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La démocratie des usagers.
Introduction
- Que vaudrait l'acharnement du savoir s'il ne devait assurer que l'acquisition des connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant que faire se peut, l'égarement de celui qui connaît ?
- Caminante, no hay camino ; se hace el camino al andar.
S'il est vrai que tout système d'explication du réel commence par une opération de classification, la résistance de certains faits à s'intégrer dans les répertoires existants est l'indice de quelque chose de nouveau. C'est dans l'état d'esprit que commande cette résistance que j'ai abordé deux catégories d'acteurs opposés et situés au centre des expériences de participation : le permanent et l'usager. Comment expliquer le rapport de domination qui s'établit entre ces deux acteurs dans les organismes publics et les associations volontaires ? Telle est la question qui a ouvert la voie à ma réflexion.
Ce rapport n'est bien évidemment pas réservé aux seuls membres de ces organisations. Tous ceux qui ont essayé de comprendre la société depuis le 18e siècle attestent au contraire qu'il est au cœur du développement de celle-ci. Au problème ainsi posé, libéraux et marxistes [10] apportent des réponses similaires : les uns et les autres proposent de pousser le système au bout. Pour les premiers, libéré de toutes ses entraves, le système sera en mesure de produire les résultats promis et d'assurer le bien-être de tous. Depuis les adversaires des Poor Laws à la fin du 18e siècle jusqu'aux partisans de Milton Friedman et aux économistes de l'offre, c'est toujours la même réponse : le système crée la misère parce qu'on l'empêche de fonctionner.
Dans la tradition marxiste, mais pour des raisons inverses, on veut également laisser fonctionner le système librement. Les plus radicaux s'opposent à toute réforme et à tout aménagement, afin que, le système poussant ses contradictions jusqu'au bout, il éclate dans la révolution et se transforme en un système social humanisé qui nous délivrera de la misère par l'utilisation maximale des forces productives au profit de tous.
Les réformistes sociaux estiment, pour leur part, que la société renferme en elle-même les possibilités de se transformer sans s'engager pour autant dans la logique infernale du système capitaliste. Le présent ouvrage est écrit dans cette perspective. Et, au lieu de prendre pour objet le système de production, il se concentre plutôt sur l'usager, sur son point de vue, sur son lieu. Cela n'est pas courant. L'analyse s'arrête en effet généralement au produit, c'est-à-dire à ce qu'une organisation fait selon sa propre vision et sa propre évaluation. De Marx à Bourdieu c'est le thème central du travail des sociologues : la société est un système de production, l'analyse de la société est l'analyse du mode de production, qu'il soit matériel ou symbolique. Ce livre tente de rompre avec cette tradition. Si je m'intéresse au producteur et au produit, c'est du point de vue de celui qui l'utilise. Le système d'action est défini ici par ses résultats pour l'usager, résultats qui ne sont pas toujours les mêmes, qui ne servent pas toujours les intérêts de ceux qui contrôlent le système de production. Il y a du « jeu » dans le système social.
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J'ai voulu m'éloigner des analyses idéologiques pour lesquelles le système d'action a pour cause certaines exigences objectives et pour résultat le renforcement du système dominant, quels que soient les acteurs et les règles du jeu. On postule ici au contraire qu'on ne comprend pas un acteur social, que ce soit un individu, une organisation, et même une société, sans tenir compte d'abord du point de vue de l'utilisateur sur le « produit ».
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L'usager, but ultime de l'organisation, n'est pas un acteur parmi les autres dans l'organisation. Le client est sans définition « organisationnelle », puisqu'il est la raison d'être de l'organisation. Voilà pourquoi analyser l'organisation à partir du client, c'est en parler à partir du lieu le plus dangereux et le plus menaçant pour ses membres. Les clients, les usagers, sont le principe de réalité de l'organisation, ce qui fait qu'elle échappe à ses producteurs. Cela explique qu'une des principales préoccupations idéologiques du système de production est de neutraliser ce lieu, de construire un équivalent, un double contrôlé par le système de production. Le lieu de l'usager est un lieu interdit, censuré par l'organisation et occupé par la créature qui lui convient : par le citoyen abstrait, rationnel, agissant en fonction de l'intérêt général pour un gouvernement démocratique ; par le bénéficiaire qui se laisse définir ses « vrais besoins » par le professionnel ; par l'ouvrier révolutionnaire. En fait, un seul type d'organisation accepte sans réserve la présence, le regard et le jugement du client : celui où domine le rapport marchand.
