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Marxisme et sciences humaines
Préface
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Le lecteur ne s'étonnera pas si à la lumière des quinze dernières années et notamment de l'expérience du mouvement contestataire qui s'est développé depuis trois ou quatre ans, ma pensée s’est précisée et concrétisée par rapport aux articles réunis dans le présent volume.
Dans cette évolution, un point surtout m’apparaît important : un certain nombre de ces articles sont rédigés dans le contexte intellectuel antérieur à 1968 où d'importants théoriciens de droite comme Raymond Aron, du centre humaniste et libéral comme David Riesman ou même de l’extrême gauche comme Marcuse et l’École de Francfort affirmaient la stabilisation sinon définitive tout au moins durable de la nouvelle société technocratique et la tendance à la disparition de tout esprit contestataire « fin des idéologies », « disparition du Radar intérieur », « Homme unidimensionnel » où les structuralistes non génétiques ou, si l’on préfère, formalistes et d’inspiration linguistique, développaient une idéologie qui reléguait l’histoire, l’homme et la signification au rebut des vieux préjugés et nous proposaient une culture centrée uniquement sur la combinatoire des moyens, sans aucun intérêt pour les fins et les valeurs, alors que les socialistes yougoslaves lançaient l’idée d’autogestion et que des théoriciens marxistes italiens comme Victor Foa et Bruno Trentin suivis bientôt en France par Serge Mallet et André Gorz lançaient la [8] théorie de la nouvelle classe ouvrière et du réformisme révolutionnaire.
C’est par rapport à cette discussion et à cette problématique que je prends position dans un certain nombre de mes articles en soulignant la nécessité d’abandonner la théorie marxienne de la paupérisation et du caractère révolutionnaire de la classe ouvrière, de reconnaître qu’il n’y a jamais eu de révolution proprement prolétarienne et que dans les pays industriels avancés le prolétariat s’est, depuis le début du siècle, déjà intègre à l’ordre social existant ; enfin, de concevoir la lutte pour le socialisme comme une lutte pour les consciences fondée sur les possibilités ouvertes par le développement des nouvelles couches moyennes salariées ou, si l’on préfère, de la nouvelle classe ouvrière que les mutations techniques développent progressivement et tendent à substituer non seulement aux anciennes couches moyennes indépendantes, aux notables, mais aussi à la classe ouvrière traditionnelle. Je partais notamment de l’idée que tant la perspective de R. Aron, Daniel Bell, Riesman et de Marcuse que celle de Trentin, Foa, Mallet et Gorz représentaient deux possibilités de l’évolution parmi lesquelles le devoir des penseurs et des militants socialistes était de lutter pour la réalisation de la seconde. Aujourd’hui ces analyses me paraissent à la fois justes en grande partie tout au moins et unilatérales et cela veut dire qu’elles ont besoin d’une précision et d’une mise au point dont j’essaierai d’esquisser ici les éléments les plus importants.
En ce qui concerne la classe ouvrière traditionnelle, s’il est vrai quelle a été intégrée dans les sociétés occidentales à l’ordre capitaliste et n’a jamais joué le rôle que lui attribuaient les analyses marxiennes, il n’en reste pas moins vrai que cette intégration a eu un caractère spécifique différent de l’intégration de toutes les autres couches sociales : celui de s’effectuer sur le plan épistémologique et culturel sous forme d’une contre-culture authentique et fortement oppositionnelle qui s’est manifestée par la création [9] de partis ouvriers politiquement intégrés, réformistes et conservateurs mais culturellement et idéologiquement oppositionnels et contestataires, depuis la social-démocratie et notamment la social-démocratie allemande d’avant-guerre jusqu’aux partis communistes contemporains.
Cela eut pour conséquence que, bien que n’ayant jamais déclenché de son propre chef une crise révolutionnaire, la classe ouvrière est néanmoins intervenue sauf lorsque les intérêts immédiats de ses organisations, comme en 1914 en Allemagne par rapport aux intérêts stratégiques de l’Empire ou en 1933 et en 1939 par rapport aux intérêts de politique extérieure de l’U. R. S. S., ont réussi à empêcher toute action depuis juin 1848 jusqu’à mai 1968, de manière active en tant que force oppositionnelle et contestataire, chaque fois qu’une pareille crise était née à partir de circonstances extérieures.
Le caractère spécifique de cette intégration et ses conséquences particulièrement importantes doivent bien entendu être analysés et fondés sur le plan théorique. Sur ce point, je voudrais formuler une hypothèse : l’intégration me paraît être le résultat non seulement de l’amélioration du niveau de vie et d’un certain nombre de conquêtes syndicales, mais aussi de la participation active et quotidienne au processus de production et, implicitement, au fonctionnement de la société capitaliste. Le caractère oppositionnel culturellement et idéologiquement contestataire de cette intégration me paraît s’expliquer et ici l’analyse géniale de Marx reste entièrement valable par le fait que les ouvriers n’ayant rien d’autre à vendre que leur force de travail et cela veut dire en dernière instance eux-mêmes devaient nécessairement rester, bien qu’à des degrés divers, rebelles à la réification, à l’adaptation au marché et à la transformation des biens en marchandises ; en d’autres termes, intégration fondée sur la participation à la production, les avantages matériels et les conquêtes syndicales, tendance à un refus existentiel de la quantification généralisée sur le marché et de la [10] transformation des biens et des hommes en marchandises caractérisées en premier lieu et même uniquement par leur prix.
