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Interventions économiques
pour une alternative sociale
Nos 12-13.
EMPLOI : L’ÉCLATEMENT ?
NOTES D’ACTUALITÉ
« De nouveaux droits
pour les travailleurs :
l’expérience française »
Jean-Jacques GISLAIN
L’histoire sociale de la France est marquée par ces grandes réformes sociales qui ponctuent les avancées politiques du mouvement populaire. En 1936 ce furent les lois sur les deux semaines de congé payées (3 semaines en 1956, 4 en 1969), sur la semaine légale de quarante heures de travail, et sur les conventions collectives (complétées par la loi de 1950) ; en 1945, à la Libération, ce furent les ordonnances sur les comités d’entreprise (complétées par les décrets sur les comités d’hygiène et de sécurité en 1947, dont les pouvoirs ont été élargis par la loi de 1973, et auxquels se sont ajoutées les commissions pour l’amélioration des conditions de travail par la loi de 1976), la sécurité sociale (complétées par les ordonnances de 1967), et la loi sur les délégués du personnel ; en 1968 ce fut la loi sur les sections syndicales d’entreprise ; en 1982 ce sont la cinquième semaine de congé payée, la durée légale hebdomadaire du travail à trente-neuf heures, la réglementation du contenu des contrats de travail intérimaire, partiel ou à durée déterminée, l’abaissement de l’âge de la retraite à soixante ans, et les lois Auroux sur « les nouveaux droits des travailleurs », qui constituent le résultat tangible, en matière de politique sociale, de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 [1] Ce sont ces dernières, les lois Auroux, qui retiendront notre attention dans [51] cet article car elles marquent un tournant qualitativement important dans les rapports entre capital et travail dans une économie pourtant encore capitaliste.
Après avoir rappelé les grands axes des lois Auroux, nous rendrons compte des réactions des « partenaires sociaux » pour enfin faire un bilan provisoire des premiers résultats de la mise en place de ces lois.
De nouveaux droits pour les travailleurs
Les lois Auroux sur « les nouveaux droits des travailleurs » se composent de quatre volets. Le premier a trait au développement des institutions représentatives du personnel, le second porte sur de nouvelles modalités de négociation collective et du règlement des conflits, le troisième renforce faction des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, et enfin le quatrième volet assure de plus grandes libertés pour les travailleurs dans l’entreprise.
- Renforcement des institutions représentatives
du personnel
Il existait déjà un triple mode de représentation des travailleurs dans l’entreprise. La nouvelle loi a pour objet de renforcer les pouvoirs de ces trois institutions (section syndicale d’entreprise SSE, délégués du personnel DP et comité d’entreprise CE) et de créer une nouvelle institution représentative des salariés au niveau de la direction de groupe d’entreprises : le comité de groupe CG.
- Section syndicale d’entreprise (SSE)
Les SSE créées en 1968 pour différencier, au niveau des structures représentatives, l’action syndicale de la représentation du personnel, voient leur pouvoir approfondi dans trois directions.
Tout d’abord la nouvelle loi permet d’une part la généralisation des SSE à l’ensemble des entreprises en faisant sauter le seuil anciennement requis de cinquante (50) salariés, et d'autre part, l’élargissement de la couverture syndicale des SSE à l’ensemble des salariés ne possédant pas de contrat de travail à durée indéterminée (travail à domicile, temps partiel, travail intérimaire, contrat à durée déterminée et travailleurs mis à la disposition d’une entreprise par une autre entreprise).
Le second acquis de la loi est le renforcement de la présence des SSE dans l’entreprise. La collecte des cotisations syndicales peut désormais s’effectuer à l’intérieur des entreprises, un local doit être mis à la disposition des SSE dans l’entreprise et les SSE peuvent inviter des personnalités syndicales et politiques extérieures à l’entreprise.
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Enfin la loi renforce la protection légale, la possibilité de circulation dans l’entreprise, la disponibilité en nombre d’heures de délégation, et la représentativité automatique au comité d'entreprise ou d’établissement des délégués syndicaux.
