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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Laurent Giroux, Jalons historiques pour une éthique de finitude. (2006)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laurent Giroux, Jalons historiques pour une éthique de finitude. Montréal: Liber, Éditeur, 2006, 177 pp. Collection “La pensée en chemin”. Une édition numérique réalisée avec le concours de Charles Bolduc, bénévole, PhD en philosophie, professeur de philosophie au Cégep de Jonquière. [Autorisation de l'auteur accordée le 22 novembre 2019 de diffuser ce livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

Jalons historiques
pour une éthique de la finitude

Introduction

Finitude et autodétermination vont de pair. Dans l’hypothèse où la finitude de l’homme ne déboucherait sur aucune infinitude, dans l’hypothèse où l’être humain ne pourrait compter que sur lui pour régler son agir, il devrait néanmoins être en mesure de faire ses choix par lui-même, et cela humainement, ce qui veut dire raisonnablement, voire éthiquement, aussi bien sur le plan individuel que collectif. Que cette tâche ait tant de mal à se réaliser constitue une énigme de taille qui, à la fois, alimente la réflexion éthique et paraît légitimer l’usage, même abusif, de l’autorité et du pouvoir.

Éthique de l’autodétermination, qu’est-ce à dire ? L’autodétermination dans nos choix fondamentaux prend le contre-pied d’une certaine éthique chrétienne (à ne pas confondre avec l’enseignement moral évangélique) de la soumission et du renoncement à soi-même devant la majesté de Dieu. Or, ni l’enseignement de l’Église des origines ni, comme nous le verrons, la doctrine du maître théologien par excellence, Thomas d’Aquin, n’allaient dans ce sens. Rappelons seulement, pour le moment, l’affirmation suivante de Paul de Tarse dans son épître aux Romains (VII, 6) où, en dépit d’une théologisation par ailleurs étonnante de l’événement Jésus de Nazareth, il touche à coup sûr une pierre angulaire de son message qui est une remise en question explicite de la théologie vétéro-testamentaire : « Or, désormais, nous avons été écartés de la loi en laquelle, étant morts, nous étions détenus, de manière à servir dans la nouveauté de l’esprit et non dans l’ancienneté de la lettre. [1] » Aux yeux de ce [12] juif converti, le prophète Jésus était venu nous rendre libres, libres de toute forme de contrainte morale, comme si moralité et contrainte étaient incompatibles. On entendra un écho lointain de cet appel à la liberté dans la version sociopolitique qu’en donne, à son insu, Jean-Jacques Rousseau, quand, dès le début de son Contrat social, il déclare sa profonde déception : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Arriverons-nous jamais à comprendre que, si la libération de tous est la condition de la liberté de chacun (Sartre), dans l’ordre des priorités, c’est la liberté intérieure de l’individu qui s’impose en premier lieu. Comment la rendre possible ? telle est notre question.

L’ascèse du renoncement, qui peut aller jusqu’à l’abandon de son propre jugement, cherche à reproduire chez le croyant l’acte par lequel Dieu se serait en quelque sorte vidé de sa divinité – acte appelé kénose en théologie, du grec kenoô, vider, évacuer – pour s’incarner comme homme en la personne de son fils, Jésus de Nazareth, et cela dans le but de racheter la créature humaine de la servitude du péché. Nietzsche n’a pas manqué d’exercer son cynisme à propos de cette étrange théologie : « Dieu donna son fils pour la rémission des péchés, en sacrifice… Le sacrifice pour une faute, et cela dans sa forme la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l’innocent pour les péchés des coupables ! » Il affirme, par la suite, de tout croyant en général, que « son instinct accorde la plus haute estime à une morale du dépouillement de soi [Entselbstung] […]. Toute forme de croyance, poursuit-il, est une expression du dépouillement de soi, de l’aliénation de soi [2]. »

Inutile de préciser que nous n’entérinons pas sans réserve les généralisations souvent hâtives de Nietzsche. Néanmoins, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la morale chrétienne officielle dans son fondement théologique – et non évangélique – lié à la notion de péché est en position antagonique par rapport à la nature humaine, sinon à la nature dans son ensemble, ce qui aurait suffi pour l’interroger dès l’origine. Malgré cela, elle a été la morale exemplaire en Occident durant vingt siècles. Il paraît difficile d’expliquer [13] ce succès autrement que par le jeu subtil d’un sentiment originaire de culpabilité, mais ce dernier, d’où vient-il ? Plus d’un se sont posé la question dont, de façon éminente, Freud, Jung et Heidegger.

Comprenons cependant une chose en ce qui nous concerne. Notre regard panoramique sur le courant plutôt hétérogène d’éthique philosophique qui sillonne l’histoire de l’Occident en marge du christianisme, et qui remonte jusqu’à la Grèce antique, se tiendra résolument à distance de cette laïcité particulière qui fait la fierté de l’idéologie française moderne, au point de devenir presque une religion de l’intolérance, comme en témoignent les restrictions difficilement justifiables imposées aux minorités ethniques venues du Moyen-Orient, par exemple, à l’égard de comportements aussi inoffensifs que le port du tchador.