En ce qui concerne les perspectives de transformation sociale, je crois aujourd’hui que s’il s’agit toujours dans une grande mesure d’une lutte pour la conscience et notamment pour la conscience des ouvriers qualifiés et des techniciens, bref pour la conscience de la nouvelle classe ouvrière, les probabilités qu'une pareille transformation se produise effectivement sont beaucoup plus grandes que je ne le pensais au moment de la rédaction de certains articles du présent volume.
En dehors de la lutte pour la prise de conscience des salariés, il se trouve que dans les pays industriellement avancés les classes dominantes elles-mêmes, et notamment les technocrates, seront probablement amenées à s’orienter également dans cette même direction. On ne saurait imaginer en effet une société de classes dans laquelle les couches dirigeantes ne s’appuient pas sur une couche sociale plus large qui leur permet de dominer idéologiquement la majeure partie de la vie sociale. Dans le capitalisme libéral, et même dans le capitalisme monopoliste en crise des années 1914-1945, cette base sociale était constituée par les couches moyennes indépendantes et par certaines couches supérieures de la classe ouvrière traditionnelle. Or l’évolution technique et les transformations sociales et économiques qu’elle entraîne sont précisément en train d’amenuiser et de réduire considérablement ces deux catégories sociales.
À moins de s’opposer à cette transformation et, implicitement, de rester en arrière , ce qui n’est bien entendu pas exclu pour un certain nombre de pays, la bourgeoisie technocratique sera obligée de chercher elle-même une base sociale parmi les techniciens, et cela veut dire d’essayer de les gagner et de les intégrer par un certain nombre de concessions et de compromis.
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Sa première réaction sera, bien entendu, de leur accorder des avantages matériels, mais à la longue cela ne saurait suffire, ne serait-ce que parce qu’en vertu d’une loi bien connue l’accumulation des avantages matériels doit, à partir d’un certain moment, diminuer leur poids et leur importance. Il est donc probable que les pays qui resteront à la pointe du progrès technique seront ceux dans lesquels les classes dirigeantes accepteront des modifications de structure, orientées vers la participation d’une couche plus ou moins large de salariés à la gestion des entreprises, pour pouvoir s’assurer un appui décisif parmi un large secteur de techniciens et de spécialistes salariés.
Il se dessine dans cette perspective, comme cela a été le cas pour la prise de pouvoir de la bourgeoisie en Europe occidentale, la possibilité de plusieurs chemins différents d’une évolution extrêmement probable. En nous limitant aux deux cas extrêmes : exactement comme la bourgeoisie a pu prendre le pouvoir en France à travers une révolution et une alliance avec les couches populaires, alors qu’elle a pris le pouvoir par une voie purement réformiste, pleine de soumissions et de compromis en Allemagne ; exactement comme il y a eu d’une part la révolution française et d’autre part l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II, il peut y avoir pour employer une terminologie proposée par H. Lefebvre une voie minimaliste et une voie maximaliste pour la modernisation de la vie sociale et de la production. Or, du point de vue de la dignité humaine et de la culture, et aussi, à moyen terme, du point de vue politique et social, la différence entre les deux voies est considérable et, étant donné le poids économique, social et politique des pays industriels avancés, engage l’avenir de l’humanité.
C’est à l’intérieur de ce champ de possibilités que se situe la crise des dernières années, et les jugements que nous devons porter sur elle. Comme la Fronde d’abord, comme la révolution française elle-même par la suite, elle est née de la conjonction des mécontentements que la transformation [12] économique et sociale a suscités parmi les couches anciennes frappées par elle classes moyennes indépendantes , ouvriers traditionnels, minorités ethniques ou raciales et de ceux qui se développent dans des groupes contestataires modernes nés précisément de cette transformation étudiants dont l’université ne saurait plus satisfaire les besoins scientifiques et culturels, couches pauvres nées dans certains centres urbains à partir de la concentration et de la modernisation de l’industrie, aile radicale des techniciens et des intellectuels. Or l’action culturelle, sociale et politique de ces couches cela devient de plus en plus probable, même si c’est encore loin d’être une certitude peut avoir une influence salutaire sur l’orientation de l’évolution.
