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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Art, politique, révolution.” Un article publié dans la revue Les Nouveaux Cahiers du socialisme, no 16, automne 2016, pp. 223-232. Montréal. [Autorisation de l’auteur le 6 septembre 2016.]

Louis Gill

[économiste, retraité de l’UQÀM.]

Art, politique, révolution.”

Un article publié dans la revue Les Nouveaux Cahiers du socialisme, no 16, automne 2016, pp. 223-232. Montréal.

Le premier Manifeste du surréalisme (1924)
Le Second manifeste du surréalisme (1930)
Le manifeste Refus global (août 1948)


Il y a cent ans, au cœur de la Première Guerre mondiale, naissait le mouvement dadaïste, à l’initiative d’écrivains et d’artistes réfugiés en Suisse, parmi lesquels les poètes Tristan Tzara (Samuel Rosenstock), d’origine roumaine, et Hugo Ball, d’origine allemande, et les peintres Hans Arp et Emmy Hennings, d’origine allemande.

Son acte fondateur en tant que mouvement de contestation globale, par l’absurde et le nihilisme radical, d’une société faillie qui avait mené à la guerre et à la dévastation, a été la lecture par Hugo Ball, en 1916 à Zürich, d’un bref manifeste d’une page. De Suisse et d’Allemagne où il s’est d’abord développé, le mouvement dada s’est ensuite déplacé vers Paris où il a connu son apogée et un déclin rapide. Vingt-trois manifestes du mouvement dada de Paris ont été lus par leurs auteurs lors de rencontres publiques en 1920.

Ces « manifestes » étaient en fait des proclamations individuelles de leurs auteurs, prononcées devant public, le plus souvent provocatrices, voire scabreuses, avec l’intention délibérée d’offenser et de créer la controverse. Parmi les auteurs de ces manifestes, on remarque en particulier Louis Aragon, André Breton et Paul Éluard, qui sont devenus par la suite des dirigeants du mouvement surréaliste, né en 1922 de l’éclatement du mouvement dada. Celui de Philippe Soupault était une négation de l’art :

Depuis que nous sommes au monde, quelques paresseux ont essayé de nous faire croire que l’art existait. Aujourd’hui, nous qui sommes plus paresseux encore, nous crions : « L’Art, ce n’est rien ». Qui me dira ce que c’est que l’Art ? Qui osera prétendre connaître la Beauté ? Je tiens à la disposition de mes auditeurs cette définition de l’Art, de la Beauté et tout le reste : l’Art et la Beauté = Rien[1]

Cette attitude de rejet global de l’art officiel s’est traduite par le développement très florissant d’un art dada, dont les principaux représentants ont été Hans Arp, Marcel Duchamp, Max Ernst, Georg Grosz, Francis Picabia et Man Ray.

Des propos, dont le radicalisme rejoint celui du mouvement dada, avaient été soutenus avant la guerre au sein du mouvement futuriste, né en Italie, dont les références sont le monde moderne, la machine, la vitesse, le bruit, ainsi que la violence et la guerre. Le manifeste fondateur du mouvement futuriste, rendu public en 1909, dont l’auteur est le poète Filippo Tommaso Marinetti, appelle notamment à « glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme […] et le mépris de la femme », à « démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires », à « débarrasser l’Italie des musées innombrables qui la couvrent d’innombrables cimetières », et proclame que « l’art ne peut être que violence, cruauté et injustice » [2].

Si de tels propos tendent à accréditer une proximité avec le fascisme, et ce fut effectivement le cas d’une fraction du mouvement, ils ne doivent pas occulter le fait que le courant futuriste aspirait d’abord à révolutionner le monde et que bon nombre de ses membres se réclamaient du marxisme et du socialisme.

Au-delà de la simple recherche de toutes les libertés d’expression et des ressources de l’esprit comme fin en soi jusqu’à l’extrême caricatural du rejet de toute logique et de l’apologie du « scandale pour le scandale », le mouvement dada était l’expression du désarroi et de la douleur d’une jeunesse issue de la guerre, qui voulait faire table rase de toutes les valeurs traditionnelles d’une société considérée comme faillie. « À nos yeux, a écrit André Breton, le champ n’était libre que pour une Révolution étendue vraiment à tous les domaines, invraisemblablement radicale » [3].

