Yves Gingras
Département d’histoire
et titulaire de la Chaire de recherche du Canada
en histoire et sociologie des sciences
“Ernest Renan, l'islam et les sciences.
Galilée n'a pas été mieux traité
par le catholicisme que ne l'a été Averroès
par l'islamisme, disait l'écrivain.”
Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du samedi 27 septembre 2008, page B-6. Philosophie. Chronique : Le Devoir de philosophie.
Mots clés : Devoir de Philosophie, Québec (province)
Depuis février 2006, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur. Cette semaine, un devoir sur une tension trop peu abordée ici, celle entre science et religion.
Texte de la photo. L’écrivain-philosophe français Ernest Renan (1823-1892) s’oppose à toute religion qui cherche à imposer sa loi à l’ensemble de la société.
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences à l'UQAM, l'auteur est aussi chroniqueur à Radio-Canada, à l'émission Les Années lumière. Il a d'ailleurs publié le printemps dernier ses entretiens avec Yanick Villedieu, sous le titre Parlons sciences, chez Boréal.
On assiste depuis plus d'une dizaine d'années à une recrudescence marquée des débats opposant d'un côté les sciences, placées à l'enseigne du progrès et de la raison, et de l'autre les religions, sources, selon ses critiques, d'obscurantisme et même de fanatisme. Aux États-Unis, on s'est habitué aux luttes incessantes des fondamentalistes chrétiens contre l'enseignement de la théorie de l'évolution.
Texte en encadré : Depuis quelques années, de nombreux observateurs déplorent le fait que certains pays musulmans soient « riches en pétrole mais pauvres en sciences ».
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De façon générale, cependant, ces courants religieux anti-science, qui voient dans la Bible la vérité révélée, n'ont pas empêché le monde occidental d'investir massivement dans le développement scientifique et technologique. Après tout, les États-Unis, haut lieu des batailles contre Darwin et contre la recherche sur les cellules souches, sont encore une puissance scientifique inégalée. Et dans la plupart des pays de tradition chrétienne, l'Église catholique n'a plus la force temporelle qui lui a permis de mettre Copernic à l'index et de condamner Galilée pour hérésie.
Dans le monde arabo-musulman aussi, l'opposition entre une interprétation littérale du Coran et le développement scientifique pose aujourd'hui problème. Depuis quelques années, de nombreux observateurs déplorent le fait que certains pays musulmans soient «riches en pétrole mais pauvres en sciences». Ils dénoncent une lecture du Coran selon laquelle toute la science y serait déjà inscrite, ce qui empêcherait la recherche scientifique indépendante.
Arabité et islamisme
Comme le notait tout récemment encore le directeur de la bibliothèque d'Alexandrie, Ismail Serageldin, dans un éditorial de la très prestigieuse revue Science (édition du 8 août), «avec plus d'un trillion de dollars et une population de plus d'un milliard de personnes», les pays musulmans «investissent moins en recherche que les autres pays de taille et de richesse comparables». Pourquoi un tel écart? Après bien d'autres, il n'hésite pas à montrer du doigt «un milieu social de plus en plus intolérant, encouragé par des gardiens autoproclamés de la rectitude religieuse qui imposent leur interprétation étroite de la religion dans tous les débats publics».
Il est d'usage, dans de tels débats, de rappeler la grande tradition scientifique «arabe» ou «islamique» (le choix des termes est ici un enjeu) qui a fleuri dans plusieurs pays du Xe au XIVe siècle et Ismail Serageldin ne fait pas exception en rappelant qu'Ibn al-Haytham, dès le Xe siècle, a jeté les bases de la recherche empirique des siècles avant Galilée. Mais au-delà de l'usage stratégique d'un passé glorieux auquel il est fait appel pour fonder un futur plus radieux pour les sciences dans les pays musulmans, certains chercheurs veulent apporter des nuances à cet «âge d'or de l'islam».
Ainsi, dans son ouvrage récent qui a fait scandale en France, Aristote au mont Saint-Michel, l'historien Sylvain Gouguenheim s'est opposé à une «vision réductrice» qui consiste «à confondre en particulier arabité et islamisme, attribuant à l'Islam, civilisation fondée sur une religion, ce qui relève de la culture de langue arabe».
Un débat enflammé a suivi la publication de ce volume, qui vise en fait à minimiser les contributions -- pourtant avérées -- du monde arabe au développement scientifique. Toutefois, peu de commentateurs semblent avoir noté que ce débat est en bonne partie une reprise de celui lancé plus d'un siècle auparavant par l'historien français Ernest Renan (1823-1892), dans une conférence sur L'Islamisme et la science prononcée à la Sorbonne le 29 mars 1883.
