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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Van Gijseghem, “Historique du programme de formation à la psychothérapie psychanalytique du Centre d'orientation et réflexions sur la psychanalyse d'aujourd'hui.” in revue Filigrane, vol. 10, no 2, 2001, pp. 102-111. [Le 30 janvier 2014, l'auteur, Hubert Van Gijseghem, nous accordait son autorisation formelle de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, en accès ouvert et gratuit à tous, toutes ses publications.]

[102]

Hubert Van Gijseghem, Ph.D.

psychologue, professeur émérite, Université de Montréal

Historique du programme
de formation à la psychothérapie
psychanalytique du Centre d'orientation
et réflexions sur la psychanalyse
d'aujourd'hui
.”

In Revue Canadienne de psycho-éducation, Vol. 20, no 1. 1991, 75-91. Texte repris dans l’ouvrage sous la direction de Hubert Van Gijseghem, L'ENFANT MIS À NU. L'allégation d'abus sexuel: La recherche de la vérité, pp. 119-152. Montréal: Les Éditions du Médidien, 1992, 286 pp. Collection: PSYCHOLOGIE.

Introduction
Première partie
Deuxième partie
Post-scriptum : la psychanalyse de demain
Bibliographie


Le Programme de formation à la psychothérapie psychanalytique du Centre d'orientation (actuellement le Centre de psychologie Gouin) était un des premiers programmes au Canada à dispenser un enseignement en psychothérapie psychanalytique. II s'est créé autour d'un des pionniers en matière de psychanalyse au Québec, Noël Maillons. La présente contribution dresse l'histoire et la préhistoire de ce programme tout en le situant dans ses liens avec les Institutions qui lui ont d'abord donné vie et l'ont ensuite hébergé. Tel que son mandat le stipulait, l'auteur fait par la suite part de ses propres réflexions et interrogations concernant la psychanalyse d'aujourd'hui et de demain.

INTRODUCTION

On me demande d'abord ici de retracer l'historique du Programme depuis ses débuts, ce qui revient à rassembler des faits objectifs et ensuite, « un estimé personnel des principaux enjeux qui attendent la psychanalyse au XXIe siècle ». C'est ici en effet que le bât blesse, puisque l'auteur devra sortir de son rôle de « représentant d'une institution » pour ne représenter que lui-même. Voilà donc deux projets en un plus ou moins liés, sinon contradictoires par endroits. La première partie sera donc factuelle ; la seconde, subjective.

PREMIÈRE PARTIE

L'historique du Programme de formation à la psychothérapie psychanalytique du Centre de psychologie Gouin (anciennement Centre d'Orientation) n'est pas simple. Inauguré dans sa forme actuelle en 1969, il est l'objet d'une longue préhistoire qu'on ne saurait passer sous silence, puisqu'une continuité toute naturelle se tisse entre la période de son existence formelle et les pratiques de formation qui avaient cours auparavant.

Rappelons que le Centre d'orientation voit le jour en 1943 sous la direction technique de Noël Mailloux qui vient de fonder l'Institut de psychologie de l'Université de Montréal. On attribue également à ce dernier d'« avoir implanté [...] la psychanalyse freudienne au Canada » (Lussier, 1984,29) et il est perçu comme « le père mythique de la Société psychanalytique de Montréal » (Peraldi, 1984, 128). À [103] titre de première équipe, Mailloux s'entoure de quelques férus de psychanalyse dont le remarqué Théo Chentrier. Dès les premières années, le Centre devient un lieu de stage, et il embauche quelques premiers finissants de l'Institut de psychologie dont les futurs psychanalystes André Lussier et Gabrielle Clerk ainsi que Thérèse Gouin et Jeannine Guindon. Des échanges et des études extrêmement trépidantes s'agitent autour de Mailloux, comme en fait foi Gabrielle Clerk : « Même si, à l'époque, le département de psychologie commençait déjà à diversifier ses orientations théoriques, le Centre d'Orientation était [...] un centre de pratique et de formation en psychothérapie analytique. Les activités cliniques étaient encadrées par des supervisions, des séminaires, des discussions de cas et de la thérapie personnelle avec Mailloux et Chentrier » (Clerk, 1984, 72). Riche de contacts avec des personnalités prestigieuses, Mailloux invite Rapaport, Bibring, Sterba, Loewenstein et, surtout, son mentor en matière de psychanalyse, Gregory Zilboorg.

