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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

MÉMOIRES D'UN VILLAGE. Laterrière, Saguenay 1900-1960. (1992)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Camil Girard, dir. et Gervais Tremblay, MÉMOIRES D'UN VILLAGE. Laterrière, Saguenay 1900-1960. Chicoutimi: Groupe de recherche sur l'histoire (GRH) en collaboration avec l'Université du Québec à Chicoutimi, 1992, 168 pp. La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à une subvention de Ville de Laterrrière. [Autorisation de l'auteur accordée le 18 février 2013 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Introduction

Photographie, histoire orale et culture villageoise
Laterrière, Québec


Au cours du vingtième siècle, plusieurs communautés rurales et villageoises du Québec ont été influencées par les villes environnantes qui s'industrialisaient. Sur tous les plans, économique, social, politique et culturel, des changements sont venus modifier la vie des Québécois comme leur manière de penser d'ailleurs. Comment les collectivités rurales et villageoises ont-elles assimilé ces changements ? Quelles sont les limites à l'intégration des innovations ? Sont-elles d'ordre économique, social ou culturel ? Comment la population de ces petites communautés en vient-elle à modifier ses manières de vivre et de penser ? En somme, les modèles de développement industriel et urbain parviennent-ils à s'imposer à la société rurale comme à la société urbaine ?

Au début du siècle, les ruraux du Québec naissent, travaillent, fêtent et meurent dans leur village ou dans leur rang. Soixante ans plus tard, la ville récupère bon nombre de ces activités. Les distinctions entre milieu urbain et rural s'amenuisent de plus en plus alors que les villes élargissent leur aire d'influence. Dès lors, ce n'est pas seulement l'espace physique des rangs et du village qui se transforme, c'est tout l'univers mental d'une société qui reste proche des valeurs auxquelles elle s'identifie tout en intégrant des innovations dans un rapport ambivalent d'intégration ou de rejet de certains changements. Tout se passerait comme si les communautés cherchaient à retrouver leur équilibre en essayant d'intégrer les changements économiques dans la continuité de leur dynamique sociale et culturelle. Ainsi, les sociétés parviendraient tantôt à supporter, tantôt à adapter ou à remettre en question un développement qui ne satisfait pas leurs intérêts ou qui laisse trop peu d'initiative.

Récits de vie et photographies : nouvelles sources, nouvelle histoire

Traditionnellement, les historiens se sont plus ou moins intéressés aux marginaux et aux petites communautés qui ont laissé peu d'archives écrites. Sous l'influence des sciences auxiliaires, la nouvelle histoire tend à élargir son champ d'investigation aux traces les plus diverses laissées par l'homme. À partir de nouvelles techniques comme la photographie, la radio, la télévision, le magnétophone, le vidéo-cassette et même l'ordinateur, les chercheurs découvrent de nouveaux supports qui favorisent une réinterprétation de l'histoire contemporaine. Cela n'empêche pas l'étude des grands courants sociaux et économiques. Mais, parallèlement, il devient possible d'étudier la vie d'individus ou de groupes qui, jusque-là, n'ont pu s'exprimer que très rarement dans le devenir des sociétés ; ce sont là pourtant des acteurs significatifs même s'ils ne sont pas à l'avant-scène des grands débats idéologiques ou des institutions officielles. [1]

Ces individus ou ces groupes ont un point en commun, celui de produire peu de documents écrits. Pensons aux femmes dans leur cuisine ou aux employés d'usine qui multiplient, pendant toute leur existence, les mêmes gestes autour d'une machine qui impose son rythme. L'agriculteur sur sa ferme et les villageois qui, pour la plupart travaillent au jour le jour et doivent sans cesse [10] s'ajuster aux changements du milieu. Les traces laissées par ces acteurs sont surtout du domaine de la culture matérielle : les outils et objets divers de la vie quotidienne apparaissent comme principal support à la manifestation de leur culture.

