RADICALITÉ DU SENS ET ALTÉRITÉ EN TOUS SENS
Entropie et philentropie chez Georg W. F. HEGEL
[Article publié en 2009, en Allemagne, dans les Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie (vol. 95, no 3, 359-383) / Ultime version de référence en 28 feuillets (très légèrement peaufinée) de format européen A4 5 Février 2010]
Jean-Luc GOUIN, Ph.D.
Chercheur indépendant (Québec)
- RÉSUMÉ : On connaît la grande thèse hégélienne de la rationalité intégrale et par là absolue de l’Être. Dès lors, il apparaît vain de s’entretenir d’un Hegel de La Logique, par exemple, si c’est par distinction nommément d’un Hegel du politique, de l’histoire, de la nature, de l’esthétique ou du religieux. Les logiques « régionales » en effet renvoient chez le philosophe à une même structure fondamentale de/du sens. D’où cette étude qui étaie l’hypothèse de l’intelligibilité foncière du réel comme résidant dans ce que l’auteur nommera le Gyroscope Sujet - Négativité - Résultat - Réconciliation (ou matrice de sens SNRR).
- INBEGRIFF : Hegels große These über die vollständige Vernunftgemäßheit des Seins, die dadurch absolute Rationalität wird, ist bekannt. Es ist also nicht nötig, den Hegel der Logik zu thematisieren, so als handle es sich auch um den Hegel des Politischen, der Geschichte, der Natur, der Ästhetik oder des Religiösen. Die „ regionalen “ Logiken verweisen aus Sicht eines Philosophen auf dieselbe Grundstruktur des Sinnes. Diese Studie wählt die Hypothese der Intelligibilität des Reellen (des Wirklichen) als innewohnend in dem, das der Autor seinerseits das Gyroskop SNRV (oder Sinn-Matrix) nennen wird : Subjekt - Negativität - Resultat - Versöhnung.
- SUMMARY : The important Hegelian thesis on the integral, and therefore absolute, rationality of being is well known. Consequently, it seems to be useless to keep on talking about the Hegel of Logic, for example, as opposed to the Hegel of Politics, of History, of Nature, of Aesthetics as well as the Hegel of the Religious. Such « regional » logics are ultimately reducible to the one and same fundamental structure of sense and that of « the » sense. This text aims precisely at providing convincing evidence to the hypothesis of the basic intelligibility of the real as residing in the so-called SNRR Gyroscope (or matrix system) Subject - Negativity - Result - Reconciliation.
« Die Vernunft in ihrer Bestimmung gefaßt, dies ist erst die Sache. » *
G.W.F. Hegel, Die Vernunft in der Geschichte
Poser que la réalité est rationnelle, c’est encore un mouvement ir‑rationnel. Affirmer en effet que le réel est ceci ou cela et dire que le réel est raison [1] consiste bien à affirmer qu’il est ceci ou cela , c’est persister à me poser en tant que sujet vis-à-vis de l’objet, c’est glisser incompréhensiblement, stricto sensu, de ce que je conçois être ma connaissance de l’objet à l’objet même. Or ce dire en épuise-t-il toutes les virtualités, mon verbe a-t-il réussi à le saisir en sa totalité ? Comment puis-je assurer absolument, apodictiquement, avoir récupéré tout le possible de la vérité de cet objet ?
Par suite de cette interrogation il semble, paradoxalement, que ce soit dans le doute que régnât la plus raisonnable des attitudes. Toutefois, si la vérité constitue « le point de départ et le but de la philosophie [2] », il devient intenable de demeurer dans cette irrésolution perpétuelle sinon, dans le meilleur des cas, dans le peut-être provisoire et sans cesse renouvelé qui nous laisse tout autant dans le vague et l’approximatif. Car on ne sait que trop bien, à la lumière de tous les hier rassemblés dans l’écrin des « savoirs » de l’Humanité, que demain dénoncera avec constance les inclinations ou les certitudes du maintenant. Aussi, dira Hegel, il ne reste qu’une seule façon d’aborder le monde pour espérer en obtenir quelque vérité : nous devons l’écouter s’exprimer. En d’autres mots : lui accorder la liberté de parler de soi par soi. Si, en effet, parler du monde (en son tout ou en ses parties, peu importe en dernière analyse) laisse pour ainsi dire une aire de flottement et d’indétermination entre le sujet qui affirme et l’objet dont il est question, il faut alors de manière impérative envisager la totalité de « ce qui est » comme étant à elle-même son propre énoncé. Énoncé qu’il s’agira moins d’« énoncer », dès lors, que de déchiffrer. En conséquence, la vérité de la réalité ne peut éclore en toute certitude que si cette réalité se dévoile comme Sujet. C’est-à-dire, comme l’instrument exclusif de sa propre vérité.
Ce qui est entendu ici, c’est que l’on ne peut élaborer le discours philosophique à partir d’une position fondamentale qui s’exhiberait comme le sol ferme d’où naîtrait le véritable savoir : « On ne peut commencer par la vérité parce que la vérité, en tant que formant le commencement, ne peut que reposer sur une simple assurance, alors que la vérité pensée a comme telle à se prouver à la pensée [3]. »
En somme, commencer par la vérité, par une proposition qui soit en principe sûre, signifie s’aliéner à un donné qui demeure indiscutable, et pourtant d’autant plus inacceptable que chacun peut à loisir brandir le sien. Ainsi en est-il par exemple des dieux de religion ou du fondement des différents systèmes philosophiques (matérialisme, idéalisme, spiritualisme, scepticisme…). La vérité n’est donc pas affaire d’autorité. Même cachée. Même « sacrée ». Il n’y a de vérité que là où celle-ci peut démontrer être telle : « Prouver signifie, en philosophie, la même chose que montrer comment l’ob‑jet se fait par lui-même et à partir de lui-même ce qu’il est [4]. » L’auteur y revient avec une insistance toute particulière dans la Phénoménologie de l’Esprit, où il écrit : « La connaissance scientifique exige qu’on s’abandonne à la vie de l’objet ou, ce qui signifie la même chose, qu’on ait présente et qu’on exprime la nécessité intérieure de cet objet [5]. »
Toute posture de connaissance naît de ses conditions de possibilité. Et la condition de tout jugement sur la réalité, quels que soient la forme ou le contenu de celui-ci, renvoie de façon incoercible à la réalité même. Bref, songer à élaborer un discours sur le monde qui évite de porter en son sein le germe de son propre leurre oblige déterminément à considérer ce monde comme un langage qui s’énonce, qui se dit.
Si le réel possède une certaine cohérence, un sens, si le monde recèle quelque rationalité (qui en permette la connaissance et donc d’en tirer de la vérité), celui-ci est assurément apte à en rendre compte en quelque manière. Car on ne peut « plaquer » tout bonnement la raison sur le réel comme le prédicat sur la substance (acception anté-hégélienne de ces termes). Faute de quoi il ne s’agirait alors que d’un acte de foi en la raison, et du coup une thèse encore à confirmer. Le propre de la rationalité, au contraire, réside en sa capacité de rendre raison de soi, de se justifier, et ce par opposition au décret sous toutes ses formes. Si le monde est effectivement rationnel, le monde seul et lui seulement peut non pas simplement se prétendre tel, mais le démontrer en se manifestant comme monde. Hegel exprime cette idée par des formules très fortes :
- La raison est la substance, c’est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance [...] elle est sa propre présupposition [...] elle se nourrit d’elle-même [...] le rationnel est ce qui existe de soi et pour soi ce dont provient tout ce qui a une valeur [6].
La rationalité renvoie donc à elle-même. Autrement elle demeurerait suspendue à une puissance extérieure qui, parce que hors de la raison, serait acceptée sans interrogation, sans explication, bref sans raison. Aussi chercher « la raison des choses » induit en retour le questionnement du monde par lui-même. C’est d’ailleurs la tâche conjointe et de la philosophie et de la science en son sens restrictif (au fondement essentiellement mathématique) que de « reconnaître la nécessité des choses [car] / la pensée vraie est une pensée de la nécessité [7]. » Comprendre la réalité veut dire saisir le processus selon lequel ce qui est est en définitive ce qu’il est et comme il est ; c’est-à-dire dé‑couvrir le sens que cette réalité est et a en elle-même, ou, dans le langage de l’auteur : appréhender le Concept. Ce qu’il résume comme suit : « La nature de ce qui est consiste à être dans son propre être son propre concept. C’est en cela que se trouve, en général, la nécessité logique : elle seule est le rationnel et le rythme de la totalité organique [8]. »
On voit que les notions de science, de preuve, de concept et de nécessité (qui « est le concept même [9] ») se convient mutuellement les unes les autres. On aperçoit du même coup le lien avec le Soi ou Sujet qui annonce que la vérité de la chose ne peut provenir d’un discours sur un objet qui est face à un sujet qui en parle. L’objet promet compréhension s’il se prend pour ainsi dire en main lui-même en approfondissant (tous sens confondus) sa propre condition : « Seule la nature du contenu doit inspirer la connaissance scientifique, puisque c’est cette réflexion propre du contenu qui pose et crée sa détermination même [10]. » La Philosophie du Droit ne se fait pas l’apôtre d’un autre message. Elle rappelle avec une égale fermeté que « la pensée véritable [la Science] n’est nullement une simple opinion concernant la Chose (die Sache), elle est le concept de la Chose même [11]. »
L’intention de parvenir à une connaissance de la réalité qui aboutisse au vrai exige donc que l’on appréhende celle-ci comme Sujet ou Subjekt. Ce que le penseur signifiera dans une formule aux conséquences inouïes sur toute sa philosophie :
- Es kommt nach meiner Einsicht, welche sich nur durch die Darstellung des Systems selbst rechtfertigen muss, alles darauf an, das Wahre nicht als Substanz, sondern eben so sehr als Subjeckt aufzufassen und auszudrücken [12].
Toutefois, ce n’est là au fond qu’un point de départ à justifier par le système, est-il dit à l’instant même qui demeure passablement abstrait si l’on ne pénètre pas plus avant dans la connaissance de ce qu’est ce réel-sujet. Dès lors, on posera la question à savoir ce qui, en effet, le constitue. À quoi il sera répondu fort simplement : « Ce qu’est le sujet est dit seulement dans le prédicat [13]. » Or, par cette unique et anodine proposition, on affleure déjà ce qui nous apparaît être le thème essentiel de la méditation du philosophe, à savoir : le mouvement par lequel la réalité s’énonce et se connaît dans sa manifestation comme réalité.
C’est dire que nous nous immisçons dans une logique rigoureuse qui transformera dorénavant notre plume en un timide porte-voix ou lance-encre, plus justement. Hegel la définit ainsi : « La méthode selon laquelle, dans la science, le concept se développe à partir de lui-même, est une progression immanente et produit lui même ses déterminations [14]. » On aura subodoré qu’il s’agit de la fameuse dialectique, dont il dira qu’elle est la seule véritable méthode « car c’est le contenu [de ce concept] en lui-même, la dialectique qui lui est inhérente, qui le meut [15]. »
Nous saisissons l’importance de la catégorie de subjectivité. Nous sommes entraînés maintenant à constater le caractère d’immanence, également crucial, propre au dialectique hégélien. Adosser de l’extérieur les jugements qui préciseraient une connaissance du sujet nous ferait retomber, estime Hegel, dans les misères et les aléas du rapport sujet-objet déjà dénoncés. Aussi ne faut-il point, chez le philosophe, entendre la dialectique comme une praxis théorique que l’on choisirait parmi moult, et tout spontanément, au registre des systèmes philosophiques. Dans la recherche de la vérité des choses, cette « méthode » apparaît comme une découverte dans le sujet même qui travaille à se connaître et à se comprendre. Loin de consister en une grille jetée sur le sujet comme filet en eaux poissonneuses, elle se révèle comme la structure qui se dévoile dans la connaissance du sujet par lui-même. La dialectique exprime en quelque sorte le surgissement du réel (comme on dirait le vagissement de la vie, sinon du monde à la manière de Gustave Courbet) par le cri continu de son étantité, qui proclame de son propre fond la vérité qui est la sienne. La dialectique ne va donc pas à la rencontre de la raison des choses. C’est la raison qui se manifeste comme dialectique.
Dans la définition, l’auteur souligne la « progression immanente » qui produit ses déterminations. Il évoque précisément de cette façon qu’on ne saurait demeurer dans l’immobilité initiale du sujet. Connaître le sujet signifie en énoncer les déterminations : il est ceci, il est cela. Le sujet en lui-même reste en effet une abstraction sans signification en son sens le plus littéral si je ne sais ce qu’il est ; c’est-à-dire si rien ne l’in‑forme, si rien ne m’ouvre à sa nature et à ses caractères. Se profile donc une forme de basculement du sujet dans les termes qui le définissent et l’appréhendent. Et ainsi le voyons-nous culbuter dans le prédicat.
Lorsque j’élabore la connaissance du sujet « a », je suis pour ainsi dire transporté dans son prédicat « b » en l’occurrence cette bougie « a », sise près de mes feuilles raturées, caractérisée notamment d’une odeur de cerise « b » [16]. Désirant saisir ce qui constitue la réalité de ladite bougie, je suis tenu d’« en sortir » en tant qu’entité simple et positive (pleine ou achevée). Affirmer que « a est a » ne m’avance en rien sur ce qu’est « a » véritablement ; et les contenus les plus invraisemblables, voire absurdes, pourraient s’afficher alors comme exprimant ce « a ». Aussi la réalité « a » ne m’est-elle donnée que dans sa détermination « b » et, progressivement, « d », « e » ou « c » : « C’est par conséquent seulement par l’intermédiaire d’un changement, que la nature vraie de l’ob‑jet parvient à la conscience [17]. » En définitive, la chose est autre qu’elle-même. Son être réside ailleurs.
En vertu de la progression immanente générée par le sujet (ou automouvement), on découvre maintenant autre-chose-que-le-sujet. Assiste-t-on alors à un court-circuit par lequel l’immanence donnerait subrepticement sur un élément extérieur, par ailleurs radicalement indésirable selon la pensée même du philosophe ? De fait, le changement qui s’opère dans le processus n’a rien de l’activité des soies du pinceau glissant sur les surfaces du meuble pour le gratifier d’un nouveau coloris. Lorsque nous disons que « a » est « b » (cette bougie dégage une odeur de cerise, les feuilles blanches du manuscrit), nous demeurons toujours chez le sujet (la bougie, les feuilles). Cependant, se produit bel et bien une « transformation » (l’odeur, la couleur) qui conduit ailleurs (ou dans un autre) en informant de la réalité du sujet en question. Une modification survient donc sur le chemin de sa vérité. Poser qu’une feuille est une feuille ne revêt pas plus de signification que d’affirmer que le « blibli est un blibli », ou que Dieu est Dieu. La vérité du sujet réside dans sa détermination, son prédicat : son autre. Si vraiment la nécessité du sujet s’est montrée jusque-là concluante, il appert maintenant que celui-ci ne peut, sous peine de s’affaisser sous le poids de son propre mutisme, rester enfoui en son être replié comme une pure positivité monadique.