Avant comme après l’avènement du christianisme et de sa morale dite du ressentiment (Nietzsche), il y a eu, en effet, et il y a encore des morales parallèles particulièrement exigeantes qui ont pris appui sur la nature humaine elle-même, différemment conçue, cela va sans dire, mais en dehors de toute notion de péché, de toute sanction ou récompense dans l’au-delà. Ce sont les plus importantes de ces tentatives d’éducation de l’agir humain que nous aimerions ici mettre en lumière et rendre accessibles, de manière à voir plus clair en nous-mêmes et à prendre position sur ce qui constitue sans doute une dimension constitutive de l’animal pensant que nous sommes, quand il n’est pas dépravé : la recherche du bien. Les animaux, eux, ont assurément la tâche plus facile puisque, dans leur cas, le bien de l’espèce et le bien de l’individu coïncident. À vrai dire, la raison d'être, s’il y en a une, de l’individu animal ne va pas plus loin que la conservation de l’espèce, tandis que l’animal humain, pour permettre à l’espèce non seulement de se conserver, mais d’aller de l’avant, de « progresser », doit développer au maximum ses possibilités individuelles, au risque d’entrer en conflit avec les autres individus, soumis à la même exigence de nature, voire, paradoxalement, avec le bien de l’ensemble. C’est de là que s’impose une réflexion éthique sans cesse renouvelée : comment, en dépit de ces antinomies apparentes, nous comporter comme êtres humains, comment nous gouverner nous-mêmes en voulant le bien ?

Devant le résultat douteux de la grande entreprise humaine, morale, sociale et politique, nous irons consulter un certain nombre de ces penseurs libres qui, depuis les conquêtes d’Alexandre le [14] Grand, dont on ne peut douter qu’elles ont « reconfiguré » le Moyen-Orient ancien et préparé la naissance de l’Occident, se sont penchés sur les conditions et les règles d’une vie humaine à la fois individuellement autonome et collectivement viable. Bien qu’appuyée dans chaque cas sur les ouvrages majeurs des penseurs choisis et constituant un dossier historique documenté et cohérent, notre démarche voudrait en même temps répondre à des interrogations qui nous sont propres et qui jalonnent un itinéraire de vie : quels sont les enjeux fondamentaux de l’éthique, et comment en arriver à un équilibre moral ? Comme il s’agit d’une manière de démonstration à la fois historique et philosophique, pour en arriver peut- être à ouvrir un chemin qui mènerait quelque part, la vérification et la confirmation des doctrines exposées se feront inévitablement par voie de citations de textes originaux soigneusement traduits. Cette méthode, la seule qui s’offre dans ce genre de recherche, pourra parfois alourdir un peu la lecture, mais il n’y a pas d’autre outil disponible et apte à faire que nos analyses soient, sinon exhaustives, du moins autant que possible inattaquables d’un point de vue herméneutique.

Ajoutons que, mis à part les textes de Kierkegaard, que je cite dans la traduction française de Prior et Guignot, non sans m’être assuré de son exactitude en la comparant aux traductions anglaise et allemande du philosophe danois, je traduis moi-même les citations qui ne sont pas originellement en français. Cela vaut pour Aristote et Épictète aussi bien que pour les philosophes allemands, et surtout pour Heidegger, qui a fait de la langue allemande un usage qui défie les meilleurs traducteurs. Cela dit, nous ne donnerons cependant en note que les seuls titres des traductions françaises connues.

Pour des raisons autant d’affinité personnelle que de conformité au but de notre recherche suggéré par le titre de cet essai, notre étude, nécessairement incomplète – on ne manquera pas de nous le signaler –, s’arrêtera aux grands classiques suivants : pour ce qui est des fondateurs d’une éthique autonome, Aristote, Épictète, Baruch de Spinoza, et Emmanuel Kant ; en ce qui concerne les défenseurs du choix individuel, Søren Kierkegaard, Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger et Jean-Paul Sartre ; enfin, deux auteurs qui nous offrent ouverture et espérance, Emmanuel Levinas et Hannah Arendt. Notre palette de penseurs touche ainsi à huit cultures différentes : la Grèce ancienne, l’Asie mineure, les Pays-Bas, [15] l’Allemagne, le Danemark, la France, la Lituanie et la diaspora juive. Nous tâcherons d’atteindre directement le noyau théorique ferme de chacune de ces pensées sous l’angle de l’éthique, le point de convergence de toute la démarche (ce qui ne veut pas dire des auteurs eux-mêmes) se trouvant dans l’idée heideggerienne d’appropriation de ses possibilités les plus propres face à la certitude indéterminée de la mort (Entschlossenheit) aux paragraphes 50-62 de Être et temps, c’est-à-dire à la finitude intrinsèque de l’existence, à laquelle toutes les brèves études qui précéderont ou suivront veulent se référer [3]. L’effet d’ensemble est étonnant. Il ne s’agit surtout pas d’établir une filiation intellectuelle au sens strict, mais d’appuyer une réflexion éthique personnelle sur un certain nombre de paradigmes où l’être humain est pensé dans son autonomie et sa capacité d’autodétermination au milieu même de conditions naturelles ou sociales déterminantes, parfois contraignantes. Il semble bien, en effet, comme nous le montrerons en conclusion, que le maintien de l’autonomie et de l’autodétermination corresponde à l’une des exigences éthiques et politiques les plus fondamentales de l’humanité contemporaine.

