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Introduction à la philosophie de Kant
Introduction
I
En proposant aujourd’hui au lecteur une étude sur « l’homme et la communauté humaine dans la pensée de Kant », il nous semble indispensable de prévenir plusieurs malentendus possibles. Le lecteur pourrait, sur la foi de ce titre, s’attendre à un ouvrage plus ou moins érudit sur un problème secondaire. En effet, la plupart des « spécialistes » n’ont vu jusqu’à ce jour en Kant qu’un pur théoricien de la connaissance, tout au plus un philosophe systématique « des valeurs » qui a bien exprimé, à l’occasion, dans quelques brefs travaux, son opinion sur la « Révolution française », la « paix éternelle », la « société cosmopolite », etc., mais pour lequel ces questions représentaient des problèmes subordonnés, en marge de son activité philosophique. On admet sans doute que des études portant sur l’attitude de Kant devant les « problèmes sociaux » ou les « problèmes de la philosophie de l’histoire » peuvent avoir une certaine utilité, car il est toujours intéressant de savoir ce qu’un grand homme a pu penser sur ces questions, mais on ne leur accorde pas plus d’importance [22] qu’aux travaux d’un grand physicien ou d’un chercheur spécialiste quelconque, d’un Einstein ou d’un Planck par exemple, sur les problèmes sociaux et politiques actuels. Tout cela est du domaine de l’érudition, éventuellement de la polémique politique, mais en aucun cas de la philosophie.
Afin de marquer l’opposition entre ces manières de voir et la nôtre, nous voudrions tout d’abord mettre en évidence qu’avec le thème « homme et communauté humaine », nous nous trouvons au centre non seulement de la pensée de Kant, mais encore de toute la philosophie moderne. Il ne s’agit pas pour nous ici d’érudition ni de philologie bien que la connaissance exacte des textes et des faits soit la condition préalable de tout travail sérieux mais des problèmes philosophiques et humains principaux. Il s’agit de trouver le point central à partir duquel seul la position des différents systèmes philosophiques devant les problèmes d’épistémologie, de morale et d’histoire devient pleinement compréhensible et cohérente. Il s'agit de ce qu’en langage kantien on devrait appeler métaphysique.
Pour étayer cette position, nous pouvons nous référer, dès maintenant, et avant tout développement ultérieur, au témoignage le plus probant, celui de Kant lui-même.
Au début de l’Anthropologie, dans le chapitre intitulé « De l’égoïsme », Kant distingue trois espèces d’égoïsmes qu’il analyse par la suite dans cet ouvrage : « L’égoïsme peut impliquer trois exigences : celles de l’entendement, du goût et de l’intérêt pratique, c’est-à-dire qu’il peut être logique, esthétique ou pratique » [1]. Et après en avoir étudié successivement les trois formes, il conclut : « À l’égoïsme ne peut être opposé que le [23] pluralisme, c’est-à-dire la manière de penser qui consiste à ne plus se considérer et se comporter comme un être qui contient tout l’univers en soi, mais comme un simple habitant du monde. Ceci fait encore partie de l’anthropologie. Car en ce qui concerne cette même distinction du point de vue des notions métaphysiques, elle est tout à fait en dehors du domaine de la science que nous avons à traiter ici. En effet, s’il s’agissait seulement de savoir si en tant qu’être pensant j’ai encore des raisons d’admettre en dehors de ma propre existence, l’existence d’un ensemble d’êtres se trouvant en communauté avec moi (appelé univers), ce serait là une question qui n’est pas anthropologique, mais uniquement métaphysique [2] »
Sans vouloir faire dire à ce texte plus que l’auteur n’y a exprimé réellement, il nous semble cependant que deux idées se dégagent de cette citation :
- 1. Pour Kant, l’égoïsme, le problème « homme et communauté humaine » a trois aspects : logique, esthétique et pratique, division qui correspond exactement aux trois Critiques [3].
- 2. L’étude de ces trois formes d’égoïsme et surtout des rapports de l’homme avec « un ensemble d’autres êtres se trouvant en communauté avec lui (appelé univers) » contient deux parties dont l’une, d’après Kant, est du domaine de l’anthropologie (nous dirions aujourd’hui de la sociologie), l’autre du domaine de la métaphysique.