Les séminaires traitent de psychanalyse, sont hebdomadaires et réunissent non seulement les dirigeants du Centre et leurs étudiants mais aussi des « amis du Centre », autant de personnes cultivées, fascinées par la nouvelle vision du monde émergeant de la psychanalyse.

Chaque année, une nouvelle cohorte de stagiaires s'ajoute au groupe de professionnels déjà constitué. De fait, tous les étudiants de l'Institut de Psychologie y passent pour parfaire leur formation en matière clinique. Au cours des années quarante, le Centre prend la figure de grande clinique psychologique montréalaise, sinon canadienne, où seule la pratique psychanalytique se trouve exercée, grâce à un intense encadrement en termes de formation.

Co-fondateur du « Montreal Psychoanalytic Club » en 1946, Mailloux aspire à voir celui-ci franchir une certaine reconnaissance et joue avec l'idée de fonder un Institut de psychanalyse reconnu par l'Association internationale. Vu la nature très stricte des règles de filiation, il doit finalement s'avouer vaincu. Formellement analysés et en provenance d'écoles de formation américaines ou européennes, d'autres mettront l'« Institut » sur pied. Mailloux s'en trouve exclu faute d'une filiation légitimée, ce qui ne l'empêche pas de poursuivre son œuvre, tant à l'Institut de Psychologie qu'au Centre d'Orientation où il travaille bénévolement, tous les jours de dix-neuf à vingt-trois heures et cela pendant trente-trois ans.

Le Centre voit ses cohortes d'étudiants et de stagiaires se multiplier et attire de plus en plus de professionnels étrangers. Des groupes de discussion et des séminaires continuent de se former autour de Mailloux. Victorin Voyer, psychanalyste formé en France, rejoint l'équipe du Centre à la fin des années cinquante et c'est autour de ces deux hommes que s'élabore un « programme » encore informel de séminaires annuels sur des textes et des thèmes précis. On ne pense pas encore à des attestations ou autres diplômes, mais les choses prennent néanmoins la forme d'un « contenant » dans lequel est versé un contenu déjà en place depuis vingt ans.

Des années de formation passent ainsi. De 1955 à 1966, des « candidats » sont acceptés, après sélection, mais encore sur une base non officielle. Le tout se formalisera en 1969, année où est crée le « Programme de formation post-graduée en [104] psychothérapie psychanalytique ». Le Programme est échelonné sur trois années de formation théorique, soit soixante séminaires, et il comprend également une formation pratique, soit la supervision du suivi de quatre cas. Les trois pivots de la formation sont Mailloux, Victorin Voyer et Jean Bossé auxquels s'ajoutent entre autres André Lussier, Gabrielle Clerk, Jean Saucier à titre de responsables de séminaires et de superviseurs.

La « formation théorique » suit grosso modo les programmes de plusieurs instituts reliés à l'Association internationale. Une première année explore la métapsychologie selon les grands textes théoriques freudiens. La deuxième année forme à la technique psychanalytique : le cadre, l'alliance thérapeutique, le transfert, le rêve, le contre-transfert, l'interprétation du rêve et du transfert, la perlaboration. On passe également en revue la théorie psychanalytique des névroses. La troisième année a trait aux diverses clientèles : d'abord les cas freudiens classiques, puis les psychoses, les pathologies narcissiques, les patients psychosomatiques, les enfants, les adolescents, etc.

Les deux premiers gradués de ce nouveau Programme seront Guy Payant et Hubert Van Gijseghem ; nous sommes en 1972. Ce dernier reçoit cette année-là la direction de la Clinique du Centre d'Orientation, tandis que le premier coordonne le Programme de formation dont Mailloux, Voyer et Bossé restent les âmes.

Ce sont des années fastes pour le Programme : chaque année amène de six à huit candidats dûment sélectionnés parmi une quarantaine d'intéressés venant des quatre coins du Québec. Il arrive que la demande soit si forte qu'on forme deux groupes de huit, l'un francophone, l'autre anglophone ; la plupart complètent les trois années. Majoritairement membres de l'Institut de psychanalyse, les responsables de séminaires et les superviseurs augmentent en nombre. Le Programme a véritablement pignon sur rue et sa notoriété est bien établie quoique certains voient le Centre comme le refuge des rejetés de l'Institut. Certains membres de l'Institut, y fonctionnant comme sélectionneurs mais œuvrant aussi au Programme du Centre, donnaient quelquefois le conseil à certains refusés à l'Institut : « Faites d'abord le Programme du Centre, après on verra ». Nous ne discuterons pas ici de la légitimité de cette vision des choses, mais il est clair qu'un bon nombre de candidats préfèrent le Programme du Centre à la « chapelle » de l'Institut où règne, selon eux, un certain terrorisme de la Règle au détriment de la liberté et de la créativité.

