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BIOÉTHIQUE ET GÉNÉTIQUE.
Une réflexion collective.
Première partie. LES CHERCHEURS
“L'enquête d'histoire orale,
la maladie et la question éthique.”
Camil GIRARD
LE GROUPE DE RECHERCHE
SUR L'HISTOIRE (GRH) ET SON PROJET SUR
LES DYNAMIQUES CULTURELLES EN RÉGION
Le projet que mène le GRH à l'UQAC s'articule autour de la création de corpus de récits de vie recueillis auprès de communautés diverses. Plusieurs enquêtes ont été effectuées au cours des dix dernières années et ont fait l'objet de diverses publications : Laterrière (1982-1993) [1] ; Mashteuiatsh (Pointe-Bleue) (1985-1993) [2] ; groupes d'immigrants (1993) [3]. Notre projet a pour objet de sensibiliser la population de petites communautés ou de groupes marginaux (villages, réserves amérindiennes, communautés ethniques) à la redécouverte, à travers leurs témoignages, de la richesse de leur propre culture. Ce faisant, les membres d'un groupe peuvent se resituer eux-mêmes comme les participants dynamiques d'une histoire du Québec contemporain qui peut se renouveler à partir de cette reprise de parole. Nous pensons que c'est à partir des rapports individu-société (rôles individuels, fonctions dans la famille, le village, la réserve ou la communauté de travail) que se définit ou se brise l'équilibre psycho-social nécessaire au fonctionnement des individus ou des groupes dans des environnements sociaux-économiques spécifiques. Ce rapport d'identité prend donc son sens véritable autour de facteurs culturels qui permettent d'établir un rapport ambivalent de continuité et de discontinuité avec la socio-économie, avec le passé, le présent et l'avenir.
HISTOIRE DE VIE ET MALADIE
S'agissant des maladies, les informateurs et informatrices [58] parlent assez facilement de celles qui les ont touché(e)s au cours de leur existence. Dans la plupart des communautés étudiées se maintiennent des croyances populaires à cet égard. Il semble que pour les maladies externes et pour les membres cassés, les ramancheurs et les soigneurs de tous genres soient les bienvenus.
Pour les accouchements, les sages-femmes sont perçues négativement dès le début du XXe siècle, encore qu'il faille considérer que lors des naissances qui surviennent en forêt (pour les Ilnu), ou lors des tempêtes d'hiver, il arrivera que la mère soit assistée de compagnes. Nous avons même un cas de sage-homme. Les mères désirent la présence du médecin pour les accouchements. À la fin des années 1930, la médecine hospitalière impose ses règles et la plupart des femmes sont encouragées, par leur médecin, à se rendre à l'hôpital pour obtenir des soins jugés plus adéquats.
Il arrive souvent que ceux qui sont touchés par les maladies héréditaires en parlent avec une ouverture surprenante. Pour ces personnes d'un certain âge, ce sont là des épreuves envoyées par Dieu. Elles éprouvent leur foi. Un enfant mort d'une telle maladie est ainsi considéré comme un ange.
RÉCIT DE VIE ET QUESTION ÉTHIQUE
Les questions éthiques en rapport avec les récits de vie ne se limitent pas aux seules maladies. Les propos traités dans un récit sont multiples. Il faut tenir compte, dans les décisions prises, du contexte de production du récit, l'enquêteur et l'informateur ayant des objectifs respectifs. Selon les cultures en cause, les valeurs ne seront pas toujours les mêmes, d'où la nécessité d'être à l'écoute de l'informateur. Il faut aussi tenir compte de modes. Enfin, il importe de considérer le lecteur auquel on s'adresse, surtout lorsque les ouvrages sont diffusés dans la communauté d'où le récit origine.
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Lorsque nous publions les récits recueillis en gardant les noms des informateurs et des informatrices, nous cherchons à protéger la vie privée. La protection des éléments de la vie privée qui nous préoccupent comme chercheur concerne les aspects qui peuvent toucher l'informateur, ses proches ou les tiers et qui risquent d'avoir un impact négatif ou jugé tel sur la vie des personnes en cause. De plus, nous devons nous assurer que des tiers ne puissent utiliser les récits à des fins autres que prévues sans l'accord des parties.
Les points soulevés par les informateurs sont, la plupart du temps, très différents de ceux soulevés par les chercheurs. L'informateur se préoccupera davantage, dans ses interventions, de l'image qu'il a et qu'il veut préserver dans sa communauté. Il deviendra plus important pour une personne de nuancer ses propos envers les membres d'une famille ou du clergé que de changer le nom d'une personne jugée indigne. Par conséquent, il est beaucoup plus important sur un plan éthique de déterminer ce qui peut se dire ou ne pas se dire dans une culture donnée ; cette question ne peut d'ailleurs se limiter au seul thème des maladies héréditaires. Toute stratégie doit plutôt tenir compte des sociétés concernées, de leur culture profonde et des valeurs qui déterminent globalement ce qui est acceptable pour une société ou ce qui ne l'est pas pour une autre.
Deux stratégies sont retenues par l'équipe de recherche afin de déterminer la version finale d'un texte qui sera publié. Premièrement, un comité externe d'évaluation fait des suggestions à partir d'un récit considéré dans son ensemble. Il n'est jamais question, à priori, de demander à un évaluateur externe de cibler un thème plus qu'un autre. Dans les cas les plus sérieux, on ne publiera pas le document. Dans d'autres cas, la diffusion se fera avec le nom de l'in formateur(trice) mais nous ajusterons le texte par des modifications mineures qui se limitent, généralement, à ne pas identifier nommément une personne, une maladie ou un sujet spécifique. Deuxièmement, [60] et ce qui est peut-être le plus important dans notre démarche, nous considérons que l'enquêteur (ou l'organisme qui l'embauche) et l'informateur ont une propriété partagée du récit. L'organisme ou l'individu qui gère les documents doit assurer la pérennité d'une telle propriété car, ultimement, le récit appartient, croyons-nous, à l'informateur qui a créé un document avec la collaboration d'un enquêteur. Ainsi, nous consultons toujours l'informateur ou l'informatrice, voire même des membres de la famille, afin de nous entendre sur une version finale qui convient aux parties et sur l'utilisation qui en est faite.
