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Lucien GOLDMANN
“Le structuralisme génétique
en histoire de la littérature.”
Un texte publié dans la revue MLN, [Modern Language Notes] vol. 79, no. 3, French Issue (May 1964), pp. 225-239. The Johns Hopkins University Press.
L'analyse structuraliste-génétique en histoire de la littérature n'est que l'application à ce domaine particulier d'une méthode générale que nous pensons être la seule valable en Sciences Humaines. C'est dire que nous considérons la création culturelle comme un secteur sans doute privilégié mais, néanmoins de même nature que tous les autres secteurs du comportement humain et, comme tel, soumis aux mêmes lois et offrant à l'étude scientifique des difficultés sinon identiques, du moins analogues.
Dans le présent article, nous essayerons d'exposer quelques principes fondamentaux du structuralisme-génétique appliqué aux sciences humaines en général et à la critique littéraire en particulier, ainsi que quelques réflexions concernant l'analogie et l'opposition entre les deux grandes écoles complémentaires de critique littéraire qui se rattachent à cette méthode : le Marxisme et la Psychanalyse.
Le structuralisme-génétique part de l'hypothèse que tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière et tend par cela même à créer un équilibre entre le sujet de l'action et l'objet sur lequel elle porte le monde ambiant. Cette tendance à l'équilibration garde cependant toujours un caractère labile et provisoire, dans la mesure où tout équilibre plus ou moins satisfaisant entre les structures mentales du sujet et le monde extérieur aboutit à une situation à l'intérieur de laquelle le comportement des hommes transforme le monde et où cette transformation rend l'ancien équilibre insuffisant et engendre une tendance à une équilibration nouvelle qui sera à son tour ultérieurement dépassée.
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Ainsi les réalités humaines se présentent-elles comme des processus à double face : déstructuration de structurations anciennes et structuration de totalités nouvelles aptes à créer des équilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les élaborent.
Dans cette perspective, l'étude scientifique des faits humains, qu'ils soient économiques, sociaux, politiques ou culturels, implique l'effort de mettre en lumière ces processus en dégageant à la fois les équilibres qu'ils défont et ceux vers lesquels ils s'orientent. Ceci dit, il suffit de s'engager dans une recherche concrète pour se heurter à toute une série de problèmes dont nous esquisserons ici quelques-uns des plus importants.
En premier lieu, celui de savoir qui est en réalité le sujet de la pensée et de l'action. Trois types de réponses sont possibles et elles entraînent des attitudes essentiellement différentes. On peut en effet, et c'est le cas des positions empiristes, rationalistes et récemment phénoménologiques, voir ce sujet dans l'individu ; on peut aussi, et c'est le cas pour la pensée romantique, réduire l'individu à un simple épiphénomène et voir dans la collectivité le seul sujet réel et authentique ; on peut enfin, et c'est le cas de la pensée dialectique, hégélienne et surtout marxiste, admettre, avec le romantisme, la collectivité comme sujet réel, sans cependant oublier que cette collectivité n'est rien d'autre qu'un réseau complexe d'interrelations individuelles et qu'il faut toujours préciser la structure de ce réseau et la place particulière qu'y occupent les individus qui apparaissent de manière manifeste comme les sujets sinon derniers, du moins immédiats du comportement étudié.
Si nous laissons de côté la position romantique, orientée vers le mysticisme, qui nie toute réalité et toute autonomie de l'individu, dans la mesure où elle pense que celui-ci peut et doit s'identifier intégralement à l'ensemble, la question peut se poser sérieusement de savoir pourquoi rattacher l'œuvre en premier lieu au groupe social et non à l'individu qui l'a écrite, d'autant plus que si la perspective dialectique ne nie pas l'importance de ce dernier, les positions rationalistes, empiristes ou phénoménologiques, ne nient pas non plus la réalité du milieu social, à condition d'y voir seulement un conditionnement extérieur, c'est-à-dire une réalité dont l'action sur l'individu a un caractère causal. [1]
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La réponse est simple : lorsqu'elle s'efforce de saisir l'œuvre dans ce qu'elle a de spécifiquement culturel (littéraire, philosophique ou artistique), l'étude qui la rattache uniquement ou en premier lieu à son auteur peut, dans l'état actuel des possibilités d'étude empirique, rendre compte, dans le meilleur des cas, de son unité interne et de la relation entre l'ensemble et ses parties ; mais elle ne saurait, en aucun cas, établir de manière positive une relation du même type entre cette œuvre et l'homme qui l'a créée. Sur ce plan, si l'on prend l'individu comme sujet, la plus grande partie de l'ouvrage étudié demeure accidentelle et il est impossible de dépasser le niveau des réflexions plus ou moins intelligentes et ingénieuses.