En 1976, une révolution éclate au Centre d'Orientation à l'occasion principalement d'une guerre d'approches à l'intérieur même de la psychanalyse. Les visions de Mailloux et de Guindon sont opposées depuis que Jeannine Guindon, vers la fin des années soixante, flirte avec la « psychanalyse du moi » nord-américaine, ne jurant que par « les forces autonomes du moi ». Entre autres, Hartmann, Rapaport et Erikson sont les maîtres à penser de la psychologie de l'adaptation dont elle s'inspire. Mailloux pour sa part reste étroitement lié à la théorie freudienne des pulsions dans son acception la plus orthodoxe. Professionnels et étudiants se rangeaient progressivement derrière l'une ou l'autre école. Le schisme survient en 1976 et laissera de tristes brisures. Jeannine Guindon s'accroche vigoureusement à son [105] pouvoir de directrice générale pendant que Mailloux et Bossé quittent le Centre en jurant de ne plus y remettre les pieds.

Le Programme de Formation devient pour ainsi dire orphelin d'autant plus que Voyer décède en 1975. L'équipe de psychologues est fortement ébranlée ; ce sera la fin prochaine du « règne » de Guindon. Celle-ci ne part pas les mains vides : le Centre, littéralement démantelé, garde le secteur clinique mais Guindon se voit octroyer par le conseil d'administration à titre de prime de départ tout ce qui se rattache à la formation. Elle fonde l'Institut de Formation et de Rééducation de Montréal dans la maison voisine (aujourd'hui : Institut de Formation Humaine Intégrale de Montréal).

En 1976, le Programme de formation en psychothérapie psychanalytique est donc transvasé dans un institut résolument hostile à ses orientations. Ce corps étranger sera dorénavant dirigé conjointement par Yolande Tanguay et Hubert Van Gijseghem, également directeur de la Clinique du Centre d'Orientation.

Malgré tout, le Programme se porte bien. Bon an mal an, sur une soixantaine de professionnels portés candidats, une douzaine est acceptée en première année, ce qui permet un roulement de trente-six personnes en formation théorique, tandis que l'ensemble des candidats en formation (y inclus pratique) atteint facilement le double.

Les critères d'admissibilité ont peu changé au fil des ans. Le Programme accueille tout professionnel de la grande famille des sciences humaines qui détient un diplôme universitaire dans sa discipline ainsi qu'un minimum de trois années d'expérience professionnelle. Le candidat doit être impliqué dans une pratique professionnelle, de préférence clinique et se prêter si ce n'est déjà fait à une psychanalyse ou à une psychothérapie psychanalytique personnelle. Tout candidat rencontre trois membres d'un comité de sélection qui, sur la foi de ces trois rapports d'analystes, sélectionne les meilleures candidatures.

Le Programme restera sous la tutelle de l'Institut de Formation et de Rééducation de Montréal pendant sept ans comme îlot étranger dans la mer de l’ego analysis. Vers 1983, Van Gijseghem, devenu entre-temps seul directeur du Programme, décide d'amorcer avec Guindon une séparation à l'amiable. Jeannine Guindon se sentant elle-même de plus en plus mal à l'aise avec ce « vilain canard » qu'était le Programme, accepta de le laisser aller, sinon de s'en défaire. Voulant donner au Programme un toit institutionnel, Van Gijseghem frappe à son gîte d'origine, le Centre d'Orientation qu'il a par ailleurs lui-même quitté un an auparavant.

Le nombre de demandes reste stable (c'est-à-dire une cinquantaine par année) jusqu'en 1994 où une baisse soudaine se fait sentir. Depuis les dernières années, le Programme peine pour constituer des cohortes de candidats en nombre décent. Signe des temps ?

Van Gijseghem laisse en 1998 la direction du Programme à une aînée du Centre d'Orientation, maintenant liée au nouveau Centre de psychologie Gouin, Thérèse Nadeau, qui accepte la tâche avec enthousiasme.