Nous essayerons de prouver que la question des rapports de l’homme avec la communauté est le problème essentiel de ce que Kant appelle métaphysique et que nous préférons désigner aujourd’hui du nom beaucoup moins sujet à caution de philosophie.
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Et en dehors de ces deux points il en est un troisième que nous tenons à relever dès maintenant : les concepts d’univers et de totalité sont, dans la pensée kantienne, en liaison étroite avec celui de communauté humaine.
Pour prouver avec quelle constance l’idée de communauté humaine s’est imposée à la pensée de Kant, nous voudrions mentionner encore, puisque l’Anthropologie n’a été publiée que dans sa vieillesse, une citation de la période d’élaboration de la philosophie critique. Elle a trait aux Rêves d’un visionnaire et, à vrai dire, nous pourrions citer ici tout le deuxième chapitre de la première partie de cet ouvrage où l’idée de communauté des esprits, préfiguration de l’idée ultérieure de monde intelligible, se retrouve presque à chaque ligne ; nous nous contenterons cependant de mentionner les deux passages suivants de la lettre qui accompagnait l’envoi de l’ouvrage à Moses Mendelssohn :
- « À mon avis, l’essentiel est de rechercher les éléments du problème : comment l’âme est-elle présente dans l’univers, aussi bien aux essences matérielles qu’aux autres de la même espèce qu’elle [4] » et un peu plus loin : « Si, pour l’instant, nous laissons de côté les preuves tirées de la conformité ou des fins divines et nous demandons si, par notre expérience, nous pouvons avoir une connaissance de la nature de l’âme suffisante pour reconnaître de quelle manière cette âme est présente dans l’espace universel à la fois dans ses rapports avec la matière et avec les essences de la même nature qu’elle, alors nous pourrons voir si la naissance (dans le sens métaphysique) la vie et la mort sont des choses qu’on pourra jamais comprendre par la raison. »
Naturellement, un travail exhaustif devrait embrasser [25] les deux aspects du problème de la communauté humaine dans la pensée de Kant, l’aspect sociologico-anthropologique et l’aspect philosophico-métaphysique. Mais le premier a déjà été étudié dans un assez grand nombre d’ouvrages, alors que le second, à notre connaissance, n’a été traité, d’ailleurs d’une manière partielle et indirecte que dans deux livres brillants, mais aujourd’hui presque oubliés [5].
Contrairement donc à ce qu’attendent probablement la plupart des lecteurs et pour nous limiter à l’essentiel, nous allons négliger précisément les écrits sociologiques et politiques de Kant et centrer notre attention sur les écrits proprement « philosophiques », surtout sur les trois Critiques et les passages correspondants des œuvres posthumes. Il convient cependant d’ajouter qu’il serait impossible d’établir une séparation nette entre ces deux groupes d’écrits et d’autre part que parmi les fragments sociologiques et politiques on trouve des passages extrêmement intéressants et parfois prophétiques ; nous ne pouvons, cependant, pas les citer ici, pour ne pas dépasser le cadre que nous nous sommes imposé [6].
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II
Il pourrait subsister un autre malentendu quant à notre méthode d’exposition. Nous aurions pu traiter les questions que nous nous sommes proposées en restant exclusivement sur le terrain épistémologique, éthique et esthétique, en évitant toutes les références empiriques et surtout sociologiques. Notre ouvrage aurait été alors plus érudit, et plus conforme aux habitudes universitaires, d’autant plus que cette méthode est celle à laquelle a recours dans ses trois Critiques et dont s’est servi de nos jours Lask dans l’ouvrage cité, qui est une des analyses les plus brillantes de l’idéalisme allemand.
Si nous nous sommes décidé néanmoins à nous référer sans réserve à la sociologie, c’est parce que nous avons cru devoir ne rien négliger de ce qui peut contribuer à mieux éclairer le problème, et aussi en réaction consciente contre certaines manifestations de la philosophie contemporaine, où le style « métaphysique » dans lequel on traite les problèmes nous semble surtout les obscurcir dans une large mesure et en effacer les influences et les parentés.