Car nous l'avons déjà dit ailleurs, la structure psychologique de l'individu est une réalité trop complexe pour qu'on puisse l'analyser à la lumière de tel ou tel groupe de témoignages concernant un individu qui n'est plus en vie, ou un auteur que l'on ne connaît pas directement, ou même en se fondant sur la connaissance intuitive ou empirique d'une personne à laquelle on est lié par des liens d'amitié plus ou moins étroits.
En bref, aucune étude psychologique ne saurait rendre compte du fait que Racine a écrit précisément l'ensemble de ses drames et de ses tragédies et expliquer pourquoi il n'aurait pu, en aucun cas, écrire les pièces de Corneille ou celles de Molière. [2]
Or, si curieux que cela puisse paraître lorsqu'il s'agit d'étudier les grandes œuvres de la culture, l'étude sociologique parvient plus facilement à dégager les liens nécessaires en les rattachant à des unités collectives dont la structuration est beaucoup plus facile à mettre en lumière.
Sans doute, ces unités ne sont-elles que des réseaux complexes de relations inter-individuelles, mais la complexité de la psychologie des individus vient de ce que chacun d'entre eux appartient à un [228] nombre plus ou moins important de groupes différents (familiaux, professionnels, nationaux, relations amicales, classes sociales, etc.) et que chacun de ces groupes agit sur sa conscience, contribuant ainsi à engendrer une structure unique, complexe et relativement incohérente, alors qu'inversement, dès que nous étudions un nombre suffisamment grand d'individus appartenant à un seul et même groupe social, l'action des différents autres groupes sociaux auxquels appartient chacun d'entre eux et les éléments psychologiques dûs à cette appartenance s'annulent mutuellement, et nous nous trouvons devant une structure beaucoup plus simple et plus cohérente. [3]
Dans cette perspective, les relations entre l'œuvre vraiment importante et le groupe social qui par l'intermédiaire du créateur se trouve être, en dernière instance, le véritable sujet de la création, sont du même ordre que la relation entre les éléments de l'œuvre et son ensemble. Dans un cas comme dans l'autre, nous nous trouvons devant les relations entre les éléments d'une structure compréhensive et la totalité de celle-ci, relation de type à la fois compréhensif et explicatif. C'est pourquoi, s'il n'est pas absolument absurde d'imaginer que si l'individu Racine avait reçu une éducation différente, ou vécu dans un autre milieu, il eût pu écrire des pièces du type de celles de Corneille ou de Molière, il est, en revanche, absolument inconcevable d'imaginer la noblesse de robe du XVIIe siècle élaborant une idéologie épicurienne ou radicalement optimiste.
C'est dire que, dans la mesure où la Science est un effort pour dégager des relations nécessaires entre les phénomènes, les tentatives de mettre en relation les œuvres culturelles avec les groupes sociaux en tant que sujets créateurs s'avèrent dans le niveau actuel de nos connaissances beaucoup plus opératoires que tous les essais de considérer l'individu comme le véritable sujet de la création.
Cependant, une fois cette position acceptée, deux problèmes surgissent. Le premier, celui de déterminer quel est l'ordre de [229] relations entre le groupe et l'œuvre, le second, celui de savoir quelles sont les œuvres et quels sont les groupes entre lesquels peuvent s'établir des relations de ce type.