S'agissant plus spécifiquement des maladies héréditaires, les enquêtes montrent que certaines familles savent qu'elles sont touchées par plusieurs maladies, dont les maladies héréditaires. Cependant, dans les communautés traditionnelles, tout se passe comme si le ciblage de quelques familles suffisait à déculpabiliser l'ensemble de la communauté. La marginalisation de familles touchées par la maladie reste un phénomène qui permet au groupe de se resolidariser en marginalisant certains de ses membres. Nous retrouvons ici certains éléments liés au rôle que joue le bouc émissaire dans les cultures et les sociétés.
Certains informateurs parlent ouvertement des maladies héréditaires qui touchent leur proche. La connaissance de la maladie apporte une déculpabilisation. Lorsqu'un informateur ou une informatrice parle des maladies héréditaires, le problème du droit à la protection de la vie privée des membres des familles concernées se pose au chercheur. Dans une autre perspective, jusqu'à quel point la médecine contemporaine en vient-elle à définir une idéologie « scientifique » qui, à la limite, assigne aux familles touchées par les maladies héréditaires ses propres règles ? Sous ce rapport, il y a des dynamismes liés à la culture populaire et à la culture savante qui ne peuvent plus se limiter à imposer l'une à l'autre. La culture populaire se situe dans une mouvance de reproduction culturelle où les dynamismes sont multiples et peu connus, somme toute, des chercheurs [61] en sciences humaines. D'autre part, les scientifiques en viennent de plus en plus à produire leur propre culture, une culture élitiste dont les intérêts, si légitimes qu'ils soient, n'en sont pas moins porteurs de contradictions profondes qui rejoignent peu les populations touchées par les maladies en cause. Il y a un long chemin à parcourir pour trouver les complémentarités que chaque culture peut apporter à l'autre.
Camil Girard
[1] Camil Girard et Normand Perron, Histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, IQRC, 1989, 665 pages. Pour une discussion plus approfondie sur les méthodes d'enquêtes en histoire orale, voir Camil Girard, Société et culture villageoise au Québec. Enquête d'histoire orale, Laterrière, Saguenay (19001960), Kingston, Ontario, rencontre annuelle de la Société historique du Canada, juin 1991, 23 pages. C. Girard et N. Perron (Groupe de recherche sur l'histoire), Laterrière, un village au Saguenay, fonds créé en 1982 (21 récits), conservé aux Archives nationales du Québec, Chicoutimi. Les questions de méthodes sont aussi discutées dans plusieurs articles : N. Perron et C. Girard, « Histoire orale : aspects théoriques et pratiques », Archives, vol. 16, n) 2, sept. 1984, p. 57-63 ; C. Girard, « La naissance à Laterrière, 1900-1960, changement d'une pratique, essai d'histoire orale », Saguenayensia, vol. 26, n) 3, juil.-sept. 1984, p. 96-100 ; C. Girard et N. Perron, « Mémoire d'un village », dans Gabrielle Lachance (dir.), Mémoire d'une époque, Un fonds d'archives orales au Québec, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1987, p. 201-224. C. Girard et N. Perron, Enquête d'histoire orale : Laterrière. Instrument de recherche, Chicoutimi, Éd. GRH et UQAC, 1985 et 1993, 168 pages. C. Girard et N. Perron, « Gens de parole... Récits de vie de Laterrière », Saguenayensia, éd. spéciale, vol. 28, no 4, oct.-déc. 1986, 75 pages. C. Girard, Nouvelle enquête, Laterrière, 1988-1989, Chicoutimi, GRH et UQAC, 19881989 (13 récits sur VHS/ caméraman Claude Bérubé ; 1 récit sur cassette). Économie et récits de vie ; C. Girard, « La dynamique de l'échange en milieu rural, Laterrière, 1879-1970 », conférence, Chicoutimi, congrès de l'ACFAS, colloque sur l'histoire régionale, 22 mai 1985, publié dans Saguenayensia, ACFAS vol. 27, nO 4, oct.-déc. 1985, p. 132-137. Récits de vie, photographies et culture villageoise : C. Girard et Gervais Tremblay, Mémoires d'un village. Laterrière, Saguenay 1900-1960, Chicoutimi, Éd. GRH et UQAC, 1993, 168 pages. François Lepage et Camil Girard, Laterrière en image. Index de photographies anciennes (fonds privés), Chicoutimi, GRH, 1991.
[2] Camil Girard, (dir.), Culture et dynamique interculturelle. Trois hommes et trois femmes au Québec (Saguenay-Lac-Saint-Jean), Ottawa, Commission royale sur les peuples autochtones, 1994 (2 volumes, français et anglais). C. Girard et David Cooter, Fonds Mashteuiatsh/Pointe-Bleue, Chicoutimi, GRH et UQAC, 1992 (huit récits transcrits intégralement et édités avec l'appui du ministère de la Culture du Québec).
[3] Camil Girard, Fonds d'histoire orale, immigration en région, Chicoutimi, GRH, 1993. Voir aussi C. Girard (dir.), Culture et dynamique interculturelle...
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