- Délégués du personnel (DP)
Les DP, dont le nombre dépend des effectifs salariés, deviennent obligatoires dans tous les établissements qui emploient à un titre ou un autre au moins onze salariés pendant douze mois consécutifs. À cet élargissement des DP à l’ensemble des salariés quelle que soit la nature de leur activité, s’ajoutent un assouplissement des conditions d'éligibilité, notamment pour les immigrés avec la suppression de la condition « parlant couramment français », la possibilité pour les petites entreprises de moins de cinquante salariés et dans son comité d’entreprise (CE), que les DP assurent, avec un crédit d’heures de délégation supplémentaire, les fonctions économiques du CE, et la possible spécialisation des DP dans la défense de catégories spécifiques du personnel lors des négociations. Enfin l’innovation la plus intéressante a trait à la création de délégués de « sites », c’est-à-dire des DP élus par l’ensemble des travailleurs regroupés géographiquement sur un même lieu de travail.
- Le comité d'entreprise (CE)
Le contrôle du CE sur la gestion économique des entreprises est renforcé dans cinq directions. Désormais le CE devra obtenir de la direction de l’entreprise, avant la mise en place de nouvelles technologies de production, les grandes orientations économiques qui sous-tendent ces innovations, une étude d'impact du projet sur l’emploi, les modifications projetées sur la rémunération du personnel, l’organisation et les qualifications du travail ainsi que sur la mise en place de programmes de formation. Annuellement devra être fourni au CE un rapport sur la situation et l’évolution des emplois à durée déterminée. Toute prise de participation de l’entreprise dans une autre société ainsi que toute perte de contrôle financier sur l’entreprise elle-même devront être communiquées par la direction au CE. D’autre part le CE peut se prononcer sur les modifications du prix et être consulté par les autorités publiques de contrôle des prix. Enfin le CE doit disposer d’une information suffisante sur les problèmes relatifs aux conditions de travail et doit être consulté sur toutes modifications concernant la durée et l'aménagement du temps de travail.
Le renforcement de ces cinq types de contrôle du CE sur l’innovation technologique, l’emploi précaire, la gestion financière, les prix, les conditions et le temps de travail, devra être assuré par la création au sein du CE d'une commission économique, avec augmentation des délégations d’heures pour ces membres, dans le cas des grandes entreprises, mais aussi dans toute entreprise, par la mise en place de stages de formation économique et financière pour les membres du CE, par le recours possible à des aspects extérieurs rémunérés par l’entreprise et l’assistance d’un esprit comptable pour examiner les comptes de l’entreprise. Enfin, le CE pourra élargir le champ de son intervention en matière d’activités sociales et culturelles. Du côté financement, le CE dispose d’une [53] subvention de fonctionnement correspondant à 0,2% de la masse salariale brute de l’entreprise.
- Comité de groupe (CG)
L’une des innovations la plus intéressante de ces lois Auroux est la création du comité de groupe (CG) qui constitue en quelque sorte un super CE au niveau d’un groupe d’entreprises financièrement liées. L’intérêt de cette nouvelle institution représentative des travailleurs est de permettre de fournir l'information aux CE d'entreprises-filiales concernant la stratégie industrielle et financière du groupe. Le CG obtiendra toute information pertinente concernant la situation économique, l’évolution de l’emploi, les relations financières internes, les comptes et les bilans consolidés du groupe. On voit tout de suite l’intérêt d’un tel CG pour les travailleurs puisque ceux-ci pourront désormais coordonner l’action revendicatrice dans les différentes filiales d’un même groupe. Dans le cadre de négociations par branche ou nationale les centrales syndicales auront de plus un nouvel instrument pour défendre l’intérêt collectif des travailleurs.
- Des procédures de négociation collective
et de règlement de conflit plus contraignantes
pour les employeurs
Les lois Auroux ont aussi pour objet de relancer et d’élargir la politique contractuelle tout en imposant de nouvelles clauses obligatoires.