Dans son discours -- republié en 2003 sous le titre modernisé de L'Islam et la science --, Renan proposait lui aussi une réponse à la question de Serageldin: pourquoi le monde musulman fait-il si peu de place aux sciences? Et comme Gouguenheim après lui, Renan annonce en ouverture vouloir débrouiller «une des plus fortes confusions d'idées que l'on commette» en entretenant «l'équivoque contenue dans ces mots: "science arabe", "philosophie arabe", "art arabe", "science musulmane". Des idées vagues qu'on se fait sur ce point résultent beaucoup de faux jugements et même des erreurs pratiques quelquefois graves».
Texte de la photo. Yves Gingras: «Dans la plupart des pays de tradition chrétienne, l’Église catholique n’a plus la force temporelle qui lui a permis de mettre Copernic à l’index et de condamner Galilée pour hérésie.» Université du Québec à Montréal.
Bien sûr, à 125 ans de distance, le contexte, les motivations et les styles d'écriture diffèrent, mais la question fondamentale demeure, qui intéressait autant Renan à son époque que de nombreux intellectuels aujourd'hui: une foi rigide en la vérité absolue et littérale du contenu d'un livre censé contenir les pensées divines est-elle compatible avec la recherche scientifique moderne?
Tout d'abord, Gouguenheim et Renan contestent, pour des raisons différentes cependant, le rôle central attribué implicitement à la religion musulmane dans le développement scientifique du monde arabe au Moyen-Âge. Le premier comme le second insistent pour rappeler que de nombreux savants écrivant leurs travaux en langue arabe étaient en fait chrétiens ou juifs, et non pas musulmans. Et à ceux qui contestent la légitimité d'une telle distinction entre langue, culture et religion, Renan répondait déjà: «Tout ce qui est écrit en latin n'est pas la gloire de Rome; tout ce qui est écrit en grec n'est pas oeuvre hellénique; tout ce qui est écrit en arabe n'est pas un produit arabe; tout ce qui s'est fait en pays chrétien n'est pas l'effet du christianisme; tout ce qui s'est fait en pays musulman n'est pas un fruit de l'islam.»
On pourrait ajouter: tout ce qui est écrit en anglais n'est pas américain... Il s'agit pour lui d'une question fondamentale de méthode et «ces sortes de distinctions sont nécessaires, si l'on ne veut pas que l'histoire soit un tissu d'à peu près et de malentendus».
Incarnant le courant rationaliste et positiviste qui voit le salut de l'humanité dans la science -- synonyme de raison --, Renan s'oppose à toute religion qui cherche à imposer sa loi à l'ensemble de la société. Celui qui pourrait encore servir d'emblème au mouvement laïque considère en effet la cause comme entendue: jamais les religions n'ont été utiles au progrès scientifique et elles n'ont fait que l'entraver.
La religion musulmane ne fait pas exception, selon lui: «L'islamisme, en réalité, a donc toujours persécuté la science.» Il s'attaque même aux «libéraux qui défendent l'islam [mais] ne le connaissent pas». Car, selon lui, «l'islam, c'est l'union indiscernable du spirituel et du temporel, c'est le règne d'un dogme, c'est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamais portée».
Il ne faudrait toutefois pas penser que Renan, ancien séminariste, ait été contre toute religion. Il le dit explicitement: «Il ne s'agit pas pour le chrétien d'abandonner le christianisme ni pour le musulman d'abandonner l'islam. Il s'agit pour les partisans éclairés du christianisme et de l'islam, d'arriver à cet état d'indifférence bienveillante où les croyances religieuses deviennent inoffensives. Cela est fait dans une moitié à peu près des pays chrétiens; espérons que cela se fera pour l'islam.»
Pour cet historien de la religion chrétienne qui a écrit en 1864 une Vie de Jésus qui a fait scandale par son analyse positiviste dénuée de toute référence au caractère divin que les chrétiens reconnaissent au fondateur de leur religion -- scandale qui lui coûta d'ailleurs son poste au Collège de France --, il est clair que la religion catholique n'a pas mieux servi ses savants: il «est hors de doute, écrit-il, que Galilée n'a pas été mieux traité par le catholicisme qu'Averroès n'a été traité par l'islamisme». Et, selon lui, «la renaissance scientifique de l'Europe» ne s'est pas faite avec le catholicisme, qui «lutte encore pour empêcher la pleine réalisation de ce qui résume le code rationnel de l'humanité, l'État neutre, en dehors des dogmes censés révélés».