Grâce au magnétophone et à la caméra-vidéo portative qui facilitent la cueillette de témoignages oraux ou visuels, il devient possible de mieux comprendre l'univers complexe et méconnu de la mémoire et de la culture populaire. [2] Ainsi, avec la participation d'une trentaine d'informateurs, nous avons entrepris, en 1982, une enquête sur Laterrière situé dans la région du Saguenay, au Québec. Lieu de passage sur la route de la colonisation, cette communauté a vécu, à une échelle réduite, toutes les grandes étapes de l'histoire de la région et du Québec. Dans un premier temps, nous avons amorcé la réflexion sur l'histoire orale : critique de source, évaluation du potentiel et des limites d'une telle documentation d'où la nécessité d'élargir l'analyse à partir de sources d'appoint produites dans la communauté. Dans une deuxième étape, nous avons évalué certaines recherches, principalement au Canada, au Québec ou dans la région, afin de mieux comprendre différentes démarches concernant les sources orales ou sonores. Cette analyse a permis de préciser nos objectifs et d'élaborer un questionnaire en fonction des préoccupations que nous avions concernant l'impact de l'industrie et de la vie urbaine sur le monde rural et villageoise du Québec au XXe siècle. [3] Les extraits de récits de vie qui apparaissent ici, permettent de saisir brièvement les perceptions d'un groupe autour de questions relatives à la naissance, à l'enfance, à l'adolescence, au mariage, à la famille, à la vie adulte et au travail, à la religion, aux loisirs, à l'habitat, à la maladie et à la mort.

Quant aux photographies publiées dans cet ouvrage, elles témoignent aussi de la vie des Laterriérois au cours des soixante premières années du siècle. Parmi les inventaires dressés à partir d'une quinzaine de fonds privés, il apparaît que plusieurs villageois possèdent un nombre impressionnant de photographies. [4] Aux clichés d'amateurs, s'ajoutent ceux de photographes professionnels, en particulier J.-E. Lemay qui œuvrait principalement à Chicoutimi. Se retrouvent également dans ces fonds, comme pour attester, de leur réussite, les photographies de villageois qui ont quitté leur communauté pour une ville du Québec ou des États-Unis. Encore là, ce sont des clichés pris dans des studios spécialisés. Enfin, par ordre d'importance, il y a les cartes mortuaires, les images dévotes ainsi que diverses photographies promotionnelles. Les femmes sont les principales gardiennes de ces fonds photographiques de familles.

Qui est photographié ? Habituellement, se retrouvent les membres de la famille, les voisins et les amis. Que photographie-t-on ? Certains photographes amateurs dévoilent, à travers leurs photographies, l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et de leur propre communauté. Prenons deux exemples pour illustrer cette affirmation. Aimé Girard (1892-1942) photographie les scènes de la vie quotidienne et les fêtes villageoises. Il donne ou vend de nombreuses photographies qui se retrouvent dans la plupart des foyers. Souvent, Girard fera des scènes extérieures d'été et d'hiver. Célibataire, il aime se faire photographier en compagnie de femmes et d'enfants. Enfin, pour Roland Fournier (né en 1904), grand ami et compagnon de travail d'Aimé Girard, la photographie apparaît davantage comme une manière de montrer la position sociale qu'occupe sa famille dans la communauté.

Au XXe siècle, la photographie se généralise de plus en plus. Mais, au-delà du photographe, celle-ci sert avant tout à montrer la réussite du groupe ou de l'individu. Elle permet d'immortaliser le mariage ou la fête, une graduation ou un événement sportif. Entre 1900 et 1960, on ne photographie pas généralement la naissance, le baptême ou la mort (sauf pour les cartes mortuaires, sorte d'image officielle du disparu). Les dangers entourant la naissance et les premières années de vie d'un enfant explique qu'on trouve très peu de photographies sur ces thèmes. Ne faut-il pas être de son mieux pour accepter de paraître sur une pellicule photographique ? L'image que véhicule la photographie reste une image projetée tant par le photographe que par les personnages photographiés. Nous pourrions ajouter que cette [11] image reste idéalisée. Les événements de la vie quotidienne reçoivent donc très peu d'attention de la part du photographe. Rares sont les clichés sur le travail des femmes et des hommes, sur la naissance, la maladie et la mort. Heureusement, les témoignages oraux permettent de combler ces vides. En somme, la photographie reste principalement un moyen pour communiquer sa réussite sur un plan social. Quant au récit de vie, il demeure le produit de la capacité de mémoriser et de s'exprimer d'un individu en fonction de sa perception et de ses attitudes. Dans un effort pour expliquer et situer l'existence dans un continuum historique, le récit rend compte davantage de la situation psycho-sociale d'un individu en fonction de sa propre vie et de la signification qu'il en donne, alors que la photographie reflète l'image sociale que l'individu ou le groupe cherche à projeter. Le récit dit ce que l'un est devenu ; la photographie montre ce que l'on veut être. Voilà donc des sources qui se complètent et permettent de découvrir une même réalité sous des aspects différents.