[106]

DEUXIÈME PARTIE

Sortons du « nous » et parlons pour soi. Oui j'ai laissé la direction du Programme parce que de plus en plus ambivalent quant à mon implication, ce qui, on en conviendra, n'égratigne aucunement le Programme comme tel ni sa valeur. Je parlerai dorénavant de moi.

Pendant trente ans, j'ai étudié, travaillé, enseigné et joui dans le paradigme psychanalytique. Européen d'origine, mon intérêt va au pourquoi des choses plutôt qu'au comment caractéristique des Nord-Américains anglo-saxons. Le sens des phénomènes psychiques a donc pour moi beaucoup plus d'importance que le faire, fût-ce la cure. Comme mes collègues de la même approche, je levais le nez sur la recherche quantitative, alléguant que ce n'est certes pas celle-là qui allait donner un sens aux choses. J'ai donc vécu pendant au moins deux décennies et demie dans la tranquille certitude de tenir un outil exceptionnel de connaissance et, de là, un savoir équivalent ! J'avais le sentiment que mes compagnons et moi, nous « comprenions » beaucoup de choses et, devant tout nouveau phénomène, qu'il soit psychique, comportemental ou social, nous avions tôt fait de trouver le sens, la plupart du temps, faut-il l'ajouter, inconscient.

Riches de ces formidables connaissances et imbus de la capacité de regarder « sous » la couverture, nous [1] restions fascinés par là cure elle-même. Devant le discours magmatique d'un patient, grâce à notre outil de prédilection, l'interprétation, nous lancions au moment opportun un sens qui tombait comme un glaive sortant l'être souffrant de sa confusion. Créateurs de sens, nous fabriquions non seulement une histoire sensée à ce patient, mais nous lui transmettions l'art d'interpréter pour usage ultérieur. L'analysé est un initié si bien qu'on distingue qui l'a été de qui ne l'est pas. « Ça se sent qu'il n'a pas été analysé », dira-t-on d'un tel.

Comme enseignants nous fascinions, comme compagnons de table nous étonnions : nous portions l'aura de ceux qui lisent l'inconscient. Bientôt, nous cultivions la seule compagnie des initiés parce que ceux qui ne l'étaient pas « n'avaient rien compris ». Pire, les collègues se mouvant dans un autre paradigme méritaient tout au plus notre bienveillante condescendance quand ils ne soulevaient pas notre mépris. Quant à ceux qui nous critiquaient, ils ne savaient tout simplement pas de quoi ils parlaient, puisque leur échappait l'unique clé de compréhension possible, l'analyse.

J'ai toujours aimé faire des recensions de livres. J'ai dû en publier une ciquantaine. Or, à mon insu, mon choix d'auteurs a graduellement bifurqué vers des détracteurs de la psychanalyse : Thornton, Masson, Debray-Ritzen, Eysenck, etc. (Van Gijseghem, 1991, 1992, 1993a, 1993b). Je réalisai que je critiquais voire ridiculisais leurs positions, tout en y mettant un peu du mien : « Son attaque aurait été plus efficace si... » En d'autres mots, tout en restant à l'intérieur du paradigme, je ne pouvais plus nier que je critiquais par procuration, que je me mettais à l'abri en raillant leurs critiques dont je me faisais néanmoins le diffuseur en publiant les recensions de leurs ouvrages, et en jouissais !

Réalisant mon ambivalence grandissante, j'ai finalement ressenti le besoin de faire le point sur ma position quant au statut de la psychanalyse. À titre de co-organisateur [107] d'un colloque, je proposai le thème : « Psychanalyse : Weltanschauung » et je prononçai une conférence intitulée : « Peut-on vivre avec moins qu'une science ? » dans laquelle je contestais le statut scientifique de la psychanalyse quitte à épouser la position herméneutique de Ricœur, Habermas et autres (Van Gijseghem, 1990). Je lançais aussi volontiers la fameuse boutade lacanienne sur la psychanalyse : « une pratique de bavardage ». Tout en laissant à Lacan la paternité de l'expression, le « bavardage » de mes amis psychanalystes eux-mêmes ne me rendait pas moins de plus en plus mal à l'aise.

Mais alors, le temps de dire vraiment ce que je pense serait-il venu, puisque, de plus, on m'y invite ?