Sur le premier point, le structuralisme-génétique (et plus précisément l'œuvre de Georg Lukacs) représente un véritable tournant dans la sociologie de la littérature. Toutes les autres écoles de sociologie littéraire, ancienne ou contemporaine, essayent en effet d'établir des relations entre les contenus des œuvres littéraires et ceux de la conscience collective. Ce procédé, qui peut parfois aboutir à certains résultats, dans la mesure où de pareils transferts existent réellement, présente cependant deux inconvénients majeurs :
- a) la reprise par l'écrivain des éléments de contenu de la conscience collective, ou, tout simplement, de l'aspect empirique immédiat de la réalité sociale qui l'entoure, n'est presque jamais systématique et générale et se trouve seulement en certains points de son œuvre. C'est dire que dans la mesure où l'étude sociologique s'oriente, exclusivement ou principalement, vers la recherche de correspondances de contenu, elle laisse échapper l'unité de l'œuvre, cela veut dire son caractère spécifiquement littéraire.
- b) la reproduction de l'aspect immédiat de la réalité sociale et de la conscience collective dans l'œuvre est, en général, d'autant plus fréquente que l'écrivain a moins de force créatrice et se contente de décrire ou de raconter sans la transposer son expérience personnelle.
C’est pourquoi la sociologie littéraire orientée vers le contenu a souvent un caractère anecdotique et s'avère surtout opératoire et efficace lorsqu'elle étudie des œuvres de niveau moyen ou des courants littéraires, mais perd progressivement tout intérêt à mesure qu'elle approche les grandes créations.
Sur ce point, le structuralisme-génétique a représenté un changement total d'orientation ; son hypothèse fondamentale étant précisément que le caractère collectif de la création littéraire provient du fait que les structures de l'univers de l'œuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des contenus, c'est-à-dire de la création d'univers imaginaires régis par ces structures, l'écrivain a une liberté totale. L'utilisation de l'aspect immédiat de son expérience individuelle pour créer ces univers imaginaires [230] est sans doute fréquente et possible mais nullement essentielle et sa mise en lumière ne constitue qu'une tâche utile mais secondaire de l'analyse littéraire.
En réalité, la relation entre le groupe créateur et l'œuvre se présente le plus souvent sur le modèle suivant : le groupe constitue un processus de structuration qui élabore dans la conscience de ses membres, des tendances affectives, intellectuelles et pratiques, vers une réponse cohérente aux problèmes que posent leurs relations avec la nature et leurs relations inter-humaines. Sauf exception, ces tendances restent cependant loin de la cohérence effective, dans la mesure où elles sont, comme nous l'avons déjà dit plus haut, contrecarrées dans la conscience des individus par l'appartenance de chacune d'entre eux à de nombreux autres groupes sociaux.
Aussi les catégories mentales n'existent-elles dans le groupe que sous forme de tendances plus ou moins avancées vers une cohérence que nous avons appelée vision du monde, vision que le groupe ne crée donc pas, mais dont il élabore (et il est seul à pouvoir les élaborer) les éléments constitutifs et l'énergie qui permet de les réunir. Le grand écrivain étant précisément l'individu exceptionnel qui réussit à créer dans un certain domaine, celui de l'œuvre littéraire (ou picturale, conceptuelle, musicale, etc.) un univers imaginaire, cohérent, ou presque rigoureusement cohérent, dont la structure correspond à celle vers laquelle tend l'ensemble du groupe ; quant à l'œuvre elle est entre autres d'autant plus médiocre ou plus importante que sa structure s'éloigne ou se rapproche de la cohérence rigoureuse.
On voit que la différence considérable qui sépare la sociologie des contenus de la sociologie structuraliste est considérable. La première voit dans l'œuvre un reflet de la conscience collective, la seconde y voit au contraire un des éléments constitutifs les plus importants de celle-ci, celui qui permet aux membres du groupe de prendre conscience de ce qu'ils pensaient, sentaient et faisaient sans en savoir objectivement la signification. On comprend pourquoi la sociologie des contenus s'avère plus efficace lorsqu'il s'agit d'œuvres de niveau moyen alors qu'inversement la sociologie littéraire structuraliste-génétique s'avère plus opératoire quand il s'agit d'étudier les chef-d'œuvre de la littérature mondiale.
Encore faut-il soulever un problème d'épistémologie : si tous les [231] groupes humains agissent sur la conscience, l'affectivité et le comportement de leurs membres, il n'y a cependant que l'action de certains groupes particuliers et spécifiques qui soit de nature à favoriser la création culturelle. Il est donc particulièrement important pour la recherche concrète de délimiter les groupes afin de savoir dans quelle direction orienter les investigations. La nature même des grandes œuvres culturelles indique quelles doivent être leurs caractéristiques. Ces œuvres représentent en effet, nous l'avons déjà dit, l'expression de visions du monde, c'est-à-dire des tranches de réalité imaginaire ou conceptuelle, structurées de telle manière que, sans qu'il soit besoin de compléter essentiellement leur structure, on puisse les développer en univers globaux.