Cette caractéristique est également celle du surréalisme de la première période. Sur le plan de la création écrite et verbale et, implicitement, tout autant sur le plan de la création artistique, André Breton parle des « hordes de mots littéralement déchaînés auxquels Dada et le surréalisme ont tenu à ouvrir les portes ». Il y a bel et bien, poursuit-il « torpillage de l’idée au sein de la phrase qui l’énonce [...] Le dadaïsme avait surtout voulu attirer l’attention sur ce torpillage. […] La plus grande confusion a toujours été le premier objectif des spectacles « Dada », […] dans l’esprit des organisateurs il ne s’agissait de rien tant que de porter, entre la scène et la salle, le malentendu à son comble » [4].

Il serait toutefois incorrect d’en conclure, à la lumière de l’expérience dadaïste française, que le mouvement dada dans son ensemble a été détaché de la politique. Sa composante allemande, la plus importante et la plus active à ses débuts, a au contraire été fortement influencée par la politique du mouvement ouvrier organisé allemand, alors le plus puissant d’Europe.

Il faut rappeler qu’au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne a connu une importante activité révolutionnaire qui a vu se former, sur l’ensemble du territoire, des comités et conseils ouvriers et de soldats sur le modèle des soviets de la révolution russe qui venait à peine d’éclater en 1917. Cette activité était vue comme le deuxième acte de la révolution mondiale, dont le succès était considéré comme vital à la survie de la révolution russe. Elle a subi un premier coup majeur en 1919 avec l’écrasement de l’insurrection spartakiste à Berlin et l’assassinat de ses dirigeants, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, pour être totalement liquidée en 1923.

De nombreux membres du mouvement dada allemand ont été étroitement liés à ces événements. Le peintre et caricaturiste dadaïste Georg Grosz a participé à l’insurrection spartakiste en 1919; il a été un des membres fondateurs du Parti communiste allemand (Kommunistische Partei Deutschlands – KPD) et a fondé en 1924 le Rote Gruppe regroupant les artistes communistes, alors que d’autres membres du mouvement ont créé le Comité central des révolutionnaires dadaïstes de Berlin, en 1919. Le document fondateur du Comité affirmait que le dadaïsme exige :

L’expropriation immédiate de la propriété (socialisation) et l’alimentation communiste pour tous ainsi que l’établissement de jardins publics appartenant à la communauté qui incitent l’homme à la liberté. […]

La libération des églises afin de faire des lieux de création poétique dadaïste.

L’établissement d’un conseil consultatif dadaïste dans chaque ville de plus de 50 000 habitants pour la réorganisation de la vie […]

Le contrôle de tous les lois et règlements par le conseil dadaïste de la révolution mondiale. […]  [5]

Un autre manifeste dadaïste, fortement teinté de politique, signé notamment par le futur surréaliste Hans Arp, a été rendu public en 1923, le Manifeste de l’art prolétarien (Manifest Proletkunst). Ce manifeste s’inscrit dans le sillage du mouvement « pour une culture prolétarienne », ou Proletkult (proletarskaya kultura), né en 1917 en Russie au lendemain de la révolution d’Octobre.

Le principal protagoniste de ce mouvement fut Alexandre Bogdanov, un militant ultragauche du parti bolchevique qui préconisait, dans une volonté de rupture radicale avec le passé, la création de toute pièce d’une culture « prolétarienne » entièrement nouvelle, n’ayant aucun lien avec le passé bourgeois. L’objectif de la création d’une telle culture, aux yeux de Bogdanov, était d’éduquer le prolétariat et de l’aider à construire sa conscience de classe.

Il vaut la peine de souligner que cette orientation a été vertement combattue par les deux principaux dirigeants de la révolution d’Octobre, Vladimir Lénine et Léon Trotsky, pour qui une éventuelle nouvelle culture socialiste ne peut résulter que de l’assimilation et du développement de la connaissance acquise par l’humanité sous le capitalisme. De même, l’éducation du prolétariat devait à leurs yeux reposer sur sa maîtrise de ce que la société capitaliste a légué, pour être en mesure d’accomplir la tâche de la transformer dans la voie du socialisme.

En somme, il en est de la culture comme de la société dans son ensemble : contre la conception idéaliste d’une hypothétique construction du socialisme ex nihilo, le marxisme conçoit le socialisme, successeur du capitalisme, comme ne pouvant se construire qu’en en intégrant les acquis, qu’il a pour mission de dépasser.