Oui, le bavardage, dans les différentes acceptions du terme, me dérange à plusieurs égards. Nombre de collègues analystes qui ne jurent que par le seul « travail analytique » ne méprisent pas seulement la recherche empirique ce qui est déjà assez inquiétant à mes yeux, mais ils en ont aussi contre l'effort de théorisation et, de là, contre l'enseignement, autant d'activités soi-disant révélatrices d'une « résistance à l'analyse. » Ils prêchent néanmoins en faveur de la « transmission », celle-ci étant toujours vue et mise en scène comme un « travail analytique » dont le prototype reste les champs transférentiel et contre-transférentiel. C'est ici qu'on peut soupçonner certains analystes de se complaire dans une pratique incestueuse : ils ne sortent jamais du divan.

Je me suis souvent demandé si ce n'est pas là que l'on trouve la source du très douteux commérage si typique chez nombre d'analystes et qui donne à mon avis dans rien de moins que l'indécence. Tous sont étrangement au courant de tout ce qui concerne les collègues. Tout « coule », que ce soit du divan ou du contrôle, en chuchotement bien sûr. Autrement dit, le secret, dans cet univers clos, n'est maintenu que pro forma, comme dans l'inceste. En réalité, les initiés se retrouvent entre eux nus comme des vers, tout en prônant la pudeur. Mais la nudité de l'autre ne suscite souvent que mépris et dérision.

Le « savoir » ou, sinon, « l'être » est toujours transmis un à un, de génération en génération, créant une filiation virtuellement « consanguine ». Celui qui n'est pas de ce lit ne sera d'ailleurs pas « reconnu » (au sens de « je ne me reconnais pas en lui » !). Le hubris narcissique de certains, en brandissant comme un trophée rutilant le présumé savoir sacré et secret a, à mon avis, profondément profané la modestie et le doute freudiens.

C'est dans ce climat de questions et d'inquiétude que, en recensant des écrits polémiques sur la théorie ou la pratique psychanalytique, je poursuivais mes jouissances fratricides par procuration.

Pourtant, je continuais (et continue) de considérer cette théorie comme celle qui permet le mieux de comprendre le fonctionnement humain. Elle satisfait l'esprit ; elle met à l'abri de la réification de la seule conduite ou de l'aspect aliénant du biologisme.

Qu'en est-il de la pratique ? Là aussi il y a pourtant quelque chose d'absolument unique. N'est-il pas ainsi que le psychanalyste, dans tout ce monde des thérapeutes [108] de tout acabit, reste le seul à accepter le monastique exercice d'une écoute et d'une présence durables respectant par son incroyable patience toute la complexité humaine ? Oui, il faut sans doute lui donner cela.

Pourtant, c'est dans la pratique aussi que ma confiance s'est mise à se miner. En menant des recherches sur les déclarations d'individus présumément agressés sexuellement, j'ai plongé dans la littérature fascinante sur la suggestibilité. Force est de constater que les êtres sont éminemment suggestibles. De fait, lorsque vulnérables, on peut leur faire dire n'importe quoi pour peu qu'on leur suggère un contenu par des questions ou des affirmations même les plus subtiles. Ce qui plus est, le matériel suggéré prend figure de réalité intrapsychique. Comment ne pas faire un lien avec notre pratique de l'interprétation. Viderman (1977) écrivait que c'est précisément ça l'interprétation : construire une réalité, peu importe la vérité historique. L'idée n'était pas réellement neuve. Freud l'avait magistralement préparée dans « Constructions dans l'Analyse » (1936) où il affirme que l'interprétation crée une réalité narrative ou psychique qui ne coïncide pas ou pas nécessairement avec la réalité historique. Il avait d'ailleurs déjà pressenti la chose dès ses premiers écrits (par exemple dans « les souvenirs écrans », 1899).

La position de Viderman était certes rassurante : si l'analyste a envie d'interpréter, c'est qu'il se passe quelque chose dans le champ transférentiel-contre-transférentiel qui fera émerger un sens, par la parole interprétante de l'analyste. Viderman le dit de si belle façon : « Imaginons deux phares tournant en sens inverse et dont les feux se recoupent périodiquement. C'est lorsque transfert et contre-transfert s'entrelacent que se situent les moments de la plus grande brillance. Moments privilégiés où fulgure la vérité de l'interprétation » (1970, 52). Si le patient n'a pas de passé qui fait sens, nous lui en construirons un, tout comme l'historien construit l'événement post facto (et cela, comme on sait, selon ses propres besoins ou de ceux de la communauté auquel il appartient)

