[1]
Louis Gill
économiste, professeur à l'UQÀM
“Gestion participative
et réorganisation du travail :
un point de vue sur les enjeux.”
Communication présentée au 35e Congrès de la Fédération des affaires sociales [FAS-CSN] le 15 décembre 1992, 12 pp.
- Un vent de concertation
- L'influence du contexte politique
- À la FAS, ouverture d'un débat
- L'attachement patronal aux droits de gérance
- Un seul objectif : tirer le maximum de notre travail
- Réorganisation du travail et accroissement du rendement
- Un risque réel d'affaiblissement syndical
- Miser sur l'entrepreneurship ?
À son congrès d'orientation de 1985, la CSN entreprenait une réflexion sur le rôle des syndicats face aux changements technologiques et à l'organisation du travail. Après de longs débats dans ses diverses instances, elle adoptait cinq ans plus tard à son 55e Congrès en 1990 une position, réaffirmée au congrès de 1992, qui se résume dans le mot d'ordre Prendre les devants dans l'organisation du travail. Le champ de l'organisation du travail, déclarait le président Gérald Larose au terme de ce congrès, « est un champ d'action syndicale révolutionnaire ; c'est en s'appropriant l'organisation du travail que les travailleurs et les travailleuses pourront le mieux atteindre les objectifs d'équité, de démocratie, de valorisation du travail, d'autonomie professionnelle, de santé et sécurité au travail, etc. » [1].
Pour s'approprier l'organisation du travail, comme l'expliquait le Rapport de l'Exécutif de la Centrale au 55e Congrès, « nous devons... investir les lieux où se concentre l'information et se prennent les décisions qui nous concernent » ; nous devons faire la distinction entre les « intérêts conflictuels » qui nous séparent des patrons et les « objectifs convergents » qui peuvent nous rapprocher d'eux et nous inciter à coopérer avec eux [2].
Un vent de concertation
Cette perspective d'une gestion participative, d'une concertation des salariés et des patrons au sein des entreprises ou des établissements de services publics, n'est qu'une des nombreuses formes de partenariat qui ont été mises de l'avant au cours des dernières années. Dans l'un de ses derniers rapports, le Conseil économique du Canada, désormais aboli par le gouvernement Mulroney, se faisait le promoteur du partenariat social comme instrument de gestion économique. Bipartites ou [2] tripartites, les mesures envisagées dans un premier temps au niveau des politiques sectorielles comme le marché du travail et la lutte contre l'inflation, devraient ultérieurement s'étendre à la gestion macro-économique globale. Même si le Canada, précisait le Conseil, n'a pas de tradition de gestion tripartite de type européen, à ses yeux, « des signes encourageants de concertation entre partenaires sociaux avaient commencé à se manifester », parmi lesquels le Forum pour l'emploi créé en 1989 au Québec sous le parrainage de 25 représentants du mouvement syndical, du monde des affaires, des universités, des municipalités, de l'Église et des communautés culturelles. Il faut préciser que les succès indéniables de pays comme l'Allemagne d'abord, puis surtout l'Autriche et la Suède, dans la réduction du chômage et la réalisation de politiques sociales avancées, ont largement contribué à promouvoir l'idée d'une concertation sociale comme étant la formule indispensable à laquelle il faudrait recourir pour réaliser ces objectifs.
Identifiée davantage aux orientations du Parti québécois qui avait organisé les Sommets économiques et sociaux pendant ses années de pouvoir de 1976 à 1984, la concertation est récemment devenue un cheval de bataille du gouvernement Bourassa. Son porte-flambeau est le ministre de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie, Gérald Tremblay. S'appuyant sur divers règlements de contrats de travail, en particulier celui qui a été conclu au printemps 1991 à Sorel-Tracy entre le syndicat affilié à la Fédération de la métallurgie de la CSN et l'entreprise Sammi-Atlas, le ministre a fait état de son souhait d'en arriver à la conclusion d'un pacte social entre patronat et syndicats s'inspirant des modèles allemand et scandinave [3].