Pour ce qui est de la négociation collective l’innovation majeure est l’obligation de négocier. Au niveau de la branche d’activité, une commission de négociation doit se réunir une fois par année sur la question des salaires, et une fois tous les cinq ans sur la question des classifications salariales. Au niveau de l’entreprise, une négociation annuelle, entre employeur et organisations syndicales représentatives, est obligatoire et porte sur les salaires, le temps et l’aménagement du temps de travail. De plus, si un accord d’entreprise comporte une disposition inférieure à l’accord de branche, à la législation ou à la réglementation, une (ou des) organisation syndicale disposant de la majorité absolue au CE peut exercer un droit de veto qui entraîne automatiquement la non-application de l'accord. Quant au contenu des conventions collectives et des accords d'entreprise, de nouvelles clauses obligatoires ont été ajoutées. Notamment sur l’égalité des salaires entre travailleurs français et étrangers, entre hommes et femmes, sur les conditions d’emploi et de rémunération des salariés à domicile, et sur les conditions d’emploi des travailleurs intérimaires. Dans le cas où il n’y aurait pas accord dans une branche d’activité, le ministre peut imposer l’extension à cette branche de l’application d’une convention collective en vigueur dans une branche d’activité en situation économique similaire.
Pour ce qui est du contrôle et de l'harmonisation de cette législation, la commission nationale de négociation collective voit ses compétences élargies, notamment quant aux recommandations en matière de projets de loi et décrets, à l’interprétation des clauses d'une convention, à l’examen suivi et la production d'un rapport annuel sur l’évolution des rémunérations, au bilan annuel de la [54] négociation collective, et surtout au respect du principe « à travail égal, salaire égal ».
La loi stipule aussi que le règlement des conflits collectifs du travail pourra désormais être obtenu, en cas d’échec des négociations, pour le recours facilité à un médiateur nommé par le ministre du Travail soit de sa propre initiative, soit sur la requête de l’une des deux parties. Les propositions du médiateur ne sont pas exécutoires et pourront être rejetées par ceux des parties.
- Un meilleur contrôle de la « vie au travail
par le comité d'hygiène, de sécurité
et des conditions de travail (C.H.S.C.T.)
Le C.H.S.C.T. résulte de la fusion du comité d'hygiène-santé et de la commission pour l’amélioration des conditions de travail. Ce nouveau comité assurera donc le contrôle pour les travailleurs de la protection et la prévention de la santé et sécurité du travail, ainsi que de l’amélioration des conditions de travail. En plus des attributions des deux anciens comités, le CHSCT pourra maintenant intervenir en cas de danger immédiat en imposant sur le champ une enquête sur les causes de ce danger et les moyens d’y remédier. En cas de désaccord avec l’employeur, l’arbitrage immédiat de l'inspecteur du travail est requis. De plus, tant que tout danger grave et immédiat, ressenti par le(s) salarié (s), n’est pas écarté, l’employeur ne peut imposer la reprise de l'activité de(s) salarié(s) ni lui appliquer une sanction ou retenue de salaire.
- De nouvelles libertés
pour les travailleurs dans l'entreprise
Le quatrième volet des lois Auroux est le plus novateur en ce sens qu’il tente de s’attaquer à la « chasse gardée » du patronat : la réglementation de la vie quotidienne à l’intérieur de l’entreprise qui permettait, avec ses interdits et ses tolérances, que règne l’ordre de la production.
Les dispositions de la nouvelle loi se divisent en deux parties. La première porte sur le contenu et les modalités d’élaboration du règlement intérieur, la seconde concerne le droit d'expression des salariés.
- Règlement intérieur (RI) codifié et négocié
Aucune loi jusqu’ici ne codifiait le contenu du RI, celui-ci avait sous lui le poids de la tradition disciplinaire mais non force de loi. Il était élaboré de façon discrétionnaire par le « chef » d’entreprise.