C'est ici que se situe l’appréciation historique et sociologique du gauchisme, des courants radicaux et même de ce phénomène social non négligeable qu’est le développement dans la jeunesse d’une contestation passive à caractère d’évasion, ce qu’on appelle couramment les hippies. Pour ce qui concerne les gauchistes et les radicaux, il ne s’agit pas de fermer les yeux devant l’insuffisance de leurs analyses sociales et politiques, le caractère utopique, à la fois naïf et généreux, de leurs idéologies ; mais Sorel disait déjà, et toute l’expérience historique nous le confirme, que s’ils trouvent une base sociale, les mythes peuvent avoir une fonction positive et salutaire, même si leur contenu explicite n’est jamais réalisé. En ce sens, les mouvements radicaux sont à la fois un des symptômes des transformations en cours, et un des facteurs qui permettent d’espérer que ces transformations pourront prendre des formes progressistes et valables pour la culture, la dignité de l’homme et le socialisme. Il ne faut jamais oublier que s’il n’y a pas eu de fascisme en France et en Angleterre, alors qu’il y a eu un fascisme italien et allemand, c’est, entre autres, parce que les sociétés bourgeoises anglaise et française se sont constituées à travers une action révolutionnaire, alors que c’est par en haut que ce [13] sont constituées les sociétés bourgeoises allemande et italienne.
En ce qui concerne le mouvement d’évasion qui se développe dans la jeunesse, il est évidemment facile de voir ce qu’il peut avoir d’insuffisant, de négatif, et même de hautement dangereux pour ceux qui y participent, notamment la drogue, le refus de la culture assez répandu parmi les hippies, etc. Mais il ne faut pas non plus oublier que ce mouvement, qui a pris une ampleur non négligeable, constitue l’expression sociale vague, imparfaite et contestable sans doute, d’une réaction saine de refus de la société moderne technocratique de consommation et aussi que, dans leur refus pacifique et non politique de cette société, ces jeunes gens et ces jeunes filles ont découvert une arme extrêmement puissante : la réduction extrême de leurs besoins, les possibilités de vivre en communauté de manière très pauvre et avec très peu d’argent.
Le même problème se pose bien entendu aussi bien pour les jeunes radicaux que pour les jeunes hippies : seront-ils, oui ou non, finalement récupérés [et si oui, dans quelle proportion ?) par l’establishment et la société de consommation ?
Pour les gauchistes, la réponse dépend en très grande mesure de la formation de mouvements socialistes non intégrés à la société existante et non inféodés à aucune sorte d’institution étatique, auxquels ils pourraient s’intégrer.
Pour les jeunes hippies, le problème est plus complexe. Il est évident que seule une toute petite minorité pourra vivre de manière durable en marge de la société et de la production. Ou bien ils seront pour la plupart amenés à se laisser récupérer et à réintégrer les milieux conformistes de la société de consommation, ou bien et c’est le seul espoir positif que comporte leur courant le mouvement de petites collectivités, de communes, qui est en train de se développer parmi eux, prendra de l’ampleur et réussira, étant donné le peu de besoins matériels de leurs membres, [14] à s’insérer dans la production à travers des professions marginales demandant un travail irrégulier ou à temps partiel, créant ainsi des premiers îlots de vie humaine, communautaire et pourquoi pas ? socialiste, dans une société basée sur l’intérêt individuel et sur l’efficacité. Je n’oserai pas dire que les chances d’une telle évolution sont dès maintenant grandes, mais elles existent et il fallait les mentionner.
Un dernier mot pour terminer. La même expérience historique qui nous amène à voir l’importance des mouvements radicaux et du rôle qu’ils peuvent jouer dans l’histoire doit nous rendre attentifs aussi aux dangers qu’ils recèlent. Si la bourgeoisie française a pris le pouvoir en s’alliant au peuple et en s’appuyant sur lut, elle s’en est aussi débarrassé de manière aussi barbare que sanglante en juin 1848 et en 1871 après la chute de la Commune. Il n’est pas exclu qu’une évolution radicale vers la modernisation n’entraîne par la suite un conflit entre une minorité privilégiée de producteurs et les masses sur lesquelles cette minorité s’est appuyée pour réaliser ses aspirations mais quelle essaiera par la suite d’éliminer de la production et de la gestion, et dont elle voudra surtout éliminer l’influence. Je crois que c’est une des fonctions les plus importantes des penseurs socialistes contemporains que de contribuer, dans la mesure de leur pouvoir, à ce que de pareils affrontements soient réduits au minimum et que les conquêtes socialistes et humanistes soient non seulement un élément essentiel de l’évolution à venir mais gardent aussi un caractère durable.
Aujourd’hui encore, et malgré toutes les transformations et les modifications qu’il est extrêmement important d’analyser de manière positive et scientifique, l’alternative formulée par Marx et par Rosa Luxemburg reste toujours valable ; aux deux pôles extrêmes de l’évolution se dessinent les deux images extrêmes de la barbarie et du socialisme.
Quant à l’évolution historique, qui n’est rien d’autre [15] que le résultat global des actions humaines, je crois qu’on peut raisonnablement espérer qu’elle évitera la première, même si nous devons accepter comme réel le risque qu’elle ne réalise pas entièrement le second. L’essentiel étant de faire tout notre possible pour que cette évolution nous mène assez près du socialisme pour réduire la barbarie au minimum.
Paris, septembre 1970.
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