L'influence du contexte politique
L'évolution des dernières années dans la voie du partenariat au sein de l'entreprise a eu lieu au moment même où la question nationale a resurgi comme la question décisive à résoudre au Québec, aux yeux de la grande majorité de la population. Peut-il y avoir un lien entre ces deux développements ? Je le crois. La volonté d'un règlement définitif de la question nationale est le fait d'une majorité incontestable [3] de la population du Québec, qui englobe toutes les couches de cette population. Les mémoires déposés à la Commission Bélanger-Campeau, qui ont depuis été rangés sur des tablettes, ont témoigné d'un large consensus entre syndicats, chambres de commerce, mouvement coopératif, organismes régionaux et communautaires, etc., au moins quant à la volonté de récupérer à Québec l'essentiel des pouvoirs économiques et politiques. Ce consensus face aux revendications nationales vient appuyer l'idée que travailleurs et dirigeants d'entreprises, syndicats et organismes patronaux pourraient avoir, au-delà des seuls objectifs nationaux, des objectifs généraux convergents et auraient intérêt à se concerter pour les réaliser. Parce que la plus grande communauté de vues au sein de la population du Québec est nécessaire, au-delà des classes sociales, pour gagner la souveraineté, on finit par croire qu'une telle communauté de vues pourrait tout naturellement être étendue à une échelle plus large, à la limite au contenu du pays à construire. Le consensus nécessaire de l'ensemble de la population pour résoudre cette question d'ordre démocratique qu'est la question nationale incite à croire qu'un consensus serait tout aussi possible pour résoudre un autre type de questions, cette fois d'ordre social, comme les relations de travail et la réalisation du plein emploi. Nous pourrions en somme trouver à nous entendre au sein de la grande famille nationale, réaliser en harmonie le « modèle québécois ». L'empressement de bon nombre de représentants du monde patronal à « tourner la page » au lendemain du référendum du 26 octobre dernier et à mettre de côté le dossier constitutionnel pour commencer enfin à s'occuper de « choses sérieuses », c'est-à-dire d'économie, en dit long sur leur capacité d'adaptation au régime constitutionnel actuel et doit nous confirmer dans notre présomption de ce que, sur ce terrain comme sur les autres, nous ne pouvons vraiment compter que sur nous-mêmes.
Les bouleversements majeurs qui secouent les pays de l'Est depuis 1989 ont également une incidence indéniable sur le contenu qu'on cherche à donner à une société dont on voudrait qu'elle soit adaptée aux aspirations de la population travailleuse et dirigée démocratiquement par elle. La faillite des régimes bureaucratiques et autoritaires a amené des millions de travailleurs, à l'Est comme à l'Ouest, à tourner le dos aux idées mêmes de socialisme, de propriété collective des moyens de production et d'économie planifiée, assimilées par eux à la monstrueuse caricature qu'en a fait le stalinisme. Pour les travailleurs de l'Ouest qui font l'expérience quotidienne du capitalisme, l'incitation à rechercher une solution du côté de la « troisième voie », celle d'un capitalisme civilisé s'en trouve inévitablement renforcée. Dans les pays de l'Est, il faut en convenir, les solutions recherchées dans un premier temps semblent plutôt s'inspirer du néolibéralisme, [4] la voie polonaise en étant l'expression la plus dramatique. On peut s'attendre toutefois à ce que l'expérience du capitalisme avec ce qui accompagne nécessairement son retour, chômage, pauvreté, développement des inégalités, etc., amplifie un mécontentement qui a déjà commencé à s'exprimer et encourage la recherche de solutions dans la voie d'un capitalisme « civilisé » fondé sur le partenariat.
À la FAS, ouverture d'un débat
C'est dans ce cadre général que la Fédération des affaires sociales, à l'occasion de son 35e Congrès, entreprend sa propre réflexion sur les modèles d'organisation du travail. La question de la participation des salariés à la gestion des établissements du réseau de la santé et des services sociaux n'est pas quelque chose de nouveau à la FAS. Comme on le sait, la participation aux organismes centraux de gestion que sont les conseils d'administration a été implantée il y a plus de vingt ans dans tout le réseau par la loi 65, à l'époque où la Fédération des affaires sociales portait encore le nom de Fédération nationale des services [FNS]. Il y a un an, la loi 120 a modifié quelque peu le contenu de la représentation aux conseils d'administration en donnant notamment une place plus importante aux représentants de la population. Mais, contrairement à ce qu'il avait prévu dans son projet de loi initial en conformité avec les recommandations de la Commission Rochon, le ministre Marc-Yvan Côté n'a pas retenu, dans la version finale, de dispositions destinées à favoriser une gestion participative à d'autres niveaux que les conseils d'administration et les comités consultatifs du personnel dans les établissements du réseau.