Le village étudié

Lieu de passage le long de la route qui mène au lac Saint-Jean, Laterrière a été fondé en 1846 par le père oblat, Jean-Baptiste Honorat. La nouvelle paroisse est créée pour affranchir la population locale du monopole qu'exerçait William Price sur la région. [5] (voir Carte : Laterrière, le canton)

[12]

L'espace rural de Laterrière se limite à deux grandes zones d'exploitation au XIXe siècle, l'une agricole et l'autre forestière. Le village regroupe quelques fermiers, journaliers et commerçants autour de l'église et de l'école. Au XXe siècle, s'ajoutent aux zones agricoles et forestières qui se développent autour des fromageries et des beurreries, de nouvelles zones forestières, industrielles et de villégiature. L'aménagement d'un vaste réseau de barrages pour la production des pâtes et papiers ainsi que de l'aluminium permet d'autres investissements importants qui assurent les conditions favorables à un démarrage économique (1900-1930) lequel sera ralenti par la Crise (1930-1940) ; une croissance soutenue due à la production de guerre assure la consolidation des grandes industries alors que la société régionale entre dans la consommation de masse (1940-1960). [6]

Répondre au marché

La population de Laterrière est étroitement liée au dynamisme de l'économie régionale. De 1900 à 1960, sa population double à peine (855 à 1 955) alors que pendant la même période, la région voit la sienne augmenter par un facteur supérieur à six (38 730 à plus de 250 000). Plusieurs Laterriérois s'associeront au développement de l'industrie ou à l'amélioration des structures urbaines qui prennent place soit dans leur communauté, soit dans la région. À la veille de la Première Guerre mondiale, Laterrière connaît, sous la poussée de l'industrie, un essor sans précédent. En 1908, la Compagnie de Pulpe de Chicoutimi, dirigée par J.-E.-A. Dubuc, fonde la compagnie de Chemin de fer de la Baie des Ha ! Ha ! [7] Cette compagnie a pour but de bâtir un réseau de chemin de fer pour transporter la pulpe de Chicoutimi à Port-Alfred. L'embranchement de Laterrière est construit en 1911, ce qui assure le transport du bois vers l'usine de Chicoutimi. [8] L'arrivée du train a une grande importance pour la petite communauté qui voit enfin la possibilité de se développer. Dès 1914, l'eau courante et les égouts sont installés par un entrepreneur privé. [9] Le village s'incorpore en 1922 et les nouveaux conseillers prendront l'initiative d'acheter le réseau d'égouts [10], de rebâtir l'aqueduc [11] et d'électrifier le village à partir de la centrale du pont Arnaud. [12] C'est avec le support technique de la Commission des Services publics que le conseil municipal agit. [13] Ce dernier finance les nouvelles dépenses en faisant appel à des banques ou à des institutions spécialisées dans le secteur des obligations municipales. [14]

Loin de rejeter le changement, les Laterriérois semblent entrer de plein pied dans une économie sur laquelle ils ont bien peu d'influence. En somme, l'histoire de Laterrière, comme celle de plusieurs villages québécois, reste indissociable d'une histoire régionale et nationale où l'industrialisation et l'urbanisation favorisent la création de marchés locaux de plus en plus liés aux économies internationales.

Au plan local, la réglementation du commerce reste une préoccupation importante pour les représentants municipaux du village. Déjà, peu avant la Crise, on distingue le marchand général du restaurateur épicier. Se retrouvent ensuite le pharmacien, le boucher tenant boutique, le boucher ambulant, le boulanger, le fromager, le barbier, le menuisier, le forgeron, le cordonnier, le charretier, le conducteur de taxi, l'hôtelier, l'opérateur du moulin à scie et l'entrepreneur de pompes funèbres. [15] Qui opèrent la plupart de ces nouveaux commerces ? Comment les villageois en viennent-ils à occuper de nouvelles professions, s'adaptant ainsi aux exigences d'une vie commerciale en pleine évolution ? Plusieurs témoins qui ont pris une part active dans ces changements ont accepté de raconter leur histoire de vie (Cyrille Émond, boulanger, marchand général et homme politique ; Roméo Lapointe, marchand de bois et homme politique, Louis Girard et Napoléon St-Gelais, ouvriers). [16] Il ne faut pas se surprendre s'il n'y a pas de médecin, d'avocat ou de notaire à Laterrière. Les villageois téléphonent habituellement au médecin qui vient prodiguer ses soins à la maison du malade. Dans les autres cas, ils se rendent dans la ville la plus proche pour obtenir les services requis.