La notion d’« art prolétarien » ou de « culture prolétarienne » est ainsi dénuée de sens et étrangère au marxisme, comme l’a soutenu Trotsky dans un écrit de 1924 intitulé Littérature et révolution, le but de la révolution étant d’en finir avec la culture de classe et d’ouvrir la voie à la culture humaine. Ce thème et celui de l’indépendance totale qui doit être garanti à l’art, à la science, à la littérature, au théâtre, à la musique, etc., ont été au cœur des préoccupations de Trotsky qui les a réaffirmées dans des écrits dont il sera question ultérieurement.

Dans le climat de grande liberté d’expression auquel la victoire de la révolution de 1917 a donné lieu jusqu’au milieu des années 1920, des milliers d’artistes et d’écrivains ont participé en Russie à une véritable effervescence de l’art, parmi lesquels le poète Vladimir Maïakovsky, et les peintres Marc Chagall et Kasimir Malevitch. Dans ce cadre, le mouvement Proletkult a connu une impressionnante expansion. Il comptait au début des années 1920 quelque 400 000 membres et publiait quinze périodiques.

Cette brève période de liberté de l’art et de la culture et de libre coexistence des divers courants, dont aucun n’aspirait à exercer un monopole, a été brusquement interrompue par la prise du pouvoir politique par Staline, l’imposition brutale de la ligne du Parti et la mise au pas des artistes, écrivains, scientifiques, etc., dont certains ont pu, lorsqu’il était encore temps, trouver refuge à l’étranger, alors que la plupart ont été ostracisés, cassés, emprisonnés, torturés ou exécutés.

Le premier Manifeste du surréalisme (1924)

Tel que mentionné plus tôt, le surréalisme est né en 1922 de l’éclatement du mouvement dada. Ses chefs de file, André Breton, Louis Aragon et Paul Éluard, avaient constitué le groupe Dada français. Les deux manifestes du surréalisme, rendus publics en 1924 et 1930, ont été écrits par André Breton qui a été du début à la fin la figure dominante du mouvement.

Même si le surréalisme de la première période se démarque du dadaïsme par l’importance qu’il accorde à l’inconscient et au rêve, à l’automatisme et à l’écriture mécanique, et par son rejet d’un nihilisme intellectuel stérile, la politique et a fortiori l’action politique lui demeurent étrangères, comme elles l’étaient du dadaïsme français, de sorte que la « révolution surréaliste » demeure à ses débuts une révolution dans les idées.

Le groupe surréaliste l’exprimait clairement dans sa Déclaration du 27 janvier 1925 :

Le surréalisme n’est pas un moyen d’expression nouveau ou plus facile […] Il est un moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble. […] Le surréalisme n’est pas une forme poétique. Il est un cri de l’esprit qui retourne vers lui-même et est bien décidé à broyer désespérément ses entraves [6].

Un autre document, contemporain du premier et interne au groupe, précise le sens de la révolution surréaliste à accomplir :

La réalité immédiate de la révolution surréaliste n’est pas tellement de changer quoi que ce soit à l’ordre physique et apparent des choses que de créer un mouvement dans les esprits. L’idée d’une révolution surréaliste quelconque vise à la substance profonde et à l’ordre de la pensée [7].

L’apport fondamental du surréalisme de la deuxième période est précisément de dépasser les limites d’une révolution du seul esprit et de combler le vide d’une pensée n’agissant que pour son propre compte, en posant la question du régime social dans lequel nous vivons, de son acceptation ou de son refus, et de l’action politique à engager.

Le Second manifeste du surréalisme (1930)

Ce qui distingue donc le deuxième manifeste du premier est son important pas qualitatif en avant sur le plan de la conscience et de l’action politiques. Non seulement le mouvement surréaliste décide-t-il d’aller de l’avant dans cette voie, mais il se prononce en faveur d’une adhésion sans réserve au matérialisme historique, c’est-à-dire au marxisme. André Breton l’affirme notamment dans un écrit de 1937 intitulé Limites non-frontières du surréalisme. Par contre, cette adhésion n’était nullement synonyme d’une attitude aussi enthousiaste à l’égard du Parti communiste, qui se présentait comme son assise.

Par ailleurs, si l’adhésion au marxisme et à la révolution était vue par le surréalisme comme le moyen exclusif de la libération sociale et, par suite, de l’esprit, d’aucune manière cette adhésion ne devait-elle à ses yeux entraver la souveraineté de la pensée.