Il suffit d’un exemple, important d’ailleurs, aussi [27] en ce qui concerne le thème dont nous traitons. Il s’agit d’un des ouvrages les plus connus qui ont paru au cours des dernières années : Sein und Zeit, de Martin Heidegger. On ne peut comprendre ce livre sans se rendre compte qu’il représente en grande partie peut-être implicitement une discussion avec Lask et surtout avec l’ouvrage de Lukàcs : Geschichte und Klassenhewusstsein. Dans ce dernier, cependant, la philosophie, la sociologie et la politique sont entremêlées d’une façon presque inextricable, alors que Heidegger a transporté toute la discussion sur le plan « métaphysique ».
Un historien de la pensée contemporaine pourrait difficilement comprendre l’existentialisme et se ferait en tout cas une image fausse de ses origines s’il ignorait ces rapports et s’il négligeait l’influence de la vie politique entre 1914 et 1919 sur ce que nous voulons appeler le jeune cercle de Heidelberg [7].
Nous avons mentionné ces faits surtout parce que nous aurons à parler assez souvent de Lask, de Lukàcs et de Heidegger ; il était donc important pour le lecteur de connaître à peu près leurs rapports mutuels.
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III
Le plus important des termes sociologiques que nous allons employer est celui de pensée bourgeoise classique et de la philosophie qui lui correspond. Le mot « bourgeois » a ici naturellement un sens sociologique et n’implique aucun jugement de valeur. Nous avons besoin d’une expression qui désigne la civilisation et la pensée occidentales des XVIIe et XVIIIe siècles dans ce qu’elles ont d’essentiel, tout en indiquant la parenté qui unit des phénomènes au premier abord aussi différents que la naissance des villes en Europe aux XIe et XIIe siècles, la naissance des États nationaux modernes, la culture de la Renaissance, le développement de la philosophie et de la littérature classiques en Angleterre, en France et en Allemagne, etc., et surtout la prise de conscience progressive et ininterrompue jusqu’il y a quelques dizaines d’années des deux valeurs fondamentales de la pensée moderne, la liberté et l'homme en tant qu’individu.
La recherche historique et sociologique la plus générale suffit à montrer que l’unique élément commun à tous ces phénomènes, est d’être des créations du Tiers État, de la bourgeoisie. Si nous voulons comprendre la pensée de Kant, ses rapports avec ses prédécesseurs, Descartes, Leibniz, Hume, ce qu’elle a apporté d’essentiellement nouveau, le développement ultérieur à travers Fichte, Schelling et Hegel jusqu’à la philosophie moderne, avec Bergson, Lukàcs, Heidegger et Sartre, il nous faut partir de ce fait : aussi bien Kant lui-même que les penseurs qui l’ont influencé d’une manière décisive appartenaient à cette pensée bourgeoise classique dont les valeurs essentielles étaient justement l’individu et la liberté.
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Nous verrons en Kant le penseur le plus profond et la plus avancé de cette culture individualiste de la bourgeoisie classique, culture dont il a déjà vu clairement les limites sans cependant pouvoir les dépasser tout à fait. Néanmoins, c’est précisément grâce à cette lucidité qu’il a pu faire les premiers pas décisifs vers une catégorie philosophique nouvelle, celle de l'univers, du Tout, et ouvrir ainsi le chemin du développement ultérieur de la philosophie moderne.
Nous verrons aussi (et il faut toujours le souligner pour éviter des malentendus spécialement graves) qu’il savait ce que la pensée bourgeoise contenait de non-historique, qu’il était conscient de la valeur humaine éternelle de la liberté ; cette liberté, il l’a défendue de toutes ses forces contre la mystique du sentiment et de l’intuition, dont il a reconnu et démasqué d’une manière magistrale les dangers plus de cent ans avant l’arrivée des Bergson, Scheler, etc. [8].
Naturellement, nous n’avons ni le droit ni l’intention de tout confondre sous le terme « bourgeoisie classique ». Selon le pays, selon l’époque et l’individu, il y a entre les penseurs dont nous aurons à parler ici des différences essentielles qui constituent justement ce qu’il y a de spécifique dans l’œuvre de chacun d’eux ; or, ce sont ces éléments spécifiques qu’il s’agit pour nous de déterminer. Mais nous croyons ne pouvoir les saisir qu’à l’intérieur de ce qui leur est commun à tous comme fondement de leur pensée. C’est pourquoi il nous a semblé qu’une manière « purement métaphysique » de traiter le sujet, épurée de toute analyse sociologique, eût été beaucoup moins claire et qu’il valait mieux l’éviter.