[13]

Devant l'apparition d'un marché au début du siècle, le milieu rural ne réagit pas de façon monolithique. Certains préfèrent continuer à pratiquer l'agriculture en transformant lentement leurs méthodes de production et de mise en marché. D'autres se lancent carrément dans de nouvelles activités. Dès les années 1910-1920, plusieurs familles quittent les rangs pour ouvrir des commerces au village. Presque tous voient déjà dans l'école un moyen privilégié pour “ installer ” les autres fils ou les filles qui n'auront pas de terre. Si plusieurs se contentent encore d'apprendre à écrire et à compter, pour d'autres, l'école offre de nouvelles perspectives de mobilité sociale. L'enseignement aux filles est très valorisé. Elles feront l'école normale et deviendront enseignantes jusqu'au moment du mariage. En effet, jusqu'à la fin des années 1950, l'enseignement au primaire était réservé aux femmes célibataires et aux membres de communautés religieuses. Idéalement, un des fils choisira de devenir prêtre, avocat, notaire ou médecin. Mais il arrivera souvent qu'un garçon étudie le commerce. Parmi les principaux marchands qui ont œuvré à Laterrière au cours des années 1920 jusqu'aux années 1960, presque tous ont étudié les rudiments du commerce au Séminaire ou à l'école secondaire. L'instruction devient une alternative pour ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir hériter de la ferme paternelle ou qui ne peuvent s'installer sur une autre terre. Toutefois, peu importe la stratégie suivie, la famille garde toujours son importance. Pour les nouveaux instruits qui reviennent dans la communauté, il faut d'abord compléter l'apprentissage avant de devenir autonome. La famille et en particulier le père s'occupe habituellement de trouver les premiers petits emplois subalternes pour compléter l'apprentissage. [17] Pour les filles, c'est dans le travail quotidien du foyer que se complète celui-ci. Tout dans la vie du Laterriérois semble donc imprégné du signe du changement au XXe siècle.

L'implantation des industries qui s'installent dans la communauté ou dans la région au début du siècle profitent à plusieurs Laterriérois. Le relèvement des eaux du lac Kénogami exige qu'on construise un barrage de bois au Portage des Roches. L'industrie du flottage du bois et la navigation intérieure ont laissé leur trace dans la mémoire collective. Un barrage en ciment est bâti en 1924 pour remplacer la vieille structure de bois. Les villageois participent à ces travaux ponctuels soit comme journaliers ou comme contremaîtres. Ils s'activent à la construction et à l'entretien du chemin de fer qui opère de 1911 à 1934. La plupart des hommes ont travaillé dans les chantiers de Dubuc ou de Price. Les marchands du village, en association avec les grossistes de Chicoutimi, ont profité des investissements industriels. Même l'entrepreneur local du moulin à scie, Jules Gauthier, sait tirer avantage de la situation en vendant tout ce qu'il peut aux clients régionaux ou de la ville de Québec. Pendant les années 1940, une compagnie de meubles de Rivière-du-Moulin, “ Saguenay Furniture ”, exploite des essences secondaires qui se trouvent dans les concessions forestières entourant le village. Pendant la construction du boulevard Talbot après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs villageois se font camionneurs et le demeurent toute leur vie. Dans cette course aux marchés, on a parfois le sentiment que, loin d'être contre le développement et le progrès, le villageois est obligé de disperser son énergie pour consolider ses acquis. Passerions-nous d'un stade d'autosubsistance à la dépendance aux marchés et au numéraire, le tout préparant l'entrée dans la société de consommation ?

L'agriculture se transforme aussi au cours du XXe siècle. Les fromageries se multiplient au début du siècle mais sont complètement disparues en 1960. La production de laine qui commence en 1888 semble péricliter dans la décennie 1920. Plusieurs agriculteurs continuent de couper du bois sur leurs terres. Cependant, la spécialisation de l'industrie laitière marque le pas.

S'ajuster à la Crise

S'agissant de la Crise économique des années 1930, celle-ci frappe durement la population de Laterrière. Le fragile équilibre [14] entre l'offre et la demande est brisé. Les travaux en forêt diminuent et créent une baisse sensible du marché de l'emploi. Les agriculteurs s'en tirent mieux même s'ils doivent vivre sous des pressions considérables. L'offre pour les produits essentiels (aliments, vêtements) se maintient. Cependant, l'argent est rare et l'endettement guette les plus démunis. La communauté se tourne vers l'État pour trouver des solutions à ses difficultés. Dès 1931, le conseil du village adresse une lettre au Comité de Chômage du Québec pour demander 3 500$ de plus que les 3 300$ déjà reçus. Ces montants servent à créer 70 emplois pour des travaux publics qui s'effectuent dans certains rangs. [18] Les conseils municipaux administrent ces fonds. Ils embauchent les pères de famille, distribuent des cartes d'assistance publique [19] ou favorisent un certain retour à la terre. [20] Sous ce rapport, ils s'inscrivent d'emblée dans les politiques préconisées à travers la province. L'État accroît ainsi son rôle en matière économique et sociale. Ses interventions ont pour but de contenir les problèmes sociaux. En renforçant le pouvoir d'achat, on revivifie le marché et la consommation. Globalement, l'effort vise à ramener l'équilibre entre l'offre et la demande.