Le lecteur aura sans doute déjà repéré une ambiguïté : nous parlons d’un sujet qui engendre lui-même ses caractères et, d’autre part, nous illustrons l’idée par une bougie dont on pourra facilement s’étonner qu’elle puisse, en tant que chose parmi les choses, ou phénomènes, « engendrer » le parfum fruité. Dans un cas on signale une progression immanente, dans l’autre une copule prédicative. Deux sujets semblent donc ici se faire écho : le réel-sujet (ou la substance comme Sujet, dit Hegel) et le sujet d’une proposition, ou sujet-dont-on-parle (lequel par surcroît trahit un « troisième » sujet, à savoir le sujet-qui-parle).
Sans prétendre débrouiller une difficulté qu’un commentateur considère même comme étant le lot de la réflexion philosophique occidentale depuis Aristote [18], il nous faut pourtant souligner le malaise dans le présent contexte. Il n’est certes pas évident que la bougie « a » donnât d’elle-même sur l’odeur de cerise « b ». L’exemple que nous utilisons participe d’une appréhension représentative qui se formule dans une proposition (ein Satz). Or Hegel entend faire la démonstration du réel comme Sujet de façon non pas extérieure, c’est-à-dire à la manière de la proposition qui relie le sujet à son prédicat, mais intérieurement (ou conceptuellement). La liaison du sujet au prédicat implique en effet un moyen terme qui échappe (et reste donc extérieur) à cette rencontre grammaticale. Aussi la forme propositionnelle demeure-t-elle inapte à cerner le réel-sujet : elle ignore c’est son point aveugle l’opérateur de cette liaison (le sujet-qui-parle). Pourtant bien réel. On aperçoit dès lors que le rapport de la bougie à son odeur induit un sujet qui est à la fois trop et pas suffisamment discret. Il apparaît donc abusif de considérer, comme nous le fîmes, la bougie comme sujet.
Ce qu’il s’agit d’exprimer toutefois en cette étape de l’argumentation, c’est que la réalité de ce dont on parle réside dans la (sa) détermination. Ce qui sur le plan du langage signifie : dans le prédicat. Hegel écrit nommément : « C’est seulement au moyen du prédicat (c’est-à-dire, en philosophie, au moyen de la détermination-de-pensée) que vient à être indiqué ce qu’est le sujet, c’est-à-dire la représentation initiale [19]. » Il y a ici plus qu’une simple filiation entre la « représentation initiale » et le sujet. Certes, la représentation (die Vorstellung) se réclame d’un percevant, alors que le sujet reste par définition autonome. Dans les deux cas, cependant, la réalité des « deux » sujets ne se révèle que dans leurs déterminations (Bestimmung-en). Et c’est à ce titre que nous retenons des exemples propres à la sphère de la représentativité, c’est-à-dire relevant d’un domaine de référence aisément accessible.
Nous aurions pu opter, comme Hegel lui-même se le permet parfois, pour une illustration plus fidèle à exprimer l’immanence du déploiement sujet-détermination [20]. Nous avons préféré éviter ce procédé parce qu’il incline de façon tendancieuse, chez le lecteur non suffisamment prévenu, à tirer l’hégélianisme vers une forme de vitalisme. Ce qu’il n’est assurément pas. La dialectique, pour être un mouvement vivant (par opposition à formel, notamment), n’en demeure pas moins avant tout un mouvement rationnel, c’est-à-dire qui a dans le sujet lui-même sa propre condition. Aussi, lorsque nous affirmons que la bougie « a » se détermine dans une odeur de cerise « b », il faut comprendre que cette bougie ne dévoile véritablement son sens que dans les caractères qui, simultanément, la déterminent dans la réalité et la prédiquent au sein du langage [21] et ce caractère « b » ne se voit en aucun temps aliéné à un « troisième » sujet (celui qui énonce la proposition, en l’occurrence le percevant), mais relève de la bougie elle-même. On rejoint de la sorte, à la manière de Stanislas Opiela, « le quelque-chose comme commencement lointain du sujet [22]. »
Il faut tout de même conserver en mémoire la distinction établie par l’auteur entre la proposition et la forme conceptuelle, et savoir que notre exemple par la proposition reste à cet égard défectueux. Qui plus est on doit même opposer les deux plans, comme Hegel le précise en affirmant que la nature de « la proposition en général, qui inclut en soi la différence du sujet et du prédicat, se trouve renversée par la proposition spéculative [23]. » La proposition effectue un certain « racolage » de deux extériorités (le sujet et le prédicat). La formulation spéculative selon la pensée concevante (das begreifende Denken), par opposition à la pensée ratiocinante (das räsonnierende Denken), nous dit la Phénoménologie, entend démontrer que c’est là une « vue d’entendement » ; et que la vérité réside dans le rapport immanent (à la façon de la plante) du sujet au prédicat : praedicatum inest subjecto, avait déjà compris Leibniz [24]. On passe ainsi de la détermination SUR à la détermination DE. Ce nouveau regard dévoile que :
- Le Soi (das Selbst) n’est pas un sujet en repos supportant passivement les accidents, mais il est le concept se mouvant soi-même et reprenant en soi-même ses déterminations [...] et au lieu de rester en face de la déterminabilité, il la constitue plutôt [...] / Ainsi le contenu n’est plus en fait prédicat du sujet, mais est la substance, est l’essence et le concept de ce dont on parle (der Inhalt ist somit in der Tat nicht mehr Prädikat des Subjekts, sondern ist die Substanz, ist das Wesen und der Begriff dessen, wovon die Rede ist) [...] Ce mouvement dialectique seulement est l’élément effectivement spéculatif [25].
Ce mouvement par lequel le sujet s’épiphanise dans sa détermination ou en son autre, Hegel le nomme Négativité (die Negativität) activité propre du sujet : « La substance simple qui n’est sujet qu’en tant qu’elle est cette négativité et ce mouvement [26]. » Avancer cette nouvelle catégorie du système hégélien, c’est d’une certaine façon ébrouer un géant. Et ce n’est pas sans angoisse que l’auteur des présentes lignes prend une « conscience malheureuse » (unglückliche Bewußtsein) de l’inégalité du combat qu’il entreprend avec elle. Au fond, de la Phénoménologie, achevée sous les feux de Napoléon aux abords d’Iéna en 1806, à la réédition de la Logique que le choléra (selon toute vraisemblance) vint douloureusement interrompre en 1831, Hegel ne parle « que » de la négativité, cette « âme dialectique que tout vrai a en lui‑même, par laquelle seulement il est vrai [27]. » Aussi en appréhender le sens, et surtout les indénombrables figures, constituerait un programme qui dépasse nos ambitions [28].
C’est d’ailleurs pour nous y être colleté que nous comprenons mieux aujourd’hui pourquoi l’idée de négativité, hormis peut-être chez Martin Heidegger et l’École de Francfort, se sera vue si peu thématisée à la faveur des deux derniers siècles. Non moins éminente qu’omniprésente, nous fûmes en effet très étonné par la rareté des textes qui lui sont consacrés ; également de la divergence des quelques interprétations qui se dégagent de ceux-ci. Aussi la tâche d’établir la problématique de ce concept central dans le discours hégélien est-elle encore à faire. Il est à espérer que quelque bénédictin songeât bientôt à l’entreprendre. Pour notre part, ce n’est pas sans péril que nous cernerons ce qui nous en apparaît être l’essentiel. Péril, parce que la difficulté de rendre clairement les nuances de ce thème (die Grundbestimmung ou détermination fondamentale de la philosophie de Hegel, déclare le même Heidegger) ne s’avoue pas moins prononcée que l’importance que celui-ci revêt dans la pensée du philosophe. Nous plongeons donc avec l’espoir que l’idée générale, à tout le moins, saura surnager par delà le flot des paroles.
Il n’est pas écrit sur les choses ce qu’elles sont. La pomme ne s’offre pas spontanément comme étant comestible. De même, elle n’interpelle personne de la réalité de l’attraction terrestre lorsqu’elle tombe au sol aux fraîches journées d’automne. Et il s’avère en effet sensé d’affirmer que « ce fut la conviction de toutes les époques que c’est seulement par la refonte de l’immédiat opérée au moyen de la réflexion, que le substantiel est atteint [29]. » C’est cette réflexion qui conditionne ce que plus haut l’auteur nommait progression, changement, transformation et mouvement du sujet dans le prédicat ou dans sa détermination. Or lorsqu’il est admis que « a » est « b », il se produit simultanément deux choses. Tout d’abord, j’analyse le sujet comme point de départ en le déterminant : « a » est « b ». D’autre part, par cette détermination même, je le nie systématiquement comme entité pleine et entière : si « a » est « b », il est « ‑a » (entendez : « non a »). En clair : « a » est autre chose que « a ». Ainsi l’approfondissement de la connaissance du sujet implique comme l’étranglement de celui-ci, sinon son implosion. Voire sa pulvérisation. La propriété dissout en quelque sorte la chose.
Hegel rend hommage à Baruch Spinoza, autre grand esprit philosophant, pour avoir saisi l’intimité de ces deux sens dans une formule qui a connu une postérité exceptionnelle : Omnis determinatio est negatio (toute détermination est une négation) [30]. En termes hégéliens, ceci signifie que : « L’accomplissement positif, au sens propre du terme, du commencement, est en même temps un comportement négatif à l’égard de ce commencement, c’est-à-dire, à l’égard de sa forme unilatérale selon laquelle il est seulement immédiatement ou est but [31]. » Or ce mouvement « par quoi l’universel du commencement se détermine à partir de lui-même comme l’autre de soi, doit être nommé le dialectique [32]. »
La progression de la connaissance du sujet nous met donc en présence dorénavant d’une nouvelle réalité : le « b ». Si le sujet se révèle comme autre, cet autre consigne par ailleurs une réalité (de consignare : « marquer d'un signe, revêtir d'un sceau ») : la feuille est bel et bien blanche, et la bougie dégage non pas une odeur de pin ou de lilas mais précisément un parfum de cerise. La négativité nous offre une positivité : « b » n’est pas seulement « ‑a » (« non a »), il est effectivement « b ». Du coup, « b » acquiert autonomie : la blancheur et la fragrance de cerise ne sont pas réductibles à ma feuille ou à ma bougie, respectivement. C’est dire qu’il y a de la blancheur et de l’odeur de cerise. Nous devons donc en conclure qu’il y a des « a » et qu’il y a des « b » (des feuilles d’une part, la blancheur d’autre part) [33].
Mais alors, ne revient-on pas à nouveau au dualisme ? Si désormais sujet et prédicat se complaisent dans leur suffisance respective, la connaissance véritable, issue de la réflexion du sujet par lui-même selon une épiphanie rigoureusement immanente, ne devient-elle pas en effet impossible ? Le sujet serait brisé, schizoïde. Voire schizophrène. Il aurait perdu l’élégante unicité de son automouvement. Et ma feuille se déchire entre son caractère de feuille et celui d’être blanche ! Ainsi se font face deux mondes dans leur finitude intrinsèque et exclusive. L’univers de la blancheur se voit distingué radicalement de l’univers des feuilles.
Selon Hegel, cette façon d’appréhender le réel relève de l’entendement (Verstand). En voici une définition : « La pensée qui n’amène au jour que des déterminations finies et se meut dans de telles déterminations s’appelle “ entendement ” [34]. » Pour ce type de pensée, il semble que n’existe plus cette négativité par laquelle le sujet apparaissait non pas comme une entité close et finie, mais bien comme la médiation de lui-même (« a ») dans l’autre (« b »). Dans cette méthode de connaissance, poursuit l’auteur, « l’universel qui s’y trouve contenu, le genre, etc., est pour lui-même indéterminé, non relié pour lui-même avec le particulier, mais tous deux sont l’un pour l’autre extérieurs et contingents [35]. »
Or pour Hegel ce caractère de fixité est une illusion. Le blanc, pris en et pour lui-même, demeure une abstraction. Je ne saurais le saisir à son tour que dans sa détermination, sa prédication, sans quoi je reste confiné à nouveau au « a est a » (ou plus exactement : au « b est b »). Dès lors, comme on l’a vu, si au départ le sujet s’est révélé autre (« a est b »), ce « b » renvoie au même titre à l’autre de lui-même et il devient « ‑b » (ou « c ») : « Quelque-chose devient un Autre, mais l’Autre est lui-même un Quelque‑chose, donc il devient pareillement un Autre, et ainsi de suite [...] [36]. »
Ce qui est exprimé par là, c’est que le « Quelque-chose » (das Etwas) perçu par l’entendement (la chose « a » et la chose « b » foncièrement démarquées l’une de l’autre, comme l’univers du blanc et l’univers de la feuille) se confesse comme étant en continuelle médiation. Il n’est pour ainsi dire « chose » que le temps d’un instantané figeant, par quelque geste arbitraire, son mouvement naturel. Le repli complet sur soi dans une tranquille réserve s’avère impossible. Avec sa concision coutumière, Jean Hyppolite écrit de façon fort à propos qu’« il n’y a pas d’intériorité séparée. C’est dans sa relation à l’extérieur que le soi se pose, dans le pour‑autrui seul qu’il est pour soi [37]. » Il faut donc dépasser « la pensée en tant qu’entendement [qui] s’en tient à la déterminité fixe », et qui s’efforce « d’obscurcir et d’éloigner (zu verdunkeln und zu entfernen) la conscience de l’autre déterminité qui se trouve dans cet objet [38]. »
Ce dépassement s’effectue comme suit. Ayant déjà établi que « a » est « ‑a », on saisit maintenant que « ‑a » (ou « b ») se coltine de même à l’autre, à sa négation, et donc à « ‑b » (ou « c »). Or on se rend compte que c’est le résultat d’une double négation qui, en fait, se révèle comme un retour à l’origine. En effet, si « a » est « ‑a », la négation (l’autre) de ce « ‑a » devient à nouveau « a ». Ainsi, plutôt que de découvrir une nouvelle négation qui enchaîne indéfiniment à une nouvelle négation, nous sommes conviés au « a » initial ou enfin, presque. Car la chose du commencement, on se rappelle, était une pure abstraction (ou universel abstrait : abstrakt Allgemeine) qui se déterminait, ou se particularisait, dans sa prédication. Or le « a » final (« ‑‑a »), et en ce sens il se métamorphose en « c » (« a » est aussi « c »), échappe à cette abstraction. Il apparaît maintenant enrichi de sa détermination, il est le même en étant autre : « La pure égalité avec soi-même dans l’être-autre » ou, selon la jolie formule de Mme Jarczyk, le « retour à soi comme autre que soi. » [39]
Il ne s’agit plus du « a » = « a », qui ne dit rien. On assiste plutôt au « a » qui « parle » et qui affirme être l’« autre de l’autre ». Ceci implique que non seulement il cesse d’être une abstraction, mais qu’il cesse au même titre d’être une simple négation. Le sujet « a » devient une franche réalité (ou universel concret : konkrete Allgemeine) se révélant dans la détermination de l’universel [40]. Dans le langage logique du penseur, ce nouveau-né devient le singulier : « De même que ce qui commence est l’universel, ainsi le résultat est-il le singulier, [le] concret, [le] sujet [41]. » Plusieurs expressions chez l’auteur recouvrent ce terme ; outre l’universel concret et le concret lui-même, on pourra y ajouter le Vrai ou Idée.