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IV
Dernier point : le but de notre ouvrage est de fournir une introduction à la philosophie de Kant et non pas une exposition détaillée de celle-ci.
Nous voulons souligner avant tout les points qui nous semblent avoir été négligés ou déformés par l’interprétation néo-kantienne, et nous essaierons de leur rendre leur véritable signification. Ajoutons cependant que nous avons parfois dû accorder à certains éléments de la pensée kantienne une valeur et une importance différente de celles que leur avait accordées Kant lui-même. Et cela parce que nous les avons examinés à la lumière de tout le développement philosophique ultérieur.
Mais par cela même nous croyons être resté fidèle à l’esprit de Kant, qui a plus d’une fois exigé de ses disciples qu’ils ne confondissent pas la lecture philosophique avec une philologie étroite et bornée [9].
[1] Kant, Œuvres, t. VII, p. 128.
[2] Kant, Œuvres, t. VII, p. 130.
[3] « Logique » a ici le sens de « théorique ».
[4] Lettre à Moses Mendelssohn du 8 avril 1766.
[5] E. Lask, Fichtes Idealismus und die Geschichte, Œuvres, t. I, Tübingen, 1923, et G. Lukàcs, Geschichte und Klassenbewusstsein, Berlin, 1923.
[6] À titre d’exemple, nous nous contenterons de citer deux passages peu connus et cependant particulièrement actuels, dans lesquels Kant parle du danger du nationalisme allemand alors en train de naître :
« Il ne correspond pas, tout au moins jusqu’à présent, au caractère allemand de s’entendre prêcher la fierté nationale. C’est justement un caractère qui sied bien à ses talents de ne pas avoir une telle fierté et même de reconnaître plutôt les mérites des autres peuples que les siens propres. » (Œuvres, t. XV, n° 1351.)
« De l’esprit national allemand. Parce que c’est une intention de la Providence que les peuples ne se fondent pas, mais que par une force répulsive ils entrent en conflit les uns avec les autres, la fierté et la haine nationales sont nécessaires pour séparer les nations. C’est pourquoi un peuple aime son pays avant les autres, soit par religion, en croyant que tous les autres tels que les Juifs et les Turcs sont maudits, soit parce qu’il s’attribue le monopole de l’intelligence tous les autres étant à ses yeux malhabiles ou ignorants, ou celui du courage, tous devant avoir peur de lui, ou celui de la liberté, en croyant que les autres sont des esclaves. Les gouvernements aiment cette folie. Ceci est le mécanisme de l’organisation du monde qui nous relie et nous sépare instinctivement. La raison cependant nous prescrit cette loi que les instincts, puisqu’ils sont aveugles, peuvent bien diriger ce qu’il y a d’animal en nous, mais doivent être remplacés par les maximes de la raison. C'est pourquoi cette folie nationale doit être exterminée et remplacée par le patriotisme et le cosmopolitisme. » (Œuvrest t. XV, n° 1353.)
[7] Pour le distinguer de l'ancien cercle de Heidelberg (Windelband, Rickert).
Lask, qui était manifestement l'âme de ce cercle, a été tué en 1915, pendant la guerre, et d’après les conclusions qu’on peut" tirer de l’article nécrologique de Rickert, il s’était fait envoyer plus ou moins volontairement au front. Il semble qu’une évolution vers la « vraie conscience », vers la « vie authentique » ait porté Lask et Lukàcs vers « l’action », vers la « communauté ». Le premier vers la communauté patriotique et nationale, le second vers la communauté révolutionnaire de classe. Lask a payé de sa vie, Lukàcs d’un long silence sur le plan philosophique qu’il vient à peine d’interrompre il y a quelques années. Heidegger, par contre, s’est dirigé vers 1’ « ontologie » et est devenu le philosophe de l’angoisse, de « la vie vers la mort », et le penseur le plus célèbre d’une société décadente. Sur Lask, voir les articles nécrologiques de Rickert, reproduit comme préface aux Œuvres complètes, Tübingen, 1923, et de Lukàcs dans la revue Kant-Studien, 1918.
[8] Voir : Que veut dire s'orienter dans la pensée ?, Œuvres, t. VIII, p. 131.
[9] Voir Critique de la raison pure, Œuvres, t. III, p. 246, B. 370, et aussi t. IV, p. 24.
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