De même, il ne croit pas à «une science admise par l'islam, tolérée par l'islam», et affirme au contraire que la «régénération des pays musulmans ne se fera pas par l'islam: elle se fera par l'affaiblissement de l'islam». Et Renan ne serait pas surpris de voir aujourd'hui les fondamentalistes chrétiens et musulmans -- si éloignés sur d'autres thèmes -- s'accorder facilement dans leur croisade commune contre la théorie de l'évolution.
Une défense de la raison
Bien sûr, le ton est ferme et reflète une époque révolue qui n'avait pas encore connu le langage feutré et euphémisé aujourd'hui dominant. Mais au-delà de la forme nécessairement marquée par son époque, le fond demeure d'actualité: une défense résolue de la raison dont on retrouve aujourd'hui l'écho dans l'éditorial du directeur de la bibliothèque d'Alexandrie, cité plus haut.
L'intervention énergique de Renan n'est pas passée inaperçue. Moins de deux mois pus tard, Jamal al-Din Afghani (qui signe Gemmal-Eddine Afghan), un intellectuel musulman chiite, probablement d'origine iranienne, activiste politique promoteur d'une vision moderne de l'islam, répond à Renan dans les colonnes du Journal des débats, qui avait publié le texte original de la conférence.
Selon Al-Afghani, «aucune nation à son origine n'est capable de se laisser guider par la raison pure». C'est l'évolution naturelle des sociétés qui leur permet de s'affranchir des religions: «S'il est vrai que la religion musulmane soit un obstacle au développement des sciences, peut-on affirmer que cet obstacle ne disparaîtra pas un jour? En quoi la religion musulmane diffère-t-elle sur ce point des autres religions? Toutes les religions sont intolérantes, chacune à sa manière.»
En songeant que «la religion chrétienne a précédé de plusieurs siècles la religion musulmane», Al-Afghani ne peut s'empêcher «d'espérer que la société mahométane arrivera un jour à briser ses liens et à marcher résolument dans la voie de la société occidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré ses rigueurs et son intolérance, n'a point été un obstacle invincible. Non, je ne peux admettre que cette espérance soit enlevée à l'islam».
Il dit plaider ainsi la cause «non de la religion musulmane, mais celle de centaines de millions d'hommes qui seraient ainsi condamnés à vivre dans la barbarie et l'ignorance». Car il admet avec Renan que, comme la religion chrétienne, «la religion musulmane a cherché à étouffer la science et à en arrêter le progrès».
À la question de savoir comment expliquer le déclin de la civilisation arabe après le XVe siècle, il répond comme Renan et de nombreux autres penseurs depuis: «Ici, la responsabilité de la religion musulmane apparaît tout entière. Il est clair que partout où elle s'établit, cette religion a cherché à étouffer les sciences et elle a été merveilleusement servie dans ses desseins par le despotisme.» C'est justement à ce genre de despotisme religieux que le directeur de la bibliothèque d'Alexandrie demande aujourd'hui de résister. Selon lui, le développement des sciences a besoin de plus que de l'argent; il repose en fait sur la liberté: «Liberté de chercher, de critiquer, de penser, d'envisager l'impensable.»
Pour cela, conclut-il, il faut s'engager «à combattre pour les valeurs de la science et rejeter l'obscurantisme, le fanatisme et la xénophobie». Un tel combat sera difficile, mais il «libérera les esprits de la tyrannie de l'intolérance, de la bigoterie et de la peur, et ouvrira les portes à la recherche libre, à la tolérance et à l'imagination». Bien que séparés par 125 ans d'histoire, Ernest Renan, Jamal al-Din Afghani et Ismail Serageldin portent le même message.
La situation de l'homme
Pour Renan, qui semble croire que la religion finira un jour par disparaître ou devenir totalement inoffensive, «la science seule peut améliorer la malheureuse situation de l'homme ici-bas». Plus réaliste, Al-Afghani affirme plutôt que, «tant que l'humanité existera, la lutte ne cessera pas entre le dogme et le libre examen, entre la religion et la philosophie, lutte acharnée dans laquelle, je le crains, le triomphe ne sera pas pour la libre pensée parce que la raison déplaît à la foule».
Et sa conclusion sera la nôtre: «La science, si belle qu'elle soit, ne satisfait pas complètement l'humanité qui a soif d'idéal et qui aime à planer dans des régions obscures et lointaines que les philosophes et les savants ne peuvent ni apercevoir ni explorer.»
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