C'est dire que cette structuration ne saurait être rattachée qu'aux groupes dont la conscience tend vers une vision globale de l'homme.
Du point de vue de la recherche empirique, il est certain que, durant une très longue période, les classes sociales ont été les seuls groupes de ce genre encore que la question puisse être posée de savoir si cette affirmation vaut aussi pour les sociétés non-européennes, pour l'antiquité gréco-romaine et les périodes qui l'ont précédée et peut-être même pour certains secteurs de la société contemporaine ; mais une fois de plus, nous tenons à le souligner, c'est là un problème de recherche empirique positive, et non pas de sympathies out d'antipathies idéologiques, telles qu'on en trouve à la base de trop nombreuses théories sociologiques.
Quoi qu'il en soit, l'affirmation de l'existence d'un lien entre les grandes œuvres culturelles et celle des groupes sociaux orientés vers une restructuration globale de la société ou vers sa conservation, élimine d'emblée tout essai de les relier à un certain nombre d'autres groupes sociaux, notamment à la nation, aux générations, aux provinces, et à la famille, pour ne citer que les plus importants. Non que ces groupes n'agissent pas sur la conscience de leurs membres et en l'occurrence sur celle de l'écrivain, mais ils ne sauraient expliquer que certains éléments périphériques de l'œuvre et non pas sa structure essentielle. [4] Les données empiriques corroborent d'ailleurs cette affirmation, l'appartenance à la société française du XVIIe siècle ne peut ni expliquer ni faire comprendre l'œuvre de [232] Pascal, de Descartes et de Gassendi, ou celle de Racine, de Corneille et de Molière, dans la mesure même ou ces œuvres expriment des visions différentes et même opposées, bien que leurs auteurs appartiennent tous à la société française du XVIIe siècle. En revanche, cette appartenance commune peut rendre compte de certains éléments formels communs aux trois penseurs et aux trois écrivains.
Après ces considérations préalables, nous arrivons au problème le plus important de toute recherche sociologique de type structuraliste-génétique : celui du découpage de l'objet. Lorsqu'il s'agit de sociologie de la vie économique, sociale ou politique, ce problème est particulièrement difficile et absolument primordial ; on ne peut en effet étudier les structures que si l'on a délimité de manière plus ou moins rigoureuse l'ensemble des données empiriques immédiates qui en font partie et, inversement, on ne saurait délimiter ces données empiriques que dans la mesure où l'on possède déjà une hypothèse plus ou moins élaborée sur la structure qui en fait l'unité.
Du point de vue de la logique formelle, le cercle peut paraître insoluble, en pratique, il se résoud fort bien, comme tous les cercles de ce genre, par une série d'approximations successives.
On part de l'hypothèse qu'on peut réunir un certain nombre de faits en une unité structurelle, on tente d'établir entre ces faits le maximum de relations compréhensives et explicatives en essayant aussi d'y englober d'autres faits qui lui paraissent étrangers ; on arrive ainsi à éliminer quelques-uns des faits dont on était parti, à en adjoindre d'autres et à modifier l'hypothèse initiale ; on répète cette opération par approximations successives jusqu'au moment où on arrive (c'est l'idéal plus ou moins atteint selon les cas) à une hypothèse structurelle pouvant rendre compte d'un ensemble parfaitement cohérent de faits. [5]
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Lorsqu'on étudie la création culturelle, on se trouve, il est vrai, dans une situation privilégiée en ce qui concerne l'hypothèse de départ. Il est en effet probable que les grandes œuvres littéraires, artistiques ou philosophiques, constituent des structures significatives cohérentes, de sorte que le premier découpage de l'objet se trouve pour ainsi dire préalablement donné. Encore faut-il mettre en garde contre la tentation de se fier à cette supposition d'une manière trop absolue. Il arrive en effet que l'œuvre contienne des éléments hétérogènes qu'il faudra précisément distinguer de son unité essentielle. De plus, si l'hypothèse de l'unité de l'œuvre a une grande vraisemblance pour les ouvrages vraiment importants pris isolément, cette vraisemblance diminue considérablement lorsqu'il s'agit de l'ensemble des écrits d'un seul et même écrivain.