La Crise incite plusieurs villageois à se tourner vers les mouvements syndicaux ou coopératifs. Le syndicalisme agricole régional prend un nouvel essor le 10 juillet 1930 à Chicoutimi, alors que l’Union diocésaine de l'Union catholique des cultivateurs (U.C.C.) de Chicoutimi est créée. Au début d'octobre de la même année, le cercle local de Laterrière voit le jour et regroupe plus de 55 membres. Des conférences d'information sont organisées pour montrer l'importance d'améliorer les techniques de production et de mise en marché. [21] Au nom des agriculteurs, l'U.C.C. revendique auprès du gouvernement provincial. Elle demande des prêts sans intérêt pour l'achat des grains. [22] Elle invite les gouvernements à forcer les compagnies à abaisser le prix des “ instruments de culture. ” [23] Dès 1932, les agriculteurs saisissent l'ampleur de la crise économique. Estimant que la valeur de leur ferme a diminué de plus de 50% et considérant qu'ils s'endettent parce que les prix payés pour leurs produits sont trop bas, ils demandent à l'État d'intervenir pour suspendre le paiement des grosses hypothèques. [24] La Banque nationale ayant cessé ses activités à Laterrière dès le début de la crise, une cinquantaine de villageois créent, avec l'aide du clergé, leur caisse populaire (1934). Ces manifestations suggèrent que l'agriculteur laterriérois est, dès les années 1930, très concerné par l'économie de marché.

Tirer avantage de là Guerre et de l'après-guerre

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l'économie du village est relancée en partie par “ Saguenay Furniture ”, cette compagnie de meubles de Chicoutimi qui s'approvisionne aux abords du parc des Laurentides. Les premiers syndicats coopératifs forestiers verront aussi le jour grâce à l'appui de l'U.C.C. qui fonde une fédération régionale en 1949. Celle-ci a pour but de négocier les contrats de coupe et les prix des compagnies ou du ministère des Terres et Forêts. [25] Devant les succès obtenus en région, un groupe de forestiers de Laterrière crée sa propre coopérative en 1957. Après la Guerre, les agriculteurs sont amenés à expédier leur production à Chicoutimi où l'U.C.C. (Union catholique des cultivateurs) s'occupe de la transformation et de la mise en marché. [26] Cette concentration des activités entraînera la disparition des dernières fromageries à Laterrière.

La construction du boulevard Talbot, de 1945 à 1948, permet de relier Chicoutimi à Québec en passant par Laterrière. Les citadins profiteront de l'amélioration du réseau de communication pour venir bâtir leur résidence estivale le long des rivières qui traversent le territoire. Les villes s'affirment davantage au cours de cette période et le marché régional se renforce. En 1961, la conurbation autour de Jonquière, Chicoutimi et La Baie regroupe plus de 110 000 habitants. [27] Cependant, si la consommation de masse permet de multiplier les échanges, il y a un mouvement inéluctable de concentration des grandes institutions qui privilégient les vastes marchés urbains pour améliorer leur [15] rentabilité. Ce repli vers le centre aura un effet dévastateur sur les petites communautés comme Laterrière.

À partir des années 1950, les villageois sont amenés dans les centres urbains où ils travaillent et où ils consomment de plus en plus. Les grandes compagnies, les institutions financières et les grands magasins vont porter un dur coup aux petits entrepreneurs indépendants, commerçants ou marchands qui opèrent dans les communautés rurales et villageoises. Les villes et les grandes entreprises intègrent à leur réseau l'économie rurale.

Les livreurs de pain et de lait deviennent les employés des grandes compagnies et des coopératives qui contrôlent le secteur avec soin. Le boucher ambulant, dernier vestige du marchand artisan, est lui aussi amené à s'approvisionner auprès des abattoirs reconnus par les gouvernements pour vérifier la qualité des produits. Le marchand ambulant est avantagé dans une société où les communications ne sont pas encore généralisées. Les camions offraient la possibilité de créer un magasin ambulant et de solliciter, semaine après semaine, les clients. La consommation de masse s'inscrit dans un monde où les communications se multiplient alors que les journaux, la radio et la télévision permettent de transformer la manière de solliciter la clientèle. Avec l'automobile, qui devient pendant les années 1950 un objet courant, les stratégies commerciales se transforment. La publicité convainc le consommateur de se déplacer en ville où il peut acheter chez des spécialistes. Fini le temps du marchand général qui vend de tout. Fini le temps où le client est roi. La grande entreprise réussit à imposer ses produits au monde rural. Dernière illustration de ce phénomène, Cyrille Émond vend son magasin au dernier boucher ambulant en 1968. Ce dernier l'adapte au modèle urbain de mise en marché et il s'associe à une chaîne d'alimentation pour lutter contre la concurrence. Le camion de boucherie ambulante cessera définitivement ses opérations en 1983.