Par ce processus se dé‑plie/dé‑ploie une véritable progression du savoir, lequel tend ‘naturellement’ à la vérité. La négation de la négation parvient à la connaissance en ce que le « b » (ou « ‑a »), qui m’in‑forme sur « a » (littéralement : donne forme à « a »), n’est plus une simple négation de « a » posée face à lui (par exemples : feuille et blancheur, bougie et odeur). La négation de la négation, en effet, nie cette fixité abstraite entre « a » et « b » (nie l’abstraction) et révèle la concrétude de la singularité « c » qui constitue pour ainsi dire le rapport actif, voire radioactif, mais pacifié, entre « a » et « ‑a » (« b »). Bref, « ‑a » se découvre non plus seulement comme l’autre de « a », mais bien comme l’autre de « a » : la blancheur est celle de cette feuille, et ce parfum de cerise est celui de cette bougie. En d’autres termes, le résultat est « le négatif déterminé, et donc aussi bien un contenu positif [42]. »
Cette expérience fondamentale par laquelle le négatif engendre le positif porte un nom spécifique le dialectique : « qui consiste à concevoir les contraires comme fondus en une unité ou le positif immanent au négatif, [et lequel] constitue le spéculatif [43]. » Ce résultat positif annonce la vérité, pour Hegel, parce qu’il ramasse en une unité réelle ce qui, jusque-là, ne constituait qu’un rapport d’abstractions. La blancheur en soi n’existe pas, les feuilles en soi non plus. Seules existent en l’espèce des choses blanches, ou des feuilles d’une certaine couleur (fussent-elles « incolores »). Le philosophe insistera vivement sur ce lien intime entre le vrai et le concret ou l’Idée : « Le vrai, l’idée, ne consiste pas en généralités vides, mais en un universel qui est en soi-même le particulier, le déterminé [...] la vérité est un concret en soi [44]. »
Ce long voyage de l’universel abstrait à l’universel concret nous a fait constater l’importance inestimable de la négativité : « Ce par quoi le concept lui-même se dirige plus avant, c’est le négatif qu’il a en lui-même ; cela constitue le dialectique en sa vérité [...] La négativité, l’âme dialectique que tout vrai a en lui-même, par laquelle seulement il est vrai [45]. » La « prise en charge » de la Chose par elle-même (se faisant alors sujet) nous a conviés à découvrir l’Autre, puis l’Autre de l’Autre. Ceci selon un double mouvement de négation qui devait aboutir au sujet ayant réussi à se posséder, à sortir de lui-même afin de s’approprier véritablement. On s’est aperçu dès lors que la vérité ne provient pas d’une extériorité, d’un lieu à partir duquel on puisse apposer le sceau comme garant de la réalité de la chose. En un mot, « la genèse de vérité appartient à son essence même [46]. »
Dans le même sillage, une catégorie très importante s’impose ici comme une évidence pour l’avoir vue se déployer sans l’avoir spécifiquement identifiée. Il s’agit de la notion de Résultat (das Resultat). Il faut dire qu’elle est appelée dès l’origine de la réflexion philosophique, lorsque celle-ci tend rigoureusement au vrai ; c’est-à-dire, plus justement, lorsqu’elle ne démarre point son aventure sur des certitudes premières qui, elles, ne sont pas interrogées. Le philosophe veut découvrir la vérité de la réalité. Or ne tombe-t-il pas sous le sens, en effet, que cette éventuelle vérité se présentât comme la conclusion, le fruit aux branches de l’arbre du savoir soigneusement entretenu ? Pourtant, ce n’est pas sans motifs que Hegel y a insisté. Quand nous sommes convaincus de la réalité d’un « fait primitif », il est combien aisé de l’oublier dans le placard des « il va de soi » pour, ensuite, affronter le monde et espérer en soutirer quelque savoir. Cette idée, l’auteur ne cessera de la proférer bien haut et de manière quelquefois mordante, car « il est beaucoup plus difficile de rendre fluides les pensées solidifiées que de rendre fluide l’être-là sensible [47]. »
Je suis « certain » par exemple, à l’instant où j’écris (ou claviérise), que j’écris réellement. Or au fond cette proposition n’est pas si évidente. Elle renvoie aux conditions empiriques de cette activité, à ma conscience, etc., qui sous-tendent l’« éclosion » du jugement à savoir que : j’écrirais effectivement. Aussi, abordons-nous souvent le monde avec des instruments mentaux des instrumentaux ? dont il ne nous viendrait point (facilement) à l’esprit de douter : la matière, la liberté, Dieu ou la raison… Mais les philosophes doivent avoir le sens du plastique. Il leur faut « être capables de renier leurs propres réflexions et idées [...] catégories qui ne sont que des préconceptions. [...Or] l’inconscience qui règne sous ce rapport est inimaginable. » Pas étonnant que le professeur renchérisse, intimant que « nous voulons voir le vrai sous la forme d’un résultat [48]. » Toute sa philosophie s’articule d’ailleurs autour de cette démonstration continue par le truchement de la négation qui engendre l’autre, miroir et vérité de son vis-à-vis. Le résultat constitue littéralement l’autre face du sujet. La négation, parce qu’elle est toujours négation déterminée (négation de quelque chose) génère infailliblement un autre-quelque-chose : un Résultat ein Resultat.
C’est sans aucun doute dans la Préface à la Phénoménologie que le penseur signale avec le plus d’acuité la fondamentalité de cette notion :
Es ist von dem Absoluten zu sagen, daß es wesentlich Resultat,
daß es erst am Ende das ist, was es in Wahrheit ist [49].
Cette phrase courte, incisive, dépouillée, lumineuse traduit d’entrée de jeu comme en condensé, et ce dès 1807 (le philosophe n’a alors que 36 ans), l’hégélianisme tout entier. Car dans cette proposition non seulement se cristallise une idée d’une profondeur exquise (à savoir que la vérité du Tout est aussi Résultat), mais s’enclenche surtout le combat acharné de la Raison contre les abstractions et les aliénations sous toutes leurs formes.
L’Absolu autre nom du Vrai, plus exactement la vérité du Tout se révèle dans et par le monde, et ne le plombe, ni le sur‑plombe, d’aucune façon. Un Absolu “absent”, autarcique, en retrait du réel, sinon claustré en quelque royaume « à côté » (voire « au-dessus ») du “nôtre”, devient une pure abstraction pour Hegel sa réflexion l’ayant conduit irrésistiblement à associer la vérité à la concrétude, c’est-à-dire à la détermination de l’universel. Dieu il utilise assidûment ce terme pour parler de l’Absolu n’est décidément pas cette source d’où jaillirait « ensuite » l’univers de l’être. Dieu crée le monde en se faisant. Ce qui, inversement, implique que le monde habille Dieu ce faisant. Il n’y a pas de monde sans Dieu, dira-t-il. Or il n’y a pas de Dieu sans monde, d’ajouter aussitôt. Ce qui en outre signifie que Dieu a besoin de l’homme comme la blancheur nécessite la feuille où se faire réelle, et sans laquelle elle n’est que chimère. Abrégeons : Il n’y a d’Absolu solide que dans l’absolue solidarité. Ce que n’oubliera pas l’hégélien de gauche Ludwig Feuerbach, quelques années plus tard.
L’opposition ne résiste pas à sa propre logique interne. L’opposé est toujours mon opposé. Qu’il s’agisse de « a » qui s’abolit en son « ‑a » (« b »), et celui-ci succombant derechef pour renaître dans le « ‑‑a » (« c ») ; qu’il s’agisse de l’Absolu (« x ») qui n’est tel qu’en étant l’Absolu de (en l’occurrence le sens ultime du monde), et conséquemment ne se commue en Absolu qu’en manifestant son rapport avec le non-Absolu (« ‑x » = « y »), et donc ne s’accomplit effectivement à titre d’Absolu (« ‑‑x » = « z ») qu’en cessant d’être Ab‑solu (séparé) et replié sur soi en sa pure abstraction ; ou qu’il s’agisse enfin de toute autre forme de réalité, le résultat reste toujours le même : Je (le sujet) ne suis ce que je suis que dans et par le déchirement de mon être dans l’autre. L’appropriation du soi passe par « l’initiation sacrificielle » de la perte dans l’autre [50].
On aura compris que le résultat de la dialectique ne nous offre pas, au sens strict, une nouvelle réalité. La négation de la négation enfante plutôt la « Chose » initiale en tant que celle-ci se voit désormais elle-même d’un autre oeil. Il serait plus exact encore de soutenir que maintenant elle se voit (conceptuellement s’entend) alors qu’au départ elle se contentait d’être. La scission que provoque la détermination l’autorise à s’évader, à se libérer de son abstraction pour ensuite se récupérer par l’union avec cette même détermination. La Chose a nié, voire combattu, à toutes fins utiles, ce qui allait devenir son alter ego, sa propre “chair”. Car « ce résultat [...] n’a pas mis de côté l’opposition pour la laisser en dehors, mais s’est réconcilié avec elle [51]. »
Réconciliation Versöhnung. Tel est le terme qui, pour Hegel, qualifie le résultat de la négation de la négation. L’odyssée dialectique nous a montré que, du commencement à la fin du cheminement, rien ne s’infiltre latéralement sous un rapport d’extériorité dans le tissu du sujet. Le résultat final demeure toujours le résultat du point de départ, et on parle toujours de la même Chose de bout en bout. Le « mitan » négatif n’était au fond que la douloureuse illusion de se croire radicalement ailleurs : « Le vrai est sujet. Comme tel il est seulement le mouvement dialectique, cette marche s’engendrant elle-même, progressant, et retournant en soi-même [52]. »
La catégorie de Réconciliation à l’égal de ses consœurs : Sujet, Négativité et Résultat s’avère une étape absolument privilégiée du penser hégélien. C’est elle qui nommément donne sens, en dernière analyse, aux moments qui l’ont précédée. En l’absence de réconciliation, ceux-ci demeureraient de fades sinon dérisoires constructions intellectuelles qui échoueraient à démontrer leur pertinence aussi bien que leur efficace. C’est que les autres membres du complexe ne possèdent point en eux la raison de leur déploiement qu’on estime être par ailleurs le chemin de la vérité. En effet, si on identifiait simplement le mouvement de la Chose vers un autre l’activité du sujet en perpétuel branle-bas de négativité on ne serait témoin que d’une progression linéaire dont on chercherait inlassablement mais en vain la finalité. On buterait constamment contre une fuite en avant dans la diversité muette. Ou pis encore : cacophonique [53].
Ce retour-à-soi que dessine la réconciliation signifie que le questionnement entrepris par la Chose (pour « saisir et comprendre » ce qu’elle est / das was ist zu begreifen) la mène, ou ramène, inévitablement à elle-même. L’interrogation, faisant de la Chose un Sujet, constitue le mouvement par lequel ce sujet découvre que son sens est en lui. En langage hégélien, on dira qu’il appréhende son concept. Rappelons-nous ce qui a été énoncé plus haut à propos de la preuve, à savoir qu’elle consiste à montrer comment la Chose se fait par elle-même et à partir d’elle-même ce qu’elle est ; ce qui par ailleurs, on l’a vu aussi, est le propre de la raison que l’on définit expressément par son caractère in‑conditionné. Si la raison se fondait sur autre chose qu’elle-même, elle ne serait plus raison puisqu’elle aurait sa raison ailleurs qu’en elle et, dès lors, détruirait sa prétention à la rationalité sienne : « La philosophie doit rendre enfin possible une réconciliation : elle doit l’amener, ce doit être sa fin absolue ; cependant la raison qui pense doit y trouver sa satisfaction. Toute réconciliation doit venir d’elle [54]. »
La rationalité refuse intrinsèquement, et obstinément, tout rapport à l’extériorité et, d’autre part, ne se réalise que dans le rapport constant à la différence. La contradiction n’est cependant qu’apparente. La raison n’est pas une chose (Ding) qui légifère sur ses objets comme le prince sur son royaume. Une telle raison (au même titre que l’Absolu-Dieu, par exemple) se révélerait très justement comme une imposture ; car elle se croirait indépendante, séparée, de ce dont elle s’estime pourtant l’indomptable maîtresse. Aussi le concept de raison n’échappe pas à la raison même. Celle-ci ne consiste pas en une chose face à autre chose : analogon en quelque sorte d’une espèce de Musica Mundana, elle se manifeste au sens le plus littéral en tant que circulation du sens entre les choses (circulatio, de circulus : cercle). Et c’est très exactement ce dont témoigne la colossale entreprise de l’illustre philosophe.
On se fait parfois une idée abstraite de la raison telle une Sirius ou une Canopus en rapport à laquelle on mesurerait la marche des astres environnants. Mais c’est là encore une « raison d’entendement ». Et certes erronée si c’est là son dernier mot. En entreprenant de philosopher au sujet du monde Hegel visait à se dépouiller de toute certitude y compris celle-là. Il fallait s’abandonner à la Chose. Et par la voie de cet abandon, la Chose a laissé entendre son sens sa Logophonie. Ou chant du signe. C’est-à-dire qu’elle a révélé sans pudeur la structure selon laquelle elle est ce qu’elle est. C’est ainsi que se dégage ce que, pour notre part, nous appelons le Gyroscope SNRR. Ou : complexe Sujet - Négativité - Résultat - Réconciliation / Subjekt - Negativität - Resultat - Versöhnung « Umgreifung » [55].
Aussi, on comprendra que la fameuse rationalité hégélienne dont se méfient du reste bon nombre de philosophes ne doit aucunement être appréhendée comme une thèse qu’il s’agirait de développer, sur laquelle on délibère et que l’on réfute ou justifie le cas échéant. Hegel ne « choisit » pas de parler de la raison plutôt qu’autre chose : en désirant comprendre la réalité, il dé-couvre la raison qui s’impose à lui. À la limite, le solide penseur n’a rien inventé. Il fut simplement doté de ce génie à donner le vertige qui lui permit de voir par delà les choses le mouvement rationnel de leur sens. Tout comme Isaac Newton vit « autre chose » qu’une pomme tomber le jour de sa géniale intuition [56] .
Cette Architectonique peut tout de même laisser l’impression d’incarner un instrument de plus dans la boîte à outils de ces curieux personnages que sont les philosophes. À vrai dire, on doit ajouter que c’est souvent ainsi qu’elle est reçue. Ou plutôt non. Ce qu’on voit, et qu’on accepte quelquefois difficilement, ce n’est pas tant cette structure (qui exige assurément, pour se faire « visible », un certain travail de lecture et la qualifier nominalement de « dialectique » ne fait en rien progresser l’affaire) que la raison monolithique qu’elle semblerait cautionner.