Cela n'a pas empêché les administrations d'un nombre croissant d'établissements de prendre des initiatives et d'importer du secteur privé des modèles de gestion participative pour les implanter dans le réseau, où on parle désormais de qualité totale, de planification stratégique, de gestion pro-active des ressources humaines, et où on crée des comités de qualité de vie au travail, des comités de qualité totale, etc.. Cette transmission des modes de gestion du secteur privé au secteur public et leur adaptation aux conditions particulières des établissements concernés n'est pas quelque chose de nouveau. La seule nouveauté réside dans les modes de gestion eux-mêmes, modes qui tendent depuis quelques années à se généraliser dans le secteur privé et qui se caractérisent par l'implication du personnel dans l'organisation du travail.
[5]
L'attachement patronal
aux droits de gérance
En tant que syndiqués, nous savons à quel point les patrons sont attachés à leurs droits de gérance. Nous savons que toute limite à l'exercice de ces droits de gérance, consignée dans nos conventions collectives, n'est jamais autre chose que le résultat de batailles passées, parfois très dures. Ces limites, inscrites en noir sur blanc, sont la consignation de l'état du rapport de forces entre syndicats et patrons dans chaque lieu de travail et elles n'ont jamais qu'une valeur provisoire qui doit être sans cesse réaffirmée, faute de quoi les employeurs s'efforceront d'éliminer ces empiétements des travailleurs sur un terrain qu'ils veulent jalousement préserver. Ce droit ne leur est pas tombé du ciel. Dans le secteur privé, il leur vient tout naturellement du fait que les entreprises leur appartiennent ou qu'ils les gèrent au nom de leurs propriétaires actionnaires. Dans les secteurs public et para-public, il leur vient de ce qu'ils ont reçu le mandat du gouvernement ou d'une corporation publique qui administre des biens appartenant à la collectivité.
Forts de l'expérience des luttes syndicales passées et de leurs enseignements, nous sommes donc justifiés de nous demander ce qui motive les patrons à recourir à ces nouveaux modes d'organisation du travail qui laissent croire au premier coup d'œil qu'ils seraient disposés à desserrer leur emprise sur leur droit exclusif de décider. Pourquoi nous proposent-ils tout à coup de nous associer à eux dans une gestion participative ? Nous ne risquons pas de trop nous tromper en pensant que s'ils viennent à nous pour nous proposer de nouveaux modes d'organisation du travail, c'est qu'ils espèrent de cette façon en tirer davantage de notre travail. Ayant peine à briser la résistance des syndicats en les affrontant directement, ils s'efforcent d'arriver au même but en remplaçant le bâton par la carotte. Et il faut reconnaître que le moyen est plutôt habile. Il est en effet alléchant pour des salariés confinés à des rôles de simples exécutants d'ordres venus d'en haut, de se voir proposer de nouvelles tâches qui font appel à leur initiative, à leur créativité, qui leur confère un statut de personne responsable et qui les associe à l'amélioration de la qualité des biens ou services offerts. Qu'y a-t-il de plus légitime que l'aspiration à contrôler son travail, à exister à part entière, à se réaliser dans son travail et à en tirer une gratification ?
Il faut être conscient toutefois de ce que les propositions patronales de réorganisation du travail et de gestion participative, qui apparaissent comme le moyen d'une revalorisation du travail, ne peuvent donner lieu, dans la meilleure des situations, qu'à des concessions très relatives de la part du patronat en matière de [6] droits de gérance. Appelés à commenter les orientations que la CSN s'apprêtait à confirmer lors de son 56e Congrès, Ghislain Dufour du Conseil du patronat et Richard Le Hir de l'Association des manufacturiers ne laissaient aucune ambiguïté quant à leurs positions à l'égard des limites qu'ils entendent donner à la réorganisation du travail. « Si prendre les devants dans l'organisation du travail veut dire que le syndicat gère la boîte, c'est non ! », s'exclamait Ghislain Dufour. Quant à Richard Le Hir, il se refusait « à voir la réorganisation du travail comme un partage du droit de gérance ». Les industriels, précisait-il, « sont encore maîtres chez eux » [4].