C'est pourquoi il faut, dans la recherche concrète, partir de l'analyse de chacune des œuvres de celui-ci, en les étudiant dans l'ordre chronologique de leur rédaction, dans la mesure où on peut l'établir.
Cette étude permettra d'effectuer des groupements provisoires d'écrits à partir desquels il s'agira de rechercher dans la vie intellectuelle, politique, sociale et économique de l'époque, des groupements sociaux structurés, dans lesquels on pourra intégrer, en tant qu'éléments partiels, les œuvres étudiées, en établissant entre elles et l'ensemble, des relations intelligibles et, dans les cas les plus favorables, des homologies.
Le progrès d'une recherche structuraliste-génétique consiste dans le fait de délimiter des groupes de données empiriques que la recherche constitue en structures, en totalités relatives, [6] et dans [234] celui de les insérer par la suite, comme éléments dans d'autres structures plus vastes mais de même nature, et ainsi de suite.
Cette méthode présente, entre autres, le double avantage de concevoir d'abord l'ensemble des faits humains de manière unitaire et, ensuite, d'être à la fois compréhensive et explicative, car la mise en lumière d'une structure significative constitue un processus de compréhension alors que son insertion dans une structure plus vaste est, par rapport à elle, un processus d'explication. À titre d'exemple : mettre en lumière la structure tragique des Pensées de Pascal et du théâtre racinien est un procédé de compréhension ; les insérer dans le jansénisme extrémiste en dégageant la structure de celui-ci, est un procédé de compréhension par rapport à ce dernier, mais un procédé d'explication par rapport aux écrits de Pascal et de Racine ; insérer le jansénisme extrémiste dans l'histoire globale du jansénisme, c'est expliquer le premier et comprendre le second. Insérer le jansénisme, en tant que mouvement d'expression idéologique, dans l'histoire de la noblesse de robe du XVIIe siècle, c'est expliquer le jansénisme et comprendre la noblesse de robe. Insérer l'histoire de la noblesse de robe dans l'histoire globale de la société française, c'est l'expliquer en comprenant cette dernière et ainsi de suite.
Explication et compréhension ne sont donc pas deux processus intellectuels différents mais un seul et même processus rapporté à deux cadres de références.
Soulignons enfin que dans cette perspective où le passage de l'apparence à l'essence, du donné empirique partiel et abstrait, à sa signification concrète et objective, se fait par l'insertion dans des totalités relatives, structurées et significatives chaque fait humain peut, et doit même, posséder un certain nombre de significations concrètes, différentes suivant le nombre de structures dans lesquelles il peut être inséré de manière positive et opératoire. Ainsi, par exemple, si le jansénisme doit être inséré, à travers les médiations déjà indiquées, dans la société française du XVIIe siècle où il représente un courant idéologique rétrograde et réactionnaire qui s'opposait aux forces historiques progressistes incarnées avant tout par la bourgeoisie et la monarchie et, sur le plan idéologique, par le rationalisme [235] cartésien, il est tout aussi légitime et nécessaire de l'insérer dans la structure globale de la société occidentale telle qu'elle s'est développée jusqu'à nos jours, perspective dans laquelle il devient progressiste dans la mesure où il constitue un des premiers pas dans le sens du dépassement du rationalisme cartésien vers la pensée dialectique ; et, bien entendu, ces deux significations ne sont ni exclusives, ni contradictoires.
Dans ce même ordre d'idées, nous voudrions nous arrêter, pour terminer, à deux problèmes particulièrement importants dans l'état actuel de la critique littéraire :
- a) celui de l'insertion des œuvres littéraires dans deux totalités réelles et complémentaires, qui peuvent fournir des éléments de compréhension et d'explication, à savoir, l'individu et le groupe et,
- b) à partir de là, celui de la fonction de la création culturelle dans la vie des hommes.
Sur le premier point nous avons aujourd'hui deux écoles scientifiques de type structuraliste-génétique qui correspondent aux essais d'insérer les œuvres dans les structures collectives et dans la biographie individuelle, le marxisme et la psychanalyse.