Pourtant, l’auteur de l’Encyclopédie ouvrage aride et « abstrait » s’il en est nous fait voir une raison qui jure totalement avec la consonance de ce jugement. La raison qui fait naître le vrai s’y dévoile comme une véritable oxygénation de sens au travers des choses. Elle est un éternel mouvement creusant sans répit les voies qui, de la Chose, l’amènent à l’Autre. Elle manifeste le l ~ i ~ e ~ n vivant entre toutes choses par ces choses mêmes. C’est encore la Préface à la Phénoménologie texte d’une profondeur bouleversante qui rend l’idée avec le plus de justesse :
- La substance vivante est l’être qui est sujet en vérité [...] cette substance est le mouvement de se-poser-soi-même, ou est la médiation entre son propre devenir-autre et soi-même. Comme sujet, elle est la pure et simple négativité [...], c’est seulement cette égalité se reconstituant ou la réflexion en soi-même dans l’être-autre qui est le vrai [...]. Le vrai est le devenir de soi-même, le cercle [57].
La rationalité est la systole de l’existence transmettant l’énergie à tout ce qui est. Par son passage déchirant parmi ses « autres-hôtes » (Hegel parlera incidemment du « Golgotha de l’Esprit absolu / Schädelstätte des absoluten Geistes », qui doit abandonner l’immaculée pureté de son abstraction pour entrer en relation avec le monde), elle ne cesse d’étreindre ceux-ci amoureusement. On pourrait même dire : sensuellement. Car si le propre de la Chose (la bougie, la raison, l’Absolu, vous, moi, ainsi que « a ») est de renvoyer à l’altérité par le concours d’une impulsion immanente et constitutive (qui d’une certaine manière n’est pas sans rappeler, tout vitalisme mis à part, on l’a dit, le phénomène de scissiparité dans l’ordre du vivant), il lui revient ensuite tâche à laquelle, on l’a vu, elle ne peut se soustraire d’aucune façon de se ré‑unir à celle-ci. Et de s’en imprégner. Aussi, s’il y avait une interprétation morale (nous devrions dire : “ ontopsychosociologique ”) à dégager du système hégélien, nous y verrions la suivante : le besoin la nécessité de l’Autre. [58]
La réconciliation par la lutte même [59], la résolution par la révolution [60] : n’est-ce pas en définitive, et en effet, l’éternel et dionysiaque combat des Amoureux ? Et que pleure si férocement l’âme généreuse de cet immense « Belgien » nommé Jacques Brel, dans Les vieux amants.
Car quoique das Wahre ist das Ganze,
« N’est-ce pas le pire piège
Que vivre en paix pour des amants ? » [61]
Jean-Luc Gouin
Fribourg, le 5 Février 2010
- MOTS-CLÉS : Liberté (Freiheit / Selbständigkeit, Freedom / Liberty), Raison (Vernunft, Reason), G.W.F. Hegel, Dialectique (Dialektik, Dialectic), Négativité (Negativität, Negativity), Rationalité (Vernünftigkeit, Rationality), Logique (Denkkraft, Logic), État (Staat, State)
Notes (thématiques) complémentaires
11’ « Der wahrhafte Gedanke ist keine Meinung über die Sache, sondern der Begriff der Sache selbst. » Droit, préface, add., p. 49 (VII, 17). « Il n’existe pas [pas plus] d’opinions philosophiques » ô bel oxymore ! que de fer en bois (hölzernes Eisen), sera-t-il répété plus tard dans les Vorlesungen sur L’Histoire de la Philosophie. La Chose (die Sache) est pour ainsi dire une catégorie à mi-chemin entre le concept et l’objet. Beaucoup plus générale que l’objet, elle y est liée en tant que recherche de son concept, de son sens. Par ailleurs, elle s’avère plus concrète que le sujet qui, en tant que tel, à ce niveau, pourrait être entendu comme simple entité épistémologique. Devient Chose chez Hegel tout objet au moment même où il cesse d’être simple objet pour se faire sujet qui cherche sa vérité, son concept. L’objet-sujet ayant atteint ce stade se révèle Chose (« La “ Chose ” en tant qu’elle articule un sujet et un objet », diront les commentateurs à Ph.(93), p. 141, note 4) : « L’œuvre vraie est / la Chose même (die Sache selbst). » Ph., p. 335 (III, 304). Elle est en définitive le nom que donne Hegel à tout contenu en tant que pleinement pensé ; d’où, réciproquement, que « la pensée, suivant le contenu, n’est vraie que dans la mesure où elle est plongée dans la Chose (das Denken dem Inhalte nach insofern nur wahrhaft ist, als es in die Sache vertieft ist). » Enc.‑1., § 23, rem., p. 289 (VIII, 80). On comprendra ainsi la jolie tournure de la Doctrine de l’Essence : « Quand toutes les conditions d’une chose sont présentes, alors elle entre dans l’existence. La Chose est avant que d’exister (Wenn alle Bedingungen einer Sache vorhanden sind, so tritt sie in die Existenz. Die Sache ist, ehe sie existiert). » Log.‑2, p. 141 (VI, 22). Évidemment, rien à faire avec la chose de la perception (das Ding). Ce que soulignent à nouveau, quoique dans un phrasé un tantinet filandreux, Jarczyk et Labarrière dans Ph.(93), p. 381, en note 3 : « La première (das Ding) est un objet quelconque, une parcelle du monde, la seconde (die Sache) dit cette chose sous le mode d’une essentialité spirituelle ; elle implique une relation, non plus seulement à l’immédiat comme tel, mais à l’effectivité de cet immédiat, à son intelligence conceptuelle, autrement dit à la substance réelle qui est indissolublement réflexivement celle de l’homme et du monde. » Étonnamment, le concept de Chose chez Hegel reste presque de l’ordre de l’intuitif qui dit bien ce qu’il veut dire tout en ne le disant point vraiment.
25’ Dans un passage éclairant, antérieur à ceux-ci dans le même ouvrage, la distinction est exprimée de façon concise, ainsi que la nécessité de passer de la première à la seconde : « Le Sujet (das Subjekt) est pris comme un point fixe (fester Punkt), et à ce point comme à leur support (Halt) les prédicats sont attachés ; et ils sont attachés par l’intermédiaire / d’un mouvement qui appartient à celui qui a un savoir de ce Sujet (ein Bewegung, die dem von ihm Wissenden angehört), mais qui ne peut pas alors être envisagé comme appartenant intrinsèquement au point lui-même (dem Punkte selbst) ; / ce serait pourtant grâce à ce mouvement propre que le contenu serait présenté comme Sujet (durch sie aber wäre allein der Inhalt als Subjekt dargestellt). » Ph., p. 21 (III, 27).
Ainsi que l’indique d’entrée de jeu la citation insérée dans le corps du texte, le Sujet fait éclater le simple sujet de/du discours : le Sujet est un Soi un Selbst. Par-delà cette précision, cardinale s’il en est une, il faut tout de même admettre que la notion hégélienne de Sujet demeure un concept fort délicat à manipuler. Qui plus est, Hegel lui substitue fréquemment quantité de synonymes dont, en première ligne, le Je (das Ich) et le Soi, ainsi que leurs multiples hyponymes (en particulier : le Je pur (reines Ich), le Je universel (allgemeines Ich), le Soi pur (reines Selbst), etc.). Dans un passage de quelques pages à peine de la Phénoménologie, nous avons noté approximativement deux dizaines (!) de termes approchant le sens de « Sujet ». Et lorsque l’on ajoute à cela les nuances des traducteurs, il y a de quoi sortir ivre du livre, et d’en appeler rapidement à une âme consolante. Plus spécifiquement, et on s’en doutait déjà par la profusion du vocabulaire, la lexie « Subjekt » ne revêt pas constamment la même signification. Une fois passé outre le sujet-de-la-proposition, on peut avoir à faire avec le simple Moi pensant, le Singulier, la Subjectivité, le Concept et tous les Esprits, sans compter les Protée de la Conscience et les différentes facettes de l’Individu (das Individuum) qu’il nous faudra distinguer, parfois, comme dans la Philosophie du Droit, de la Personne (die Person)... « Les » Sujets de la Subjektive Logik, notamment dans les sections concernant le jugement (das Urteil) et le syllogisme (der Schluß), ne correspondent pas exactement... au Savoir absolu ou au Sujet de la Philosophie de l’Esprit, section terminale de l’Encyclopédie.
Or même dans la Préface à la Phénoménologie, d’où l’on soutire l’essentiel de la substance de la notion telle que nous la présentons (précisément parce que le Sujet est abordé là sous l’angle le plus large, tel qu’entendu dans la formule-projet de Hegel que nous avons rapportée supra, note 12), même dans ce texte, disons-nous en effet, l’on rencontre deux « grands Sujets » : le sujet dit particulier (das besondere Subjekt) et le sujet universel (das allgemeine Subjekt). Lesquels sujets sont amenés à se rencontrer dans une relation originale (sinon toujours amicale, en vertu des « ruses » de la raison) où le « petit Je » (c’est notre formulation) constitue le fer de lance, ou aiguillon, de la conscience-de-soi de l’Esprit-du-Monde (Weltgeist, qui est l’autre nom pour Sujet ou Esprit universel, et que nous surnommons, pour... simplifier, « Grand Je »), alors que ce même « petit Je », réciproquement, se nourrit du « Grand », riche bassin de la culture universelle (Bildung). À la lumière du vocabulaire du maître, on dira que l’Esprit universel transforme l’être-là (das Dasein) en être-en-soi (Ansichsein) il digère littéralement le réel pour en ‘fabriquer’ le savoir pendant que les individus, vous et moi dans le cadre de leurs (nos) possibilités, modulent en concomitance cet en-soi en conscience, ou être-pour-soi (Fürsichsein). C’est l’individu qui donne mouvement et vie au « bassin », qui autrement se réduirait à un marécage totalement asphyxié et putride ; voire, une gigantesque bibliothèque qui ne saurait être lue de quiconque.
Comme si nous n’étions point au bout de nos peines, on constatera au surplus, sur un plan en quelque sorte épistémologique (et nommément dans l’Introduction du même ouvrage), le Sujet dédoublé du philosophe « rapportant » l’expérience de la conscience expérience qui est, stricto sensu, la « phénoménologie » de l’Esprit. Lorsque le philosophe veut révéler le cheminement du « petit Je », il doit se situer dans le sillage dit « pour-la-conscience » (für das Bewußtsein). Il se contente alors de « photographier » la ‘vérité’ telle qu’elle apparaît à la conscience dans ses multiples modalités de certitude certitude par ailleurs impeccablement servie sur peau de banane à chacun, successivement, des paliers ascendants de cette fort « désespérante » odyssée du comprendre. En outre, et en parallèle, et afin d’être en mesure de discourir de l’ensemble de l’expérience, y compris celle du « Grand Je », ou Esprit universel, le philosophe se doit de percher sur un autre niveau ; duquel il peut s’offrir le recul du temps second pour présenter « ce qui fut. » Il faut pour ainsi dire attendre que l’histoire soit terminée, en effet, fût-ce provisoirement, pour l’embrasser panoptiquement du regard et enfin la narrer. Ou plus exactement, ainsi qu’il fut dit dès les toutes premières lignes, en note 2 : exposer ce qui en elle est vrai (was wahr in diesem ist). C’est à ce moment précis que le philosophe revêt son costume de pédagogue, ou d’éditorialiste, par distinction de celui endossé par le photographe spectateur. C’est le « pour-nous », dit Für‑uns.
C’est en ce topos ou sur cette “ branche ” que s’incarne tout le sens de la fameuse allégorie grecque de la Chouette d’Athéna (Athênã / ancêtre de la Minerve des Romains) l’un des attributs de la déesse, et symbole aviaire de la raison et de la sagesse. Lequel volatile, comme on sait (« Die Eule der Minerva beginnt erst mit der ein brechenden Dämmerung ihren Flug »), ne prend son envol qu’à la brunante ; alors qu’à la faveur de l’accalmie des heures nocturnes (Tokyo, New York et São Paulo n’existaient pas à l’époque…) il devient loisible au puissant mais toujours gracieux strigidé de réfléchir à volonté, et en toute quiétude, sur les fureurs maintenant apaisées du jour. Aveindre de l’oeil, supputer de l’ouïe, harponner de la serre, ravir du bec, déglutir du gosier, assimiler enfin, telles sont les activités du carnassier volant. En d’autres termes : contempler, saisir, méditer, connaître, reconnaître, s’aviser, intégrer. Car il est alors un peu tard, bien sûr, pour modifier le cours des événements auxquels depuis les aurores se sont affairés les hommes et les dieux. Aussi ne reste plus à la philosophie que la tâche en quelque manière ingrate (ici Hegel s’autorise un clin d’oeil au Faust de son illustrissime contemporain Goethe) de « peindre son gris sur du gris (Die Philosophie ihr Grau in Grau malt) » [Droit, Préface, p. 58-59 (VII, 28)]. En revanche, l’Icare à la Lune se verra par l’occasion alimenté par les petits fruits sauvages, résultat de ses cueillettes de données, qu’il digérera comme autant de fines analyses (analyse, du grec vocable qui, rappelons-le, signifie « dissolution »). Ce qui le disposera plus sûrement, alors ragaillardi et empreint de cette sérénité qui n’a chez lui d’égale que la célérité, à fondre sur l’après-jour suivant. Et ainsi désormais nanti d’un supplément de savoir des êtres et d’intelligence des choses acquis de son commerce avec les mondes sublunaires qui lui auront appris à tendre sa fine oreille pour mieux entendre raison de l’une de ses propres plumes il discourra avec discernement de ce qu’il aura repéré de ses grands yeux giratoires dans l’obscurité des vertes forêts de la vie où, dans le silence et la plus parfaite discrétion, l’aigle de la nuit (oiseau de proie / plume de roi) règne en maître incontesté. W
Résumons-nous. Par-delà les subtilités nombreuses, le Sujet, fondamentalement, et dans son extension la plus ample, c’est le monde qui avance vers sa propre saisie de lui-même, et ce par une activité théorique (le savoir, la pensée) aussi bien que pratique dans la création, re‑création et, ultimement, récréation de Soi. Retenons d’abord le libellé serré de Franz Rosenzweig : « L’idée directrice consciente de Hegel fut “ d’élever la substance au rang de sujet ”, soit d’avérer le monde comme empreint et sous l’emprise de l’Esprit. » Hegel et l’État. Paris, PUF, Philosophie d’aujourd’hui, 1991 [Hegel und der Staat, © 1920], p. 340. Dans ce mouvement on pourra distinguer, selon les nuances du moment ponctuel de l’être, d’innombrables façons de dire et de nommer le et les sujets. En dernière analyse nous sommes tous sujets, parce que tout est charrié par le Réel‑Soi en voyage de connaissance et de re‑connaissance de/vers lui-même : le Tout est Sujet parce que tout est sujet et réciproquement. Marcuse le dira d’une façon : « Everything, in other words, exists more or less as a « subjekt ». The identical structure of movement that thus runs through the entire realm of being unites the objective and subjective worlds. » Loc. cit., p. 63 (voir supra, note 20) ; Jarczyk et Labarrière, d’une autre : « Que la réalité soit ainsi devenir à soi-même, c’est cela qui la constitue comme « sujet ». » Ph.(93), p. 83, note 3. Dans sa thèse d’État sur La Logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l’ontologie, André Doz se sera montré sur ce point particulièrement inspiré dans l’expression : « La totalité de ce qui est est constituée dans le processus par lequel un unique sujet, absolue puissance de position de soi, et en transition vers soi-même, se démultiplie en sujets existants distincts, systématiquement unifiés, et retourne en soi par delà la scission et l’altérité. Ce sujet est l’universel qui se singularise en se particularisant. » Paris, Vrin, 1987, p. 297.