Un seul objectif :
tirer le maximum de notre travail
Avec ou sans réorganisation du travail, les patrons n'ont qu'un seul objectif stratégique, tirer le maximum de notre travail. Les moyens pour y arriver se modifient ; c'est tout. Si le contenu matériel des nouvelles technologies favorise une nouvelle organisation du travail, le cadre social dans lequel elles sont déployées est toujours le même, celui de la propriété privée et du profit. Tirer le maximum de la force de travail a pris des formes diverses au cours de l'histoire. À l'aube du capitalisme, la réunion d'un grand nombre de travailleurs dans un même atelier de travail a ouvert la possibilité d'une division des tâches, chaque travailleur étant confiné à une activité partielle et complémentaire des autres, chacun n'existant que comme simple composante d'une opération d'ensemble. La simplification et la parcellisation des tâches a facilité leur mécanisation. La force de travail humaine qui jusque-là avait produit en s'aidant d'outils, s'est trouvée réduite à n'être plus qu'un appendice de l'outil mécanisé, c'est-à-dire de la machine ou du système mécanisé de production. Ce caractère de simple appendice de la machine a été affirmé avec plus de vigueur encore au cours du 20e siècle. La recherche des moyens d'extirper le rendement maximum de la capacité productive du travail a donné naissance à ce qui a été désigné sous le nom « d'organisation scientifique du travail » ou « taylorisme », du nom de l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor [1856-1915] qui en est le fondateur. Une caractéristique fondamentale de l'organisation du travail proposée par Taylor est la séparation complète des tâches de conception et d'exécution, les tâches de conception devant relever exclusivement [7] de la direction et de son personnel scientifique spécialisé, alors que les travailleurs se voient confier de simples tâches d'exécution qui leur sont prescrites selon des directives strictes et détaillées [5].
La gestion participative proposée aujourd'hui par les patrons apparaît donc comme un revirement radical d'attitude. Serions-nous entrés dans une nouvelle phase marquée par la volonté patronale de recomposer le travail, de ressouder les tâches de conception et d'exécution ? Je crois qu'il faut plutôt partir du fait que les motivations patronales n'ont pas changé et que les réorganisations du travail proposées s'expliquent d'abord par leur adaptation à l'état actuel de la technologie. Cela aujourd'hui fait l'affaire des patrons d'associer les travailleurs à la gestion parce que les techniques existantes s'y prêtent. Dans les systèmes complexes de production et de gestion où les postes de travail sont reliés par ordinateurs, le travailleur est tout autant qu'avant l'appendice de la machine, un appendice intelligent, un complément nécessaire, mais un appendice tout-de-même. Sa fonction, dans un contexte où on lui accorde circonstanciellement un pouvoir relatif de participation aux décisions, est toujours déterminée par l'impératif de l'augmentation de la productivité. Qu'adviendra-t-il de cet appendice intelligent lorsque de nouveaux progrès techniques auront vu le jour, lorsque par exemple les recherches en cours sur l'intelligence artificielle auront porté fruit ? La réorganisation du travail qui s'ensuivra sera-t-elle toujours fondée sur la gestion participative ? On ne peut évidemment que spéculer à cet égard. Une chose par contre ne se prête à aucune spéculation. La nouvelle attitude patronale face à l'organisation du travail n'est pas guidée par des objectifs d'humanisation ou de revalorisation du travail. Elle est essentiellement guidée par des objectifs d'accroissement de la productivité et du rendement.
Réorganisation du travail
et accroissement du rendement
Pour donner corps à cette préoccupation patronale de première importance et favoriser l'implantation des régimes de qualité totale dans le secteur privé, le gouvernement Bourassa annonçait dans le Discours du budget de mai dernier l'instauration d'un nouvel incitatif fiscal, qui entrera en vigueur en 1993, liant [8] l'approche de la qualité totale à un « régime d'intéressement des travailleurs aux résultats de l'entreprise ». La mesure prévoit une exemption fiscale dans le calcul du revenu imposable pour tout employé ayant reçu des montants dans le cadre d'un régime de participation aux profits de l'entreprise. Pour être admissible au programme, l'entreprise doit être inscrite dans une démarche de qualité totale. Le but de la mesure, explique le gouvernement, est d'améliorer la compétitivité des entreprises dans l'environnement concurrentiel des années 1990. Les gestionnaires, précise le gouvernement, doivent recourir « à des modes d'organisation qui concourent au relèvement de la productivité ».