De 1945 à 1970, le système de consommation de masse transforme l'économie laterriéroise. La monnaie devient le mode exclusif d'échange contre un travail ou des produits. Des institutions multiples et spécialisées prennent place et assurent la dynamique de l'échange. Le crédit est pris en charge par les caisses populaires, les banques ou les compagnies de finances. Les conseils municipaux continuent de faire appel à des organismes spécialisés pour financer, sous la supervision de l'État, les travaux d'infrastructures. Les coopérants se donnent aussi des moyens d'améliorer leur crédit tout en contrôlant davantage la production et la consommation. Agriculteurs et forestiers organisent leur profession. Les marchands et les commerçants se spécialisent pour survivre, car la ville exerce un attrait sans cesse croissant sur les membres de la communauté. L'implantation de nouveaux produits comme l'automobile, les réfrigérateurs électriques et la télévision rendent les distinctions entre les ruraux et les urbains négligeables.

Innovation et changement

Pendant la première moitié du XXe siècle, les Laterriérois intègrent dans leurs activités quotidiennes une multitude de produits nouveaux. Avec la venue du chemin de fer, se perçoit un engouement des villageois qui voient arriver la prospérité. L'implantation du réseau électrique à partir de 1927, amorce le processus d'implantation de plusieurs innovations. Les premières radios, les laveuses, les moteurs, les centrifugeurs électriques, les congélateurs, les trayeuses à lait, les télévisions, voilà ce qui change la vie des ruraux. Inéluctablement, ces hommes, femmes et enfants entrent dans la société de consommation et de loisirs.

Une certaine élite, pensons aux marchands, intègre rapidement les innovations qui contribuent à améliorer la situation économique. Les autres acteurs qui se situent au bas de l'échelle économique et sociale parviennent plus tardivement à trouver l'argent nécessaire pour se procurer ces nouveaux objets. Il faut véritablement attendre les années 1950 pour que se généralise la [16] mécanisation dans le travail (scie mécanique, tracteur, moteur) et l'implantation de nouveaux produits dans chaque foyer (automobile, réfrigérateur, laveuse électrique, téléviseur, etc.). La prolifération de petits commerces, restaurants, magasins de tissus, salons de coiffure témoigne donc d'une certaine diversification de l'économie locale. L'apport des coopérants, qu'ils soient agriculteurs, forestiers ou financiers (caisse populaire), est déterminant dans la communauté. Ils ont dû s'entourer de cadres de plus en plus spécialises (directeurs, administrateurs, comptables ou gérants divers) sans oublier les nombreux travailleurs issus pour la plupart de la communauté (employés saisonniers, forestiers, opérateurs et propriétaires de débusqueuses, caissiers/ères, etc.). Enfin, le conseil municipal et les écoles primaires emploient bon nombre de citoyens.

Et que dire de l'impact des camions, des automobiles ou des tracteurs, que les informateurs appellent encore avec un certain émerveillement les machines. Trop peu d'attention est apportée aux études de l'impact de ces innovations sur la société contemporaine. À Laterrière, les charretiers seront remplacés par les taxis qui font leur apparition au début des années 1940. Les premiers autobus Gagné commencent à circuler dans les années 1940. Les Autobus Gilbert prennent la relève dans le transport scolaire au début des années 1960 et constituent aujourd'hui un leader dans le secteur du transport en commun tant dans le village que dans la région, voire même dans la province.