La loi Auroux définit maintenant le cadre de ce que doit être ou ne pas être un RI d’entreprise. Tout d’abord, le RI ne peut déroger aux droits de la personne, aux libertés individuelles définies en régime démocratique. De plus sont désormais interdites toutes sanctions pécuniaires et amendes. Le RI ne peut réglementer que ce qui a trait à l’hygiène et la sécurité, au fonctionnement permanent et général de la discipline, et à la nature et l’échelle des sanctions que peut prendre l’employeur. La notion de sanction et ses modalités d’exécution sont strictement définies par la nouvelle loi, ainsi que les possibilités de défense du salarié. Le licenciement ne peut être infligé à un salarié en raison de [55] ses opinions politiques, ses activités syndicales ou ses convictions religieuses. D autre part le RI, devenu obligatoire par la loi, devra être élaboré de telle façon que rédigé par l’employeur et soumis par celui-ci au CE et au CHSCT, il obtienne un avis de conformité par l’inspecteur du travail.
- De nouveaux droits d’expression pour les salariés
La nouvelle loi stipule que les travailleurs ont un droit à l'expression directe et collective sur le contenu et l’organisation de leur travail ainsi que sur la définition et la mise en œuvre d’actions destinées à améliorer les conditions de travail dans l’entreprise. L’exercice de ce droit et les idées émises ne peuvent entraîner ni sanction ni licenciement.
Les structures et les modalités permettant l’exercice de ce droit d’expression des travailleurs ne sont pas définis strictement par la nouvelle loi mais doivent être négociées entre employeur et organisations syndicales, et déboucher sur un accord contenant au moins trois clauses : la spécification du niveau, du mode d’organisation, de la fréquence et de la durée des réunions permettant l’expression des salariés ; les mesures destinées à assurer, d’une part, la liberté d’expression de chacun, d'autre part, la transmission des vœux et avis à l’employeur ; et enfin les conditions dans lesquelles l’employeur fait connaître aux salariés et leurs institutions représentatives la suite qu’il a réservée à ces vœux et avis. Au bout de deux ans, le chef d’entreprise doit rédiger un rapport sur les résultats obtenus et contenant l’avis des délégués syndicaux et du CE, et le transmettre à l’inspection du travail. Sur la base de l’examen de ces rapports il est prévu que la Parlement devra, avant décembre 1985, proposer un nouveau projet de loi déterminant les modalités d’exercice du droit d’expression des salariés dans l'entreprise.
Cris, chuchotements et approbations
Comme cette présentation sommaire des grands axes des lois Auroux nous le montre, la réforme sociale sur « les nouveaux droits des travailleurs » engagée par la gauche n’est pas une mince affaire et modifie en profondeur les « relations de travail » dans l’entreprise. Mais cette réforme correspond-t-elle réellement aux aspirations des « partenaires sociaux » ?
Pour le patronat la réponse à une telle question est relativement claire. L’action syndicale et la politique vont envahir l’entreprise et paralyser à terme l’activité économique. Pour les chefs d’entreprise les lois Auroux représentent, d’une part, l’implantation définitive d’un « double pouvoir » [56] syndical dans l’entreprise, et d’autre part, une remise en cause de la « participation responsable entre partenaires sociaux » où chacun restait à sa place, où le chef d’entreprise appuyé par son encadrement décidait et où les salariés travaillaient dans le respect de la « discipline industrielle », le tout dans un climat de « concertation » bien compris pour les deux parties. Le patronat dénonce donc ces lois Auroux comme l’arrêt de mort à terme de « l’entreprise » et consécutivement de la position concurrentielle de l’économie française. Plus en détail deux particularités de cette loi motivent les foudres du patronat. En premier lieu, invoquant le faible taux de syndicalisation, autour de 20%, les chefs d’entreprise remettent en cause le principe selon lequel les organisations syndicales sont représentatives des salariés, et comme les lois Auroux renforcent le pouvoir syndical, selon le patronat, l’initiative et l’expression individuelle des salariés, considérées comme la force vive de l’entreprise, se trouvent d’autant sclérosées et le discours gouvernemental sur la « démocratie industrielle » totalement démagogique. Le second aspect des lois Auroux que n'admet pas le patronat c’est l’obligation de négocier chaque année. Cette clause aurait pour résultat, pour le patronat, d’une part, de maintenir un constant climat de négociation et de conflits dans l’entreprise, ce qui ne pourrait que nuire à la performance économique de l’entreprise et donc retomber à terme sur le dos des salariés, et d’autre part, d’être inefficace puisque aucun accord n’est obligatoire. En résumé le patronat français regrette la bonne vieille « politique contractuelle » prônée par l’ancien régime, et craint que ces lois Auroux marquent l’entrée d’un double pouvoir syndical dans l’entreprise.
