Louis Gill
“Hommage à Gilles Dostaler”.
Un article publié dans SPUQ-Info, Bulletin de liaison des professeurs de l’UQAM. Montréal, no 282, avril 2011, page 7.
Photo : Martine Larose SPUQ.
J’ai connu Gilles au cours de l’été 1975, peu de temps après son retour de France où il avait fait ses études doctorales. Ce fut le début d’une amitié et d’une collaboration qui viennent brutalement d’être interrompues par son décès prématuré survenu le 26 février dernier.
Jeune économiste possédant une vaste connaissance de la théorie économique, Gilles avait pourtant été écarté par le Département des sciences économiques de l’UQAM, qui ne souhaitait pas accueillir dans ses rangs cet auteur d’une brillante thèse sur la théorie de la valeur chez Marx. De vives tensions régnaient au sein du Département depuis la création de l’UQAM quant à l’orientation et à l’ouverture du programme d’études et quant aux réponses à donner aux revendications étudiantes à cet égard. Elles atteignirent un sommet au début de 1978, alors que tous les membres du Département sauf deux, Jacques Peltier et moi, s’étaient prononcés en faveur de la radiation des cours de théorie marxiste de notre banque de cours.
Il s’agissait d’une grave atteinte au nécessaire pluralisme de la vie universitaire, un principe qui a toujours été cher à Gilles. Nous avons réussi, grâce à une grève de cinq semaines des étudiants de sciences économiques, à faire reconnaître ce principe et à mettre en échec la proposition indéfendable de la majorité départementale. C’est ainsi que Gilles a fait son entrée au Département des sciences économiques en 1979, quatre ans après son arrivée à l’UQAM. Il y a été accueilli en tant que « deuxième professeur apte à enseigner la théorie marxiste », comme le stipulait la revendication des étudiants qui réclamaient son embauche et qui l’ont obtenue par leur mobilisation. Gilles avait entre temps été accueilli par le Département de sociologie.
Fort heureusement, l’intolérance qui caractérisait alors le Département semble maintenant être chose du passé. Son directeur a cosigné, avec des collègues de divers départements, un très bel hommage à Gilles qui a été publié dans Le Devoir, et deux membres du département, députés à l’Assemblée nationale, se sont unis au-delà de leur appartenance partisane pour proposer que l’Assemblée nationale lui rende hommage et observe une minute de silence à sa mémoire. L’hommage unanime qui lui a été rendu par les députés au nom de l’ensemble de la population québécoise voulait souligner son apport exceptionnel à l’histoire de la pensée économique et à la connaissance des écrits de John Maynard Keynes en particulier, ainsi que l’envergure de son rayonnement international.
Au cours de ses premières années à l’UQAM, Gilles s’est intensivement impliqué dans l’activité syndicale. Il a été 2e vice-président du SPUQ en 1976-1977, l’année de notre longue grève de quatre mois, et président l’année suivante. En tant que coresponsables du comité de grève, nous avons été pendant ces quatre mois continuellement en contact, lui en tant que membre de l’Exécutif dont relevait le comité, moi en tant que coordonnateur de la structure de grève. Même si les longues grèves sont inévitablement des sources de tensions, voire de conflits personnels, dans le cas de Gilles et moi, cette grève s’est déroulée du début jusqu’à la fin dans une complète harmonie. Notre connivence a par la suite été axée sur la défense d’objectifs sociaux communs et d’une approche de l’économie accordant une importance primordiale aux dimensions politique, historique et critique, ce à quoi nous avons eu le plaisir d’oeuvrer principalement avec nos collègues et amis Jacques Peltier et Bernard Élie.
Au fil des années, l’intérêt premier de Gilles pour Marx a cédé le pas à une passion pour Keynes, ce qui nous a parfois amenés à défendre des points de vue opposés. Ce fut le cas en particulier dans un livre intitulé La « Théorie générale » et le keynésianisme, publié en 1987 à l’occasion du cinquantenaire de la Théorie générale de Keynes, parue en 1936. Plus récemment, j’ai formulé des critiques sévères de son livre Keynes et ses combats, publié en 2005. Sur un autre plan, j’ai aussi exprimé mon désaccord avec la déclaration Pour une autre vision de l’économie, rendue publique en 2008, texte fondateur du collectif Économie autrement, dont il était l’un des principaux instigateurs.
Ces désaccords n’ont jamais terni nos rapports personnels. Dans Keynes et ses combats, Gilles parle de « l’esprit de Bloomsbury » pour caractériser les rapports qui existaient à l’intérieur du cercle intime des amis de Keynes, parmi lesquels Virginia Woolf et son mari Leonard. Dans leurs rangs, on valorisait la critique impitoyable des opinions de chacun sans que cela n’affecte de quelque manière les rapports amicaux. Si j’ai formulé sans compromis des critiques d’écrits ou d’idées de Gilles, on peut dire que je l’ai fait « dans l’esprit de Bloomsbury », et je crois ne pas trahir sa pensée en disant qu’il les a reçues dans le même esprit.
Salut mon ami Gilles, ces débats francs entre nous, nos discussions bien arrosées et nos trop rares parties de chasse ensemble vont beaucoup me manquer. Perdrix, chevreuils, outardes et oies me rappelleront ta joie de vivre et tes immenses qualités et me feront regretter que tu nous aies quittés si tôt.
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