Quant au moulin à scie de la famille Jules Gauthier qui opérait depuis plus de cent ans dans la communauté, il ferme à la fin des années 1950. La relève semble être assurée par la Coopérative forestière de Laterrière qui célèbre son 25e anniversaire en 1985. Ses opérations de sciage dépassent les $8 millions et elle emploie environ 170 personnes. [28]

Enfin, l'apparition d'une usine de production d'aluminium (Alcan, Usine Laterrière, 1989) a permis à Chicoutimi d'intégrer le territoire industriel laterriérois à son propre espace urbain. La ville de Chicoutimi Parvient, avec l'appui des instances politiques concernées, à récupérer, pour fins de taxation, cette nouvelle zone industrielle. Serait-ce le début de la fin pour Laterrière ? Les résidents du village et de la municipalité rurale se sont ressaisis devant la menace et ont uni leurs forces en se regroupant autour d'un seul conseil municipal (fusion : Ville de Laterrière 1983). Cependant, les aspirations de Chicoutimi, qui rêve de fusion autour d'une grande ville au Saguenay, ne laissent d'inquiéter, d'autant que les petites villes comme Laterrière manquent de ressources pour s'affirmer véritablement.

Conclusion

On le voit, l'histoire de Laterrière ne se comprend que par la relation aux villes qui l'influencent. Comme principal pôle d'attraction se trouvent Chicoutimi et ses environs avec une population croissante (4 342 en 1901, 47 272 en 1961) et ses commerces florissants. Vient ensuite le grand Jonquière (2 354 en 1911, 57 737 en 1961) avec les papetières et le complexe Alcan, d'Arvida.

Laterrière est un exemple de ce qui est vécu par la plupart des populations rurales et villageoises du Québec au XXe siècle. Au début du siècle, le Laterriérois typique naît, vit et meurt dans sa communauté entouré des siens et de sa famille. Il travaille soit dans le secteur agricole ou dans le secteur forestier. Il tire une part importante de ce qu'il consomme sur sa terre où il échange des produits avec ses voisins ce qui ne l'empêche pas de fréquenter son marchand général pour répondre a certains besoins en outils, matériaux ou aliments. L'enfant va à l'école du rang ou du village et y rencontre ses voisins. Il ou elle se marie généralement avec un ou une ami(e) de la famille. Toute la vie se passe dans la communauté. L'Église catholique est le premier lieu d'organisation de la vie sociale en dehors de la famille. La foi catholique et la pratique religieuse meublent l'univers mental de chacun des [17] membres de la communauté. Dans cet univers, se constituent les fondements de l'identité et de l'appartenance ; l'intégration sociale y est très poussée même s'il faut constater plusieurs traces de remise en question surtout dans les manifestations de la culture populaire.

Au début des années 1960, que de changements se perçoivent. Les enfants naissent à l'hôpital de la ville. Très tôt, ils découvrent, à travers la télévision, les goûts du jour. Les écoles de rang ont disparu et les enfants passent leur petite enfance à l'école du village puis se promènent jusqu'à la fin de leurs études secondaires entre l'école de la ville et leur communauté. Devenu adulte, le Laterriérois va travailler, le plus souvent, en milieu urbain. Laterrière retient peu d'individus et il prend de plus en plus l'aspect d'un dortoir ou d'une banlieue.

Désormais, ceux qui travaillent ou qui résident à Laterrière vivent les mêmes exigences que les citadins. Il faut produire toujours plus et abaisser les coûts de production. Un tel phénomène de rurbanisation (urbanisation du monde rural) n'est pas exclusif à cette communauté rurale et villageoise, il en constitue plutôt un exemple susceptible d'éclairer la réalité saguenayenne et avec elle, la réalité québécoise toute entière.

Camil Girard, GRH
UQAC
Chicoutimi, février 1992




QUELQUES DATES CHARNIÈRES SUR L'HISTOIRE
DE LATERRIÈRE


1842

Premiers arrivants (Mars Simard)

1846

Arrivée du Père Honorat

1850

Devient Canton de Laterrière

1853

Achat du moulin par Jules Gauthier

1858

Érection canonique de la paroisse N.-D. de l'Immaculée-Conception.

1894

Arrivée du téléphone

1911

Arrivée du chemin de fer

1927

Arrivée de l'électricité

1934

Fondation de la Caisse populaire

1957

Création du Chantier coopératif forestier

1983

 Fusion paroisse et village


[18]

Dirigé par Camil Girard, Groupe de recherche sur l'histoire (GRH), Université du Québec à Chicoutimi, ce projet qui porte sur les cultures villageoises a été subventionné par les Archives nationales du Québec, le ministère des Affaires culturelles du Québec, le gouvernement fédéral, via divers programmes, Ministère des Communications, Emploi et Immigration. La municipalité de Laterrière a aussi contribué à l'avancement de certains aspects du projet ainsi que l’ UQAC (Perfectionnement post-doctorat).



[1] Jacques Le Goff, dir., La Nouvelle Histoire, Retz-CEPL, Paris, 1978.