Passant outre les difficultés déjà signalées de dégager des structures individuelles, commençons par considérer ces deux écoles sur le plan méthodologique. L'une et l'autre se proposent de comprendre et d'expliquer les faits humains par l'insertion dans les totalités structurées respectivement de la vie collective et de la biographie individuelle. Par cela elles constituent aussi des méthodes apparentées et complémentaires et les résultats de chacune d'entre elles devraient renforcer et compléter ceux de l'autre.
Malheureusement, en tant que structuralisme-génétique, la psychanalyse, tout au moins telle que Freud l'a élaborée, [7] n'est pas suffisamment conséquente et se trouve beaucoup trop entachée du scientisme qui dominait la vie universitaire de la fin du XIXe siècle et du début du XXe ; cela se manifeste notamment sur deux points capitaux.
Premièrement, dans les explications freudiennes, la dimension temporelle de l'avenir manque complètement et de manière radicale. Subissant en cela l'influence du scientisme déterministe de [236] son temps, Freud néglige entièrement les forces positives d'équilibration qui agissent dans toute structure humaine, individuelle ou collective ; expliquer, c'est pour lui, revenir aux expériences de l'enfance, aux forces instinctives refoulées ou opprimées, alors qu'il néglige entièrement la fonction positive que pourraient avoir la conscience et la relation avec la réalité. [8]
Deuxièmement, l'individu est, pour Freud, un sujet absolu pour lequel les autres hommes ne peuvent être que des objets de satisfaction ou de frustration ; ce fait est peut-être le fondement de l'absence d'avenir que nous venons de mentionner.
Sans doute serait-il faux de réduire, d'une manière trop étroite, la libido freudienne au domaine sexuel ; il n'en reste pas moins qu'elle est toujours individuelle et que, dans la vision freudienne de l'humanité, le sujet collectif et la satisfaction qu'une action collective peut apporter à l'individu, font entièrement défaut.
On pourrait longuement développer, à l'aide de nombreux exemples concrets, les distorsions que ces perspectives engendrent dans les analyses freudiennes des faits culturels et historiques. De ce point de vue, le marxisme nous paraît incomparablement plus avancé, dans la mesure où il intègre non seulement l'avenir comme facteur explicatif mais aussi la signification individuelle des faits humains à côté de leur signification collective.
Enfin sur le plan qui nous intéresse ici, celui des œuvres culturelles et particulièrement des œuvres littéraires, il nous paraît incontestable que ces dernières peuvent être valablement intégrées dans des structures significatives de type individuel et de type collectif. Seulement, et cela va de soi, les significations réelles et valables que peuvent dégager ces deux intégrations sont de nature à la fois différentes et complémentaires. L'intégration des œuvres dans la biographie individuelle ne saurait en effet révéler que leur signification individuelle et leur relation avec les problèmes biographiques et psychiques de l'auteur. C'est dire que, quelles que [237] soient la validité et la rigueur scientifique des recherches de ce type, elles doivent nécessairement situer l'œuvre en dehors de son contexte culturel et esthétique propre, pour la mettre au même niveau que tous les symptômes individuels de tel ou tel malade soigné par le psychanalyste.
En supposant concesso non dato qu'on puisse rattacher valablement sur le plan individuel les écrits de Pascal aux relations avec sa soeur ou bien ceux de Kleist aux relations avec sa sœur et son père, on aura mis en évidence une signification effective de ces écrits mais on n'aura ni touché ni même approché leur signification philosophique ou littéraire. Des milliers et des dizaines de milliers d'individus ont certainement eu des relations analogues avec les membres de leur famille et nous ne voyons pas dans quelle mesure une étude psychanalytique de ces symptômes pourrait tant soit peu rendre compte de la différence de nature entre les écrits de tel ou tel aliéné et Les Pensées ou Le Prince de Hombourg.
La seule utilité assez réduite d'ailleurs des analyses psychologiques et psychanalytiques pour la critique littéraire, nous paraît être de pouvoir expliquer pourquoi dans telle situation concrète où tel groupe social a élaboré une certaine vision du monde, tel individu a pu, grâce à sa biographie individuelle, se trouver particulièrement apte à créer un univers conceptuel ou imaginaire, dans la mesure ou entre autres, il pouvait y trouver aussi une satisfaction dérivée ou sublimée à ses propres aspirations inconscientes. [9] Cela signifie que c'est seulement à partir d'une analyse historico-sociologique que la signification philosophique des Pensées, la signification littéraire et esthétique du théâtre de Kleist et la genèse des unes et des autres peuvent être comprises en tant que faits culturels.