Le principe d’autodétermination, cela va sans dire, peut s’étendre au-delà de l’individu à tous les groupes mus par un idéal commun, aux diverses communautés humaines, aux peuples, aux nations. Il est particulièrement significatif que, dans son « discours de rectorat » inaugural à l’université de Fribourg-en-Brisgau le 27 [16] mai 1933, Heidegger définisse solennellement le sens de ce qu’il appelait autogestion ou autoadministration (Selbstverwaltung), notion qui faisait écho au titre de sa conférence sur « L’autoaffirmation [Selbstbehauptung] de l’université allemande ». La définition visait en premier lieu une nouvelle conception de la gestion universitaire dans la perspective, mais aussi à l’encontre, de l’idéologie nationale-socialiste [4] ; cependant, comme toujours, Heidegger donne à sa définition une portée philosophique universelle, mais qui rejoint du même coup l’existence (Dasein) singulière de l’universitaire allemand dans le nouveau contexte : « Autoadministration veut donc dire : nous fixer à nous-mêmes la tâche, et déterminer nous-mêmes la voie et le mode de sa réalisation, pour en cela être nous-mêmes ce que nous devons être [5]. »

L’objectif de notre étude serait donc de conduire le lecteur au cœur de la problématique des penseurs considérés, et de lui ouvrir la voie d’une appropriation personnelle des fondements possibles d’une éthique vraiment humaine, c’est-à-dire autonome [6].

Je voudrais finalement remercier Jean-François Malherbe, qui a tenu à ce livre et en a accompagné fidèlement la publication.


[1] Voir Les épîtres de saint Paul aux Galates et aux Romains, p. 97. Pour une analyse savante, encore qu’un peu sévère, de la contribution de Paul de [12] Tarse au contenu de l’enseignement chrétien, voir G. Giroux, La spiritualité de Jésus perdue et retrouvée, p. 101-112. On retrouvera la référence complète des ouvrages cités dans la bibliographie.

[2] F. Nietzsche, L’antéchrist, § 41 et § 54.

[3] On pourra regretter l’absence d’Augustin d’Hippone avec son célèbre traité De libero arbitrio voluntatis et les passages complémentaires des Confessions. Mais il est assez évident, comme l’explique à souhait Hannah Arendt, qu’Augustin était surtout préoccupé par les contradictions internes de la volonté, dont il se plaint constamment à Dieu, cette étrange faculté humaine qui se surprend à vouloir et à ne pas vouloir en même temps les mêmes choses, et par l’incompatibilité apparente d’une volonté libre avec la toute-puissance divine qui l’a elle-même créée. Le grand passionné autant du bien que du mal trouvait « monstrueux » que la même et unique volonté puisse commander et à la fois refuser de se soumettre au commandement, comme si cette faculté se scindait en deux semi-facultés de forces inégales selon les cas. La grâce divine deviendra dès lors nécessaire. On est donc assez loin d’un vouloir qui serait en mesure de se prendre en main et de gouverner sa destinée en vertu de ses propres choix éthiques. Voir tout le chapitre II, section 10, consacré à Augustin, dans H. Arendt, The Life of the Mind, sur lequel nous aurons à revenir.

[4] Voir à ce sujet M. Conche, Heidegger par gros temps.

[5] M. Heidegger, « Discours de rectorat », dans Écrits politiques 1933-1966, Paris, Gallimard, 1995.

[6] Pour une démarche parallèle à la nôtre, mais dans une perspective tout autre et à partir d’un choix d’auteurs différents, voir J.-F. Malherbe, « De Socrate à Arendt, une tradition du “devenir soi” », dans A. Lacroix et J.-F. Malherbe (dir.), L’éthique à l’ère du soupçon. La question du fondement anthropologique de l’éthique appliquée. Un autre ouvrage dont le thème voisine le nôtre est celui d’Édouard Delruelle, Métamorphoses du sujet. L’éthique philosophique de Socrate à Foucault. Étude sans doute fort élaborée et qui, d’après la notule de l’éditeur, présente la longue histoire des différentes métamorphoses du sujet comme un passage de notre culture de l’hétéronomie à l’autonomie. Il apparaîtra dès le début de notre recherche que nous tentons, au contraire, de démontrer qu’une revendication de l’autonomie du sujet et de son corollaire éthique suit et poursuit la pensée occidentale depuis l’origine, avant même la naissance de la philosophie proprement dite. Notons, au surplus, le recul plutôt subjectif de l’auteur face à une possible « altérité radicale » ou « transcendance illusoire », pour employer les termes de la notule.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 27 mars 2020 15:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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