J'étais séduit par les propos de Freud, puis par ceux de Viderman (je le suis encore). Pourtant je devenais de plus en plus silencieux dans mon travail analytique au fur et à mesure que se poursuivaient mes recherches sur la suggestibilité. Sans trop savoir pourquoi, je pressentais que je devais me taire au nom de la vérité, celle du patient. Dans un autre registre de mon travail, j'étais témoin des ravages de la suggestion exercée par des praticiens, en toute bonne foi et à partir de convictions comparables à celles de l'analyste (« ces moments de grâce d'où jaillit la conviction de tenir la vérité »). Je perdais confiance dans la vérité de l'interprétation, sachant bien que nous sommes dans l'analyse et dans le psycholégal devant deux vérités différentes.

Nous assistons en ce moment à la fameuse polémique concernant les « souvenirs retrouvés ». Des hordes d'adultes, en cours de thérapie (quelquefois analytique) « découvrent » qu'ils ont été incestes ou traumatisés d'une façon ou d'une autre. Les « moments de grâce » des thérapeutes suivraient-ils des modes dont, aujourd'hui, celle du traumatisme sexuel en bas âge ? (Masson y est peut-être pour quelque chose). Hier, les modes étaient à la dyade primitive et avant-hier, à l'Œdipe freudien.

[109]

Que peut-on tirer de cela ? L'analyse pourrait-elle n'être que le trip de l'analyste ? Celui-ci est dépisteur sinon créateur d'histoire, pour sûr, mais l'histoire de qui ? Bien sûr que les psychanalystes, eux, font la différence entre réalité psychique et réalité historique. Mais qu'en est-il de leurs patients ? Font-ils la différence, eux ? Et qu'en est-il de la vieille croyance qui veut que l'acceptation de l'interprétation par le patient prouve sa pertinence ? Nos études en laboratoire et sur le terrain manifestent éloquemment que l'interprétation (ou la suggestion) acceptée est loin de toujours représenter une « histoire » qui est dans l'intérêt du sujet, serait ce un patient.

Voilà quelques raisons de mon silence des dernières années, tant parmi mes collègues œuvrant dans le paradigme psychanalytique que devant mes patients. Sur le plan éthique, le premier silence est peut-être légitime. Le second silence mérite d'être davantage discuté. Toujours dans l'optique thérapeutique du primum non nocere, il reste à mon avis tout aussi défendable. Mais, outre l'intention de ne pas nuire, quelle est sa fonction dans la cure ? Suffirait-il de s'asseoir avec quelqu'un pendant quelques années, sans mot dire pour prétendre à la psychanalyse ? Et si c'était ça, la psychanalyse dans sa version la plus respectueuse du patient ? L'élan transférentiel n'en serait certainement ni diminué, ni banalisé. Et, lors de la « terminaison », l'interprétation ultime garderait toujours sa place en tant que mot libérateur, ne serait-ce que pour mettre fin à la folie transférentielle.

Dans sa critique virulente contre la psychanalyse, Eysenck (1990) compare celle-ci, à l'instar d'un nombre d'autres détracteurs, à une doctrine, pire, à une religion. Son argument de base veut que le psychanalyste tend à mettre les faits au service de la théorie plutôt que de subordonner la théorie aux faits. Je ne suis qu'à moitié d'accord avec cet argument parce que, après tout, le psychanalyste boude de plus en plus la théorisation. Par contre, lorsque le psychanalyste dit que l'avancement des connaissances ne procède point par la vérification mais plutôt « en la manière des cures analytiques elles-mêmes, par vagues successives, dans un mouvement en spirale » (Scarfone, 1999), on peut s'interroger. Entre nous, quoi de neuf depuis cinquante ans ? Ne voit-on pas dans la littérature psychanalytique contemporaine ou bien la « théorisation babélique » dénoncée d'ailleurs par Scarfone, ou bien des nouvelles et sempiternelles exégèses du Grand Livre, si intéressantes fussent-elles.

Critiquer la psychanalyse est interprété par l'analyste comme une « résistance à l'analyse ». Voilà le problème de Van Gijseghem, dira-t-on. Et certains collègues concluront, typiquement : « Il n'a rien compris, lui, à l'analyse ».