Pour les syndicats de salariés les avis sont partagés.
Le syndicat des cadres, la Confédération générale des cadres (CGC), est dans une situation paradoxale. D'un côté ce syndicat est relativement favorable aux clauses des lois Auroux qui renforcent le contrôle sur la gestion économique des entreprises, mais d’un autre côté, et c’est celui-là qui l’emporte le plus souvent, les cadres craignent que les lois Auroux leur retirent une large part de leur responsabilité de « sous (sous, sous, ...) chef d’entreprise » et que l’« encadrement » des travailleurs devienne plus problématique et conflictuel, et même leur échappe au profit des structures syndicales. Ce dont ont le plus peur les cadres c’est surtout que ces « nouveaux droits des travailleurs » affaiblissent leur pouvoir hiérarchique dans l’entreprise.
Du côté des syndicats ouvriers l’on retrouve accentuées les orientations traditionnelles des différentes centrales.
Pour Force ouvrière (FO), syndicat modéré, les lois Auroux sont bonnes à prendre lorsqu'elles renforcent l’action syndicale stricto sensu, c’est-à-dire dans les cas de renforcement des moyens d’action des institutions représentatives déjà existantes. Par contre FO voit un grand danger pour le pouvoir syndical dans l’élaboration de nouvelles structures qui permettent l’expression directe des salariés. Pour ce syndicat la « nouvelle citoyenneté dans l’entreprise » risque de sonner le glas du syndicalisme dans l’entreprise, et cela pour deux raisons. La première [57] est le risque de politisation et de manipulation extérieures des travailleurs, faisant passer au second rang le rôle premier du syndicat : la défense des intérêts particuliers (corporatistes) des travailleurs. Le second risque est pour ce syndicat l’atomisation des salariés. Avec la prolifération des moyens d’expression dans l’entreprise, les lois Auroux pourraient conduire à une situation où il y a multiplication des interlocuteurs et donc possibilité pour le patronat de « diviser pour régner » en faisant aux travailleurs la nécessité de l’action collective (syndicale) au profit de revendications individuelles et spécifiques, enfin FO refuse radicalement l’autogestion et par conséquent met en garde les travailleurs contre la tentation d’une « participation à la gestion » que permettent certaines dispositions des lois Auroux. Ainsi pour cette centrale le syndicat ne doit pas dépasser ses prérogations de défense des intérêts des salariés et se méfier d’une double tendance présente dans les lois Auroux : l’une vers l’expression individuelle, l’autre vers la participation à la gestion, toutes deux conduisant à la désyndicalisation.
Pour la Confédération générale du travail (CGT), proche du Parti communiste français, les lois Auroux sont globalement positives. Même si deux dispositions essentielles défendues par le CGT ne furent pas intégrées dans les lois Auroux : le droit de veto des représentants du personnel en matière d’emploi et la constitution de conseils d’ateliers, ce syndicat met l’accent sur les possibilités d’utilisation de ces lois pour la défense des intérêts des travailleurs. La CGT prend en considération le fait que ces lois sont orientées vers la négociation, notamment l’obligation de négocier annuellement certains aspects des conventions collectives et les accords d’entreprise, ainsi que les modalités de règlement des conflits, mais qu’en dernier ressort c’est encore le rapport de force entre employeurs et syndicats qui tranchera quant aux résultats des négociations. D’autre part, quoique le CGT reconnaisse que les nouveaux droits d’expression des travailleurs sont de nature à améliorer les conditions de travail mais aussi à faciliter le progrès technique et économique de l’entreprise, cette centrale syndicale dénonce l’insuffisance des moyens accordés aux travailleurs pour permettre l’application des lois Auroux. La CGT est donc globalement favorable à ces lois mais revendique en se plaçant dans une perspective d’élargissement de celles-ci, plus de moyens pour qu’elles deviennent réalités.