Quant aux études psychologiques, elles peuvent tout au plus nous aider à comprendre pourquoi, parmi des centaines de jansénistes ce furent précisément Racine et Pascal qui purent exprimer la vision tragique sur le plan littéraire et philosophique sans, cependant, apporter aucun renseignement (si ce n'est sur tel ou tel détail secondaire et négligeable) concernant la nature, le contenu et la signification de cette expression.
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Il nous reste, pour terminer, à aborder schématiquement un problème particulièrement important : celui de la fonction individuelle (jeux, rêves, symptômes morbides, sublimations) et collective (valeurs littéraires, culturelles et artistiques) de l'imaginaire, par rapport aux structures significatives humaines qui présentent toutes les caractères communs d'être des relations dynamiques et structurées entre un sujet (collectif ou individuel) et un milieu ambiant.
Le problème est complexe, peu étudié, et nous ne pouvons, en terminant cet article, que formuler une hypothèse vague et provisoire. Il nous semble en effet que, sur le plan psychique, l'action du sujet se présente toujours sous la forme d'un ensemble d'aspirations, de tendances, de désirs, dont la réalité empêche la satisfaction intégrale.
Marx et Lukacs sur le plan collectif, Piaget sur le plan individuel, ont étudié de près les modifications que les difficultés et les obstacles suscités par l'objet introduisent dans la nature même de ces désirs et de ces aspirations. Freud a montré que, sur le plan individuel, les désirs, même modifiés, ne peuvent se contenter d'une satisfaction partielle et accepter sans problème la répression. Son grand mérite est d'avoir découvert que la relation rationnelle avec la réalité exige comme complément une satisfaction imaginaire, pouvant prendre les formes les plus diverses, depuis les structures adaptées du lapsus et du rêve, jusqu'aux structures désadaptées de l'aliénation et de la folie.
Il se peut que la fonction de la culture soit, malgré toutes les différences (nous ne croyons pas qu'il puisse y avoir d'inconscient collectif), analogue. Les groupes humains ne sauraient agir rationnellement sur la réalité et s'adapter aux frustrations et aux satisfactions partielles imposées par cette action et par les obstacles auxquels elle se heurte, que dans la mesure où cette action rationnelle et transformatrice s'accompagne de satisfactions intégrales sur le plan de la création conceptuelle ou imaginaire.
Encore faut-il ajouter que si, sur le plan individuel, les instincts refoulés subsistent dans l'inconscient et tendent vers une satisfaction symbolique qui est toujours possession, les tendances collectives souvent implicites mais non inconscientes tendant non pas vers la possession d'un objet mais vers la réalisation d'une cohérence.
La création culturelle compense ainsi le mélange, les compromis, [239] et les incohérences que la réalité impose aux sujets et facilite l'insertion dans la réalité, ce qui est peut-être le fondement psychologique de la catharsis.
Une hypothèse de ce genre, qui intégrerait sans difficulté ce qu'il y a de valable dans les analyses freudiennes et dans les études marxistes de l'art et de la création culturelle, pourrait rendre compte à la fois de la parenté, si souvent pressentie par de nombreux théoriciens et de la différence de nature qui n'en subsiste pas moins, entre d'une part le jeu, le rêve et même certaines formes d'imagination morbide et, d'autre part, les grandes créations littéraires, artistiques et même philosophiques.
École pratique des Hautes Études.
[1] Dans cette perspective, une étude sociologique peut, à la limite, contribuer à expliquer la genèse de l'œuvre, mais ne saurait en aucune manière aider à la comprendre.
[2] Cependant, s'il est impossible d'insérer dans la structure biographique le contenu et la forme, bref la structure proprement littéraire, philosophique ou artistique des grandes œuvres culturelles, une école psychologique de type structuraliste génétique, la psychanalyse réussit, dans une certaine mesure à dégager à côté de cette essence culturelle spécifique, une structure et une signification individuelle de ces œuvres, qu'elle pense pouvoir insérer dans le devenir biographique. Nous expliquerons brièvement à la fin de cet article les possibilités et les limites de cette insertion.
