Monique Audet et Louis Gill
“HITLER MARXISTE ?”
Un article publié dans le journal LA PRESSE, Montréal, édition du 11 février 1985.
Louis Gill est professeur en sciences économiques à l'UQAM et Monique Audet, diplômée en sciences économiques à l'UQAM.
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Sous le titre « Hitler était-il marxiste ? », LA PRESSE publiait en page éditoriale, les 21 et 22 janvier derniers, une « collaboration spéciale » signée Willie Chevalier.
L'auteur y exprime le point de vue selon lequel Hitler se serait abondamment inspiré des écrits de Marx et Engels dans l'élaboration de ses idées racistes, antisémitiques, qui l'ont conduit à l'extermination de six millions de juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale. Se référant à une étude d'un professeur de Cambridge parue dans la revue britannique Encounter, il explique que « Marx et Engels prêchaient déjà dès le milieu du siècle dernier ce que Hitler a pratiqué avec une abominable efficacité il y a quatre décennies ».
L'accusation est de taille.
Prétendre « qu'à l'occasion d'une crise en Hongrie, Engels recommandait en janvier-février 1849,... quelques génocides », qu'Ecossais, Bretons, Basques et Yougoslaves étaient des « peuples ou races dont Marx et Engels voulaient l'anéantissement », n'est pas mince affirmation.
Pourtant, tout lecteur qui abordera sans préjugé la lecture, par ailleurs fort intéressante, des articles rédigés par Marx et Engels en 1848-49 pour la Nouvelle Gazette Rhénane, cherchera en vain le contenu que Willie Chevalier et le professeur de Cambridge dont il s'inspire voudraient leur donner. Ces articles, rédigés au cœur des événements révolutionnaires qui ont secoué toute l'Europe continentale au cours des années 1848 et 1849, rendent compte avec une grande lucidité des processus historiques en cours, processus qui sont alors en voie de donner le coup de grâce aux vieilles structures de société héritées du Moyen-Age, se survivant à elles-mêmes à une époque où le développement industriel commande désormais le passage à de nouvelles institutions. Il s'agit, pour Marx et Engels, du pas en avant, du progrès dans l'histoire de l'humanité, amorcé par la révolution démocratique bourgeoise, elle-même porteuse d'un antagonisme nouveau, entre le capital et le travail, qui surgit au grand jour pour la première fois de l'histoire avec la révolution de février 1848 à Paris, les soulèvements populaires à Palerme, à Naples, l'insurrection à Vienne, à Berlin, etc.
La liquidation des restes du féodalisme, l'enracinement du capitalisme, la solution de la question agraire, l'achèvement des tâches démocratiques, la constitution des États nationaux sur un territoire où coexistent des dizaines de peuples historiquement dressés les uns contre les autres, provoquent d'énormes bouleversements auxquels Marx et Engels prennent une part active en tant que militants et qu'ils analysent avec minutie dans leurs écrits. Ces développements s'effectuent nécessairement de manière inégale. Certains peuples ont avancé plus rapidement dans la voie des transformations démocratiques et sociales.
Dans une perspective historique, les institutions féodales qui persistent chez d'autres peuples comme vestige du passé constituent objectivement un frein à la marche en avant. En tant que représentants d'un système appartenant désormais au passé, ces peuples sont condamnés à se transformer sous l'impulsion de la seule classe qui a intérêt à ce changement, ou à disparaître, vaincus ou absorbés par la puissance économique et militaire des plus avancés dans un régime toujours fondé sur la propriété privée et les États nationaux, et qui commande nécessairement la concurrence et les guerres. Au-delà des expressions parfois cinglantes qu'utilisait notamment Engels, et qui ont servi de prétexte à certains pour en dégager les rapprochements les plus grotesques, tel est le sens profond des écrits de 1848-49 dans lesquels Willie Chevalier prétend pourtant découvrir la source de la violence exterminatrice hitlérienne.
Mais qu'y a-t-il de plus probant pour infirmer de telles thèses que l'action concrète menée par Marx et Engels conjointement pendant plus de 40 ans et par Engels seul pendant 12 ans après la mort de Marx ? Toute cette action, par les actes comme par les écrits, dans la Ligue des Communistes, puis dans la 1re et la 2e Internationale, témoigne d'un engagement indéfectible en faveur des classes opprimées et pour le droit démocratique des peuples à disposer d'eux-mêmes.