L'approche de la qualité totale et l'intéressement des travailleurs constituent des éléments... (dont la) caractéristique commune est d'inscrire l'objectif de relèvement de la productivité à l'intérieur d'une relation employeur-employés basée sur le partenariat et la concertation. En effet :
- l'approche de qualité totale associe l'employeur et les employés dans un processus structuré et organisé de révision des modes d'organisation de l'entreprise ; et
- l'établissement d'un régime d'intéressement offre aux travailleurs la possibilité de profiter des gains qui découlent de leur contribution au relèvement de la productivité de l'entreprise.
Aussi, pour inciter les employés et les employeurs à agir ensemble pour relever la compétitivité de leur entreprise, un incitatif fiscal est introduit pour appuyer la mise en place de régimes d'intéressement des travailleurs aux résultats de l'entreprise lorsqu'ils s'inscrivent à l'intérieur d'une démarche de qualité totale [6].
Même si cette mesure de participation aux bénéfices et d'exemptions fiscales ne concerne que le secteur privé et plus précisément l'industrie manufacturière, le lien direct, établi sans réserve par le gouvernement, entre réorganisation du travail et accroissement du rendement en dit long sur les véritables finalités que poursuit le patronat, du public comme du privé, sous le couvert de l'assainissement des relations de travail et de la revalorisation des tâches. [9] Il faut aussi mentionner la menace qu'une telle mesure laisse planer sur la stabilité des salaires, leur croissance régulière et leur indexation au coût de la vie. Même si elle ne porte au départ que sur une prime qui s'ajoute au salaire régulier, la liaison des salaires aux bénéfices de l'entreprise [ou, dans le secteur public, à la réduction des coûts] est la porte ouverte à une plus grande dépendance éventuelle face au rendement, et par conséquent la porte ouverte à une flexibilisation des salaires qui s'inscrit tout à fait dans les visées générales du patronat.
Un risque réel d'affaiblissement syndical
L'accroissement du rendement exige en effet la levée de toutes les « rigidités », au premier titre celles qui sont imposées par la convention collective. Flexibilité et souplesse à tous les niveaux sont les mots d'ordre à l'enseigne desquels le patronat mène sa croisade de l'efficacité. Ne pas trop « s'enfarger » dans la convention collective est la suggestion « amicale » que les représentants patronaux soumettront plus souvent qu'à leur tour à leurs partenaires salariés au sein des équipes de cogestion, cercles de qualité, etc..
Une expression vivante de la flexibilité recherchée par les patrons est précisément l'existence même de ces équipes de gestion et de contrôle, qui sont autant de lieux séparés où les conditions générales de travail négociées pour l'ensemble des salariés de l'établissement et consignées dans la convention collective, risquent d'être mises à l'épreuve par la conclusion d'ententes locales. Même dans l'hypothèse où une forte discipline syndicale s'exercerait, il est indéniable que le développement des « solidarités locales » au sein d'équipes réunissant employeurs et employés et guidées par la « rationalité » de la gestion, risque d'entrer en conflit avec la solidarité des seuls employés à l'échelle de l'établissement, c'est-à-dire la solidarité qui s'exerce dans le cadre du syndicat.
L'affaiblissement de la résistance syndicale est un danger réel de la gestion participative. Il serait plus juste encore de dire que pour le patronat, elle en est un des objectifs. En associant les travailleurs à la gestion, son but n'est d'aucune manière de céder son pouvoir, mais plutôt de trouver des façons plus subtiles de l'accroître. Il est absolument nécessaire de reconnaître cette réalité même si cela peut décevoir les espoirs légitimes de ceux et celles qui ont pu voir dans la réorganisation du travail et la gestion participative l'occasion d'une revalorisation [10] de leur travail. Le partenariat n'offre aucune garantie quant à la réalisation de cet objectif. Dès le moment où le patron sentira que le contrôle lui échappe ou qu'il lui est impossible d'arriver à ses fins par la concertation, il se prévaudra de ses droits de gérance pour prendre seul les décisions d'importance, ou le cas échéant pour mettre un terme à l'expérience de concertation. Et il est en mesure de le faire en tant que propriétaire, ou mandataire des propriétaires, des entreprises ou des établissements qu'il administre. Le droit de gérance, rappelons-le, repose d'abord sur la propriété.