Quelle qu’ait été l’évolution du surréalisme dans le domaine politique, lit-on dans le Deuxième manifeste, si pressant que nous en soit venu l’ordre de n’avoir à compter pour la libération de l’homme, première condition de l’esprit, que sur la Révolution prolétarienne, je puis bien dire que nous n’avons trouvé aucune raison valable de revenir sur les moyens d’expression qui nous sont propres [...]

Assurément, il en va de la production artistique et littéraire comme de tout phénomène intellectuel en ce sens qu’il ne saurait à son propos se poser d’autre problème que celui de la souveraineté de la pensée.[8]

Cette conclusion est une anticipation de la position qui a été consignée en 1938 dans le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, rédigé par André Breton et Léon Trotsky à Coyoacán en juillet 1938 et signé par André Breton et le peintre muraliste mexicain Diego Rivera, lors de la visite de Breton à Trotsky pendant son exil au Mexique.

Comme on le sait, au nom d’un « art » promu au statut d’art officiel ayant un droit exclusif à l’existence, désigné comme l’« art héroïque » par le régime hitlérien et comme le « réalisme socialiste » par le régime stalinien, les deux totalitarismes de l’époque se sont livrés à une persécution féroce de l’art libre, à la destruction des œuvres et à l’ostracisation de leurs auteurs, réduits au silence, mis en fuite, incarcérés ou exécutés.

À titre d’illustration, les nazis organisèrent en 1937 à Munich une exposition de plusieurs centaines d’œuvres d’« art dégénéré », présentées comme étant produites par des bolcheviks ou par des juifs, avec l’objectif de les dénigrer. Il s’en suit, lit-on dans le Manifeste, que :

4) […] L'art véritable, c’est-à‑dire celui qui […] s'efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l'homme et de l'humanité d'aujourd'hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c'est‑à‑dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l'entravent.

8) […] l'art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques, extrêmement courtes.

9) […] Le libre choix des thèmes de l’art et la non-restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l'artiste un bien qu'il est en droit de revendiquer comme inaliénable.

En matière de création artistique, il importe essentiellement que l'imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière.

À ceux qui nous presseraient […] de consentir à ce que l'art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.

10) […] pour la création intellectuelle, la révolution doit, dès le début même, établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! [9]

Ce manifeste est incontestablement d’une très grande richesse et d’une importance capitale. D’abord pour ce qui de l’affirmation des conditions essentielles à l’existence d’un art véritable, soit l’absolue nécessité de son indépendance, synthétisée dans le mot d’ordre : toute licence en art !

Mais aussi pour ce qui est de l’activité intellectuelle en général, scientifique et littéraire comme artistique, dont le manifeste souligne qu’elle ne peut se déployer pleinement que dans « un régime anarchiste de liberté individuelle », sans autorité ni contrainte, sans la moindre trace de commandement.

Il ne saurait s’agir par ailleurs de viser à mêler ou fusionner les tendances artistiques en une seule, ni à accorder une exclusivité ou un privilège à l’une ou l’autre en fonction de quelque orientation politique. Il s’agit au contraire de les grouper telles qu’elles sont, dans leur complète autonomie, dans une lutte commune contre tout ce qui brime leur épanouissement propre.

Cette dimension du manifeste est aujourd’hui plus que jamais d’une brûlante actualité, en particulier dans le domaine scientifique, avec l’importance prépondérante prise par la recherche appliquée, orientée en fonction des besoins immédiats des organismes et entreprises privés qui la financent, au détriment de la recherche fondamentale.

La volonté d’affirmer cette liberté de l’activité intellectuelle dans tous ses champs d’intervention est exprimée entre autres dans les conventions collectives professorales universitaires sous la forme de la garantie de la liberté académique et de l’autonomie universitaire face aux gouvernements, aux églises, aux corporations et autres institutions et groupes d’intérêt.

Un mois avant l’élaboration du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, en juin 1938, Trotsky avait terminé un article intitulé « L’art et la révolution »[10], à l’invitation de la Partisan Review publiée aux États-Unis.

Acte de révolte et de protestation contre la réalité, écrit Trotsky dans ce texte, l’art est impuissant à trouver par ses seuls moyens une issue à une impasse qui est une crise d’ensemble de la société, de sorte que sa fonction se définit par son rapport avec la révolution.