C'est ainsi qu'ils ont soutenu notamment la lutte de libération du peuple irlandais contre l'Empire britannique, la lutte du peuple polonais contre l'oppression prussienne, autrichienne et russe ; de même qu'ils ont combattu l'oppression exercée par leur propre pays, l'Allemagne, contre d'autres peuples.
Quels buts poursuivent donc ceux qui, à la manière de Willie Chevalier, cherchent à dénaturer le combat de Marx et Engels en les associant par surcroît à ce que l'humanité a jusqu'ici connu dé plus monstrueux, l'hitlérisme ?
Que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ait été bafoué de la manière la plus brutale par Staline (Ukraine, Géorgie, déportation de peuples entiers comme les Tatars de Crimée...) et qu'il le soit toujours aujourd'hui par la bureaucratie du Kremlin, cela est un fait. Qu'en conséquence, le marxisme en arrive à être associé au contraire de ce qu'il est, dans une large mesure en raison de l'action menée par ceux qui l'ont trahi en s'en réclamant et continuent aujourd'hui à se présenter frauduleusement comme ses représentants légitimes, cela peut facilement se comprendre.
On ne peut, par contre, en toute honnêteté, à la lumière de faits historiques incontestables, prétendre associer la fureur génocidaire hitlérienne aux écrits de Marx et Engels. D'aucune manière, en particulier, peut-on trouver dans les terribles exterminations auxquelles s'est livré Staline à partir des années 30 l'expression d'une violence contre les peuples qu'auraient préconisée Marx et Engels et dont se serait par la suite inspiré Hitler. C'est là pure fabulation, La féroce répression stalinienne, dirigée contre toute opposition et en particulier contre les vieux bolcheviks artisans de la révolution d'octobre 1917, loin d'être l'expression du marxisme en fut le plus dramatique travestissement. Elle rompait avec tous ses principes indépendamment du fait qu'elle ait été menée par le tyran au nom de ce qu'il a appelé le « marxisme-léninisme », expression qu'il convient plutôt de désigner sous le nom de « stalinisme ».
Il faut quand même avoir une bonne dose de cynisme pour expliquer sans sourciller, comme le fait Willie Chevalier, qu'« en Angleterre où vécut Marx après 1849, libéraux et conservateurs qui alternaient au pouvoir ne témoignaient pas de racisme »... et que « c'est surtout en cela qu'ils se distinguaient ensemble de leurs adversaires les socialistes. » Mais qui donc a mis en place le colonialisme britannique raciste et sanguinaire de toute l'Afrique australe (pour' ne mentionner que cette région) et la domination absolue exercée par une minorité raciste blanche sur la majorité noire autochtone dépourvue de tout droit ? Willie Chevalier veut-il nous faire croire que l'apartheid, aujourd'hui plus que centenaire, est la création des socialistes ?
L'amalgame, les contre-vérités, les citations tronquées ou hors contexte, les interprétations tendancieuses, sont des armes bien connues, qui ne réussiront jamais à infirmer la réalité des faits. Toutes ces méthodes ont maintes fois été utilisées pour tenter d'attaquer l'héritage légué par Marx et Engels, pour présenter Marx comme un antisémite (en dépit du fait que lui-même ait été Juif), pour lui attribuer des positions réactionnaires, « à droite de celle du pape » en ce qui concerne le divorce, etc. Notre preux chevalier de la croisade antimarxiste reprend, visière baissée, bon nombre de ces arguments dans les pages que lui ouvrait LA PRESSE des 21 et 22 janvier derniers. Le cadre étroit de ce commentaire ne nous permet malheureusement pas de les aborder tous ici, et d'en démontrer le caractère bassement tendancieux. D'autres circonstances nous permettront, nous le souhaitons, d'y revenir.
En attendant, nous ne demandons à personne de nous croire, sur parole. Et loin de décourager quiconque de lire les œuvres de Marx et Engels, présentées par Willie Chevalier, comme des somnifères pour mieux en éloigner les lecteurs, nous espérons au contraire que cet article stimulera le plus grand nombre de lecteurs et de lectrices à vérifier par eux-mêmes en lisant les textes originaux. C'est là le seul gage de vérité. Seuls ceux qui ont intérêt à la cacher, peuvent recommander de s'en tenir « aux résumés des bons dictionnaires encyclopédiques ». |