Il va de soi, pour les mêmes raisons, que le partenariat n'apporte aucune garantie non plus quant au maintien ou à la création d'emplois. On peut plutôt penser au contraire que le patronat s'efforcera de se gagner l'appui d'un personnel désormais sensibilisé aux principes d'une saine gestion et apte à comprendre la nécessité de ne pas augmenter, voire de réduire les effectifs. L'expérience des partenariats suédois et autrichien est probante à cet égard. Après avoir été pendant des années, sous le poids du mouvement ouvrier, le véhicule par l'intermédiaire duquel ces pays sont devenus des modèles en matière d'emploi et de mesures sociales, le partenariat s'est transformé au cours des dernières années, sous la pression des conditions économiques mondiales, en un « partenariat de l'assainissement » qui a commencé à remettre en question les réalisations des décennies précédentes.
Miser sur l'entrepreneurship ?
En terminant, je voudrais indiquer deux conséquences de l'orientation qui a pris forme au cours des dernières années dans le mouvement syndical dans la voie du partenariat, et particulièrement du partenariat dans l'entreprise. La première est la tendance à rechercher des solutions aux difficultés économiques dans les initiatives privées, en partant de l'entreprise. Cette orientation qui privilégie l'entreprise et tend à conférer un rôle secondaire à l'État est bien exprimée par la déclaration suivante que faisait en 1989 le président du Mouvement Desjardins et président du Comité de parrainage du Forum pour l'emploi, Claude Béland :
L'État n'est pas le bon intervenant... Nous ferons un grand pas si... on réussit à établir un consensus sur ce point : le plein emploi, c'est notre problème. Dans ce sens, nous n'avons pas besoin de l'État... Le niveau politique doit comprendre qu'il doit encourager et généraliser l'entrepreneurship... [11] L'État sera le mandataire... Il sera le leader dans l'application et non dans la conception du projet de société. [7]
Dans cette vision des choses, c'est l'entreprise, suscitant l'adhésion des employés et des syndicats à ses projets, qui apparaît comme la force centrale sur laquelle il faudrait compter pour aller de l'avant et résoudre notamment le problème du redémarrage économique et l'élimination du chômage. Je crois, pour ma part, qu'il faut renoncer de s'engager dans une telle stratégie « privée » pour s'appuyer davantage sur l'État.
« Vœu pieux », me rétorquera-t-on peut-être, en me rappelant que de nos jours l'engagement économique de l'État est soumis à de sérieuses remises en question, et que les partis politiques qui se succèdent au pouvoir ne semblent pas disposés à changer le cours des choses. Sans doute, mais cela soulève une autre question. Une grande faiblesse du mouvement ouvrier au Québec est qu'il est à la merci de ces partis qui ne défendent pas ses intérêts. Une attitude favorable à la concertation, cela va de soi, ne peut que contribuer à maintenir cette impasse. Dans la mesure où le patronat et ses partis sont vus comme pouvant poursuivre des objectifs communs à ceux de la population travailleuse, on s'accommode plus facilement de les voir gouverner « dans l'intérêt général ». L'inexistence politique du mouvement ouvrier confine les travailleurs et les travailleuses à se replier sur l'un ou l'autre des partis existants dont aucun ne défend leur programme.
Je vous laisse avec ces propos, minoritaires dans le contexte actuel où souffle un véritable vent favorable à la concertation ; j'espère qu'ils contribueront à stimuler vos débats.
[1] Cité par Thérèse Jean, « Bilan du 56e Congrès - Un champ d'action syndicale révolutionnaire », Nouvelles CSN, no 345, p. 14.
[2] Rapport du Comité exécutif de la CSN, 55e Congrès, 5-11 mai 1990, Montréal, p. 29-31.
[3] G. Tremblay, « Les entreprises doivent créer un nouveau modèle de succès au Québec », extraits d'un discours prononcé devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, reproduits dans La Presse, 17 avril 1991, p. B3.
[4] Déclarations au journal Le Soleil, citées par Thérèse Jean, Nouvelles CSN, no. 345, p. 15.
[5] Voir en particulier la brochure de la CSN intitulée Prendre les devants dans l'organisation du travail, Montréal, 1991, p. 34-35.
[6] Gouvernement du Québec, Discours du budget, mai 1992, Annexe A, p. 75.
[7] Avenir, vol.3, no.3, avril 1989, Montréal, p.28.
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