[2] Pour une analyse sur les cultures qui s'appuient sur la tradition orale voir Ruth Finnegan, “ A Note on Oral Tradition and Historical Evidence, ” dans David K. Dunaway et Willa K. Baum éd., Oral History, and Interdisciplinary Anthology, Tennessee, American Association for State and Local History and The Oral History Association, 1984, p. 107-115 ; Jacques Le Goff, dir., La Nouvelle Histoire, Retz-CEPL, Paris, 1978 ; voir aussi, Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière, Les mémoires québécoises, Ste-Foy, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1991.

[3] Pour plus de détails sur la question, voir Camil Girard, “ Société et culture villageoise. Enquête d'histoire orale. Laterrière, Saguenay, 1900-1960, ” Kingston, Ontario, Société historique du Canada, juin 1991, 23 pages.

[4] François Lepage et Camil Girard, Collection de photographies historiques, Laterrière, Saguenay. Instrument de recherche no 1 : inventaire analytique des fonds, Chicoutimi, GRH/UQAC, 1991, 246 pages.

[5] Gaston Carrière, Planteur d'églises. Jean-Baptiste Honorat, oblat de Marie-Immaculée, Montréal, Ed. Rayonnement, 1962 ; Camil Girard et Normand Perron, éd., Laterrière, un village au Saguenay, Chicoutimi, Ed. du Progrès, 1983.

[6] Camil Girard, “ Forêt et industrie au XIXe siècle ” (p. 185-212) ; “ L'implantation de la grande industrie ” (p. 285-332) ; “ Changements structurels de l'économie et grande entreprise ” (443-490) in Camil Girard et Normand Perron, Histoire du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1989 ; Camil Girard, “ Histoire et région. L'industrie forestière du nord-est québécois. 1850-1930 ”, Histoire sociale/Social History, vol. XXII, no 43, mai-May 1989, pp. 121-143 ; parmi les autres ouvrages touchant à l'économie voir les travaux de Pierre-Yves Pépin, Le royaume du Saguenay en 1968, Ottawa, Imprimeur de la reine, 1969 ; Raoul Blanchard, L'Est du Canada français, Province de Québec, Tome 11, Montréal, Beauchemin, 1935.

[7] Fonds Dubuc, A.N.Q., Centre régional du Saguenay-Lac-St-Jean, charte et procès-verbaux, 1908-1919, article 26, doss. 21.

[8] Ibid.

[9] Archives municipales, Procès-verbaux, 7 juillet 1913 pour l'aqueduc et 14 juillet 19,14 pour les égouts.

[10] Archives du village (A.V.) Procès-verbaux, 7 janvier 1924.

[11] Ibid., 24 et 26 septembre 1927.

[12] Ibid., 17 avril 1926.

[13] Ibid., 17 octobre 1927.

[14] Ibid., 6 et 15 février 1928.

[15] Ibid., 30 avril 1929.

[16] Camil Girard et Normand Perron, Laterrière, un village au Saguenay, Fonds d'histoire orale, GRH, 1982 ; Camil Girard et Normand Perron, Enquête d'histoire orale : Laterrière, Instrument de recherche, Chicoutimi, GRH, 1985, 165 pages.

[17] Camil Girard, “ La dynamique de l'échange en milieu rural : Laterrière, Saguenay, 1870-1970, ” Saguenayensia, vol. 27 no 4, 1985, pp. 132-137.

[18] A. V. Procès-verbaux, 2 juin 1931, 8 septembre 1931.

[19] Ibid., 7 mars 1932.

[20] Ibid., 8 novembre 1932.

[21] Minutes, Caisse du Cercle du Syndical de l’Union catholique des Cultivateurs, Archives paroissiales de Laterrière, non paginé ; sur les débuts du syndicalisme agricole dans la région, voir : En collaboration, La Fédération de l'UPA du Saguenay-Lac-St-Jean, Album-souvenir, 1930-1980, Chicoutimi, UPA, 1980, pp. 15-18.

[22] Minutes…, 17 janvier 1931.

[23] Ibid., 17 mars 1931.

[24] Ibid., 11 septembre 1932.

[25] En collaboration, La Fédération…, pp. 33-34.

[26] Ibid., pp. 20, 37.

[27] Louis-Marie Bouchard, Les villes du Saguenay : étude géographique, Montréal et Chicoutimi, Leméac et la Fondation de l'UQAC, 1973, p. 131 ss, Christian Pouyez et Yolande Lavoie, Les Saguenayens, p. 173.

[28] Camil Girard, “ La coopérative forestière de Laterrière ”, in En collaboration,

Coopérative forestière de Laterrière, 1960-1985, Laterrière, 1985, p. 3 à 8.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 6 janvier 2014 18:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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