POST-SCRIPTUM :

La psychanalyse de demain

Revenons au programme que j'ai dirigé durant tant d'années. On comprendra, à partir de ce qui précède, que je me sentais obligé d'en abandonner la gestion. J'ai cru et je crois encore à l'« ouverture » de ce programme, au fait qu'il n'est pas subordonné à une Lettre qui tient lieu de Règle. En cela, il est et reste le prolongement des premières années de la psychanalyse à Montréal auxquelles on fait référence [110] avec tant de nostalgie. Lussier en parle comme d'une transition entre la « préhistoire » et l'« institutionnalisation » dans les termes suivants :

un cynique pourrait parler de suicide collectif à propos de ce désir d'un cadre qui va nous étouffer [...]. Il est certain que l'Institut est venu étouffer quelque chose. Je n'ai jamais perdu mon enthousiasme pour la psychanalyse, mais je dirais qu'avec les années j'ai éprouvé un sentiment croissant de nostalgie, d'isolement, malgré les amis. Graduellement, j'ai senti que l'Institut n'était plus tout à fait la place rêvée pour... disons... le progrès personnel en tant que psychanalyste [...]. J'ai choisi ici et là... oui, on peut dire choisi, les quelques psychanalystes avec qui je pouvais me sentir libre. Libre de discuter, libre de penser, sans arrière-pensées, sans craindre des rebondissements « officiels » (Lussier, 1984, 38).

Cette liberté de penser, je crois que le Programme du Centre d'orientation a su la préserver jusqu'à un certain point, à travers également une pousse tardive de ce Programme, l'Association des psychothérapeutes psychanalytiques du Québec (A.P.P.Q.). C'est aussi cette même liberté de penser que je réclame dans la seconde partie de ce texte. La liberté de penser, de critiquer, de changer, de ne pas être d'accord, de vouloir valider, de sortir de la religion, quoi ! Si la psychanalyse ne prend pas ce virage, le début de ce nouveau siècle pourrait bien continuer à assister à sa lente agonie.

BIBLIOGRAPHIE

Clerk, G., 1984, Souvenances, Frayages, no 3, 67-78.

Eysenck, H.J., 1990, Decline and fall of the freudian empire, Scott-Townsend Publishers, Washington.

Freud, S., 1899, Screen memories, in The standard édition of the complete psychological Works of Sigmund Freud (vol. 3, 303-322), Hogarth Press, London.

Freud, S., 1937, Constructions in analysis, in The standard edition of the complete psychological Works of Sigmund Freud (vol. 23, 257-269), Hogarth Press, London.

La naissance de la psychanalyse à Montréal, 1984, Frayages.

Lussier. A., 1984, Le « feu sacré » : de la psychologie à la psychanalyse, Frayages, no 3, 27-46.

Masson, J.M., 1984, The assattlt on truth. Freud's suppression of the seduction theory, Farrar, Straus and Giroux, New York.

Péraldi, F., 1984, La marge psychanalytique, Frayages, no 3, 127-135.

Scarfone, D., 1999, Oublier Freud ? Boréal, Montréal.

[111]

Van Gijseghem, H., 1990, Peut-on vivre avec moins d'une science ? in Pelletier, P., Van Gijseghem, H., Beaudry, J., éds, Psychanalyse : Vision du monde, Méridien, Montréal.

Van Gijseghem, H., 1991, [Recension de E. Thornton : Freud and cocaïne]. Revue canadienne de psycho-éducation. 20, 169-171.

Van Gijseghem, H., 1992, [Recension de J.M. Masson : Final analysis. The making and unmaking of a psychoanalyst]. Filigrane, 1, 154-157.

Van Gijseghem, H., 1993a, [Recension de P. Debray-Ritzen. La psychanalyse, cette imposture]. Santé mentale au Québec, 18,315-320.

Van Gijseghem. H., 1993b. [Recension de H. Eysenck : Decline and fall of the freudian empire]. Revue canadienne de psycho-éducation, 22, 134-137.

Van Gijseghem, H., 1993c, [Recension de M. Thouret : Recherches et doutes sur la magnétisme animal]. Santé mentale au Québec, 28, 243-248.

Viderman, S., 1977, La construction de l'espace analytique, Denoël, Paris.



[1] Je parle de « nous » : je m'imagine que, mes compagnons et moi, nous ressentions (probablement) la même chose. Ce sentiment est en tout cas basé sur plusieurs échanges avec ces mêmes compagnons.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 février 2015 15:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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