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En revenir à l'usager c'est, en même temps, tenter de dépasser une approche sociologique qui, dans les années soixante-dix, faisait de l'analyse du discours le fondement de la construction de la réalité. Ainsi pouvait-on réduire [12] l'action d'une organisation au discours de ses permanents. Mais de cette façon, comme le dit Alain Touraine, l'analyse de l'idéologie ne pouvait être qu'une analyse idéologique ; elle prenait le discours idéologique pour la réalité. Contre cette tendance, il s'agit de développer des instruments et de proposer des hypothèses qui iraient au-delà du discours.
Les travaux qui partent du point de vue proposé ici sont rares. Dans le champ de la sociologie et de la théorie des organisations, ils sont presque inexistants. Même si Cyert et March ont soutenu que le client faisait partie de l'organisation, la voie qu'ils ouvraient aux études empiriques des organisations n'a jamais cessé d'être déserte [1].
On peut poser la question : l'objet construit à partir de l'usager est-il plus réel que celui, par exemple, des professionnels de l'organisation ? C'est une question politique : le plus réel est celui qui s'impose comme plus réel dans le jeu du pouvoir. En ce sens, seuls les usagers, ultimement, peuvent procéder à la construction de la société des usagers. C'est évidemment aussi une question idéologique ; et il est certain que la position idéologique de cet essai est du côté des usagers.
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Actuellement, l'usager existe à peine. Sa figure est aussi floue que celle de l'entreprise capitaliste au 19e siècle. En effet, dans le modèle pur de la libre concurrence et de la main invisible, les entrepreneurs échangent des produits entre eux et ultimement avec le consommateur, mais l'entreprise comme organisation n'existe pas. L'image de l'entreprise n'est pas encore socialement construite. Seul l'entrepreneur existe [2]. Ce sont les ouvriers qui, en imposant [13] progressivement leur existence, modifieront la construction sociale de l'entreprise en en devenant un des partenaires. Similairement, les usagers devront imposer leur existence s'ils veulent modifier la réalité et l'image des organisations professionnelles et bureaucratiques. L'observateur peut évidemment contribuer à cette construction sociale, comme les grandes enquêtes publiques avaient contribué à faire exister socialement le monde ouvrier au 19e siècle, sans en avoir été ni le moteur, ni le principal facteur [3].
On peut faire appel à cet égard aux théories qui s'intéressent aux fonctions latentes, aux effets non voulus, aux effets pervers [4]. Il s'agit là d'un secteur très fructueux de la sociologie. Mais, tout en partageant l'intérêt pour l'étude des effets non voulus, on ne doit pas oublier que ce qui est non voulu ou « pervers » du point de vue de l'organisation et de certains de ses membres peut être tout à fait attendu, « normal » pour l'usager, et inversement, comme nous aurons l'occasion de le constater à plusieurs reprises.
Mais parler du produit, du point de vue de l'usager, n'est-ce pas contradictoire dans les termes mêmes ? N'est-ce pas une limite que le chercheur ou l'observateur ne peut pas atteindre, dans l'analyse d'un système qui a « objectivement » séparé si profondément le producteur et l'usager et a créé un fossé que la substitution de la bureaucratie au marché n'a pas réussi à combler ? Toute la question est là : ce point de vue est-il possible dans la société actuelle ? Implique-t-il un nouveau paradigme ? Les paradigmes différents naissent, selon Kuhn (1962), d'un malaise grandissant devant les schémas d'explication qui ne réussissent plus à rendre compte d'un nombre croissant de phénomènes. L'idée d'usager s'évanouit aussitôt [14] qu'on essaie de la saisir dans les schèmes d'explication et dans les idéologies habituelles. Est-ce parce que c'est une idée sans fondement ? Ou est-ce, au contraire, le possible fondement, avec d'autres idées, d'un schéma différent ? Est-il possible de tenir compte des deux points de vue en même temps sans transformer le système lui-même qui sépare ces deux entités dans sa constitution même, dans son fondement, dans sa source ?