Mais la révolution qui a triomphé en Russie en 1917 a été dévoyée de sa trajectoire et la création artistique qu’elle avait puissamment stimulée au départ a été étouffée par le totalitarisme qui a accouché d’un monstre, le « réalisme socialiste », aussi étranger à l’art qu’au socialisme, un art « irrémédiablement déchu, par suite des conditions mêmes imposées à son élaboration », « un moyen d’extermination morale », comme André Breton l’a caractérisé, une « monstruosité d’obscurantisme », comme la désignait Claude Gauvreau.

Cet écrit de Trotsky, tout comme le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, est demeuré à toutes fins utiles inconnu. Dans une large mesure on peut attribuer l’absence de ces textes majeurs à la censure générale dont les écrits de Trotsky ont été l’objet dès le début des années 1930 après son expulsion d’Union soviétique en 1929, puis de sa condamnation à mort par contumace lors du premier procès de Moscou en 1936 et finalement de son assassinat par un agent de Staline à Coyoacán en 1940.

Le manifeste Refus global (août 1948)

Reconnu comme un texte politique fondateur du Québec moderne, Refus global est, comme on le sait, une déclaration radicale de rejet de la société québécoise des années 1940, dites de la « grande noirceur » duplessiste, une société médiévale, sclérosée, étouffante, dominée par la religion, les préjugés et les privilèges. Refus global est un refus de tout ce qui bloque, paralyse la pensée, l’imagination et la création. En ce sens, il est une affirmation de l’absolue nécessité de la liberté et de l’indépendance de la pensée et de la création artistique et littéraire.

Il laisse cependant planer une ambiguïté quant à la nature de la transformation de la société à mettre en œuvre. En témoignent les extraits suivants :

Les amis du régime nous soupçonnent de favoriser la « Révolution ». Les amis de la « Révolution » de n'être que des révoltés …

On nous prête l'intention naïve de vouloir « transformer » la société en remplaçant les hommes au pouvoir par d'autres semblables. Alors, pourquoi pas eux, évidemment !

Ils se dévouent à salaire fixe, plus un boni de vie chère, à l'organisation du prolétariat.

L'ennui est qu'une fois la victoire bien assise, en plus des petits salaires actuels, ils exigeront sur le dos du même prolétariat, toujours, et toujours de la même manière, un règlement de frais supplémentaires et un renouvellement à long terme, sans discussion possible…

Le salut ne pourra venir qu'après le plus grand excès de l'exploitation.

Ils seront cet excès.

Ils le seront en toute fatalité… La ripaille sera plantureuse. D'avance nous en avons refusé le partage.

Voilà notre « abstention coupable » [11].

Les premiers mots de cet extrait sont motivés par les attaques contre les automatistes formulées à la fin de 1947 et au début de 1948 dans le journal Combat du Parti communiste canadien, le parti stalinien inféodé à Moscou, parti qui regroupe ceux que Borduas désigne (ironiquement ?) comme « les amis de la “Révolution” »[12].

En réponse à une attitude jugée trop conciliante en faveur d’une relative autonomie de l’art face à la politique, formulée par le poète et membre du Parti communiste Gilles Hénault à l’égard des automatistes dans les pages de Combat, ainsi qu’à une déclaration de Riopelle sur « la dégénérescence du communisme », le rédacteur en chef de ce journal, Pierre Gélinas, était intervenu pour condamner un art qui serait, selon lui, fermé à l’engagement réel et se situerait à l’écart des forces progressives de la société.

Les artistes qui s’inscrivent dans une logique autre que celle, exclusive, des luttes sociales, affirmait-il, esquivent « le problème fondamental de changer la société » et adoptent « une attitude contre-révolutionnaire ». Il y a, soutenait-il « un abîme entre le révolté et le révolutionnaire – en art comme ailleurs :

[…] les soi-disant « révolutionnaires » de la toile – par le plus singulier des hasards – se placent à contre-courant du progrès de l’humanité sur le terrain économique, politique et social, ne serait-ce que par une abstention coupable – quand cela ne va pas jusqu’à des prises de position politiques qui s’opposent aux revendications pratiques, aux organisations et aux partis de la classe ouvrière, représentant aujourd’hui la force ascendante du progrès [13].