Mais laissons, provisoirement, le dernier mot au philosophe : « On peut exprimer de façon juste le résultat en disant qu’en soi concept ou encore, si l’on veut, subjectivité et objet sont la même chose [...] Le sujet est le concept posé comme totalité (So kann das Resultat richtig so ausgedrückt werden, daß an sich Begriff oder auch, wenn man will, Subjektivität und Objekt dasselbe seien [...] Das Subjekt ist der als Totalität gesetzte Begriff). » Enc.‑1, §§ 193, rem. et 163, rem., p. 432 et 410 (VIII, 347 et 311). Mieux encore : « Puisque la substance est elle-même sujet, tout contenu est aussi la réflexion de soi-même en soi-même (Dadurch überhaupt, daß, die Substanz an ihr selbst Subjekt ist, ist aller Inhalt seine eigene Reflexion in sich). » Ph., p. 47 (III, 53), nous soulignons.
33’ « La présence du A dans le ‑A est la limite de la liberté du ‘ NON ’. » Nous empruntons le raccourci au Dialectique et Société. I, Introduction à une théorie générale du Symbolique, du regretté sociologue québécois d’origine suisse, Michel Freitag (Montréal, Éd. St-Martin, 1986, p. 216). On aura certes constaté que notre symbolisme algébrique ne doit en rien être confondu avec celui de la logique moderne. Toute analogie ne saurait mener qu’à un désastreux contresens. Poser que « a » est « ‑a » n’implique aucunement, par exemple, que « blanc est bleu », pas plus d’ailleurs que la négation de « a » ne donne sur une entité positive « b » de manière à songer que la négation de la chaise puisse en l’occurrence engendrer le pupitre. Nous sommes bien loin des outrecuidances d’« essence » marxiste sauf notre considération désirant tout spécialement moquer Hegel, chez le Engels de l’Anti-Dühring notamment, ou encore du verbe d’un W. T. Krug (l’amusante « déduction du porte-plume »), vertement critiqué par Hegel lui-même en 1802 dans une recension des œuvres de ce dernier. L’on ne retourne pas non plus aux « jeux chicaniers » et aux « jongleries gratuites » des mégariques, ni à « la néantité de tout particulier » telle qu’exposée par Eubulide de Milet, incidemment le contemporain d’Aristote à qui l’on attribue l’argument bien connu du menteur. Sur la tonalité algébrique chez l’auteur, on feuillettera sa Logique ; sinon on convoquera Enc.‑1, § 119, rem., p. 378 (VIII, 244) ou Philo., p. 46 (31) et sv. Alexandre Kojève s’était jadis dans ses cours autorisé de ce mode d’expression, qui a le mérite didactique et notable de la généralité (la plante, la bougie et le sujet peuvent s’y reconnaître). On consultera son Introduction à la lecture de Hegel, publiée à Paris chez Gallimard, 1947, p. 477-480. La tradition italienne pourtant on ne peut moins anglo-saxonne s’en inspire également, Benedetto Croce et Giovanni Gentile en particulier.
35’ « Das Allgemeine, die Gattung usf. als für sich unbestimmt, mit dem Besonderen nicht für sich zusammenhängend, sondern beides einander äußerlich und zufällig. » Enc.‑1, § 9, p. 173 (VIII, 52). Comme le souligne ce passage, on peut entendre « l’Universel / das Allgemeine » et « le Particulier / das Besondere » indifféremment (ou plutôt, alternativement) pour les notions mises en relief : « L’entendement présente la force infinie qui détermine l’universel, ou, à l’inverse, par la forme de l’universalité, confère le subsister fixe à ce qui dans la déterminité est en et pour soi dépourvu-de-maintien (Der Verstand die unendliche Kraft darstellt, welche das Allgemeine bestimmt oder umgekehrt dem an und für sich Haltungslosen der Bestimmtheit durch die Form der Allgemeinheit das fixe Bestehen erteilt). » Log.‑3, p. 82 (VI, 287). Ainsi, la feuille est un particulier parmi les choses qui figurent sous la catégorie universelle « blanc ». De même, la feuille peut être entendue comme un universel n’étant qu’un universel jusqu’au moment où elle se particularisera dans la spécificité d’être blanche. La Phénoménologie retiendra surtout cette seconde formulation. Nous de même. « L’universel c’est le local moins les murs », pourrait pour l’occasion ajouter d’hégélienne manière l’écrivain Miguel Torga. Sur ces délicates lexies, on se reportera à Enc.‑1, § 24, add. # 2 et § 181, rem., pages 167, 169-171 et 422 (VIII), puis Enc.‑3, § 467, add., p. 563 (X, 286-287), et enfin à Ph.‑2, p. 294 (III, 576). [retour à la note 50]
42’ « Das bestimmte Negative, und hiemit ebenso ein positiver Inhalt. » Ph.(66), p. 141 (140). Dans la langue allemande, le substantif Aufhebung (ou le verbe : aufheben) permet de cerner le riche paradoxe de cette négation-conservation. On lui associe également le sens de dépassement, car celle-ci donne sur une nouvelle réalité en demeurant dans le même. Il s’agit donc d’un nier dépasser conserver que Yvon Gauthier, de l’Université de Montréal, a traduit naguère, en 1967, par le néologisme « sursumer / sursomption ». Laquelle expression tend à s’imposer depuis dans la littérature hégélienne ; à tout le moins dans ce que nous appellerions la filière Labarrière, qui incidemment a multiplié sans défaillir les prises de position en faveur de la ‘nouvelle’ lexie. Plus avant, Hegel écrira : « Ce qui se contredit ne se dissout pas en zéro, dans le néant abstrait, mais essentiellement dans la seule négation de son contenu particulier (Daß das sich Widersprechende sich nicht in Null, in das abstracte Nichts auflöst, sondern wesentlich nur in die Negation seines besondern Inhalts) », Log.‑1, p. 25 (25) ; ce qui signifie que « la dialectique a un résultat positif parce qu’elle a un contenu déterminé, ou parce que son résultat, en vérité, n’est pas le néant vide, abstrait, mais la négation de certaines déterminations qui sont contenues dans le résultat, précisément parce que celui-ci n’est pas un néant immédiat, mais un résultat (Die Dialektik hat ein positives Resultat, weil sie einen bestimmten Inhalt hat oder weil ihr Resultat wahrhaft nicht das leere, abstrakte Nichts, sondern die Negation von gewissen Bestimmungen ist, welche im Resultate eben deswegen enthalten sind, weil dies nicht ein unmittelbares Nichts, sondern ein Resultat ist), » Enc.‑1, § 82, rem., p. 344 (VIII, 176-177). Nous référons de même à Ph., p. 94 (III, 94), et particulièrement à Log.‑1, p. 81-82 (57-58), où le philosophe détaille quelque peu sur le « mot ».
Il y a plus d’une trentaine d’années Jean-Luc Nancy a consacré un ouvrage entier à ces quelques lettres difficiles : La remarque spéculative : un bon mot de Hegel (Paris, Galilée, 1973). On y examine de multiples hypothèses : surmonter, dépasser, absorber, transformer, supprimer, sublimer, engloutir, lever... Les Hyppolite, de Gandillac, Frick (Derathé), Bourgeois et Garniron, bien connus du milieu hégélien, notamment à titre de traducteurs, d’hier et/ou d’aujourd’hui, ont toutefois opté sans trop de problèmes de conscience pour « supprimer ». Jacques Derrida préfère « relever », alors qu’André Doz porte son dévolu sur « enlever ». Xavier Tilliette arrête son choix sur « dépasser / surpasser », et Jean Wahl retint jadis une création personnelle qui ne manquait pas d’élégance : « sur‑primer ». Plus tard, dans sa traduction de la Phänomenologie (Paris, Aubier, 1991), Jean-Pierre Lefebvre nous offrait « abolir / abolition » bien qu’il hésite pour le très logique « oblitérer » (voir pages 529 puis 47, note 1, où il s’en explique).
Aussi on consultera avec profit l’article de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière dans leur Hegeliana (Paris, PUF, 1986, p. 102-120), qui se poursuit en quelque sorte aux pages 57-60 de leur présentation à Ph.(93). Pierre Garniron aborde à son tour la question en appendice au dernier tome, le septième, de sa traduction des Leçons sur l’histoire de la Philosophie de Hegel (Philo.‑7, p. 2191-2192). Remarquons qu’il est étonnant de voir M. Garniron se référer à plusieurs auteurs et ouvrages sans pour autant signaler le philosophe Gauthier, mentionné à l’instant. Enfin, on soulignera la (pondérée ?) « traduction flottante » retenue par Fernand Cambon, dans sa version française grand-public de l’Introduction à la Logik de 1831-1832 (Paris, Nathan, 1985).
Sans vouloir nous appesantir sur un débat pointu et sans doute d’ores et déjà suffisamment bavard d’autant plus que nous ne sommes nullement germaniste (notre francophilie nous obligeant déjà beaucoup) , le conserver au sens de « conserver la confiture », que Labarrière / Jarczyk ont donné en exemple, nous apparaît prometteur de signification (véritable destruction / transformation afin même de préserver). L’image spéculative sur comptoir de cuisine fait au demeurant, par gourmandise du concret, et de confiture par surcroît, dans le très hégélien. Pour notre part, nous penserions à « outrer » (puis outrancité) dans sa pleine transitivité, avec son aspect moleste et rugueux d’abord, puis de franchissement sans réelle dissolution ensuite (comme on dit : passer outre). Bien qu’il puisse a priori froisser l’oreille, il ne serait point inconvenant par ailleurs de suggérer le néologisme « saluter », que nous pourrions faire sourdre du latin salutare. D’une part, le salut révèle tout à la fois un mode d’approche et de congé (voire d’accostage et de délestage, sinon de mouillage et d’appareillage), d’autre part, une issue supérieure, un mouvement de « dépassement » comme on le voit, par exemple, dans presque toutes les religions. Dans le prolongement de cette voie, on pourrait également songer à quelque chose s’approchant du terme « sauver » (pourquoi pas « sauveter », de l’ancien français). Si l’on adjoint la manière transitive à la forme pronominale, « se sauver » devient tout ensemble : fuir / abandonner, puis se dépasser (et/ou [se] rescaper). C’est passer outre, dans un premier temps (fuite en avant), mais tout aussi bien demeurer ce que l’on est en mieux : se « préserver » en abandonnant et en grandissant d’un seul mouvement (au reste, l’abandonner recèle lui-même l’amphibologie, parfois insensible, depuis la défaite [transitif, dans sa forme pronominale même : (s’)abandonner] vers la victoire sur soi versus l’Autre [transitif indirect : s’abandonner à]). Il nous semble que se perçoit en ces expressions respectives Outrer, Saluter et Sauveter le triple sens de : Nier - Dépasser - Conserver.
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Quelques textes homologues du même auteur
• Le Commissaire et le Détective
(compte-rendu de deux biographies sur Hegel En guise d’intromission à l’univers hégélien)
• « Der Instinkt der Vernünftigkeit. De l'inaliénabilité de la rationalité » (à la fois une porte d’entrée à Hegel et une introduction à la rationalité philosophique de manière générale) [Triptyque I]
• « Die Dialektik des Staates. Hegel ou de la Liberté constitutive de la Raison » (les impératifs politiques de la rationalité telle que comprise par Hegel à venir en 2011) [Triptyque III]
• Être ou Peut-Être. Penser a(u)près (de) Hegel
(le fin mot attentatoire de : Hegel ou de la Raison intégrale)
• « Aimer Penser Mourir : Hegel, Nietzsche, Freud en miroirs » (extrait)
• « Hegel en débat Monodialogue Onfray / Gouin »
(un quasi échange épistolaire portant sur le philosophe Hegel)
• Le « Rond de Science » (variations sur la notion d’Encyclopédie)
• De la malhonnêteté intellectuelle (mot d’humeur de rigueur)
• Recensions / analyses critiques (essais / littérature)
• Bibliographie introductive à l’œuvre hégélienne (Hegel sans coups ni blessures…)
Oeuvres de hegel
(Sources principales de référence / Traductions françaises)
sigles
- Tous les textes, sauf items soulignés, renvoient à l’édition suivante : Werke in zwanzig Bänden, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1969-1971 (la plus fiable des éditions intégrales des œuvres de Hegel actuellement disponibles, en attendant la complétion de l’édition critique de grande ampleur des Gesammelte Werke en cours depuis 1968 chez Felix Meiner Verlag, à Hambourg). La pagination de l’édition allemande (entre parenthèses et précédée du tome le cas échéant) suit celle de la traduction.