Précisions terminologiques
Ce livre porte sur la relation producteurs-usagers. Bien que le sens de cette relation ne pourra se dégager que graduellement, il n'est pas superflu d'en définir dès maintenant les termes, qui s'éloignent quelque peu de l'usage courant. Le producteur, dans son sens le plus général, désignera tout rôle dans le système de production qui est nécessaire pour qu'un produit ou un service quelconque atteigne l'usager et soit consommé ou reçu par lui [5]. Dans le système le plus élémentaire, le producteur est à la fois le fabricant et le distributeur du produit ou du service. Dans le système de production capitaliste, le producteur direct, qu'on appelle le travailleur ou l'ouvrier, n'est pas celui qui contrôle le système de production. Il n'est pas celui qui établit les relations avec l'utilisateur. Lorsque nous nous référerons à ce producteur-fabricant du produit, nous emploierons le plus souvent l'expression producteur direct (ou travailleur) par opposition aux autres rôles dans le système de production.
Du côté de l'utilisateur, de la demande, les synonymes sont innombrables : client, consommateur, bénéficiaire, patient, etc. L'usager est le terme le plus générique puisqu'il s'oppose au producteur et qu'il désigne l'activité d'utilisation d'un produit, bien ou service. Le sens que [15] nous lui donnons ici est plus large que le sens courant, où il désigne un consommateur ou un bénéficiaire d'un service public ou sans but lucratif, et où il s'oppose donc au consommateur de biens. Dans cet ouvrage, l'usager s'oppose au producteur de bien ou de services et non au consommateur.
On mettra l'accent sur certains aspects différents de l'usager en employant l'un ou l'autre des termes suivants : le consommateur sera l'utilisateur d'un bien, le client, l'utilisateur d'un bien ou d'un service et le bénéficiaire, l'utilisateur d'un service public. On appellera également patient le bénéficiaire d'un service médical, citoyen, l'usager d'un système politique, de l'État, et membre, l'usager d'une organisation démocratique autre que l'État.
Ces distinctions deviennent facilement oiseuses, mais elles peuvent s'avérer pertinentes pour éclairer certaines situations. Par exemple, la relation entre le producteur direct de services policiers et l'usager : le client du policier c'est la collectivité locale en tant que citoyen ; le bénéficiaire est la victime à qui il aura évité d'être volé, par exemple ; le voleur ou le prisonnier est l'usager involontaire du service policier !
Ajoutons, enfin, que certains rôles se situent à la fois dans le système de production et dans le système de l'usager ou de l'usage, en ce qu'ils établissent la relation entre les deux systèmes. Dans le système capitaliste, par exemple, le propriétaire des moyens de production est, à ce titre, membre du système de production ; mais il est aussi, par le mécanisme du profit, le « représentant » des consommateurs. Il se situe donc à la frontière des deux systèmes. Dans le cas de la relation politique de type démocratique, c'est l'élu qui remplit ce rôle : à la fois dans le système de production politique, et appartenant au système de l'usager à titre de représentant dans le système de production. L'élu et le capitaliste sont donc à la frontière des deux systèmes.
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[1] Une organisation est une coalition... L'organisation marchande comprend les gestionnaires, les travailleurs et les clients - et l'organisation politique comprend l'administration, les citoyens, etc.
[2] Voir à ce sujet Laufer et Paradeise, 1982.
[4] Expression popularisée par Boudon (1977) et qui désigne le fait bien connu que les moyens pris par une organisation entraînent souvent des résultats contraires aux objectifs visés.
[5] Baechler utilise le terme de la même façon : « J'entends par producteurs tous ceux qui contribuent à mettre à la disposition des consommateurs un bien ou un service. » (1985, p. 362.)
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