien que ne le fait l'adulte, en ce qui concerne les origines de ses souvenirs (ouï-dire, fantaisie ou vécu). Toutefois, il semble y avoir dans son rappel une certaine confusion entre ce que l'enfant a réellement fait et ce qu'il s'est imaginé, dans le passé, avoir fait.
Ajoutons, enfin, que l'enfant, lorsqu'il ne comprend pas une situation ou une série d'événements, peut avoir tendance à se construire une histoire intelligible à partir d'éléments ou de souvenirs qui viennent d'autres sources. De faits épars, il peut donc construire une histoire qui fait sens pour lui (par exemple : les mythes d'origine, la provenance des bébés, etc.).
9. Les différences entre un récit
qui est le résultat de la suggestion
et celui qui est basé sur des faits réels
Une foule d'études des vingt dernières années ont démontré qu'il y a des différences qualitatives importantes entre un récit qui est basé sur des événements réellement vécus et un récit basé sur la suggestion, le ouï-dire, la fabrication ou la fabulation. Il s'agit là de l'hypothèse dite d'Undeutsch, vérifiée et confirmée maintes fois. Des caractéristiques qui distinguent ces deux genres de récits ont donc été « isolées » de telle sorte que, aujourd'hui, on est capable d'évaluer une déclaration d'enfant et de déterminer si suffisamment de caractéristiques d'un récit « vrai » sont présentes pour juger cette déclaration valide, c'est-à-dire, conforme à la vérité, ou non. Les chercheurs ont ainsi réussi à isoler dix-neuf critères qui sont typiques à un récit véridique. Plus le nombre de critères présents est grand dans une déclaration donnée, plus celle-ci peut être tenue pour vraie. Même si cette méthode reste encore qualitative et reste en deçà d'un réel outil psychométrique, on peut déjà dire qu'il s'agit là du progrès probablement le plus important de la dernière décennie dans l'évaluation de la déclaration d'un enfant. À titre d'exemple, un des critères veut que [38] dans ion récit véridique on soit susceptible de rencontrer une citation textuelle de l'abuseur (« et là il m'a dit « baisse tes culottes » ») tandis que dans un récit non véridique on trouverait plutôt le récit de ce que l'abuseur aurait dit (« et là il m'a dit de me baisser les culottes »). L'analyse rigoureuse du contenu de la matérialité du texte de la déclaration nous livrerait donc des indices très précieux quant à la provenance du récit et du rappel de l'enfant.
CONCLUSION
Ceux qui ont à apprécier le témoignage d'un enfant présumé victime d'abus sexuel ne devraient plus ignorer ce que la science nous apporte quant au développement de l'enfant, particulièrement au développement de la mémoire, de la cognition, du rappel, du savoir et du langage de cet enfant. Il s'agit ici, en effet, d'une science en soi, susceptible de jeter une lumière précieuse sur la distinction entre le faux et le vrai.
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[1] Une partie du matériel présenté sur la suggestibilité est empruntée à un travail que nous avons publié en 1990.
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