Enc.‑1, 2, 3 |
Encyclopédie des sciences philosophiques. I. La Science de la Logique ; II. La Philosophie de la Nature ; III. La Philosophie de l’Esprit [(1817, 1827), 1830]. Traduction, présentation et annotations de Bernard Bourgeois, Paris, J. Vrin, 2007 [1970], 2004 et 1988. |
Hist. |
Leçons sur la Philosophie de l’Histoire [1822-1831]. Traduction de Jean Gibelin, Paris, J. Vrin, 1987 [1937]. La traduction nouvelle parue récemment sous la direction de Myriam Bienenstock (La Philosophie de l’Histoire, Paris, Le Livre de Poche, 2009) constituera désormais la référence. |
Preuves |
Leçons sur les Preuves de l’existence de Dieu [1829-1831]. Traduction, présentation et notes de Jean-Marie Lardic, Paris, Aubier, Bibliothèque philosophique, 1994. |
Philo.‑6, 7 |
Leçons sur l’histoire de la Philosophie. Tomes VI et VII : La Philosophie moderne [Leçons de 1825-1826]. Traduction, annotations et reconstitution de cours par Pierre Garniron, Paris, J. Vrin, 1985 et 1991. |
Philo. / ‑2 |
Leçons sur l’histoire de la Philosophie. « Introduction » : Système et histoire de la Philosophie [1816, 1820-1830]. Traduction de Jean Gibelin, Paris, Gallimard, NRF, 1970 [1954], 2 tomes. Traduction de : geschichte der philosophie (einleitung). Texte établi par Johannes Hoffmeister, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1959 [1940-1944]. Voir aussi la traduction éclairante de ces Leçons [1825-1826] par Gilles Marmasse (Paris, Vrin, 2004). |
Ph. / Ph.‑2 |
La Phénoménologie de l’Esprit [1807]. Traduction et notes de Jean Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 2 tomes, 1939 et 1941. |
Ph.(66) |
La Phénoménologie de l’Esprit [1807] : « Préface ». Nouvelle traduction, introduction et notes de Jean Hyppolite, Paris, Aubier, la Philosophie en poche (édition bilingue), 1966 [réimp. fréquentes jusqu’à ce jour]. |
Ph.(93) |
La Phénoménologie de l’Esprit [1807]. Présentation, traduction et notes de Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarczyk, Paris, Gallimard, NRF, 1993. Version qui n’exclut nullement en vis-à-vis, bien au contraire, les fines traductions de Jean-Pierre Lefebvre (Paris, Flammarion, 2008 [1991]) et de Bernard Bourgeois (Paris, J. Vrin, 2006). |
Droit |
Principes de la Philosophie du Droit ou Droit naturel et science de l’État en abrégé [1821]. Traduction, présentation et commentaires de Robert Derathé et Jean-Paul Frick, Paris, J. Vrin, 1990 [1975]. On pourra également en référer aux traductions plus récentes de Jean-François Kervégan (Paris, PUF, Quadrige, 2003 [1998]) et de Jean-Louis Vieillard-Baron (Paris, Garnier-Flammarion, 1999). |
Raison |
La Raison dans l’Histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire [1822-1830]. Traduction, introduction et notes de Kostas Papaioannou, Paris, U.G.É., 1965. Traduction de : die vernunft in der geschichte. Texte établi par Johannes Hoffmeister, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 5e édition, 1955. |
Log.‑1, 2, 3 |
Science de la Logique. I. L’Être [1812] ; II. La doctrine de l’Essence [1813] ; III. La doctrine du Concept [1816]. Traduction, présentation et notes de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Aubier, 1972, 1976 et 1981. Le tome I (2e éd. revue et ‘corrigée’ en 2006, chez Kimé) renvoie aux gesammelte werke. Texte établi par l’Académie des Sciences de Rhénanie / Westphalie, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1978 [Band 11]. |
Log.(1831) |
Science de la Logique. I. La doctrine de l’Être [2e éd. : 1831-1832]. Traduction de Samuel Jankélévitch, Paris, Aubier-Montaigne, 1972 [1947]. La traduction nouvelle de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière (Paris, Kimé, 2007) est appelée désormais à faire référence. |
* « Saisir la raison dans sa détermination, voilà la chose. » Raison, p. 69 (49), nous soulignons. Concernant les références aux travaux de Hegel, on consultera la feuille d’aiguillage en fin de texte. La présente étude trouve ses tenants dans notre article intitulé « Der Instinkt der Vernünftigkeit. De l’inaliénabilité de la rationalité » (Hegel‑Studien, 2009 [44]), et ses aboutissants, socio-politiques en particulier, dans un exposé à paraître en 2011 dans le Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie. Enfin, nous tenons à exprimer notre reconnaissance à Mme Simone von Spreckelsen, de Hambourg, pour les ‘‘ lumières allemandes ’’ qu’elle apporta à certains points de détail d’ordre linguistique. Nous demeurons toutefois entièrement responsable, il va sans dire, de toute maladresse ou erreur susceptible d’avoir échappé à notre vigilance.
[1] « Ce qui est rationnel est réel [effectif], et ce qui est réel [effectif] est rationnel [..:] La Raison gouverne le monde (Was vernünftig ist, das ist wirklich ; und was wirklich ist, das ist vernünftig [..:] Die Vernunft beherrscht die Welt). » Droit, p. 55 (VII, 24) et Raison, p. 47 (28).
[2] « Der Ausgangspunkt und das Ziel der Philosophie. » Philo., p. 44 (29). Car « la philosophie ne doit pas être une narration de ce qui survient, mais une connaissance de / ce qui en cela est vrai (was wahr darin ist). » Log.‑3, p. 51 (VI, 260). Le trait oblique en citations (/) indique le début de la section immédiatement rendue par le texte original allemand lorsque celui-ci ne restitue pas l'intégralité du passage. [retour au 4e alinéa de la note 25’]
[3] « Mit der Wahrheit um deswillen nicht angefangen werden kann, weil die Wahrheit, als den Anfang bildend, auf bloßer Versicherung beruht, die gedachte Wahrheit aber als solche sich dem Denken zu bewähren hat. » Enc.‑1, § 159, add., p. 589-590 (VIII, 306).
[4] « Beweisen heißt in der Philosophie soviel als aufzeigen, wie Gegenstand durch und aus sich selbst zu dem macht, was er ist. » Enc.‑1, § 83, add., p. 518 (VIII, 179‑180).
[5] « Das wissenschaftliche Erkennen erfordert aber vielmehr, sich dem Leben des Gegenstandes zu übergeben oder was dasselbe ist, die innere Notwendigkeit desselben vor sich zu haben und auszusprechen. » Ph.(66), p.127 (126). Nous soulignons.
[6] « Die Vernunft ist die Substanz, das, wodurch und worin alle Wirklichkeit ihr Sein und Bestehen hat [...] sie sich ihre eigene Voraussetzung [...] sie zehrt aus sich [...] Das Vernünftige ist das an und für sich Seiende, wodurch alles seinen Wert hat. » Raison, p. 47 et 48 (28 et 29). En d’autres termes : « Le rationnel a en général pour caractère d’être quelque chose d’inconditionné et qui, par conséquent, contient en lui-même sa déterminité (Der Charakter des Vernünftigen ist ein Unbedingtes und somit seine Bestimmtheit in sich selbst Enthaltendes zu sein). » Enc.‑1, § 82, add., p. 516 (VIII, 177).
[7] « Das wahre Denken ist ein Denken der Notwendigkeit. » Enc.‑1, § 119, add. #1, p. 554 (VIII, 246).
[8] « In dieser Natur dessen, was ist, in seinem Sein sein Begriff zu sein, ist es, dass überhaupt die logische Notwendigkeit besteht ; sie allein ist das Vernünftige und der Rhythmus des organischen Ganzen. » Ph., p. 49 (III, 54‑55).
[9] « Der Begriff der Notwendigkeit der Begriff selbst ist. » Enc.‑1, § 147, rem., p. 397 (VIII, 288). « C’est le concept de la chose, ce qu’elle a de général par elle-même, qui constitue / sa nature, son essence proprement dite, ce qu’elle a de vraiment permanent et de substantiel ([...] daß die Natur, das eigentümliche Wesen, das wahrhaft Bleibende und Substantielle [...]). » Log.(1831), p.18 (V, 26).
[10] « Es kann nur die Natur des Inhalts sein, welche sich im wissenschaftlichen Erkennen bewegt, indem zugleich diese eigene Reflexion des Inhalts es ist, welche seine Bestimmung selbst erst setzt und erzeugt. » Log.(1831), p. 8 (V, 16). La traduction brachylogique de Samuel Jankélévitch nécessiterait que nous soulignions presque l’ensemble, aussi en resterons-nous là.
[11] Voir en fin de texte la note 11’ portant sur la « Chose ».
[12] « Selon ma façon de voir, que doit seulement justifier la présentation du système, tout dépend de ce point essentiel : saisir et exprimer le vrai, non seulement comme substance mais encore comme Sujet. » Ph.(66), p. 45-46. Et sans doute est-ce là l’achèvement complet de la révolution anticopernico-kantienne. [retour au 3e alinéa de la note 25’]
[13] « Was das Subjekt ist, ist erst im Prädikate gesagt. » Enc.‑1, § 169, rem., p. 415 (VIII, 320).
[14] « Die Methode, wie in der Wissenschaft der Begriff sich aus sich selbst entwickelt und nur ein immanentes Fortschreiten und Hervorbringen seiner Bestimmungen ist. » Droit, § 31, p. 90 (VII, 84).
[15] « [...] denn es ist der Inhalt in sich selbst, die Dialektik, die er an sich selbst hat, welche ihn fortbewegt. » Log.‑1, p. 26 (25).
[16] À l’instar de la bougie, et pour faciliter la compréhension, les exemples relevant de la perception seront les illustrations d’une logique beaucoup plus large : « a » pourrait être absolument n’importe quoi. Il faudra donc toujours garder à l’esprit que le contenu perceptif ne constitue qu’un type d’objet parmi d’autres dans le mouvement de la chose « a » qui se révèle Chose en se pensant. D’ailleurs, l’auteur utilise lui-même assez souvent le procédé, comme on le dit bien ici : « La logique hegelienne n’est pas fondée sur la représentation, et ne puise donc pas ses arguments dans ce domaine. Mais Hegel ne manque pas de recourir, chaque fois que faire se peut, aux données les plus immédiates de la conscience pour permettre de saisir, fût-ce par une analogie inadéquate, ce qu’il en va du mouvement des essentialités. » P.-J. Labarrière et G. Jarczyk en Log.‑2, note 173, p. 77.
[17] « Es ist somit nur vermittels einer Veränderung, daß die wahre Natur des Gegenstandes zum Bewußtsein kommt. » Enc.‑1, § 22, p. 289 (VIII, 78).
[18] Si Pascal Marignac souligne chez Hegel « les rapports très souvent obscurs entre le sujet comme sujet dernier du Réel [...] et le sujet individuel-humain », il ne manque pas d’ajouter que le philosophe s’inscrit « dans le droit fil de problèmes hérités de l’aporie qui semble se manifester partout à partir du concept aristotélicien du sujet/substance [...] aporie qui commande toute l’histoire de la métaphysique, inclusivement le projet hégélien de la résoudre. » L’auteur loge l’hypothèque dans le triple sujet d’Aristote : tantôt matière (contre forme), tantôt substance (contre accidents) et tantôt sujet logique (contre prédicats). Voir « Hegeliana quaestio : Le sujet et le réel », dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 87 (1982), p. 485, 486 et 481.
[19] « Erst durch das Prädikat (d. i. in der Philosophie durch die Denkbestimmung) angegeben werden soll, was das Subjekt, d. i. die anfängliche Vorstellung sei. » Enc.‑1, § 31, p. 295 (VIII, 97). Par exemple, « c’est seulement le prédicat qui nous dit ce que Dieu est (Erst das Prädikat sagt, was Gott ist). » Ph.(66), p. 57 (56). Cf. aussi Enc.‑1, § 166, rem., p. 413 (VIII, 316‑317).
[20] Le philosophe utilise à quelques reprises l’image du germe végétal qui devient bourgeon, puis fleur et enfin fruit chacun des stades étant la réfutation du précédent (ou « mort de la mort / Tod des Todes ») bien qu’il exprimât le même « sujet », celui de la plante. Voir, entre autres passages, Ph.(66), p. 17 (16), Raison, p. 83 (61) et Enc.‑1, § 161, add., p. 591-592 (VIII, 307). Marcuse exprime bien le phénomène dans son Reason and Revolution, Boston, Beacon Press, 1960 [© anglo-américain : 1941], p. 64-66. [retour au 6e alinéa de la note 25’ ou à la note 55]
[21] On dira alors das Prädikat des Gegenstandes, le prédicat d’objet, et das Prädikat des Subjekts, le prédicat du sujet.
[22] Le Réel dans la Logique de Hegel. Développement et Autodétermination, Paris, Beauchesne, 1983, p. 303.
[23] « Die Natur des Satzes überhaupt, die den Unterschied des Subjekts und Prädikats in sich schliesst, wird durch den spekulativen Satz zerstört. » Ph.(66), p. 145 et 147 (144 et 146). Nous reviendrons sur le spéculatif un peu plus bas.
[24] Lettre à Arnauld du 16 juillet 1686. Bien que par ailleurs, sera-t-il souligné, « même la seule transition à une proposition contient un devenir-autre, qui doit être réassimilé, ou est une médiation (der Uebergang auch nur zu einem Satze, enthält ein Anderswerden, das zurückgenommen werden muss, ist eine Vermittlung). » Ph., p. 19 (III, 25). Dire les choses c’est déjà les sortir de leur torpeur, les contre‑dire réunissant ainsi les deux sens contradictoires de « contre » (opposition et proximité). Pour exprimer cette riche polysémie, nous proposons le terme « Propposition ». [retour à la note 61]
[25] Ph., p. 52, 53 et 56 (III, 57, 58 et 61). Voir en fin de texte la note 25’ concernant le « Sujet ».
[26] « Die einfache Substanz zu gehen, welche erst als diese Negativität und Bewegung Subjekt ist. » Ph.‑2, p. 309 (III, 588). Nous soulignons.
[27] « Die dialektische Seele, die alles Wahre an ihm selbst hat, durch die es allein Wahres ist. » Log.‑3, p. 382 (VI, 563).
[28] « Il y aurait à étudier ce qu’on pourrait appeler la hiérarchie des négatifs pour Hegel, depuis le négatif qui est indifférence formelle et ne contient rien d’absolu jusqu’à la force de négativité de la raison, en passant par les négations séparatrices opérées par l’entendement. Il y aurait à voir comment par une dégradation ou une gradation continues, on peut passer d’un de ces sens à l’autre, si opposés qu’ils puissent paraître dans certains cas. » Si l’on retient que ce commentaire a été formulé il y a maintenant quatre-vingts ans, on mesurera d’autant le fort mince progrès parcouru depuis lors. Jean Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Paris, PUF, Alcan, 2e éd., 1951 [1929], p. 95 (réédition en 1983 chez Gérard Monfort, à Brionne).
[29] « Es sei die Überzeugung aller Zeiten gewesen, daß erst durch die vermittels des Nachdenkens bewirkte Umarbeitung des Unmittelbaren das Substantielle erreicht werde. » Enc.‑1, § 22, add., p. 473 (VIII, 79).
[30] « La déterminité est négation (Die Bestimmtheit ist Negation), c’est le principe absolu de la philosophie spinoziste, » nous signifie Hegel en Log.‑2, p. 239 (VI, 195). Spinoza utilise l’expression pour la première fois dans une lettre du 2 juin 1674 à Jarig Jelles. Plus tard, Gentile tentera vraisemblablement de forcer l’idée d’un cran. Dans son hégélianissime Sistema di Logica, tordu par son adhésion empressée (et pourtant, le croirait-on, non moins sincère) au fascisme mussolinien, il nous donnera en effet surenchère ou finesse d’esprit ? un « Omnis affirmatio est negatio ».