[3] La statistique empiriste connaît d'ailleurs des conséquences analogues du même facteur : il est pratiquement impossible de prévoir sans une grande marge d'erreur si Pierre, Jacques ou Jean se marieront, auront un accident de voiture ou décéderont dans l'année à venir, mais il n'est, par contre, pas difficile de prévoir avec une marge d'erreur très réduite le nombre de mariages, accidents, décès, qui auront lieu en France dans telle ou telle semaine de l'année. Ceci dit, et bien qu'il s'agisse de phénomènes apparentés, il y a des différences considérables entre ces prévisions statistiques, concernant une réalité dont on n'a pas dégagé les structures, et une analyse structuraliste-génétique.
[4] Les travaux sociologiques de ce genre se situent sur le même plan que la sociologie du contenu qui, elle aussi, ne saurait rendre compte que de certains éléments secondaires et périphériques des œuvres.
[5] À titre d'exemple, on peut partir de l'hypothèse de l'existence d'une structure significative qui serait la dictature ; on arriverait ainsi à grouper un ensemble de phénomènes comme, par exemple, les régimes politiques dans lesquels le gouvernement dispose de pouvoirs absolus ; mais si on essaye de rendre compte avec une seule hypothèse structurale, de la genèse de tous ces régimes, on s'aperçoit bien vite que la dictature n'est pas une structure significative et qu'il faut distinguer des groupes de dictatures qui ont des natures et des significations différentes ; alors que, par exemple, les concepts de dictature révolutionnaire ou au contraire de dictature bonapartiste post-révolutionnaire, semblent constituer des concepts opératoires.
De même tout essai d'interprétation unitaire des écrits de Pascal (et il y en a de nombreux) échoue devant le fait que des deux œuvres les plus importantes Les Provinciales et Les Pensées expriment des perspectives essentiellement différentes. Il faut, si l'on veut les comprendre, les considérer comme les expressions de deux structures distinctes bien que, par certains côtés, apparentées.
[6] Sur ce plan, surtout en sociologie de la culture, il est bon d'employer un "garde-fou" externe et quantitatif. S'il s'agit d'interpréter un écrit, il va de soi qu'on peut avoir un certain nombre d'interprétations différentes qui rendent compte de soixante à soixante-dix pour cent du texte. C'est pourquoi il ne faut pas considérer un tel résultat comme une confirmation scientifique. En revanche, il est rare qu'on puisse trouver deux interprétations différentes qui intègrent 80 à 90% du texte, et l'hypothèse a toutes les chances d'être valable. Cette probabilité s'accroît de beaucoup si on réussit à insérer dans l'analyse génétique la structure dégagée à l'intérieur d'une totalité plus grande, si on réussit à l'utiliser de manière efficace pour l'explication d'autres textes auxquels on n'avait pas pensé et surtout si, comme cela a été le cas dans notre étude sur la tragédie au XVII » siècle, on réussit à mettre en lumière et même à prédire un certain nombre de faits ignorés par les spécialistes et les historiens.
[7] Nous connaissons trop peu ses développements ultérieurs pour nous permettre d'en parler.
[8] On serait sans doute tenté d'expliquer cette caractéristique de l'œuvre de Freud par le fait qu'il était médecin et a étudié surtout des malades, c'est-à-dire des êtres chez lesquels les forces du passé et les blocages prédominent sur les forces positives orientées vers l'équilibration et l'avenir. Malheureusement, la critique que nous venons de formuler vaut aussi pour les études philosophiques et sociologiques de Freud.
Le mot "avenir" se trouve dans le titre d'un seul de ses écrits et, trait caractéristique pour l'ensemble de son œuvre, l'ouvrage s'appelle : "L'avenir d'une illusion" et son contenu prouve que cet avenir n'existe pas.
[9] Inversement, l'étude sociologique ne peut fournir aucun renseignement sur la signification biographique individuelle des œuvres et ne saurait apporter aux psychanalystes que des renseignements relativement secondaires sur les formes de satisfaction réelle ou imaginaire des aspirations individuelles, qu'à une époque donnée et dans une société donnée, les structures collectives favorisent ou imposent.
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