Soutenir que les autonomistes, caractérisés comme les « “révolutionnaires” de la toile », marchaient à contre-courant du changement social était pour le moins abusif et contredit par leurs positions politiques comme le soutien sans équivoque au mouvement ouvrier et à ses grèves, dont la célèbre grève de l’amiante d’Asbestos en 1949, ainsi que par leur opposition active à la « loi du cadenas », imposée par le gouvernement de Maurice Duplessis au nom de sa volonté de contrer ce qu’il désignait comme « la menace des communistes ». Venant de poser un geste catégorique de rupture avec une société autoritaire théocratique qui les étouffait, on comprend qu’ils n’aient pas été disposés à se soumettre à une nouvelle dictature, celle d’une bureaucratie stalinienne frauduleusement enveloppée du manteau du socialisme.

Même ainsi justifiée, il faut reconnaître que cette abstention confine à une certaine forme de vide politique. Et ce vide ne saurait être comblé par les seules formules enthousiastes énoncées dans Refus global, du type :

Un nouvel espoir collectif naîtra ! Déjà il exige l'ardeur des lucidités exceptionnelles, l'union anonyme dans la foi retrouvée en l'avenir, en la collectivité future ! Au refus global, nous opposons la responsabilité entière ! Au terme imaginable, nous entrevoyons l'homme, libéré de ses chaînes inutiles, réaliser dans la spontanéité, dans l'anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels !

Si la condamnation de la société existante par le manifeste est radicale, on ne peut donc pas en dire autant des perspectives de l’action politique à mener pour la remplacer et mettre en place les conditions essentielles à l’indépendance de l’art que le manifeste appelle à grands cris. Sans être désigné comme tel, l’objectif visé s’assimile à celui de la « révolution dans les esprits », préconisée par les surréalistes de la première période dans leur Déclaration du 27 janvier 1925.

Ce résultat est plutôt faible lorsqu’on connaît le dépassement de l’objectif de la seule révolution dans les esprits qui a marqué l’évolution des positions surréalistes qui ont suivi cette Déclaration, celles de Breton en particulier, et dont on trouve la synthèse dans l’article de Trotsky intitulé « L’Art et la Révolution », déjà mentionné. [14]

Il peut dans une certaine mesure s’expliquer par l’état d’appauvrissement de la pensée produit par les années de stalinisme, qui ont amené d’importantes fractions de la population à assimiler le socialisme et le communisme à la dramatique caricature qu’en a fait le stalinisme, et à voir comme une fatalité inhérente au marxisme lui-même la dégénérescence stalinienne.

La société totalitaire dégénérée de l’Union soviétique demeurant aux yeux d’aspirants et d’aspirantes à un monde meilleur l’incarnation du communisme et de la révolution, on peut comprendre que les automatistes aient préféré s’en tenir loin, par l’« abstention coupable ».



[1] Manifestes DADA surréalistes, Textes réunis et présentés par Georges Sebbag, Paris, Jean-Michel Place, 2005, p. 36.

[2] Le Manifeste du futurisme, ou Manifeste des peintres futuristes, a été publié dans le quotidien français Le Figaro, le 20 février 2009. Il avait été publié dans le quotidien italien Gazetta dell’Emilia, le 5 février 2009. Voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2883730/f1.item.zoom.

[3] André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, cité par Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 17.

[4] André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, p. 101, 108, 121.

[5] Was ist der Dadaismus und was will er in Deutschland ? (Qu’est-ce que le dadaïsme et que veut-il en Allemagne ?),

www.literaturepochen.at/exil/multimedia/pdf/haussmandadaismus.pdf.

[6] Cité par Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 17.

[7] Cité par Nadeau, op.cit., p. 73.

[8] Voir André Breton, Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 102-103.

[9] André Breton et Diego Rivera, Pour un art révolutionnaire indépendant, 1938. Voir André Breton, La Clé des champs, Paris, Livre de poche, Biblio, Essais 4335, 1991, p. 43-50, et Léon Trotsky – Œuvres 1938 – 25 juillet 1938, www.marxists.org/français/trotsky/oeuvres/1938/07/lt19380725c.htm.

[10]      Léon Trotsky, « L’art et la révolution »,
www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/06/lt_19380617_01.htm.

[11] Paul-Émile Borduas, Refus global, 1948. [Le texte est disponible dans Les Classiques des sciences sociales.]

[12] Voir Marcel Saint-Pierre, Une abstention coupable. Enjeux politiques du manifeste Refus global, Montréal, M Éditeur, 2013.

[13] Pierre Gélinas, « Contribution à une discussion sur l’art », Combat, 29 novembre 1947.

[14] Écrit en juin 1938 et publié aux États-Unis dans la Partisan Review.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 27 septembre 2016 19:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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