[31] « Die eigentliche positive Ausführung des Anfangs ist zugleich umgekehrt ebensosehr ein negatives Verhalten gegen ihn, nämlich gegen seine einseitige Form, erst unmittelbar oder Zweck zu sein. » Ph., p. 22 (III, 28). Dans le langage de la Logik, on dira que « la qualité est la déterminité immédiate du quelque-chose, le négatif lui-même par quoi l’être est quelque chose (Die Qualität ist die unmittelbare Bestimmtheit des Etwas, das Negative selbst, wodurch das Sein Etwas ist). » Log.‑2, p. 159 (VI, 133). Nous soulignons le dernier segment. On remarquera en filigrane les deux sens opposés de « positif » : tantôt abstrait comme pur immédiat (s’y retrouve celui des « positivistes »), tantôt le réel véritable ou effectivité (Wirklichkeit). Il y a un positif négatif par excès d’opacité, et un négatif positif par son caractère accoucheur de réalité. Le jeune Hegel le savait déjà depuis Francfort, alors qu’il nous entretenait de « la suppression de ce qui est négatif par rapport à la nature, positif par rapport à la volonté (Die Aufhebung dessen, was in Ansehung der Natur negativ, in Ansehung des Willens positiv ist). » Manuscrit de La Constitution de l’Allemagne [1799-1802], Paris, Champ Libre, 1974, p.19 (Werke in zwanzig Bänden, I, p. 458).
[32] « [...] wodurch das anfängliche Allgemeine aus ihm selbst als das Andere seiner sich bestimmt, ist das dialektische zu nennen. » Log.‑3, p. 376 (VI, 557).
[34] « Das Denken, nur endliche Bestimmungen hervorbringend und in solchen sich bewegend, heißt Verstand. » Enc.‑1, § 25, p. 291 (VIII, 91).
[35] Concernant le ballet dansant de ces deux vocables, voir la note 35’ en fin de texte.
[36] « Etwas wird ein Anderes, aber das Andere ist selbst ein Etwas, also wird es gleichfalls ein Anderes, und so fort ins Unendliche. » Enc.‑1, § 93, p. 357 (VIII, 198).
[37] Dans Logique et Existence, Paris, PUF, Épiméthée, 1953 [réédité en 1991], p. 156.
[38] « Das Denken als Verstand bleibt bei der festen Bestimmtheit. » Enc.‑1, §§ 80 et 89, rem., p. 343 et 356 (VIII, 169 et 194). « Le combat de la raison consiste à surmonter ce que l’entendement a fixé (Der Kampf der Vernunft besteht darin, dasjenige, was der Verstand fixiert hat, zu überwinden) », ajoute encore l’Enc.‑1, § 32, add., p. 487 (VIII, 99).
[39] « Die reine Sichselbstgleichheit im Anderssein, » Ph.(66), p.129 (128), ainsi que Système et Liberté dans la Logique de Hegel, Paris, Aubier, 1980, p. 258 [réédition chez Kimé en 2001].
[40] « Chaque fois, c’est le terme premier et dernier (terme unique) qui manifeste sa propre richesse en se scindant d’abord dans l’autre de lui-même constitutif de ce qu’il est [...] c’est donc une souple et vivante unité qui se donne à connaître tout au long du processus. Et c’est bien l’unité du réel qui est partout à l’œuvre. » P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, in présentation à Log.‑2, p. XIII. Nous soulignons.
[41] « Wie das Anfangende das Allgemeine, so ist das Resultat das Einzelne, Konkrete, Subjekt. » Log.‑3, p. 384 (VI, 565-566). Ailleurs on dira : « Dans le premier mouvement, la négativité est l’opération de distinguer et de poser l’être-là ; dans le retour en soi-même, la négativité est le devenir de la simplicité déterminée (In jener Bewegung ist die Negativität das Unterscheiden und das Setzen das Daseins : in diesem Zurückgehen in sich ist sie das Werden der bestimmten Einfachheit). » Ph., p. 46 (III, 51).
[42] Voir en fin de texte, note 42’, le précis que nous consacrons à l’Aufhebung.
[43] « Damit in dem Fassen des Entgegengesetzten in seiner Einheit oder des Positiven im Negativen besteht das Spekulative. » Log.(1831), p. 43 (V, 52). Dans l’ordre de ces paramètres théoriques, bien que ceux-ci soient chez lui abordés sous l’angle spécifique des rapports sociaux et politiques, rappelons succinctement pour fin d’éclairage la réflexion d’Albert Camus sur l’idée de révolte. Il s’interroge : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Il poursuit : « On ne saurait donc trop insister sur l’affirmation passionnée qui court dans le mouvement de révolte et qui le distingue du ressentiment. Apparemment négative, puisqu’elle ne crée rien, la révolte est profondément positive puisqu’elle révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre » (L’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, nous soulignons). La négation du ceci s’ouvre d’emblée sur l’affirmation du cela. Le Non dit Oui à un Autre à un autrement des choses. Mais n’anticipons pas outre mesure, pour le moment, sur les dimensions proprement « humaines » de cette notion féconde et hautement spéculative du « positif immanent au négatif ». Au plan des implications concrètes (et outre les stimulants travaux de Boris Cyrulnik sur la résilience, par exemple), on consultera plutôt notre article à paraître en 2011 : « Die Dialektik des Staates. Hegel ou de la Liberté constitutive de la Raison ». [retour à la note 61]
[44] « Das Wahre, die Idee besteht nicht in leeren Allgemeinheiten, sondern in einem Allgemeinen, das in sich selbst das Besondere, das Bestimmte ist [...] das Wahrheit ist ein in sich selbst Konkretes. » Philo., p. 45 (30). L’« idéalisme » hégélien fait assurément ici un pied de nez à l’idéalisme platonicien. Le ciel des Idées, aux yeux de l’auteur, reste aussi pauvre que l’en-soi kantien. Au fond du coeur, de la caverne, du ciel ou de cet en-soi drapé dans la pellicule du pour-soi, la vérité est toujours trop loin, et si tard, pour ne pas semer le doute. Or la vérité, négativité oblige, résiderait plutôt dans la perle qui sommeille dans le grain de silice, dans la pépite de vie (dixit M. Boris) en gestation dans le sel des larmes ou encore dans le diamant qui veille dans la charbonnaille, laquelle pourtant « suie » à l’instant mes doigts (que l’on nous permette ce néologisme, extirpé à rebours de es-suie/essuyer, bien qu’à l’encontre même négation de la négation… ? de leur non-unité de sens étymologique).
[45] « Das, wodurch sich der Begriff selbst weiter leitet, ist das Negative, das er in sich selbst hat ; diß macht das wahrhaft Dialektische aus [...] Die Negativität, die dialektische Seele, die alles Wahre an ihm selbst hat, durch die es allein Wahres ist. » Log.‑1, p. 27 (26) et Log.‑3, p. 382 (VI, 563).
[46] Eugène Fleischmann, La Science universelle ou la Logique de Hegel, Paris, Plon, 1968, p. 37. Et « sans ce travail une vérité peut n’être qu’une erreur vraie », d’ajouter incontinent Jean-Paul Sartre (Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 184). On appréciera pour l’occasion toute la saveur de la réprimande publique d’Eric Weil s’indignant des « effusions of manuals that must treat everything and in fact only summarize that whose entire value consists in its elaboration » (le Collectif The Legacy of Hegel, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973, p. 50). Car enfin, « le Système n’est pas une martingale » ! (Gérard Lebrun, La Patience du concept, Paris, Gallimard, 1972, p. 367). Dans un langage littéraire, le Faust de Goethe nous le dit de touchante façon : « Un parchemin serait-il bien la source divine où notre âme peut apaiser sa soif éternelle ? Vous n’êtes pas consolé, si la consolation ne jaillit point de votre propre cœur. » À l’époque du Sturm und Drang (« Tourment[e] et Impulsion ») Lessing, cet Aufklärer romantique, écrivait avec la même émotion : « Si Dieu me proposait de choisir entre la vérité possédée ou la recherche inlassable, je lui répondrais : garde pour toi la vérité, je choisis, moi, l’inquiétude de la recherche. » Ainsi « de son propre tourment s’accroît son propre savoir », pourrait sur les entrefaites, à propos de l’esprit, conclure le Nietzsche de Ainsi parlait Zarathoustra (Gallimard, NRF, 1989 [1885], p. 121). « Chaque homme, enchaîne Hegel, doit penser pour lui-même, aucun ne peut penser pour un autre (Jeder muß für sich denken ; es kann keiner für den anderen denken), pas plus que manger ou boire pour un autre. » Philo., p. 192 (165). L’idée revient régulièrement, notamment en Enc.‑1, § 7, rem., p. 171 (VIII, 49), ou ailleurs : « La résolution, précisément, de ne jamais se rendre à l’autorité des pensées d’autrui, mais d’examiner tout par soi-même (Nämlich mit dem Vorsatze, in der Wissenschaft auf die Autorität [hin] sich den Gedanken anderer nicht zu ergeben, sondern alles selbst zu prüfen). » Ph., p. 69 (III, 72-73). Sur cet aspect du vrai comme émanant du soi, sinon toujours de soi, on lira non sans plaisir la préface de Marcel Proust - « Sur la lecture » (1906) - au Sésame et les lys du Britannique John Ruskin.
[47] « Es ist aber weit schwerer, die festen Gedanken in Flüssigkeit zu bringen, als das sinnliche Dasein. » Ph.(66), p. 81 (80). C’est Marx qui aimait répéter, par le biais de l’élément naturel opposé, que « tout ce qui est solide s’évapore en fumée » (on peut bien procéder à des autodafés, on ne verra jamais l’incendie d’une idée, fût-elle incendiaire). « La vérité traverse le feu mais ne brûle pas », dit un proverbe rwandais.
[48] « [...] So ruhig mit der Selbstverleugnung eigener Reflexionen und Einfälle [...] Kategorien, welche Voraussetzungen sind [sondern] Die Bewußtlosigkeit hierüber geht unglaublich weit, » Log.(1831), 23-24 (V, 31-32) ; puis : « [...] wir [wollen sehen] eben das Wahre in Form eines Resultates. » Droit, § 32, add., p. 91 (VII, 87).
[49] « De l’Absolu il faut dire qu’il est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin seulement ce qu’il est en vérité. » (Ph., p. 19 / III, 24). Aussi : « L’Absolu ne peut pas être quelque chose de premier, d’immédiat, mais l’Absolu est essentiellement son [propre] résultat (Das Absolute kann nicht ein Erstes, Unmittelbares sein, sondern das Absolute ist wesentlich sein Resultat). » Log.‑2, p. 240 (VI, 196). C’est sans doute Nietzsche qui par ailleurs huit décennies plus tard, dans Götzen-Dämmerung [1889] parvint le plus habilement à produire l’alchimie d’un libellé comparable : « Tout ce qui est bon est hérité. Tout ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement ». (cité par Lou Andreas-Salomé, in Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres [1894], Paris, Grasset, Les cahiers rouges, 1992, p. 148).
[50] Et c’est là, lorsque traduit dans les termes imagés de l’ancien séminariste de Tübingen, tout le passage du « vendredi saint spéculatif » (der spekulative Karfreitag) au « dimanche de la vie » (der Sonntag des Lebens). Contre la conception commune et très ancrée que l’Absolu représenterait l’en-soi par excellence, Hegel considère l’absolu-en-soi, d’ailleurs à l’instar de tout « en-soi », comme une contradiction dans les termes qui appelle justement son pour-soi (sa détermination, sa particularisation, son négatif). D’où la thèse aussi prodigieuse qu’imparable : « Le non-être du fini est l’être de l’absolu (Das Nichtsein des Endlichen ist das Sein des Absoluten). » Log.‑2, p. 87 (VI, 80). Ainsi « rien n’est que ce qui n’est pas (nothing is but what is not), » écrira plus tard Shakespeare (Macbeth, i, iii). Par delà la “parenthèse” du christianisme, qui aura inculqué sur deux millénaires l’idée d’un Absolu muet, invisible, terriblement absent du monde, et peut-être même ‘aveugle’ (et en tous les cas, radicalement insensible dans toutes les acceptions de l’épithète), c’est dans le Sophiste de Platon (248e-249a, traduction Émile Chambry) que de la sorte nous nous voyons soudain propulsés, sinon télétransportés : « Mais par Zeus ! nous laisserons-nous si aisément persuader que le mouvement, la vie, l'âme, la pensée n'ont vraiment pas de place en l'être absolu, qu'il ne vit ni ne pense, et que, vénérable et sacré, dénué d'intelligence, il reste figé et sans mouvement ? » (à méditer pour l’heure, plus qu’à commenter).
À noter par ailleurs que les expressions d’« en-soi / an sich », de « pour-soi / für sich » et d’« en-soi-pour-soi / an und für sich » sont, dans la terminologie hégélienne, les équivalents des vocables « universel / Allgemeine », « particulier / Besondere » et « singulier / Einzelne » (U‑P‑S), que l’auteur utilise surtout dans sa Logique (Cf. supra, note 35’). Il préférera ce vocabulaire du « sich » pour parler du développement lorsque celui-ci est doué de conscience (l’homme, l’Esprit…). Il s’agit donc d’un langage qui exprime la forme devenue / devenant consciente de la rationalité de la Chose. Cela dit, persiste toutefois un certain flottement chez le philosophe en ce qui concerne l’utilisation ponctuelle de ces lexies. Ce que au reste Marcel Régnier n’aura pas manqué de souligner naguère dans le « Hegel » (avisé) qu’il rédigea pour l’Histoire de la Philosophie (Gallimard, La Pléiade, 1973, p. 860). Mentionnons au passage que les concepts d’Absolu et de Dieu se voient abordés plus largement dans le chapitre intitulé « Prise, Emprise et Méprises : Réflexions sur l’hégélianité » de notre Hegel ou de la Raison intégrale (Montréal, Bellarmin, 1999).
[51] « Dies Resultat [...] den Gegensatz nicht auf die Seite gebracht hat und ihn da liegen lässt, sondern mit ihm versöhnt ist. » Ph.(66), p. 55 (54).
[52] « Wesentlich ist es Subjekt ; als dieses ist es nur die dialektische Bewegung, dieser sich selbst erzeugende, fortleitende und in sich zurückgehende Gang. » Ph.(66), p. 153 (152).
[53] D’où : « Le progrès n’est pas une progression indéterminée à l’infini, mais il existe un but : le retour à soi (Ist das Fortschreiten kein Unbestimmtes ins Unendliche, sondern es ist ein Zweck da, nämlich die Rückkehr in sich selber). » Raison, p. 212 (181). « Ce retour au commencement est un progrès (Ist diese Rückkehr zum Anfang ein Fortgang), » ainsi que le réaffirme l’addition au dernier paragraphe de la Logique de l’Encyclopédie, § 244, p. 624 (VIII, 393). Mme Souche-Dagues acquiesce dans son Cercle hégélien (Paris, PUF, 1986, p. 64) : « La réflexion ne se fait pas comme le simple retour de la ligne droite sur elle-même, mais comme l’auto-mouvement qui absorbe le poser dans son présupposer, et son présupposer dans son poser. » Et Jarczyk et Labarrière de conclure enfin : Le but du savoir, écrivent-ils, « est là où il ne lui est plus nécessaire d’aller au-delà de soi-même, où il se trouve lui-même, et où le concept répond à l’ob‑jet, l’ob‑jet au concept. » Ph.(93), p. 138.