Enfin, pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT), proche de certains éléments du Parti socialiste et grande inspiratrice de l’esprit des lois Auroux, cette réforme de grande portée, même si cette centrale aurait préféré une orientation plus marquée vers l’autogestion, est de nature à faire reculer la monarchie patronale et l’étatisme, elle pose les jalons d'une démocratisation de la vie économique. Le CFDT est la première des grandes centrales syndicales françaises à avoir orienté ses revendications vers le droit d’expression direct des travailleurs. Il n’est donc pas étonnant que cette centrale ait accueilli avec satisfaction les « nouvelles libertés des travailleurs dans l’entreprise ». De même l’obligation [58] de négocier est pour cette organisation syndicale un moyen pour définir des politiques mieux ajustées aux objectifs de réduction de l’éventail salarial et fournit des outils pour progresser, tout en allant aux trente-cinq heures, dans la création d’emplois, dans le contrôle collectif des évolutions d’effectifs, de la répartition des horaires et des modifications dans l’organisation du travail. D’autre part la protection des salariés contre les sanctions disciplinaires ainsi que la possibilité pour tout travailleur menacé de licenciement de faire appel à un défenseur syndical de son choix, marquent de nouveaux acquis fort intéressants pour les travailleurs. En résumé, pour le CFDT, la logique des droits nouveaux des travailleurs lie étroitement les droits individuels reconnus aux travailleurs droits d’expression, garanties face aux licenciements et leurs droits collectifs : obligation de négocier, application du droit syndical aux petites entreprises, renforcement du rôle des institutions représentatives. Mais la CFDT souligne le fait que la mobilisation des travailleurs et des forces sociales reste le moyen premier des progrès de l’émancipation, et qu’ainsi seule l’action syndicale sera capable de faire fructifier les possibilités offertes par les lois Auroux.
Les réactions des différents « partenaires sociaux » sont donc relativement conformes à ce à quoi on pouvait normalement s’attendre, avec peut-être une petite surprise. Si pour le patronat et certaines catégories de cadres il semble normal de refuser les « soviets dans l’entreprise », pour reprendre une de leurs plus dures expressions pour qualifier les lois Auroux, par contre le relatif conservatisme, ou tout au moins la crainte des changements trop brusques, des centrales syndicales ouvrières a surpris. Est-ce la crainte de perdre le contrôle du mouvement ouvrier qui aurait incité les syndicats ouvriers à être « raisonnables » ? Toujours est-il que le gouvernement socialiste n'a pu que se féliciter de la « responsabilité » des syndicats lors des consultations préparatoires à l’élaboration de ces lois sur les nouveaux droits des travailleurs.
Les premiers résultats
Outre la mise en place des dispositions des lois Auroux qui renforcent les structures déjà existantes et dont l’efficacité pour les travailleurs ne pourra être évaluée qu’après une certaine période de temps de fonctionnement, les premiers résultats concernant l’expression des travailleurs et l’obligation de négocier sont difficilement interprétables. Ne pouvant entrer dans le détail des données actuellement disponibles dans le cadre de cet article, nous nous contenterons de mettre en évidence les grandes tendances qui semblent [59] voir le jour.
- Expression des travailleurs
Comme nous l’avons déjà signalé les lois Auroux ne réglementent pas de façon définitive les nouveaux droits d’expression des travailleurs dans l’entreprise. Seules les modalités de détermination de ces droits sont codifiées et ce sera l’examen des résultats obtenus dans les entreprises qui fournirait la base d’un nouveau projet de loi fin 1985. Les résultats obtenus seront donc d’une importance cruciale pour le contenu définitif de la loi.
