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QUATRIÈME partie
Écologie humaine
“Les sociologues québécois
et Hydro-Québec.” *
Par Jacques T. GODBOUT
Sociologue, INRS-Urbanisation
- « Les forces temporelles et spirituelles de la société ont changé de mains. La force temporelle véritable réside aujourd’hui dans des industries et la force spirituelle dans les savants. Les deux classes sont, en outre, les seules qui exercent sur l’opinion et sur la conduite du peuple une influence réelle et permanente. »
Cette citation n’est pas du président-directeur général d’Hydro-Québec, mais du fondateur de la sociologie, Auguste Comte. Elle démontre, si cela était nécessaire, qu’Hydro-Québec devrait intéresser au plus haut point les sociologues québécois. En effet, cette société représente et personnifie, au sein de la société québécoise, les pouvoirs dont parle Comte.
Mais en fait, c’est tout le contraire qu’on observe. Les relations entre Hydro et les sciences sociales québécoises ont été plus que distantes. Sur le plan académique, à ma connaissance, une seule thèse a été consacrée à cette société nationale [1] ; même si plusieurs projets ont germé dans la tête de nombreux sociologues, ils n’ont donné lieu à aucune publication importante. Dans la pratique sociologique elle-même thème de ce colloque on constate aussi que de façon générale, nos collègues ont préféré occuper d’autres champs d’action et prendre le pouvoir dans d’autres secteurs plutôt [230] que d’affronter les professionnels des sciences dites exactes sur leur propre terrain. C’est ainsi que les sciences sociales ont envahi et dominent le secteur des affaires sociales.
À cet égard, il est intéressant de noter [2] que dans ce secteur, la pratique des sociologues les conduit à être les définisseurs des besoins, et presque des objectifs de l’organisation ; par contre, dans des secteurs comme les transports, dominés comme Hydro par les ingénieurs, Louise Roy constate que le rôle des sociologues est plutôt de critiquer les modèles et les objectifs fixés par d’autres professionnels. L’auteur note en passant que la planification, dans ce secteur, est plus un instrument de négociation qu’une juste appréciation des besoins futurs [3]. Un rapprochement avec Hydro-Québec serait ici intéressant... Il y a là une analyse comparative intéressante à poursuivre sur le thème de ce colloque : la pratique sociologique et le rôle des sociologues dans les différents secteurs de la société québécoise. Une tendance se dégage : en passant des secteurs socio-culturels (affaires sociales, éducation, etc.) aux secteurs des infrastructures (transports, ressources, etc.), le rôle du sociologue se transforme : de définisseur des objectifs et des besoins dans les affaires sociales, il prend le chapeau de la sociologie critique dans le domaine des transports. Que lui reste-t-il à Hydro-Québec, où la définition des besoins a toujours été considérée comme illimitée (quand la demande intérieure se suffit plus, on invoque celle des Américains...) et où on a eu recours aux sciences sociales pour évaluer les conséquences des décisions pour l’environnement humain ? C’est ce qui sera discuté dans les textes qui suivent.
Sur le plan académique, ce désintéressement des sociologues à l’égard d’Hydro reflète leur absence plus générale dans le domaine des organisations. En effet, les sociologues québécois se sont toujours beaucoup plus intéressés aux discours des Québécois qu’à la société elle-même. C’est ce qui explique la faiblesse de la sociologie des organisations au Québec ; c’est ce qui explique aussi que dans le domaine de la sociologie du travail, on ait beaucoup plus étudié l’idéologie des mouvements syndicaux qu’examiné les conditions de travail des ouvriers et des employés, ou encore fait l’analyse du pouvoir dans une usine, etc. Tout se passe comme si les sociologues québécois avaient repris à leur compte le peu de prise sur le réel que possède actuellement la société québécoise, et qui la porte à se réfugier dans la culture et la souveraineté culturelle ; et qui porte en retour les sociologues à n’étudier que la sphère culturelle, comme si c’était le seul lieu où la société québécoise existe vraiment. De telle sorte que lorsqu’ils se sont intéressés à autre chose qu’à la culture, c’est bien souvent parce qu’on le leur a spécifiquement, explicitement demandé, c’est-à-dire à la suite de commandites [231] gouvernementales ou même des entreprises (c’est de cette façon que Tremblay a étudié les travailleurs de la forêt à la fin des années cinquante, que Tremblay et Fortin ont étudié les budgets des familles salariées au Québec, etc.).
À cet égard, Hydro ne fait pas exception : c’est elle qui a fait les premiers pas et s’est intéressée aux sociologues et anthropologues dans les années soixante-dix, lorsqu’elle a mis sur pied une direction de l’environnement et qu’elle a entrepris de réaliser des études d’impact sur le milieu. Dans les textes qui suivent, une équipe de chercheurs d’Hydro nous fait d’abord part de son expérience ; d’autres chercheurs œuvrant dans le domaine de l’écologie expriment leur réaction. Ce débat ne devrait être qu’un début, et on doit souhaiter qu’il suscite un intérêt grandissant de la part des travailleurs des sciences sociales pour ce qu’est et ce que fait Hydro-Québec, dont les projets d’ici l’an 2000 soulèvent à eux seuls les grandes questions qui sont à la base de l’orientation de la société québécoise.
Jacques Godbout
INRS-Urbanisation
NOTES
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* Texte de présentation de l’atelier par l’animateur.
[1] Hélène Denis-Grenier, Pouvoir et centralisation : une organisation québécoise, Université de Paris V, 1974, thèse de doctorat de troisième cycle.
[2] Voir les autres communications présentées au cours de ce colloque.
[3] Référence au texte de Louise Roy.
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