[54] « Die Philosophie muß endlich die Versöhnung dieses Kampfes möglich machen, sie muß die herbeiführen, dies muß ihr absolutes Ziel sein ; aber so, daß sie, die denkende Vernunft, dabei befriedigt werde. Jede Versöhnung muß von ihr ausgehen. » Philo., p. 225 (196). Sur le plan de la personnalité, cette attitude se traduit par la prise de conscience pleine et entière : « La réconciliation doit toujours se passer dans le sujet comme tel, dans son sentiment conscient (Die Versöhnung soll zunächst im Subjekte als solchem vorgehen, in seiner bewußten Empfindung). » Hist., p. 324 (XII, 504). Mais de façon plus globale et déterminante encore, cette Versöhnung implique surtout que le penser rationnel doit s’imposer à lui-même une forme systématique dans son sens le plus strict, c’est-à-dire : une pensée-système. D’où les déclarations très marquées à cet égard, à l’image de celle-ci : « Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique (Ein Philosophieren ohne System kann nichts Wissenschaftliches sein), » ou celle-là : « Que le vrai soit effectivement réel seulement comme système ([...] daß das Wahre nur als System wirklich [ist]). » Enc.‑1, § 14, rem., p. 180 (VIII, 59-60), puis Ph., p. 22 (III, 28). Cf. aussi, Enc.‑1, §§ 6 et 17 (VIII), Log.(1831), p. 60 (V, 70‑71), Philo.‑6, p. 1254 (XX, 69), et al.
[55] Dans les mots de Marcuse, ce pourrait se dire comme suit : « Hegel’s analysis of actuality thus leads to the idea of the subject as the truly actual in all reality. » Loc. cit., p. 154 (voir supra, note 20), nous soulignons. On rappellera que « gyro » renvoie au grec gûros, qui signifie également cercle concept sur lequel nous revenons brièvement à l’instant, infra, en note 60.
[56] Bien que, a contrario et ici pour le plaisir de l’anecdote, Hegel ait, dans sa thèse latine d’habilitation De orbitis planetarum [1801], en début de carrière, opposé au fruit dépêché par le physicien anglais la Pomme d’Ève et celle de Pâris concurremment pommes de divine discorde comme on sait, tantôt entre les déesses hellènes Aphrodite, Héra et Athéna, tantôt entre le dieu chrétien et sa progéniture dans le dessein de tourner en dérision la théorie de la gravité universelle. Comme quoi, à l’égal des dieux, les plus grands esprits ont droit aussi à leurs égarements ponctuels ou passagers sur quelque « verstandienne » orbite, elliptique par définition, et excentrée pour un moment du home (ou Bei sich, le Chez-soi) de la Vernunft.
[57] « Die lebendige Substanz ist ferner das Sein, welches in Wahrheit Subjekt [...] die Bewegung des Sichselbstsetzens, oder die Vermittlung des Sichanderswerdens mit sich selbst ist. Sie ist als Subjekt die reine einfache Negativität [...] nur diese sich wiederherstellende Gleichheit oder die Reflexion im Anderssein in sich selbst ist das Wahre [...] Das Wahre ist das Werden seiner selbst, der Kreis. » Ph., p. 17 et 18 (III, 23).
Il faut bien sûr entendre « substance vivante » selon la signification évoquée, et ne pas la réduire à la simple organicité. « Sans les déterminations, ajoute d’autre part l’auteur, l’unité n’est rien, s’effondre ou plus précisément se réduit elle-même seulement à une déterminité non vraie, et a besoin de la relation pour être quelque chose de vrai et d’effectif (Daß ohne Die Bestimmungen die Einheit nichts ist, zugrunde geht oder näher ; selbst nur zu einer unwahren Bestimmtheit herabgesetzt und, um etwas Wahres und Wirkliches zu sein, der Beziehung bedürftig ist). » Preuves, p. 86-87 (XVII, 395), nous soulignons. Hegel revient fréquemment sur cette idée phare du cercle (Kreis), symbole par excellence de la réconciliation et du système tout à la fois, toujours « le cercle retournant en soi-même /der in sich zurückgehende Kreis. » On pourra consulter de nombreux passages, dont : Log.‑1, p. 42-43 (34-35), Enc.‑1, § 17, p. 183 (VIII, 62-63), Ph.‑2, p. 306 (III, 585), Droit, § 2, add., p. 63 (VII, 30-31). Symbole pour symbole, on fera remarquer pour l’occasion est-ce coïncidence, jeu ou bien le philosophe a-t-il réellement voulu boucler la boucle de la forme et du contenu de son œuvre ? que la Philosophie du Droit a fait le « tour » de son objet en 360 paragraphes. Exactement le nombre de degrés que contient le cercle... « L’Être, semblable à la masse d’une sphère à la belle circularité » (archétype de la schöne Totalität ?), reviendrait donc nous susurrer du fond des âges le Poème de Parménide (frag. viii). Bref, voilà sans doute de quoi inoculer une gouttelette d’optimisme dans les Blasen (ou Bulles) de Peter Sloterdijk.
[58] Ce qui d’ailleurs, à notre sens, autorise le passage initiatique de la Raison à l’Amour, lequel, ultimement, rencontre la puissante formulation à savoir que « le contenu de la raison est le plan de Dieu (der Inhalt der Vernunft ist der Plan Gottes). » Raison, p. 101 (78). À telle enseigne, poursuit le philosophe, que « les déterminations logiques en général (die logischen Bestimmungen) peuvent être regardées comme des définitions de l'Absolu, comme des définitions métaphysiques de Dieu (metaphysischen Definitionen Gottes). » Enc.‑1, § 85, p. 348 (VIII, 181). Une antienne bien connue que n’aurait pas désavouée Hegel refait soudain surface à notre mémoire : « People who need people are the luckiest people… » (Barbra Streisand in comédie musicale Funny Girl / 1964). Rappelons avec Jean Hyppolite, après Wilhelm Dilthey, puis Jean Wahl et Georg Lukács plus tard, que dans l’évolution de la pensée hégélienne (qui fut aux antipodes d’une stricte aventure cérébrale malgré la densité compacte et le format encyclopédique des œuvres fondamentales), ce qui, à partir d’Iéna en 1800, fut appelé « Esprit / Geist » était précédemment nommé « Amour / Liebe » : « Dans cette idée de l’esprit se retrouvent tous les thèmes de jeunesse, la vie, l’amour, le destin, et surtout l’idée de déchirement et de réconciliation. » Note 42, p. 23, de sa traduction de la Phénoménologie. À notre tour, nous tentons un rapprochement en quelque sorte intime entre l’Amour et le Concept dans « Hegel, Nietzsche, Freud en miroirs. Penser Aimer Mourir », Science et Esprit, 48 (1996), # 2, 185‑204.
[59] « Savoir l’opposition dans l’unité et l’unité dans l’opposition, c’est là le Savoir absolu. Et la science consiste à savoir cette unité dans son entier développement par elle-même (In der Einheit den Gegensatz, und in dem Gegensatz die Einheit zu wissen, dies ist das absolute Wissen ; und die Wissenschaft ist dies, diese Einheit in ihrer ganzen Entwicklung durch sich selbst zu wissen). » Philo.‑7, p. 2115 (XX, 460). On croirait lire Héraclite. Mais consultons pour l’heure l’un de ses commentateurs : « La lutte des contraires est en réalité une harmonie. Il suit de là que la sagesse n’est pas la connaissance de nombreuses choses, mais la perception de l’unité qui se cache sous les contraires en lutte. » In le chapitre sur Héraclite dans le bel quoique plus que centenaire ouvrage de John Burnet : L’Aurore de la philosophie grecque (Paris, Payot, 1970 [1892], p. 160-161). Plus près de nous, et dans le prolongement d’une réflexion sur Hegel, Martin Heidegger admettra également que « dans le champ de la pensée essentielle toute réfutation est un non-sens. La lutte entre les penseurs est la « lutte amoureuse » qui est celle de la Chose même (Alles Widerlegen im Felde des wesentlichen Denkens ist töricht. Der Streit zwische den Denkern ist der « liebende Streit » der Sache selbst). » Lettre sur l’humanisme [1946], Paris, Aubier (édition bilingue), 1964, p. 90-91. « L’Esprit est l’accord vivant du divers », écrivait déjà le jeune Georg Wilhelm Friedrich dans ses carnets de Francfort. Mais c’est dans les termes stupéfiants des dernières pages de la Wissenschaft der Logik que se cristallise cette idée véritable clé de voûte au cœur de la cathédrale du réel dans la définition même de la Raison (die Vernunft) en son sens à la fois le plus extensif et le plus resserré : « La tendance suprême et unique à se trouver et connaître soi‑même par soi‑même dans tout (Das höchster und einziger Trieb, durch sich selbst in allem sich selbst zu finden und zu erkennen). » Log.‑3, p. 371 (VI, 552).
[60] De revolutio, retour. La révolution, qui est l’expression même de la quiétude cosmique à la manière des sphères célestes d’Aristote, voire musicales chez Pythagore ; mais qui signifie également, ponctuellement, un chambardement profond et généralisé du Dasein (le vocable ira jusqu’à donner naissance à revolver ! par l’anglais to revolve). Hegel assimile brillamment les deux dimensions dans la très forte allégorie de l’ataraxie au tréfonds de l’ivresse dionysienne : « Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n'y a aucun membre qui ne soit ivre ; et puisque ce délire résorbe en lui immédiatement chaque moment qui tend à se séparer du tout, ce délire est aussi bien le repos translucide et simple (Das Wahre ist so der bacchantische Taumer, an dem kein Glied nicht trunken ist, und weil [er] jedes, indem es sich absondert, ebenso unmittelbar auflöst, ist er ebenso die durchsichtige und einfache Ruhe). » Ph.(66), p. 109-111 (108-110). Tout est impassible dans l’homéostasie de la Versöhnung, puisque rien n’échappe, absolument, à l’entropie perpétuelle inhérente à la Negativität. De façon analogue, le Cocteau de Poésie critique ‘avançait’ joliment (c’était avant la roue Sbarro...) que « le mouvement dort au milieu d’une roue qui tourne. » Incessant procès de Négativité du réel au coeur du travail continu de Réconciliation de tout en ce réel même. Ou, dit autrement : communion tout à la fois fiévreuse et tranquille de tout avec tout dans le Tout.
C’est l’anachorète sédentaire fuyant à pas lents la course folle des mondes et des hommes et dès lors tout entier à l’inertie sereine de sa méditation de fin d’après-midi sur son tatami disposé en quelque lieu d’un vaisseau spatial tournoyant sans cesse sur son axe, et nommé Gaïa qui n’en « roule » pas moins à perpétuité à plus de 29 km/sec. tout autour de l’astre des lumières. A contrario de l’adage, le calme ne précède (ni ne suit) la tempête : il « veille » sagement nulle part ailleurs que dans l’œil même du cyclone (sinon du cyclope). Nous appellerons philentropie ce phénomène désigné par Hegel comme étant « l’identité de l’identité et de la non-identité (die Identität der Identität und der Nichtidentität) ». Log.(1831), p. 63 (V, 74), entre autres passages. [retour à la note 55] // [Puis note 61 ààà]
[61] « Das Wahre ist das Ganze : Le Vrai est le Tout » [Ph.(66), p. 51 (50)] et La chanson des vieux amants (enregistrement unique sur l’album « Jacques Brel 67 »), en écho au Prochain amour [© 1961], du même, dont on privilégiera l’interprétation achevée proposée dans l’extraordinaire « Ne me quitte pas » de 1972 (pénultième “ long jeu ” [ou ‘33 tours’] en carrière du grand Jacques, quelque six ans avant que ses poumons en lambeaux ne l’entraînent définitivement vers les bleus cieux de Gauguin) :
Je sais je sais que ce prochain amour
Sera pour moi la prochaine défaite
Je sais déjà à l'entrée de la fête
La feuille morte que sera le petit jour
On n’oubliera pas non plus Les biches, bien sûr, également un millésime de 1961. Et dont la plus solide des trois prestations retenues sur les bandes magnétiques figure sur ce même album culte : « Mais qu'on les chasse à la folie / Ou qu'elles nous chassent du bout des gants / Elles sont notre pire ennemie / Les biiiiches... ». On pense aussi, incontournable, à la « terrible » Mathilde [1964] : « Ce soir je repars au combat / Maudite Mathilde, puisque te v’là... ! » (personnage qui au surplus donnera son nom et instillera son aura à l’héroïne de La femme d’à côté - jouée par l’envoûtante Fanny Ardant en l’occasion - du cinéaste François Truffaut). « Ma femme, mon ennemie… », enfilera dès lors sans difficulté Jean-Loup Dabadie (le désormais « Immortel ») dans le même registre chansonnier, par le biais, aussi en 1972, de la non moins magistrale interprétation de l’Hôtel des voyageurs par Serge Reggiani. C’est tout le sens de la « Propposition » dont nous parlions supra, en note 24 lexie en outre que nous pourrions d’un commun désaccord disputer aisément dans le « ring » entendu à la fois comme arène (de lutte) et anneau (d’alliance). « Je rapproche les gens afin qu’ils puissent se battre de plus près », s’empresserait de conclure là-dessus le très sardonien Jules Renard. Après tout, « Rien de grand dans le monde ne s'est fait sans passion (Nichts Großes in der Welt ist ohne Leidenschaft vollbracht worden). » Raison, p. 108-109 (85).
Cela dit, la thèse exprimée dans la présente investigation s’est vue mise à l’épreuve d’ores et déjà dans notre étude évoquée supra, note 43, à paraître incessamment en patrie de Jean-Jacques Rousseau (investigation dont le second chapitre de notre Hegel ou de la Raison intégrale constitua d’ailleurs le premier jet ici revu, enrichi et nuancé). Nous y tentons entre autres de démontrer puisque Alain avait tout à fait raison : « Ce que signifie la logique de Hegel, c’est que la logique ne suffit pas » (Idées, Paris, U.G.É., 1932) la prégnance de l’Architectonique SNRR au sein même du réel depuis l’Être (Sein) jusqu’à l’État (Staat), par les chemins obligés de l’Esprit (Geist) et de la Liberté (Freiheit). Car enfin, on le verra alors : « C’est un but absolu de la raison de faire de la liberté une réalité effective (Es ist absoluter Zweck der Vernunft, daß die Freiheit wirklich sei). » Droit, § 258, add., p. 260 (VII, 403).
W Note au cube. Tout ce scénario pour faire mentir en prolepse, imaginerons-nous pour le plaisir, le talentueux groupe musical Beau Dommage, presque trois millénaires plus tard (Homère écrivit L’Iliade et L’Odyssée, et Hésiode sa Théogonie, à la fin du ~ VIIIe s.), qui par la voix de Michel Rivard se convainquait naguère du contraire : « Heureusement qu’il y a la nuit, quand la raison est endormie… » (l’album touchant et sensible « Où est passée la noce ? », 1975).
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