Actuellement la quasi-totalité des entreprises concernées par la loi (plus de 200 salariés, c’est-à-dire 6 000 entreprises) des négociations sont engagées et pour un nombre appréciable d’entre elles des accords sont signés. Les centrales ouvrières n’ont jusqu’à présent signé qu’environ la moitié des accords et rejeté peu d’entre eux. Les premiers résultats de ces accords font apparaître une animation des groupes, en moyenne de 15 à 20 membres, une grande partie assurée par l’encadrement, une fréquence des réunions prévues de plusieurs mois, et une définition des thèmes de réunion souvent restreints à ceux proposés par les textes : amélioration des conditions de travail, caractéristiques et environnement des postes de travail, méthodes et organisation du travail. D’ores et déjà un certain nombre de tendances semblent donc apparaître. Le maintien du rôle de l’encadrement dans le bon fonctionnement des « relations de travail » par l’animation des groupes, la faible participation aux réunions et leur faible fréquence, le peu de déviance par rapport aux thèmes traditionnels proposés. De plus, en se fondant sur un certain nombre d’exemples, on peut noter une relative méfiance des syndicats quant à la signature d’accords, et du côté patronal, une double attitude qui manifeste bien ce qui est en train de se jouer dans ces accords. Certains patrons se comportent comme s'ils avaient perçu une possibilité de détournement de cette nouvelle structure d’« expression des salariés ». Notamment la possibilité de renouer avec la vieille tradition patronale de la « boîte aux idées », l’opportunité de créer un climat de « conciliation » dans l’entreprise à la vieille sauce réchauffée des « relations industrielles » ou plus intelligemment soit d’acheter la « paix sociale » au prix de certaines améliorations de la « vie quotidienne au travail », soit enfin de profiter de cette « expression » des travailleurs pour promouvoir une multitude de petites innovations techniques. D'autres patrons moins opportunistes restent campés sur la sauvegarde de la « libre entreprise » face à ce « nouvel espace de démocratie dans l'entreprise ». Bien entendu l’histoire dira qui des travailleurs ou des employeurs tireront, pour les uns plus de droits, et pour les autres plus de profit, de ce nouveau réaménagement formel du rapport salarial. Mais il est fort à prévoir qu’une fois de plus c’est le rapport de forces qui tranchera. Certains groupes de travailleurs se sont déjà constitués en « comité d’action » ou « comité de chaîne » alors que certaines directions d’entreprise ne veulent pas entendre parler de ces « droits d’expression » des travailleurs.
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- Obligation de négocier
Pour négocier il faut avoir quelque chose à négocier ; or la mise en place du « plan de rigueur » laisse peu de marge de manœuvre sur la question salariale. Le gouvernement socialiste impose une limite d’environ 6% à la hausse de la masse salariale pour 1984, alors qu’il semble probable que le taux d’inflation dépassera ce taux, ce qui entraînera donc une baisse du pouvoir d'achat des salariés. Les entreprises et les syndicats se retrouvent ainsi en situation de négociations déjà implicitement négociées. Dans un sens, ce sera peut-être une chance pour « l’obligation de négocier », sans être cynique, puisque la négociation, et il faut selon la loi qu’il y en ait réellement une, risque de se reporter sous d’autres questions telles que l'échelle des salaires, les statuts des travailleurs préconisés, et généralement l’ensemble des clauses normatives. Là encore les résultats dépendront du rapport de forces puisque si l’obligation de négocier impose bien que les parties se mettent autour d'une table, rien n'impose qu’il y ait conclusion d’un accord.
Comme on le voit, si les lois Auroux sur « les nouveaux droits des travailleurs » marquent bien une avancée importante de la législation sociale en France, encore faut-il que les organisations ouvrières mobilisent les travailleurs pour faire entrer dans les faits ce qui n’est qu’un réaménagement formel du rapport salarial capitaliste.
NOTES
[1] Sur les autres aspects de la politique du gouvernement socialiste et communiste depuis 1981, voir nos articles dans les numéros 8 et 11 de cette revue.
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